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Versison 2.01, février 2016

Ordre symbolique et spiritualité

ou: "De l'universalisme des religions"

Abstract: Nous ne sommes pas libres de diviser mentalement comme bon nous semble le cosmos en diverses choses (symboles). Ce morcellement s'impose par ce que nos sens nous donnent. Mais l'homme peut au moins espérer quelques remaniements des divisions symboliques et en particulier le redécoupage du cosmos en symboles plus "petits". Plus les symboles se subdivisent, plus il nous devient possible de nous comprendre les uns les autres. La distinction nette entre 'symbole', 'limites' (frontières) et 'langage' nous permet de penser une religion à la fois "universelle" et non-exclusive!..

 

En disant le mot «Dieu» je limite déjà ce qu'Il peut être parce que je l'enferme hors de ce qui, selon mon organisation mentale, n'est pas Dieu. Je découpe "Dieu" hors du "non-Dieu". Il y a le même genre de limitation à l'oeuvre lorsque je parle du soleil, de l'amour, d'un rêve...Lorsque je parle du "moi", c'est évidemment un peu plus compliqué parce que celui qui découpe est sensé être ce qu'il découpe, ce qui, si on veut bien y réfléchir, pose des problèmes insolubles au moment de la finition, mais ce n'est pas le sujet de cet article. Pour en revenir au Bon Dieu, puisque j'ai été éduqué dans une culture judéo-chrétienne, j'ai tendance, évidemment, à le confiner dans ce territoire particulier que le monde judéo-chrétien met à la disposition du discours religieux et qui ne ressemble pas du tout au territoire que, par exemple, les Thaïlandais accordent à la divinité.

A priori et jusqu'à l'indication du contraire, je peux penser que tous ces 'découpages' qui séparent les choses sont vaguement arbitraires. En tout cas, beaucoup de ces frontières que je trace dans mon environnement (le monde) semblent passablement contingentes même si d'autres semblent presque naturelles (tant que l'on n'exige pas d'aller trop loin dans les précisions, car, de fait, la question des limites entre les choses est tout sauf simple!).

Si je m'intéresse au référant qui est visé par un rédacteur de la Bible lorsqu'il parle de lèpre, ce n'est pas tout à fait ce à quoi un médecin contemporain pense. Le mot lèpre désignait à l'époque "quelque chose" qu'aujourd'hui les médecins placeraient probablement derrière des mots aussi divers que "lèpre", "mélanome", "vitiligo", "psoriasis", etc. Ce que je veux faire valoir ici, c'est que le médecin contemporain distingue dans une pathologie de la peau des "choses" très différentes qui pour ses ancêtres n'étaient souvent qu'une seule et même chose. Si de nouveaux mots sont arrivés dans la discussion médicale, c'est parce que de nouvelles nuances, de nouvelles différences, se sont plus ou moins imposées dans l'analyse des choses.

Pour rester opérationnel en tant que médecin ou en tant que théologien ou en tant que physicien ou en tant qu'agriculteur, (...), je suis obligé de bien faire la distinction entre le plan langagier et le plan des "choses" (que les mots tentent de désigner). Il y a la création des mots d'un côté et il y a le surgissement de nouvelles choses de l'autre (qui sont désignées ou non par des mots). Les deux démarches étant différentes, elles ne vont pas nécessairement se synchroniser tout de suite.

Si un médecin d'aujourd'hui devait se limiter au langage de ses pairs de l'époque du Christ, il ferait valoir que les homonymies sont devenues tellement nombreuses qu'il est devenu impossible de se comprendre entre médecins, et qu'il serait donc opportun d'inventer de nouveaux mots... (Et si un médecin de l'époque du Christ avait entendu un médecin d'aujourd'hui, il aurait fait valoir que nos médecins se compliquent la vie inutilement avec une foison de synonymes pour désigner les mêmes choses... Synonymes, homonymes...)

Il ne faudrait pas croire que cette "prolifération chosales" (lèpre, eczéma, pityriasis, psoriasis, etc.) ne concerne que les activités vaguement scientifiques. Par ailleurs, parfois, il y a fusion plutôt que prolifération! Pour celui qui pense, selon son âge, selon sa culture, selon les contextes dans lesquels il est plongé, les choses ici se divisent en beaucoup d'autres choses différentes et là elles ne se divisent pas ou elles fusionnent. L'oreille du bon chasseur entend des choses que le citadin n'entend pas...et l'Indien de la jongle amazonienne distingue mille nuances dans la couleur verte que le Parisien ne voit pas (pour l'Indien, chacune de ces nuances apporte une information utile sur le monde végétal. L'Indien est au Parisien ce qu'est le médecin contemporain est au médecin bibliste: il distingue des choses dans une certaine zone du réel que l'autre ne distingue pas).

Les rôles de la conscience et de la volonté dans les découpages et les conventions langagières peuvent être très différents chez l'un et chez l'autre, même si tous les deux sont des humains, appartiennent à la même culture et font manifestement des efforts pour se comprendre mutuellement. Tout interagit avec tout. Les mots influencent le discernement de nouvelles choses, les mots transmettent les conventions langagières, les distinctions de choses dévoilent de nouvelles ambiguïtés langagières, les conventions langagières sont parfois mal comprises, parfois mal respectées, parfois mal publiées, certains environnements et certains contextes stimulent quelques distinctions...

Pour certains l'amour c'est Éros, pour d'autres c'est ce qui reste lorsque Éros s'en va, pour d'autres c'est la somme d'Éros et Agapè... Les mots renvoient à des référents via des conventions pour favoriser la communication entre ceux qui parlent, mais il ne faudrait pas sous-estimer l'importance des mots pour apprendre à distinguer les choses entre elles lorsque ces distinctions ne sont pas spontanées. Y a-t-il ou non, dans le chef de celui qui parle de l'amour, la distinction de ces nuances souvent classées aujourd'hui par les philosophes et les théologiens sous les mots "Éros", "Philia" et "Agapè"? Pour St Jean, oui, c'est indéniable: il travaille manifestement son texte pour mettre en exergue cette différence (cf. Jn21). Pour les traducteurs de St-Jean en français, c'est selon: Ségond? Non. Osty? Oui. Martin? Non. Chouraki? Oui. Etc. Et c'est sans dire que derrière un même usage de mots, il peut y avoir une palette d'intentions, d'indications, d'engagements différents... mais ce n'est pas le sujet. (Cf étude dédiée à 'Eros, philea' et 'agape' sur ce site).

Les choses découpées sont toutes singulières. C'est là que le langage, parce qu'il classe, parce qu'il met diverses choses dans un même sac, me fourvoie voire m'abuse. Il me fait croire que deux atomes ou deux pains ou deux boulons sont les mêmes alors qu'ils ne le sont jamais. Une chose est toujours singulière et si je veux introduire des nombres, c'est toujours en négligeant de la singularité dans les choses comptées... Pour pouvoir compter, il faut quelques critères communs (celui d'être une chose peut suffire, mais alors les choses restent "choses" et on ne sait pas de quoi on parle!). Les deux boulons que je prétendais identiques, avaient chacun leurs localisations spatiales, leur date de naissance, leur... la liste ne sera jamais exhaustive; chaque fois que je les compte (c'est à dire, en termes plus techniques, chaque fois que j'en fait un "objet") je ne prends pas en compte ces différences-là, je parle de choses "rabotées" et "rejointoyées" pour entrer dans des labels, des classes, des logiques de classes...

Le "petit plus" ou le "petit moins" ajouté ou soustrait à la "chose intégrale" pour pouvoir lier les référents aux mots, pour satisfaire les exigences du langage d'abord et du langage scientifique ensuite, laisse entendre non pas que le monde n'est pas mathématisable, mais que le jour où il sera totalement mathématisé, la mathématique sera exactement aussi complexe que le monde... C'est dire que c'est la mathématique qui se complexifie pour s'adapter au monde et non le monde qui se rassemble en des formes mathématiques! Lorsqu'un philosophe dit -et certains osent le dire- que le monde n'est que mathématique, il néglige de dire aussi que cette mathématique-là n'est pas encore celle des matheux, ...et qu'elle ne le sera que lorsqu'elle se sera suffisamment complexifiée pour rendre compte de toutes les singularités, lorsqu'elle sera aussi complexe que le monde, et, ce jour-là, la mathématique aura perdu sa fonction première qui est justement de simplifier autant que faire le monde pour le mettre à la portée de notre finitude! Le nombre rabote toujours le réel qu'il prétend compter et lorsqu'il ne le rabotera plus, il n'y aura plus de nombre sinon le "Un" de la singularité... Plus de nombre, plus de mathématique... ou, plutôt, autant de concepts mathématiques que de choses (ce qui, j'en conviens n'interdit pas l'existence de la mathématique). La mathématique épuisée dans l'effort de prise en compte des nuances invitera alors le penseur à repasser sous le régime plus global, plus accessible du langage naturel et de l'art pour comprendre ce qu'il vit.

Laissons les mots, et focalisons plutôt sur ces "choses" qu'ils désignent. Avant même d'être promues en référents et d'entrer dans le jeu du langage et dans la grande saga de l'information, toute chose est déjà découpée hors de ce qui n'est pas elle, mais jusqu'à preuve du contraire, une chose découpée par mon voisin n'a pas des frontières parfaitement superposables à celles que moi je trace. Le découpage du monde en choses est une affaire personnelle; il diffère chez les pierres, les plantes, les bêtes, nos frères et nos enfants, les sages et les scientifiques, les philosophes et les fous... Descartes et Kant... Newton et Einstein...

Je note au passage que le découpage du monde en diverses choses peut se passer d'une activité langagière! Avant de se laisser dire ou penser en mots, le monde se laisse 'découper' et se laisse même 'agir' par ses propres parties de multiples manières et ces diverses cartographies des agents du monde établies par chacun de ces agents pour son propre usage, peuvent évoluer; la carte du monde de l'enfant n'est pas celle de l'adulte par exemple, et celle du physicien du dix-neuvième siècle n'est pas celle du vingt et unième . Par contre, tel cailloux semble déployer son existence propre en fonction d'une cartographie chosale relativement stable qui ignorait, ignore, et ignorera sans doute encore très longtemps, ici les champs magnétiques, là la lumière ou les flux de neutrinos, ou la musique... Quant au grain de blé, ce n'est qu'après de subtiles métamorphoses qu'il devient susceptible de distinguer un phosphate d'un silice et de "choisir" en conséquence une direction pour ses racines ou la hauteur de sa tige ou que sais-je d'autre encore qui étoffe sa singularité.

Pour faire image, on pourrait comparer le monde à un grand vase que chaque agent aurait 'brisé' à sa manière. On peut appeler chaque morceau un "symbole" en référence à un usage qu'avaient nos ancêtres grecs de ce mot: les morceaux d'un vase brisé étaient distribués entre les membres d'une communauté. Pour authentifier son identité lors du partage d'un héritage par exemple, ou pour authentifier une lettre de recommandation, il suffisait de montrer que l'on possédait l'un de ces 'symboles' qui pouvait se joindre parfaitement aux autres pour reconstruire le vase...

Lorsque le vase est brisé, l'ensemble des 'symboles' n'est pas un ensemble de pièces indifférentes les unes aux autres; comme dans un puzzle, certains symboles entretiennent des relations privilégiées avec d'autres à cause de frontières communes, à cause de ressemblances ou de dissemblances... De la même manière, le monde nous impose son autorité par le fait que chacune de ses parties existe d'une manière singulière pour et par les autres parties. Le monde ne se laisse pas 'agir' de n'importe comment lorsqu'il est dépecé. Le découpage, aussi arbitraire puisse-t-il être au départ, impose toujours aux parties découpées des règles de cohabitation, des contraintes, qui sont inhérentes aux frontières crées. Ces règles de cohabitation des choses peuvent être tellement "inconfortables" pour celui qui les distingue, qu'il va essayer de louvoyer (s'il a les compétences requises pour le faire). La plus belle et utile des parades contre cette rigueur de l'organisation symbolique du monde, c'est de diviser encore: scinder les choses en parties (d'autres choses) plus nombreuses, multiplier les pièces du puzzle pour élargir la combinatoire des relations possibles entre les choses en espérant y repérer quelque morceau sur lequel j'aurai prise.

La colère informe des dieux devient plus simplement une montagne qui se fâche ici ou là. Cette montagne qui se fâche devient un volcan. Ce volcan devient un cratère et des pierres solides et de la lave... Mes efforts pour calmer les dieux semblent vains et je ne peux déplacer les montagnes, mais je peux dévier ces laves qui coulent vers le village avec les pierres froides...

C'est ce qu'on fait les médecins au cours de l'histoire. Lèpre? Bannissement!!!... Oui mais, voilà que ma femme est "lépreuse" et j'ai pas envie de bannir ma femme!... Et puis j'ai vu des lèpres qui guérissent! C'est peut-être qu'il y a "lèpre" et "lèpre". Ah oui, effectivement, si j'observe mieux, il y a "lèpre-lèpre" et "lèpre-eczéma". Et voilà que cette nouvelle distinction de deux choses en une fait des petits... La cartographie médicale s'étoffe parce que à partir de cette distinction-là, il n'y a pas que deux choses qui se divisent dans un environnement indifférent; tout l'environnement est simultanément cartographié différemment! Le monde des maladies n'est plus le même et ne pourra jamais redevenir ce qu'il a été parce que par son effort de discernement, le médecin a découvert et l'eczéma, et le ciseau qui découpe l'eczéma hors du reste: le prurit, la pigmentation, la sensibilité à la douleur, squames, nécroses, secrétions, chaleur locale, etc. La liste n'a cessé de s'allonger depuis lors... Et, du coup, d'autres distinctions s'imposent: impétigo, psoriasis, vitiligo, pityriasis, gangrène... Alors le bannissement, c'est pour laquelle de ces figures? Il n'est plus possible de penser la "lèpre biblique" (celle qui exigeait le bannissement ou celle qui fut guérie par un miracle) parce qu'il se révèle que ce mot est fixé par des critères devenus imprécis et permet aussi bien d'inclure que d'exclure pas mal de nouveaux venus dans le champs des choses distinguées. La frontière toute simple qui séparait la lèpre biblique de tout le reste, n'est plus une ligne nette mais un "no man's land" qui ne cesse de grandir et ne cesse d'ailleurs de voir de nouvelles frontières se tracer pour faire naître d'autres choses encore. Les critères de passage entre lèpre et non-lèpre laisse voir maintenant des territoires immenses.

Entre la "lèpre-biblique" et la "non-lèpre biblique", entre l'animal et la plante, entre la chimie et la physique, le religieux et le profane, l'enfant et l'adulte, l'art et le beau, (...), il y a eu d'abord une frontière fine, une limite qui s'est révélée être un territoire à part entière qui se peuple au fur et à mesure que les anciens symboles s'émiettent...

En travaillant sur les limites, le philosophe Tristan Garcia ("Forme et Objet" PUF2011- p.146...) a un exemple lumineux qui fait entendre tout de suite le coeur du problème de la limite entre une chose et "sa" "non-chose": les règles sociales qui organisaient la vie des enfants étaient simples aux époques où il n'y avait que les enfants et les adultes séparés par la porte d'un rite de passage. Mais avec le temps, la porte est devenue un couloir, le couloir de l'adolescence, qui s'allonge, s'allonge... L'adolescent doit-il être considéré comme un adulte ou comme un enfant? À quel âge? Selon des critères hormonaux? Et pour les eunuques alors, ou les pubertés précoces? Et ce décalage entre les catégories mentales acquises et les catégories physiologiques?... Que faire des anciennes règles durant ce parcours-là qui semble de plus en plus riche et important depuis cent ans? Justice, mariage, devoirs, responsabilités... C'est en tout cas devenu indécidable à partir des critères bibliques!

C'est une grosse bêtise commise par les nouveaux médecins que d'avoir conservé ce mot "lèpre" pour désigner une de ces nouvelles maladies inconnaissable à l'époque. Cela a entretenu un malentendu tenace qui sévit aujourd'hui encore à propos de certains miracles" qui ne furent peut-être que lavements d'allergènes ou autre réactivation naturelle du système immunitaire après le délais classiquement observé dans tel genre de virose. La Bible ne parlait que pour un moment de son histoire, pour une cartographie localisée temporellement, intellectuellement et culturellement. Chaque fois qu'une nouvelle "choses" surgit dans la pensée d'un homme, c'est une réaction en chaîne qui s'enclenche. Les frontières délimitent toujours bien plus que deux choses qui elles-mêmes délimitent encore d'autres choses, etc. À chaque discernement neuf c'est tout le vase et non tel ou tel morceau du vase est cassé d'une nouvelle manière, ce qui pulvérise d'une manière irréversible l'ordre ancien. Les anciens symboles (comme le référant de la lèpre dans la Bible) ont été pulvérisés en des myriades de nouveaux symboles. De nouvelles combinatoires se mettent en place qui deviennent tellement vastes que ce serait bien le diable qu'il n'y ai au moins un petit symbole que nous ne pourrions déplacer ne serait-ce qu'un tout petit peu (parce qu'il serait partie de moi) pour bouleverser tout le schmilblick et opérer une guérison sans avoir recours au miracle.

Pour des sujets en apparence moins faciles comme l'éthique, il en va de même bien sûr. Pour la brute, il y a le bien et il y a le mal, point à la ligne. Tout ce qui n'est pas bien est mal et une simple énumération de règles de conformité au mal semble suffire pour juger et punir. Mais lorsque ces mêmes brutes arrivent un jour à discerner dans le crime ou dans l'inconforme, la responsabilité, l'intention, la manipulation et Dieu sait quelle liberté, c'est tout le vase étique qui se re-brise en un milliard de nouveaux morceaux. En l'occurrence, ici, c'est toute la logique binaire qui semblait pouvoir nous aider à gérer les questions morales qui vole en éclats; il y a maintenant trois valeurs de vérité morale: le bien, le mal et le ni-bien-ni-mal. Il ne suffit plus de ne pas être "mal" (conformisme) pour être "bien". Il s'avère que cette logique à trois valeurs de vérité est beaucoup, beaucoup, beaucoup, plus compliquée à manipuler, et que les codes moraux, du coup, n'ont plus qu'une valeur consultative, susceptible de nuancer un jugement, etc. (C'est ce passage d'une éthique binaire à une éthique ternaire qui va guérir Job de son malheur d'ailleurs; ce qui laisse entendre que même à l'époque de la rédaction de la Bible quelques sages voyaient déjà ce qu'aujourd'hui encore beaucoup d'entre nous n'arrivent pas à discerner! Cf. étude dédiée à Job)

Chercher à distinguer, diviser les anciens symboles, c'est rechercher une parade aux reparties désagréables du réel lorsque l'on réassemble à sa guise des symboles dissociés. La plante grimpante qui, dès qu'elle n'est plus graine, n'arrive plus vraiment à étoffer sa palette de symboles et se contentera pour le reste de sa vie (pour son malheur dans certains cas) de distinguer l'eau, les cailloux, la lumière, les phosphates, les lieux, les mouvements du soleil (...). Cette pauvre plante se retrouve maintenant à crever de soif sous la toiture de la remise alors qu'il aurait suffi de distinguer une toiture de la canopée lorsqu'elle choisissait de croître vers la droite plutôt que vers la gauche! La force du monde qui acceptait d'être découpé virtuellement en symboles par ses propres habitants, c'est de refuser ensuite que ces symboles puissent se réassembler n'importe comment. Le liseron qui crève sous les tuiles en fait les frais...

La force de certaines choses (dont le monde animal est l'exemple imminent), c'est de pouvoir réagir en divisant plus encore les choses pour, peut-être, trouver enfin un symbole qui lui appartiendrait assez pour se laisser déplacer par sa volonté, ne serait-ce qu'un tout petit peu, pour accroître son confort sans attirer le courroux du monde ainsi manipulé. Les symboles ont beau être découpés et redécoupés, ils restent les enfants obéissants d'un monde qui légifère indépendamment de nos goûts et c'est cette législation-là que j'appelle un 'ordre symbolique'.

Les 'puzzles symbolique', d'un Oriental, d'un Occidental, d'un prêtre, d'un scientifique ou d'un enfant ne se ressemblent pas (...et ne ressemblent pas plus à celui du chat ou d'une plante grimpante). La manière de couper des morceaux dans le monde ne semble PAS être -chez l'homme en tout cas- une fatalité tout à fait incontrôlable. Tout découpage est peut-être contingent (mais je dois néanmoins admettre qu'instinctivement, des tendances sont données.) Un cerveau peut continuer à ne voir qu'un synonyme là où d'autres cerveaux perçoivent diverses choses (exemple: la différence "chosale" entre 'agape' et 'philea' aujourd'hui encore n'est pas claire pour tous).

Tout laisse à croire que par-delà nos conditionnements biologiques, la culture, l'expérience existentielle, l'usage d'une ou plusieurs langues, la méditation spirituelle et que sais-je d'autre encore inclinent notre intelligence à distinguer des symboles nouveaux. Il y a possiblement des langues naturelles plus disposées que d'autres à influencer les découpages opérés par les locuteurs, mais ce n'est pas tant le langage en soi qu'un certain usage du langage qui agit.

Il n'est pas nécessaire de changer la langue d'une tribu native d'Amazonie pour inciter les consciences de cette tribu à discerner dans ce qui appartenait globalement à leur religion les domaines de la politique, de la magie, de la science, de l'éthique... Et, inversement, le new-yorkais jeté dans la jungle ne devra pas nécessairement changer sa langue pour percevoir des nuances dans les verts et les bruns qu'il ne percevait pas jusque-là, et pouvoir ainsi mieux comprendre le règne végétal.

Cet ordre symbolique, c'est la force du Réel, l'autorité de la Nature, la puissance du non-moi, sur mon action. Je peux toujours me poser la question de savoir s'il y a vraiment une liberté de déplacer telle ou tel symbole devant ces injonctions massives du Tout. La palette des choix offerts à mon action n'est peut-être qu'une illusion. Peut-être... Je ne sais pas. Mais pour le moment je me contenterai de considérer l'ordre symbolique neuf qui renaît à chaque brisure du vase, est comme un grand frère qui me dit: "OK, tu prends ceci et cela en compte dans tes capteurs... mais alors tu en assumeras aussi les conséquences; si tu fais ceci avec cela, voilà ce que le monde, le réel, te répondra... Tu peux te dessiner les frontières des territoires selon ta fantaisie, ne pas suivre les tracés proposés par ta culture, par les rugosités naturelles des choses détectées, par les lignes géologiques, les silences spirituels, les dernières découvertes en linguistique, les nouvelles avancées de l'histoire, (...), mais tu n'échapperas pas à quelques conséquences de tes coups de couteau. Le monde entier te rappellera très vite qu'il existe et qu'il n'est pas toi!".

Pour moi, la seule chose qui m'importe pour le moment, c'est de bien distinguer cet ordre des symboles de celui des mots. Plus tard viendra le temps de penser à découper plus intelligemment des frontières.

 

***

 

Tout ce qui vient d'être dénoncé à propos des ordres symboliques et des langages laisse comprendre que la traduction parfaite est hautement improbable. Ce serait une incroyable coïncidence que les spirituels chinois aient découpé dans le réel des symboles qui recouvrent exactement des symboles découpés par les spirituels français. Il y a encore moins de chances que les langages qui mettraient ensuite ces symboles en musique aient chacun de leur côté des mots recouvrant les mêmes groupes de symboles (erronément présupposés identiques).

Il est hautement improbable que lorsque Bouddha parlait des dieux, il ait voulu faire allusion aux symboles que nos cultures rassemblaient sous le mot 'dieux'. Etc.

Je suis maintenant en mesure de comprendre pourquoi -toutes choses supposées égales par ailleurs- un homme plongé dès la naissance dans deux ordres symboliques distincts sera probablement à la fois plus humble et plus crédible lorsqu'il essayera de faire des rapprochements entre deux religions qu'un homme qui n'aurait vécu que dans une seule culture religieuse, dût-il avoir l'usage de plusieurs langues.

Cet homme biculturel n'a bien sûr qu'un seul cerveau qui ne produit qu'un puzzle de choses (pour l'homme, le mot "conscience" est classiquement utilisé pour désigner cette faculté de désigner verbalement les parties des ensembles, mais je préfère parler d'intelligence parce que le mot conscience renvoie aussi à des sujets très particuliers qui ne sont pas le propos ici). Mais ses symboles seront plus nombreux que la somme des symboles de chacune des cultures dont il aura été nourri. C'est comme si l'on découpait un gâteau une première fois avec un grillage aux mailles carrées et puis, une deuxième fois, avec un grillage aux mailles hexagonales. Quelle que soit la taille des mailles de l'un et l'autre grillage, le double découpage crée plus de morceaux que la somme simple des morceaux créés par chacun des grillages. Cette différence de nombre est comme une mesure de la supériorité de l'homme biculturel. Cette différence reflète surtout le fondement et la condition sine qua non de son adhérence éventuelle à deux religions distinctes simultanément.

Ceci est fondamental et incontournable dans tous les dialogues interreligieux.

Cet homme biculturel discernera donc plus de parties dans le tout que ceux qui n'ont été stimulés mentalement que par un seul ordre symbolique. Cet homme a, en droit, le pouvoir de relativiser les affirmations de ceux qui n'auraient vécu que dans l'un ou l'autre des ordres, simplement parce qu'il possède tous les symboles de l'un et ceux de l'autre. Il sera en mesure de déconstruire radicalement les ensembles et sous-ensembles de symboles dans trois ordres distincts dont les deux premiers sont inclus dans le troisième.

Celui qui ne s'est pas plongé radicalement dans un nouvel ordre symbolique et qui se serait par exemple contenté d'apprendre deux langues, croyant se débattre dans un nouvel ordre symbolique, n'userait en fait que les laxités octroyées par l'ordre linguistique. Il se délierait sans s'en rendre compte des régulations symboliques qui garantissent la fiabilité de ce qu'il dit. Il se perdra hors de sa sphère native sans vraiment rejoindre la sphère qu'il espérait atteindre. Je pense ici par exemple aux malentendus langagiers tellement fréquents dans les milieux occidentaux qui s'efforcent de décentrer, de dénombriliser, leur vie spirituelle pour des raisons souvent très louables.

Des exemples?

La culture Occidentale ne place pas les frontières de la mort et de la vie là où les Orientaux les dessinent. Chez eux tout cela est beaucoup plus complexe que chez nous... De là viennent ces étrangetés, ces infantilismes, ces excessives naïvetés qui peuvent caractériser nos manières de traiter de la mort globalement et des réincarnations bouddhistes en particulier.

Les malentendus sont aussi flagrants et naïfs lorsque l'on parle de la compassion dans le Bouddhisme, sauf que là, c'est manifestement l'orient qui n'a pas assez étoffé ses symboles en la matière (des symboles comme l'altérité ou la charité y sont grossièrement découpés au regard des finasseries chrétiennes). La compassion dans le Bouddhisme? Oui peut-être, mais en tout cas pas la compassion chrétienne! J'ai déjà pas mal remué ce sujet qui m'est cher...

Et le pardon chrétien? Pas vraiment de pardon dans la théologie bouddhiste... mais une 'étrange' mixture de karma, de samsara, etc. On n'efface rien dans une morale karmique, on ajoute dans l'un ou l'autre plateau de la balance...

Et la divinité alors? Le Bouddhisme thaïlandais dit que Bouddha était un dieu dans son avant-dernière incarnation. Mais pour atteindre la perfection, pour obtenir son illumination, Bouddha a dû d'abord redevenir un homme qui, à ce titre, est donc supérieur aux dieux. Si l'on veut bien scruter la signification structurelle de ceci, on n'osera plus dire avec trop de légèreté que le Bouddhisme thaïlandais est incompatible ou compatible avec le monothéisme et le personnalisme chrétien! Derrière de vagues similitudes symboliques et ensuite langagières, on traite de sujets vaguement identiques de manières totalement différentes! Du contenu sémantique inclus dans le mot judéo-chrétien «Dieu» on retrouve quelques traces à la fois dans le «Nirvana» dans «Bouddha», dans le Dharma, etc. Laissons aux simples le loisir de croire naïvement que Bouddha refuse de se considérer lui-même comme un dieu puisque ce n'est pas de la divinité au sens occidental du mot qu'il parlait.

 

***

 

Tout cela me conduit au paradoxe suivant: l'universalisme chrétien est bien plus universel lorsqu'il accepte de considérer l'universalisme bouddhiste. Les universalismes chrétiens et bouddhistes ne sont évidemment plus contradictoires si on cadre ces universalismes dans leurs cadres symboliques respectifs. Et tant qu'on y est, il se pourrait bien que je puisse être parfaitement bouddhiste ET parfaitement chrétien simultanément, pourvu que ma manière de diviser le monde soit passée sous la grille bouddhiste ET sous la grille chrétienne. Prenant en compte les différences de référents entre ces deux mondes, on constate qu'ils ne peuvent plus se contredire. Par contre, il est évidemment beaucoup plus difficile d'être simultanément Catholique et Calviniste parce que ce qui fait la différence entre ces deux dernières religions, ce ne sons PAS des divisions symboliques (Dieu, charité, chair...), mais des "choix" différents fait à partir de question soulevée dans un ordre symbolique unique... (voir étude dédiée sur ce site)

La prise en charge de la différence des ordres symboliques (différents entre bouddhisme et christianisme mais identique entre catholicisme et calvinisme) est une augmentation du savoir, pas une concession ou un choix. Le plus souvent un effort est demandé pour en prendre pleinement conscience et cet effort ne garantit même pas la prolifération attendue des choses... Le spirituel doit malgré tout s'y essayer parce qu'il gagne à ce jeu l'intuition d'un réel ineffable que chacune des religions n'approche qu'incomplètement. Il voit mieux les limites sémantiques de ce qu'il disait en parlant de dieux, de Dieu, d'universalité, etc.

Faut-il vraiment continuer de parler d'universalisme (de catholicité!) à partir du moment où l'universalité est elle-même recadrée par un ordre symbolique spécifique? Oui bien sûr. Il suffit de la recadrer pour le comprendre. J'oserais même continuer à dire «Nul salut hors du Christ» dès que je sais que le christianisme a créé l'espace symbolique et le vocabulaire où se déploieront et le mot «Christ» et le « salut » auquel je me réfère dans ce contexte. Il m'est impossible, dès que je possède la lucidité qui sépare symboles et langages, de voir une contradiction entre ce "Nul salut hors du Christ" et l'universalisme bouddhiste.

L'adéquation d'un modèle intellectuel (géométrique par exemple, ou biologique, ...mais religieux aussi bien!) plutôt qu'un autre aux intuitions engendrées par l'observation des faits (physiques par exemple, ou biologiques... mais spirituels aussi bien!) n'est pas une question d'universalité. L'universalité est une qualité engendrée par un ordre symbolique donné et dans lequel sa portée sera confinée. Et si on sort l'universalité de cet ordre symbolique? C'est toute la pensée de celui qui parle qui est insensée.

 

 

paul yves wery - Chiangmai, 2006.

Version 1.02, novembre 2008

Version 1.03, décembre 2010

Version 2.00, février 2016

 

 

Sur les mêmes sujets :

-Ordre symbolique et langage.

-Impact de l'ordre symbolique et de la langue en exégèses.

 

 

 

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