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Impudiques du stylite - Ma vocation

Fragments autobiographiques: introspection, gratitude, remors, nostalgies, rêves et délires... Texte confus et sans intérêt sinon, peut-être, pour celui qui envisage d'embrasser une vie religieuse. Je me devais pourtant de l'écrire et de le publier en catimini parce que c'était mettre de l'ordre en moi et parce que assumer ma propre marginalité c'est aussi accepter de la dire au moins à ceux qui désirent l'entendre avec un coeur gentil.

Je suis revenu pour trois semaines dans la vieille Europe. Lorsque je commençais à rédiger ce texte, je pensais encore que j'en fréquentais les abbayes en simple retraitant pour la dernière fois. J'avais programmé d'entrer comme postulant à la Trappe de S. pour Noël 2008.

Ma dernière retraite à la Trappe eut des répercussions totalement inattendues. Dieu m'a fait comprendre à sa manière que ma vie religieuse ne se déploierait pas dans une Règle monastique existante. Je suis invité à avancer en contemplatif au coeur même d'un ordre symbolique en pleine mutation - ce qui ne veut pas dire au coeur du monde, notons-le d'emblée !

Le 14 mai 2006, lorsque dans des larmes de joie je recevais la certitude que Dieu ne m'avait pas abandonné, et qu'il voulait même me consacrer à une vie religieuse, j'ignorais tout des significations pratiques de cette vocation. Je ne savais ni l'Ordre qui m'accueillerait ni le nom du monastère. Avec ma sensibilité aux autres cultures et aux autres religions, je ne confondais déjà plus Dieu et les symboles utilisé pour en parler, Dieu et les diverses verbalisation de son expérience... J'étais appelé à devenir un contemplatif mais j'aurais aussi bien pu devenir yogi que chanoine, bonze que bénédictin...

Les options possibles sont tombées les unes après les autres. Seule survivait encore celle de la Trappe (j'avais été prédisposé à aimer tout l'Ordre de Cîteaux dès mon enfance).

L'option « trappiste » vient elle aussi de tomber.

 

Mes récentes retraites dans la sphère de saint Benoît avaient rallumé une grande perplexité que j'avais déjà ressentie durant mon adolescence: tout me plaît dans cette spiritualité mais sa liturgie est inapte à favoriser mon intimité avec Dieu. Or cette liturgie (principalement des psalmodies et l'Eucharistie), c'est vraiment le centre, la justification et la signature de cette forme de monachisme.

C'est seulement depuis quelques jours, à cause peut-être de ce malaise, que je perçois les spécificités de ma vocation par rapport à celle des fils de saint Benoît. Je suis ahuris de ne pas l'avoir compris plus tôt. Était-ce la timidité, le manque de confiance en moi qui mettait des écailles sur mes yeux? Il m'aura fallu vivre plus de dix mois de bonheur paisible pour enfin être en mesure d'écouter mieux ce que Dieu a probablement mis dans mon coeur dès le premier jour.

En fait, l'air de rien, sans émotion vive cette fois, par un simple travail sur ma lucidité -avec l'aide de Dieu, j'insiste pour le dire malgré le côté éculé de la formule- je viens de faire un pas de géant dans ma vie spirituelle. Le déclic s'est opéré devant un tabernacle et cela me dérange un peu de le constater puisque l'Eucharistie aussi suscitait ma perplexité...

 

Reprenons ce dernier pèlerinage au vieux continent à son début.

À peine débarquée à Amsterdam, après avoir été embrasser maman, je suis allé à Lille. Mon bonheur ces derniers mois m'avait conduit à vouloir me réconcilier avec un ami que j'avais négligé à cause de divergences d'opinions. Je l'avais contacté en lui envoyant le dessin d'un stylite dans un désert de sable avec quelques mots. Il était très heureux de la perspective d'une retrouvaille et me le fit aussitôt savoir. Mais cet impitoyable exégète, un professeur d'université dont l'intelligence n'a d'égale que la sensibilité, a aussi mentionné que dans ce dessin j'avais retrouvé le style et l'esprit de mon adolescence (nous avons vécus nos adolescences très proches l'un de l'autre, partageant quasi les mêmes mentors et les mêmes idéaux). Il le voyait même plus aérien, parce que sa mémoire ne lui rendait pas qu'autrefois aussi il y avait des oiseaux dans mes ciels.

Quelques jours plus tard, une amie de jeunesse qui fut aussi ma première maîtresse, frappée par le même dessin qu'elle avait retrouvé sur mon site web me dira tout aussi spontanément quelque chose qui va plus loin encore puisqu'elle avoue être un peu embarrassée par son coté trop enfantin qui siérait mal, selon elle, avec l'esprit des textes publiés au même site. Comme pour me faire plaisir elle ajoutait -et ce n'est pas sans importance ici- que l'on y reconnaissait ma patte sans l'ombre d'une hésitation.

J'avais fait les mêmes diagnostics en achevant ce dessin. Comme cela c'était produit parfois au cours de mon adolescence, tel un Pygmalion de fortune, j'étais resté bouche bée à méditer en face de lui. J'essayais de mesurer l'ampleur du mystère personnel qui l'habitait. Miracle de la création. J'étais abasourdi non par la qualité de ce dessin -qui est effectivement très infantile- mais par son incroyable adéquation avec l'intimité ineffable de son créateur. Miroir. oui, miroir. miroir impitoyable et magnifique de naïveté, pour ne pas dire de candeur. J'avais pu à nouveau me dégager de fausses apparences qui m'encombraient -bien malgré moi d'ailleurs- depuis des années. Sans que le moindre rapprochement puisse se faire avec par exemple l'expérience de Dieu (nouvelle page) ou la joie sexuelle, j'ai éprouvé un bonheur intense : j'avais pu libérer ma création de toutes ces manières de faire certes plus adultes mais tortueuses, et torturées, et sans véritable mystère. Ma méditation m'entraînait de fil en aiguille à des réalités intérieures d'une profondeur abyssales, non verbalisables et pourtant précises comme les coups de bistouri d'un bon chirurgien. C'était vraiment un portrait et même plus qu'un portrait que je m'étais offert. Son emprise sur moi relevait à la fois d'une naissance, d'un «coming back» et d'un «coming out».

C'est donc dans un état de grâce regagné depuis quelques mois et dont ce dessin n'était qu'un indice parmi d'autres que je pèlerinais en recherche de précisions à propos de ma vocation. Après une courte retraite à la Trappe de Rochefort dont je parle ci-dessous, j'ai été voir mes deux confidents spirituels: sour M. du côté féminin, et père Y. -un nouveau venu dans ma vie- du coté masculin. J'avais fait part aux deux de mon désarroi par rapport à ces inadéquations entre la forme de bonheur dans lequel j'étais plongé, la vocation reçue, les merveilleuses coïncidences dans ma vie récente et, surtout, ces insatisfactions liturgiques éprouvées dans chacun des monastère où j'avais fait retraite depuis mai 2006 (Mondaye, Scourmont, La Pierre qui Vire et Rochefort.) Aucun éclaircissement n'en était sorti; je devais continuer à chercher.

Pour bien utiliser ce court retour en Europe j'avais décidé de repasser d'abord au monastère qui durant mon adolescence fut le principal jalon de ma vie spirituelle: l'abbaye de Rochefort. J'y suis allé directement de Lille. J'y suis resté deux journées seulement parce que là, de toute façon, je savais que je ne rentrerai pas, à cause de leur approche quasi obsessionnelle de la liturgie (les offices y ont une longueur physiquement insoutenable pour le commun des mortels).

J'ai remarché là où, adolescent, j'avais déjà envisagé de me faire un jour ou l'autre Trappiste. Étrange impression que ce reflux d'une ferveur passée transfigurée par le temps et une vocation. J'ai revu le vieux mur et ce jardin où je m'étais offert des instants éternels. J'ai éprouvé de la tendresse pour cet adolescent capable de festoyer de solitude et de silence. Ce jour-là, les moines avaient mis son linge à la lessive et il avait revêtu son corps nu de quinze ans d'un froc de travail en toile rude. Le froid et la toile piquaient sa peau. C'était très tôt le matin. Ce mur, ce jardin, ce froid... C'est l'histoire de la madeleine et de Marcel Proust; j'aime cette abbaye parce qu'elle est tout entière une madeleine dans mon coeur.

Heureusement, la nostalgie n'a plus le pouvoir de m'aveugler. L'expérience de la mort, de la prison, du bonheur perdu pendant de longues années et puis recouvré ces derniers mois... Une certaine approche de la durée aussi, depuis qu'Henri Bergson m'a ouvert d'autres yeux... Tout cela m'aide à accepter et même aimer qu'aucun paradis passé ne puisse me servir de refuge. Ce n'était pas un vrai paradis d'ailleurs car le bonheur y avait un prix beaucoup trop élevé. Je me rappelle avec précision que l'adolescent recouvert de son froc de convers qui vivait quelques secondes de bonheur intense souffrait aussi de lutter contre le sommeil pour pouvoir suivre le rythme monastique. Il souffrait de combattre son appétit par le jeûne pour rejoindre l'esprit monastique. La liturgie l'ennuyait autant qu'elle m'ennuie aujourd'hui: bien plus que des félicités verticales, le regard aimable de la communauté des moines sur sa fidélité rituelle était la récompense à son assiduité. Psautier en main, affamé de plaisirs dont il jeûnait sans belle raison, il manquait cent-mille fois de s'endormir à l'office et n'aimait pas du tout savoir qu'un autre office suivrait de peu.

J'aurais tord de croire que je pourrais recouvrer un bonheur à partir de quelque chose qui est depuis longtemps devenu une de mes racines. Je ne moulerai pas mon avenir dans les matrices de mon passé. Toutes ces matrices meurent en accomplissant leurs fonctions. Les nouvelles germent dans les rémanences des précédentes. Je sais que de permanent, je n'ai rien. J'avance. Laissons les morts enterrer les morts. Le dernier cadavre qui déjà s'efface, c'est bien assez! Un regard complice et compatissant vers les rémanences de l'adolescent que je fus c'est déjà presque trop pour grandir sereinement.

Mon amour des abbayes qui remonte à ma première jeunesse s'est nourri entre autres de la chair d'un mythe: le mythe du moyen-âge qui, quoi que je sois et quoi que je fasse, m'interpelle comme un gène peut le faire. Main dans la main avec le souvenir de l'adolescent que je fus, ce moyen-âge m'invite lui aussi à marcher à reculons. Il m'y invitait d'autant plus fort que je vis depuis longtemps à l'étranger, très loin de mes racines culturelles. Je ne suis pas seul à subir l'emprise de ces filtres d'amour concoctés par des ancêtre morts il y a plus de mille ans; la plupart des moines contemplatifs subissent le même magnétisme et il suffit d'entendre l'usage qu'ils font de mots comme «antique», «Tradition», «Histoire», «Source», «Pères», (...) pour s'en convaincre. À l'abbaye de Rochefort les bâtiments ont du coup été restaurés dans un style médiéval. L'office des vigiles y est devenu splendide qui se récite en recto tono dans la pénombre.. Quelques faibles loupiottes éclairent les psautiers et des ombres énormes caressent la pierre abîmée des arches romanes. Cette esthétique performative ramollit la raison et je m'apercevais du coup que Dieu était déjà présent et accessible dès avant l'office; Il attendait que je m'en rende compte. Cette esthétique d'un moyen-âge mythifié par des siècles était tellement belle que j'en oubliais pendant une demi-heure que l'ennui rodait tout près de moi, indifférent à ces grandioses décors. Et puis déjà de la lassitude... Mes yeux qui voyaient Dieu avaient déjà tendance à s'embrumer...

Après Rochefort, j'ai continué mon pèlerinage plus loin dans ces campagnes de Wallonie où j'ai appris à aimer et à penser. J'arrive à la Trappe de Scourmont, dans ce monastère où je pensais me présenter comme postulant le jour ssymmbolique de Noël, dans neuf mois.

D'une manière tout impromptue, le lendemain de mon arrivée, la neige a recouvert tous les paysages d'alentours pour me rappeler combien une partie de moi ne déménagea pas et ne déménagera jamais dans les moiteurs de ma chère Asie jaune. Ce blanc qui efface la moitié des choses, transfigure les branches de mes amis les arbres, épaissi le silence. Mon coeur tout à la fête est renvoyé aux premiers émois de l'enfance, lorsque je commençais à m'apercevoir que je vivais plongé dans une vivante nature, capable de m'étonner et capable de m'émouvoir comme une personne. J'ai appris depuis lors qu'il y a autant de natures que de pays et que chacune est une autre personne. La nature du pays de l'enfance se distingue pourtant toujours de toutes les autres. Elle émeut d'emblée. Elle a changé bien sûr, mais c'est encore elle, ma deuxième mère, une des deux épouses éternelles dont le souvenir du giron reste puissant jusqu'au trépas. Le passé et le présent s'entrechoquent de nouveau en songes éblouissants. Une invitation de plus à venir replanter mes racines dans un monastère de ma chère vieille Europe.

La mort me réveille qui est l'irréversibilité de toute chose... Et Dieu ne se laisse voir que dans l'irréversibilité... Je reviens donc tête basse de l'adolescence, du moyen-âge, des décors de l'enfance... Il n'y a d'éternel que la mort qui annonce de nouvelles naissances. «Naissance» et non «renaissance»; au chapitre XXI Jean est sans nuance à ce propos. Celui qui apparut à Jean ne fut pas Jésus qui serait sorti vivant du supplice, mais un Christ Ressuscité bien plus difficile à identifier ...hélas!

La mort (les chrétiens disent «la croix»)... La Résurrection... Comme chrétien, ces symboles me conviennent pour autant qu'ils restent ensemble. Aux abbayes que je visitais, c'était la croix qui dominait et aucun Tabernacle ne semblait y dérider l'angoisse qu'elle suscitait aux coeurs des moines. Je les entendais qui toute la journée s'inquiétaient -dans leurs prières au moins- d'être sauvé...

Pénitence! Sacrifice! Sauve-moi Seigneur! Pénitence! Sacrifice! Sauve-moi Seigneur! Pénitence! Sacrifice! Sauve-moi Seigneur!...

Ces moines blancs qui plusieurs fois par jour demandent le pardon et s'inquiètent du salut diraient donc le contraire de ce que le Christ m'avait donné à entendre? Je n'aurais donc rien compris de la Rédemption et de la Résurrection?

Dois-je me mettre dans leurs rangs d'ombres blanches?

Non! Que naisse d'abord en moi ce qui mériterait d'être sauvé.

Mais qu'ils sont beaux lorsqu'ils chantent le psaume 88 dans la pénombre...

Ces moines plaisent infiniment à Dieu, c'est évident! Cette beauté et le rayonnement de certains de leurs visages me le prouvent. Les psaumes dont un chartreux disait qu'ils étaient comme du sable dans la bouche, ils les récitent comme un enfant récite une prière. Y a-t-il beaucoup plus beau sur la terre qu'un enfant qui prie?

Les fils de saint Benoît s'efforcent de chanter l'intégralité du psautier tous les quinze jours. À Rochefort, ils s'efforcent même de le chanter toutes les semaines parce que saint Benoît lui-même disait que c'est la moindre des choses lorsqu'on sait que certains pères de l'Eglise le lisaient quotidiennement.

Moi aussi, enfant, je voulais réciter exactement cent pater noster avant de m'endormir, pour plaire à Dieu, pour ne pas mourir, pour que ceux que j'aimais ne meurent pas non plus. J'avais peut-être six ans? Je devais être beau comme tous les enfants qui prient. Mais j'étais couvert d'eczéma de la tête jusqu'aux pieds depuis quelques années déjà. Symptômes d'une peur de mourir alors? Ou la peur d'une culpabilité protéiforme impossible à définir, qui m'exclurait des élus et dont ma peau donnait la préfiguration?

L'eczéma a disparu. J'ai pris des rides à la place. Je n'arrive pas à chanter plus que quatre psaumes sans me demander s'il est bien pertinent, pour moi, de continuer à chanter. Mais d'un autre côté, je ne réclame plus aucun salut. Je n'ai plus peur de mourir. J'ai assez vu mourir pour pouvoir m'imaginer mourir moi-même sans que cela m'angoisse. Pas d'angoisse face à la mort? Est-ce seulement possible? Je me tromperais sur moi-même? On verra en temps utile. En attendant je m'en fiche de mourir. Tant qu'il en est ainsi, j'aime autant ne pas encombrer ma religion et ma vocation par cette question. Le Royaume est ici et déjà.

Aux offices, un cardinal est présent qui porte un déguisement noir et mauve qui est tout simplement ...laid! Un prêtre triture des vases avec d'étranges gestes emphatiques. On processionne la Bible solennellement entre des fumées d'encens... Je me sens mal; devrais-je aussi jouer un rôle dans ces pompes?

J'ai faim de Dieu. Mais je réalise que cette terre-là ne me nourrit plus... J'ai déjà quitté cette terre. Mon stylite était bel et bien un autoportrait. Je suis déjà sur une colonne. De là-haut, d'un regard hautain -Dieu me préservera-t-il un jour de l'orgueil?- je vois bien que ce n'est qu'une question de langage. Je vois que d'autres que moi ont faim. Je vois tout simplement que l'ancien ordre symbolique de l'Occident chrétien devient progressivement inopérant.

De là-haut, je vois aussi des terres vierges, probablement fertiles. Des symboles encore inconnus qui germent, une pagaille de mots, d'attitudes et de sens qui se cherche et se recherchent... À moi d'explorer. À moi de vaguement défricher -que Dieu me préserve de trop grandes ambitions surtout!

Des foules opulentes arrivent aux terres vierges. Elles y sont déjà. Des foules rebellées à force de frustrations spirituelles, écrasées par l'absurde.

Ces foules ont décidé de changer de sphère et c'est leur droit. Savent-elles seulement que ce qu'elles cherchent, c'est exactement ce qu'elles croient fuir? Ce qu'elles cherchent, leurs aïeux l'avaient aussi rêvé et puis trouvé. Elles ont probablement tord ces foules qui confondent les vieux mots et les vieux symboles qui s'éculent et ce dont ces mots et ces symboles essayent de rendre compte. Mais qu'y puis-je ?

Il faut retraduire et dire par l'exemple ce qui, à moi, du haut de mon perchoir, me semble évident: l'essentiel pour aimer vivre, l'essentiel pour vaincre l'absurde, est encore et toujours dans la contemplation spirituelle des plus simples choses: Le silence, un vieil arbre...

Je ne suis pas et ne serai pas un fils de saint Benoît. Je suis et je resterai fils de la chimère, déraciné du sol natal et puis replanté pas assez profondément en terre bouddhiste. Du coup j'ai le recul culturel. Marginal avant même d'avoir été déraciné, je sais bien, moi, qu'une norme n'est qu'une convention. Je suis vraiment prédisposé à la traduction des symboles.

Je dois trouver le moyen de surfer entre les Evangiles canonisés, la maturité spirituelle de ma sphère d'accueil et le nouvel ordre symbolique pas encore tout à fait sortit de sa matrice. Je ne peux retourner à la sphère de saint Benoît ; je supporterais mal un deuxième déracinement. Ici ou là-bas c'est de toute façon la même confrontation à l'ordre nouveau. Ici comme là-bas de jeunes symboles cherchent encore leurs jalons, comme de jeunes enfants qui éduquent leur cervelet pour maîtriser les conditions de leur équilibre.

Je garde les Evangiles, parce que ce texte est hallucinant de pertinence, parce que ce texte peut être lu comme une origine et comme un but, ...un guide suffisant pour travailler une vocation spirituelle. Les Evangiles parce qu'ils sont encore et toujours mystérieux sans que cela puisse s'assimiler à une incomplétude. De ce mystère, je sens d'emblée que des recherches spirituelles abyssales peuvent se nourrir. Les Evangiles parce qu'ils sont le passage entre un homme et ce que la tradition chrétienne a appelé un Christ. À ce titre ils autorisent une certaine manière de parler de cette Altérité Aimante qui séjourne au coeur de mon coeur et dont les spirituels bouddhistes n'arrivent pas à rendre compte.

Les Evangiles comme boussole en quelque sorte, et comme carte incomplète de terres inconnues dont nous connaîtrions déjà les frontières.

Je garde dans ma boite à outils la maturité du Bouddhisme. Cette spiritualité-là a encore trois cents ans d'avance sur l'avant-garde chrétienne et elle surfe déjà en bon équilibre sur les vagues de nouveaux symboles dans lesquels le christianisme se noie. Les questions de la virtualité, du langage, du sacré, du fétichisme et de la diversité culturelle y sont résolues en une belle palette de solutions magnifiques pour les âmes les plus étroites comme les plus subtiles.

La maturité bouddhiste comme art de naviguer en quelque sorte, qui rend possible les plus ambitieux itinéraires. Il me semble que même l'éthique chrétienne parfaitement aboutie, face aux rigueurs du réel, nous invite à accepter les compromis bouddhistes qui surent mieux que les autres sagesses contourner les confrontations violentes.

En fait cette sagesse bouddhiste nous surpasse en tout sauf en une seule chose qui est pour moi la principale et que j'ai déjà dit: le Bouddhisme n'a jamais su bien dire cette Altérité qui, dans la sphère spirituelle, nous parle et nous répond. Ce vide dans leurs conquêtes spirituelles est étonnant de la part de ces maîtres de l'ascèse et de la paix intérieure. Le petit peuple bouddhiste se montre d'ailleurs insatisfait qui compense par un fétichisme niais que l'on pourrait presque croire copiés de nos religions.

Je garde dans ma boite à outils le nouvel ordre symbolique. Je n'ai d'ailleurs pas le choix ; personne ne choisit de s'inféoder ou non aux symboles. Ce sont les symboles qui s'imposent. Il ne nous est donné que d'identifier plus ou moins correctement comment ils gouvernent notre vie mentale. De toute façon, j'aurais même la liberté de choisir l'ordre symbolique ancien que je ne le ferais pas parce que le nouvel ordre pourrait bien réussir ce qu'aucun ordre antérieur n'a réussi: sinon complexifier suffisamment le monde pour en exclure l'exclusion et fermer les prisons, au moins le complexifier assez pour autoriser une complicité d'envergure planétaire entre tous les hommes de bonne volonté.

Derrière les nouveaux symboles qui délimitent la virtualité, la divinité, la durée, le moi, la liberté (...), derrière les nouveaux paradigmes de la mémoire, de la relation, de la transmission, du langage (...), il se pourrait bien que la spiritualité puisse globalement grappiller plus de sens dans le réel que ce que nos ancêtres réussirent à collecter entre et par leurs guerres. Le bonheur et la paix des vivants qui en sont l'enjeu pourraient y gagner beaucoup.

Ce nouvel ordre symbolique encore mal balisé pourrait aussi bien ne devenir qu'une puissante machine de conformation. C'est parce que cette dérive-là est aussi possible et même probable que tout spirituel est mis en demeure de s'en inquiéter, les vieux moines comme les jeunes prétentieux.

Internet, qui est certainement l'un des principaux chantiers où s'élabore le nouvel ordre symbolique, devrait bien plus qu'il ne l'est être un champ de bataille spirituel au même titre que les bibliothèques monastiques et les chaires de vérité d'autrefois, qui furent les ateliers de construction d'une pensée, d'une éthique et d'une culture qui aura duré au bas mot mille ans. (Il est souhaitable que les fils de saint Benoît s'y mettent aussi un peu plus, ne serait-ce que pour les quinze prochaines années qui seront cruciales. Les Ordres monastiques chrétiens traditionnels gardent certainement une position clé dans l'avenir de la spiritualité. Les baisses d'effectifs en leurs rangs ne sont, à mes yeux, signes de rien puisqu'une élite s'y maintient plus authentique que jamais.)

Le bonheur fait cruellement défaut dans les peuples qui ne doivent plus trop se battre pour survivre et qui sont de plus en plus nombreux. Pourquoi? Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures. Les conquêtes de la prospérité ont aussi laissé des ruines sur leurs traces. La spiritualité chrétienne qui était très bien formatée pour spiritualiser les populations pauvres, a très mal résisté aux bombardements matérialistes. En Europe en tout cas, les Eglises fument au milieu des décombres de ce qu'elles furent.

Un nouveau type de témoins, de nouveaux jalons, de nouvelles méthodes, sont requis pour raviver la spiritualité malade dès que l'on sort des élites cléricales ou assimilables. Pour ma part, «victime» comme beaucoup d'autres chrétiens occidentaux des effets de la prospérité, il me semble que je suis appelé simplement à habiter pleinement sur cette colonne déjà plantée dans ce «no man's land» qui sépare la sphère chrétienne de la sphère bouddhistes.

Non, le Bon Dieu ne me demande pas d'être un héros tels ces Henri le Saux et autres Raimun Pannikkar dont les missions prophétiques ont sapé les bases de l'union sacrée entre l'ordre symbolique des peuples christianisés et la spiritualité chrétienne. Ces prophètes-là ont déjà libéré le christianisme de l'étroitesse de ces frontières symboliques antérieures. Le travail est déjà fait!

Pour moi il n'est demandé ni de saper des murailles ni même de ranger les gravats mais d'utiliser le nouvel espace rendu accessible. Ces belles terres vierges, il faut maintenant les peupler.

Je m'y essayerai bien volontiers puisque tout a été mis en place pour me rendre la tâche relativement facile. Je vais donc commencer par avoir une vie plus spirituelle que médicale ou sociale. Guidé par quelques acquis des vieux ordres monastiques chrétiens et bouddhistes, je me laisserai guider par des mots clés qui appartiennent typiquement à leurs traditions : «Clôture», «silence», «solitude», «ascèse», «gentillesse», «contemplation» et «méditation».

Ma principale utilité sera de montrer qu'il est possible de retrouver cette spiritualité simple qui aujourd'hui brille uniquement par son absence: Le silence, le vieil arbre...

Mon travail humanitaires plus traditionnel, je ne l'arrêterai pas pour crédibiliser ma sincérité aux yeux des anciens mais il ne me prendront pas beaucoup de temps.

«Clôture», «silence», «solitude», «ascèse», «gentillesse», «contemplation» et «méditation». Pourquoi ai-je choisi ces mots-là et pas d'autres? Je n'ai rien contre les autres ! Mais ceux-ci m'apparaissent déjà être particulièrement pertinents pour les besoins de la cause. Des «mots-clés» comme disent les moteurs de recherches contemporains pour trouver une direction sur la toile.

Un site Web sera le coeur de mon existence sociale. Cela je le pressentais depuis longtemps. Je le méditais d'une manière récurrente après avoir ressenti cette vocation à une vie contemplative. Je me posais la question de mon utilité et plus globalement de l'utilité de tout moine. Il m'apparaissait alors qu'une visibilité minimale s'imposait comme un devoir depuis que la formule «prier pour les malheureux» (j'entends par là toute forme de bonne intention sans contrepartie concrète) a pris une tournure un peu désuète voire indécente dans le nouvel ordre symbolique.

J'en arrivais déjà, au cours de ces méditations, à parler d'une «petite trappe» dans la muraille de mon futur monastère ou ermitage, pour laisser des datas entrer et sortir sans perturber ce silence qui sied aux contemplatifs. Ces datas pourraient être aussi bien de la science ou de l'art, de la philosophie. mais, clairement, ce qui manque le plus dans le monde où l'on ne doit plus se battre pour survivre, c'est bien la spiritualité.

Il se fait que Dieu m'a déjà donné d'une manière inattendue une grande audience sur le Web en des matières tout à fait étrangères à la spiritualité. J'ai le sentiment aujourd'hui qu'Il préférerait que je mette maintenant mon savoir-faire au service de la spiritualité (pas seulement mon expérience sur le net d'ailleurs, mais aussi celle du mouroir, de la prison, du vipassana, du dessin, etc.).

Travailler un site spécifiquement spirituel donc. En fait j'avais déjà commencé il y a environ dix mois et cela correspond finalement dans le temps, au retour de ma joie de vivre.

La partie spirituelle de mon site sera sans cesse améliorée et sera le signe vivant de mon allégeance à ma vocation.

Ce n'est donc pas vraiment une vie de moine à laquelle je suis appelé, même si par bien des côtés elle y ressemble (lever à trois heures trente du matin, jeûnes réguliers, silence, recherche spirituelle, maîtrise de la chair, solitude, simplicité...). Le mot ermite conviendrait beaucoup mieux mais je ne l'utiliserais pas sans avoir l'impression d'usurper quelque chose; l'ermite a derrière lui une tradition plurimillénaire et multiculturelle qui ne correspond pas exactement à ce que je veux faire du reste de ma vie. Si par exemple je dois me dépouiller de tout superflu, je ne me sens par contre pas appelé à cette pauvreté radicale dont l'ermite fait presque un défit de vie. Par ailleurs la connexion internet qui me liera au monde, c'est déjà trop au regard de l'isolement auquel un ermite aspire.

En fait pour me cataloguer, il existe déjà un mot plus amusant que «moine» ou «ermite». J'y étais arrivé il y a sept ans par Dieu sait quelle prémonition lorsque je cherchais un nom de domaine pour mon site médical centré sur une question de mouroir. Ce mot? «Stylite» bien sûr!

Je me sens plus stylite qu'ermite ou moine parce que contrairement à ce que l'on pourrait croire, ceux qui choisissaient cette vie étaient bien plus «connectés» au monde que ne l'étaient les autres contemplatifs. L'histoire nous dit que leurs sentencieuses colères franchissaient impunément les frontières religieuses et culturelles. Leurs colonnes, telles nos pages web d'aujourd'hui, attiraient des foules bigarrées qui comprenaient aussi bien des puissants que des gueux. Bien malgré eux -c'est à voir- plutôt que de les isoler du genre humain, leur colonnes devenaient des repères aux milieux des ...déserts!

J'aime aussi me réfugier derrière l'image du stylite plus que derrière celle du moine ou de l'ermite parce qu'elle s'associe à l'idée d'une certaine altitude, d'un décalage affectif, d'une hauteur de perspective.

Enfin, j'aime l'image du stylite parce qu'elle mêle d'une manière pour le moins géniale et paradoxale l'orgueil d'un savoir hautain et l'humilité de la folie pure et simple. On respecte le moine et l'ermite mais on sourit du stylite; il suffit de songer à sa folie pour lui pardonner son orgueil.

 

Scourmont - Mars 2008

Version 1.02 - Mai 2011

 

NB - Une suite peut être lue mais j'insiste encore pour dire que ces textes écrits et publiés en conformité avec ma Règle ont un caractère uniquement autobiographique et risque donc d'apporter bien peu au lecteur voire de l'ennuyer profondément... Je l'invite donc plutôt à retourner vers des pages plus directement liées à la spiritualité.