Au cher père Jacques-Emmanuel qui nourrit comme il respire, sans le savoir... Il y a 20 ans, il me signalait un problème pour traduire le mot "aimer'. Le problème me hante encore... Eros, Philia et Agapê
"Éros", "Philia", "Agapê", ...trois manières d'aimer. Il n'est pas question ici de faire de la philologie grecque mais bien de se plonger dans les délicieuses nuances qui irriguent la manière contemporaine de penser l'amour. Pour dire, comprendre et vivre l'amour, une nouvelle organisation symbolique s'est mise en place en Occident. La spiritualité, la morale naturelle, la vie conjugale et toutes ces autres choses qui touchent de près ou de loin la sphère de l'amour en ont été affectées... Sans vouloir me mettre en contradiction avec les grands penseurs contemporains de l'amour (Nygren, Comte Sponville... Comment oserais-je m'affronter à ces titans?), j'aime pour ma part insister tout de même un peu plus qu'eux sur le fait que non seulement l'amour dépend de contextes peu maîtrisables, mais aussi de la manière qu'a l'Amour de prendre en compte la part inconnue ou inconnaissable de l'aimé (ce qui est moins systématiquement analysé). Il sera donc question, ici aussi, de maturité cognitive... et l'éthique restera relativement éloignée de cette méditation, ce qui pourrait paraître d'abord paradoxal puisqu'il y est sans cesse question de générosité, de sexualité, de passion, d'instinct... Plan: 1-Le proplème - 2-Eros - 3-Philia - 4-Agapè Éros Dans le nouveau jargon de l'amour, le dieu "Éros" désigne mon inclination pour une chose avant même qu'elle ne devienne véritablement une personne, une chose dessinée à partir de ce que je perçois d'elle, à partir de ce qu'elle me fait imaginer, à partir de ce que je crois connaître d'elle: sa beauté qui est devant moi, ou sa douceur que je devine, la forme de son ventre que je suppose capable d'accueillir et d'exalter mon propre ventre, son intelligence, ou que sais-je d'autre encore qui, par cette manière de m'apparaître, pourrait nourrir les caprices de mon genre, de mes goûts, de mes besoins, de mon repos... Même si je confonds encore cette personne avec l'idée que j'en ai, dès que cette 'chose' qui n'est pas moi fait entrer du plaisir en moi, je souffre moins. Mon incomplétude peut même devenir un délice lorsque cette 'chose' vient y prendre place... Voilà que je m'incruste mieux dans le cosmos; celui que je crois être me semble mieux reconnu, mieux servi. Ce travail d'Éros sur la position des choses est par ailleurs, semble-t-il, un préambule incontournable pour s'estimer soi-même davantage, pour trouver l'envie et la force de grandir... Dieu n'entre peut-être pas encore pleinement dans cet attachement à un non-moi que je saillis comme un objet de plus en plus complexe, mais Dieu se montre déjà, à travers la croissance de cette complexité dans laquelle je me débats et à travers mon allégresse, mon plaisir, lorsque cet objet me complète. Cette 'chose' maintenant toute proche de moi, risque de devenir beaucoup plus que ce que, d'abord, j'avais pensé d'elle. L'Altérité s'invitera un jour dans la fête alors que je ne la cherchais pas. Oui, en calmant mes frustrations, Éros, parfois, ouvre la porte du jardin à l'inconnue... La paix particulière qu'Éros m'offre par le plaisir me met dans un état qui me donne de ne plus tant craindre l'étonnant, l'imprévu, la vie... Éros ne remplit pas seulement des trous; il est un débardeur qui déplace les choses et libère un espace où même Dieu peut s'installer!
Plan: 1-Le proplème - 2-Éros - 3-Philia - 4-Agapè Philia Dans le nouveau jargon de l'Amour, "Philia", c'est comme l'amour d'Éros, mais en assumant en plus la charge inconnue de la 'chose' aimée. L'objet de ma passion ou de ma simple affection est assumé par cette manière d'aimer jusque dans le mystère qui l'habite (en ce compris ce que le temps fera de lui). À côté de tout ce que je sais déjà, une charge d'inconnu et donc d'indicible s'impose au coeur de ma passion. L'objet est devenu une personne. Je l'aime en dépit de son pouvoir de commettre une caresse que je n'ai pas demandée; cette caresse riche d'imprévisible, je prends le risque de croire qu'elle augmentera ma sphère. La caresse que je me donnais moi-même ou celle que je me faisais servir autrefois m'apparaît soudain comme productrice d'un trop pauvre plaisir. Il y a avec Philia un saut dans l'incalculable, une gratuité: je sais et j'accepte de ne pas savoir tout ce qu'une telle inclination me coûtera en efforts, en peines, en déceptions... mais je désire pourtant, malgré tout, entrer plus avant dans cette relation parce que ce que je me donnais et me faisais donner à partir de ce que je savais de l'objet aimé ne me suffit déjà plus. Je pressens qu'un engagement plus exigeant va ouvrir de nouvelles fenêtres dans les murs trop fermés qui me séparent de ce qui n'est pas moi. Je donne un visa de longue durée à cette personne qui pu vaincre mes peurs, mes réflexes protectionnistes. Je m'engage totalement... Tant pis si je finis par y perdre ma paix et mon plaisir, car je veux fertiliser mes terres avec du neuf, de l'imprévisible. La fidélité va devenir l'indice le plus sûr de cette acceptation de l'inconnu parce que accepter l'épreuve du temps, c'est par excellence accepter de se confronter à l'imprévisible. Par l'engagement dans la fidélité va naître autre chose que ce plaisir érossien qui m'avait d'abord fasciné: peut-être vais-je un jour jouir d'un plaisir qui aujourd'hui me glace ou me terrorise: j'éprouverai de la joie à arranger une mèche de cheveux blancs sur son front, lorsqu'elle s'endormira dans le fauteuil, étonnée de vivre encore... Suivre jour après jour la progression d'une de ses rides sera peut-être un délice, une bouffée de tendresse, un rituel apaisant... Philia naît d'un plaisir qui déborde du panier d'Éros, mais Philia ne se dispute pas avec Éros et s'amuse même de ses caprices. Les époux le savent qui, l'âge venant, s'amusent de se remémorer l'intensité brûlante des échanges de plaisirs qui les avaient accrochés l'un à l'autre. L'étreinte de Philia, c'est l'étreinte conjugale bien sûr, mais pas seulement. C'est cette étreinte-là qui me protégeait lorsque j'étais encore trop petit pour survivre dans le monde. Philia, c'est l'amour des mamans qui, après avoir goûté aux plaisirs énormes de serrer leurs bébés contre leurs seins (Éros), entrent dans la joie et les risques d'une relation inconditionnelle avec une personne élue. Ma mère m'accueillait pour l'éternité avant même de savoir qui je deviendrais, sans me connaître donc, avant que je dévoile les plaies et les laideurs qui m'habitent. Maman s'est laissé capturer par le courant d'un fleuve indomptable: son fils... Elle s'est laissé entraîner par ce fleuve au tracé inconnu pour la seule raison que ce fleuve lui avait fait ressentir le plaisir triomphant d'en être la source. Plus d'un demi siècle plus tard, à quatre-vingts six ans, ma mère m'aime encore, inconditionnellement... simplement parce que je suis son fils! * Le plus beau joyau forgé aux ateliers de Philia, c'est probablement l'amitié. Est-il seulement nécessaire de l'expliquer? Après Montaigne, il n'y a plus grand-chose à en dire. * Lorsque Éros m'attirait vers sa sphère, je devais souvent décliner l'invitation parce que la morale avait ses exigences qu'Éros, ce grand immature, ne connaît pas. Philia sait sans doute mieux les règles de la morale, mais son étreinte les surplombe. Je peux être l'ami du plus cruel des salauds sans jamais compromettre ma vertu. Une vraie maman aime son fils plus qu'elle ne l'a jamais aimé lorsqu'il monte sur l'échafaud. Une bonne épouse aime et suit son mari plus que jamais si le monde entier le blâme, l'exile, ...et aucune âme bien née n'oserait le lui reprocher! * Lorsque Philia travaille, il se pourrait qu'un jour ou l'autre, Éros ne touche plus de dividendes. Tant pis.
Philia me fait encore dire:
Devant une telle affirmation, un tel don, un tel engagement, alors que je suis d'abord éperdu d'admiration, le sage me met tout de même en garde. Il faut rester vigilant: il y a beaucoup de masques qui circulent et nous trompent. Parfois je crois voir ou vivre Philia alors qu'en fait, je suis simplement devant un jouet de l'inertie. La fidélité peut n'être respectée que par habitude, par facilité, par pragmatisme, par devoir, ...et sans amour. Lui, le sage, s'agace d'entendre trop souvent des poètes et le peuple en face du balcon qui croient chanter Philia lorsqu'il n'y a qu'un sillage encore remuant d'Éros. Le sage prend du recul. Parfois, il ironise même...
Surtout et avant tout, le sage a déjà vu que toujours et toujours, même dans ses plus belles figures, Philia pose une condition: je continue de t'aimer 'PARCE QUE' tu es ma femme, 'PARCE QUE' tu es mon enfant, 'PARCE QUE' tu es un enfant, 'PARCE QUE' tu es mon ami... Le sage ose donc me dire que Philia ne me grandit pas toujours, qu'il peut aussi m'enfermer dans une sphère exclusive, étriquée, où la toute grande part du monde est malvenue. Le sage sait que dans la besace de l'amour, il y a mieux que Philia. * Le confident, le confesseur, le psychologue, le gourou, entend souvent l'un ou l'autre solitaire lui dire:
Ce triste aveu a été prononcé au crépuscule de la vie par des légions de prêtres catholiques, de moines, d'homosexuels, de pédophiles, d'handicapés, de prisonniers, de vierges, de timides, de... oui... d'épouses et d'époux parfois! Qu'est-ce à dire? Est-ce toujours un aveu d'échec? Ces solitaires seraient-ils tous, par peur de l'altérité, par conformisme moral, par avarice, par peur de la prison, par peur de déplaire, par peur de perdre des plaisirs futiles, ou simplement par malchance, passés à côté du bonheur d'avoir connu une âme soeur? Ce n'est pas si simple. Ce bilan noir peut aussi être la préface d'un cri de victoire! Par-delà les énormes carences de tendresse qui purent parfois mettre nos santés mentales en péril, mis en vibration par nos solitudes, nous, les célibataires, les mal mariés, les trop marginaux, nous avons pu explorer des territoires, ici érossiens, là érotiques, qui sont souvent inaccessibles aux amours philéiques. Peut-être avons-nous goûté aussi aux effluves d'Agapè? L'engagement conjugal ou l'amour filial, la passion pour un gourou ou l'abandon fusionnel à une communauté, à une foi partagée, (...), peuvent restreindre l'accès à des plaisirs immenses et à quelques autres bonheurs sublimes. Au sens plein comme au sens figuré, le célibataire, celui qui n'a pu ou n'a su s'engager dans un voeu perpétuel, peut plus facilement voyager, changer de vie, se donner ailleurs, se ruiner pour une nouvelle cause, se battre au péril de sa vie... De fait, Philia n'aime pas trop ces excentricités-là. Philia peut réduire des horizons et parfois, osons le dire, peut gâcher des vies. Philia est exigeant, et, parfois, Philia est franchement enchaînant. La vie conjugale ou l'amour d'un enfant peut consommer plus de disponibilités qu'elle n'en offre. Je comprends du coup que saint Paul, l'obsédé de l'accès aux joies agapiques, nous invite à considérer le célibat si cela nous est psychologiquement possible. Face au diktat du réel, et contre la pression du 'politiquement correct' qui sévit presque partout, Paul est conséquent qui sait à la fois chanter le Corps Mystique et encourager le célibat! Philia est magnifique et utile, mais il faut aussi pouvoir prendre ses distances.
Plan: 1-Le proplème - 2-Éros - 3-Philia - 4-Agapè
Agapè Dans le nouveau jargon de l'Amour, "Agapè", c'est aimer par goût de l'amour, c'est aimer sans critère de sélection, ...c'est accepter d'aimer sans condition. Aimer l'homme comme la femme, le vieux et l'enfant, le laid et le beau, l'imbécile et le génie, le gentil et le méchant, le sentimental et le cynique... Un tel Amour (que le christianisme affirme être celui qu'éprouve Dieu pour les humains -cf. Nygren), n'a fondamentalement plus grand-chose à voir avec mon genre, mes goûts et, surtout, les caractéristiques des personnes que je chéris. Il va de soi qu'Éros (cette figure de l'amour qui élit sa proie pour profiter de ses sympathiques caractéristiques) n'est pas nécessairement incompatible avec "Agapè". La congruence entre l'intérêt d'Éros (le plaisir érossien, ...même s'il est uniquement sexuel) et l'inconditionnalité d'Agapè au cours de l'action dite 'charitable' est même, peut-être, une coïncidence souhaitable. Dit autrement, le désir érossien peut être utile s'il éveille une attention qui favoriserait l'émergence d'une relation plus intense ou plus bilatérale (Agapè n'exige évidemment pas même une seule seconde de réciprocité, ...mais il sait l'apprécier lorsqu'elle est là!). Ce qui pourrait porter atteinte à Agapè, et demanderait alors le sacrifice des caprices d'Éros, ce n'est pas le plaisir de l'aimeur mais l'éventuel effet néfaste de ce plaisir sur l'aimé. On est, sur ce point, dans la même situation qu'avec Philia: les élans d'Agapè exigent de la prudence avec les affaires d'Éros, mais le sacrifice d'Éros ne lui est pas consubstantiel.
Parler de l'inconditionnalité d'Agapè, c'est dire que le coeur du coeur n'est pas l'absence d'intérêt de l'aimeur, mais le refus de sélectionner l'aimé et donc en particulier, le refus d'exclure un candidat potentiel au poste d'aimé parce qu'il me considérerait comme son ennemi ou parce que je n'éprouverais pour lui aucune sympathie première, aucune attirance et que je serais donc incapable de le "désirer". On me rétorquera que l'amour des ennemis est une formule contradictoire et donc impossible? C'est que je me suis fait mal comprendre. Stricto sensu, dans la sphère d'Agapé, l'aimeur accepte tout et n'éprouve aucune inimitié; c'est l'aimé qui, éventuellement, en éprouve. Je devrais comprendre "l'amour de l'ennemi" comme je peux comprendre qu'une maman aime toujours son fils qui, lui, la déteste (peut-être parce qu'elle l'aime trop sur le mode érossien d'ailleurs)... Ce qui est possible dans la sphère de Philia l'est aussi dans la sphère d'Agapè. L'aimeur capable d'aimer sous le mode d'Agapè, tout comme l'aimeur philéique, sait et accepte qu'il ne sait pas tout de l'aimé sans que cela mette en danger la pérennité de cet amour. Mais l'aimeur agapique seul est susceptible d'aimer plus ce mystère que ce qu'il sait déjà. Grâce au mystère qu'il repère d'emblée dans l'autre, il osera parier sur de l'aimable en l'aimé alors même que cette facette aimable ne se laisse pas encore clairement percevoir. Dès lors, dans cette figure, alors que Philia n'était que pari et confiance grâce au connu, Agapè devient pari et confiance malgré le connu... Avec Philia, j'assumais déjà que l'aimé est partiellement caché par un vêtement de peau; mon amour s'est construit sur cette apparence passagère, et il assumait l'inattendu que ce vêtement cachait. J'aimais la poussière et j'acceptais le mystère qu'elle recouvrait... Mais avec Agapè, j'aime le mystère et j'accepte la poussière qui l'habille... Depuis l'avènement d'Agapè je sais que la chair et l'histoire ne sont que des poussières. Agapè refuse de prendre en compte un critère historique comme philia le faisait... ou, plutôt, un seul évènement suffit: la rencontre de deux frontières. * Que faire alors de Philia? A imer une personne 'malgré' l'inconnu en elle (Philia), c'est peut-être moins que l'Aimer 'à cause' de cet inconnu (Agapè), mais c'est déjà mieux que l'aimer 'sous réserve' de l'inconnu (Éros). C'est en tout cas ce qu'affirme le Christianisme.
Le Christ déplore le rôle primordial qu'a pris ici le passé. Mais le Christ ne veut pas laisser croire que le vrai Amour, le grand Amour, Agapè, est inaccessible à l'immature. Il déplore qu'il faille encore en passer par le "...ce que tu as été..." avant de pouvoir aimer, mais il l'accepte. C'est explicitement dit dans Jn21. Il accepte, à contrecœur peut-être, cet amour qui, par maladresse plutôt que par précaution, cible encore mal et se laisse entraver par des conditions "historiques", "scientifiques", "esthétiques", mais il accepte! Dans ce chapitre du quatrième Évangile qui est une prodigieuse déconstruction de l'amour, Jésus-Christ nous a tout de même indiqué ses préférences sans la moindre ambiguïté. Pierre avait donc accepté dès le septième verset de reconnaître le Christ en cette personne mystérieuse qui, en chair et en os, l'intriguait au bord du lac. Le Christ, après un repas, lui demande deux fois de monter jusqu'à une relation totalement désentravée des réalités historiques antérieures, de ces jeux de distances et de proximités qui avaient scellé l'amitié entre Pierre et Jésus. Pierre refuse deux fois. Le Christ demande deux fois '...Agapê...' et Pierre répond deux fois '...Philia...'. Ici, j'entends, moi, paul yves wery, que Pierre répond deux fois au Christ qu'il préfère en rester à cet amour d'avant la croix, cet amour qui identifie et sélectionne sa cible à partir de critères connus par l'histoire: s'il aime le Christ qui est devant lui, c'est parce qu'il retrouve en lui le jésus qu'il avait concrètement suivi pendant trois ans. La surprise, c'est que le Christ craque! Il accepte que Pierre ne monte pas son amitié jusqu'à l'altitude d'Agapê. La troisième fois, le Christ demande '...Philia...' Le Christ accepte que Pierre maintienne sa relation à un niveau immature. Et le miracle dans le miracle, c'est qu'à ce moment-là, au troisième essai, lorsque le Christ accepte finalement de baisser le niveau de son imploration, Pierre s'attriste d'avoir obligé le Christ à passer à une altitude inférieure.
La graine germait déjà... Est-ce parce que le Christ s'attendait à cette évolution du coeur de Pierre que le Christ a accepté la faiblesse de Pierre? Il pensait peut-être quelque chose du genre:
Le supplice perpétuel de l'Église chrétienne, sa croix, c'est d'aimer les immatures. C'est d'ailleurs notre seule chance de salut... * Agapè n'est a priori ni compatible ni incompatible avec Éros. Mais en est-il vraiment de même entre Agapè et Philia? Cette question est de fait beaucoup, beaucoup, beaucoup plus délicate. Pour éviter les malentendus, il faut d'abord bien entendre que si, par exemple, mon désir sexuel vis-à-vis de mon épouse s'est épuisé et que, par la loi de Philia, je reste avec elle et lui sacrifie quelques dimensions de mon genre, c'est surtout 'parce que c'était elle et parce que je suis moi' et je n'ai donc pas pour autant atteint le territoire d'Agapè! Je ne l'aurai rejoint que lorsque je serai susceptible d'aimer n'importe quelle personne, de n'importe quel genre, de n'importe quel âge, de n'importe quelle proximité physique, exactement comme j'aime ma femme, ...ce qui me met en porte-à-faux avec l'élection qui caractérise le contrat philéique.
Agapè, la plus étonnante des figures de l'amour, accepte tout (pourvu que sa propre émergence ne soit pas mise en péril évidemment!). Par cette étrangeté, Agapè peut mettre à mal l'aimeur lorsque l'aimé se considère comme un ennemi de l'aimeur. Mais encore et surtout, Agapè peut mettre en péril un engagement conjugal caractérisé par un choix, par un 'parce que' , qui limite son champ d'action. Un couple parfait pourra-t-il entrer dans la sphère d'Agapè comme un seul corps? En théorie, par définition, l'amour inconditionnel n'est pas jaloux, et cela signifie qu'Agapè ne s'oppose pas plus aux affaires de Philia qu'il ne s'opposait aux affaires d'Éros. Mais en pratique, c'est Philia qui s'agace des caprices d'Agapè dès qu'ils ne sont plus anodins pour la vie d'un couple. En pratique, il (ou elle), se donnerait corps et âme, sans mesure, dans une oeuvre agapique qu'elle (ou lui) s'y opposera probablement bien vite, parce qu'elle (ou il) n'a pas encore acquis la maturité agapique; elle (ou il) a encore besoin des frontières contractuelles qui isole ce couple du reste du monde. Lui (ou elle) doit alors prendre en considération cette réserve, cette "faiblesse", du conjoint plus encore que les magnifiques propositions d'Agapê. C'est d'ailleurs une recommandation évangélique; ce qui a été uni par un mariage béni par Dieu doit le rester. Jésus est aussi sans la moindre ambiguïté à ce propos.
Agapè doit s'efforcer de faire monter Philia jusqu'à sa propre altitude, mais s'il n'y arrive pas, il devra laisser les cimes au loin le temps qu'il faudra... * Certains penseurs font d'Agapè une figure de l'amour tellement magnifique qu'elle devient quasi inaccessible à l'homme. À mon sens, il y a là l'effet d'une sacralisation inopportune. Cette sacralisation s'harmonise d'ailleurs mal avec l'Esprit évangélique qui est tellement terre-à-terre avec les choses relationnelles. Ces penseurs-là associent peut-être trop Agapè aux tourments qu'Agapè, parfois, occasionne et ils tentent alors, subvertissement, d'en amortir l'exigence sous le couvert d'une spécieuse "surhumanité". Il y a effectivement une martyrologie spectaculaire liée à l'oeuvre d'Agapè; le Christ en croix en est la figure archétypique. Il faudrait, dans un premier temps, prendre distance par rapport à cette martyrologie. Il faut dédramatiser voire banaliser Agapè et remarquer qu'Agapè agit déjà, d'une manière très anodine, ici et là, en notre faveur ou par notre faveur, sans qu'il n'y ait d'héroïsmes en jeux. Le cas du martyr est (presque) une figure d'école. Pour dédramatiser et banaliser Agapè, la première étape, c'est, peut-être, de bien sentir ce que produit Agapè du côté de l'aimeur. Être aimé sous le mode agapique, ou être aimé sous le mode philéique, c'est tout simplement la même chose! Indépendamment des critères d'élection de l'aimé, ces deux amours reçus sont deux amours devenus inconditionnels et cela suffit pour les caractériser du côté des aimés. Il n'est donc pas nécessaire d'avoir reçu une extase religieuse ou vécu une aventure exceptionnelle pour savoir de quel bois Agapè nous chauffe puisque l'amour philéique déversé dans nos vies par le coeur de notre maman nous a déjà fait connaître cette chaleur! Nous savons tous (presque tous...) d'expérience ce qu'Agapè donne à l'aimé: la même chose que ce que Philia donne. Ce qu'Agapè donne à l'aimeur (le retour de l'investissement amoureux donc), n'est pas beaucoup plus difficile à comprendre. Selon le contexte, ce qu'Agapè donne à celui qui le dispense, c'est:
La liste n'est pas complète; pour être exhaustif, il faudra encore parler d'une autre chose qu'Agapè donne indistinctement à tous les aimeurs de sa sphère... et qui me conduit à penser que finalement, en toute rigueur, un travail au service d'Agapè est toujours un travail rémunéré. Pour le comprendre, il faut encore nettoyer le champ de bataille des scories de Philia et d'Éros qui dérobe à notre sagacité la porte d'accès à la sphère d'Agapé; s'il n'est pas toujours facile de penser l'accessibilité d'Agapè, c'est simplement parce que l'on oublie que l'amour n'est pas qu'une affaire de qualité! L'amour, c'est aussi une affaire de quantité! On aime plus ou moins intensément, quel que soit le mode d'amour pris en considération! (La sympathie ou l'attirance sexuelle peut être plus ou moins forte, l'amitié aussi... alors pourquoi n'en serait-il pas de même pour la charité agapique?) Ce que néglige trop le penseur qui fait d'Agapè un Amour réservé aux surhommes et à Dieu, c'est justement cette disposition qu'a Agapè à agir en régime de basses ou de très basses intensités. Sur le terrain, Agapé peut quasi toujours se manifester doucement, délicatement, sans inquiéter ni Éros ni Philia. Il n'est pas requis d'avoir la carrure de la mère Theresa ou du mahatma Gandhi pour entrer dans cette sphère de l'Amour. Nous en avons reçu de vagues effluves très tôt dans nos vies par la simple gentillesse. La gentillesse d'un sourire inutile donné à un inconnu croisé sur le trottoir par exemple... Aussi simple que cela! Dans l'amour sexuel de la brute ou dans l'amour hyper-genré des underground modernes, dans le microcosme du couple jaloux ou dans le jardin clos d'une famille repliée sur ses plaisirs et ses peines, il y a toujours peu ou prou une gentillesse en germe qui par notre simple bonne volonté peut grandir, ...grandir jusqu'à ce qu'une force en présence (la sexualité, le conjoint jaloux, la tradition familiale, la norme culturelle, un événement pénible de notre vie ...) prononce un "Halte là!". Il semble que dans la sphère philéique, seule l'amitié, la vraie amitié, celle qui élit mais ne possède pas, ne prononce quasi jamais ce "Halte-là!" et accepte sans réserve les caprices parfois follement exigeants d'un Agapè que l'aimé (l'ami) dédierait à une cause extérieure! Suis-je incapable d'aimer un bourreau d'enfants, moi, moi qui ne suis ni la mère Teresa ni le mahatma Gandhi? Peut-être... mais ce serait alors un bien triste diagnostic. J'espère bien ne pas souffrir de cette médiocrité-là. J'espère bien avoir dépassé cette immaturité en affaires d'amours. Je l'espère et cet espoir me sauve! Pour vaincre cette médiocrité, qu'il me suffise d'imaginer -et ce n'est pas difficile!- ce qu'un maton peut éprouver s'il décide d'être gentil avec ce bourreau-là, lorsqu'il ouvre la porte de sa cellule pour lui apporter sa pitance. Peut-être que ce sera sous la forme d'un mot d'humour ou d'un sourire pour rien, pour la beauté du geste, pour rendre le sort de ce malheureux plus supportable... Ce maton existe. Je l'ai déjà rencontré. Lui au moins sait ce que veut dire le mot "gentillesse" et je ne voudrais pas être moins gentil que lui! Je parle de "gentillesse" plutôt que de "sollicitude" parce que la sollicitude a une allure plus fonctionnelle. La gentillesse, en surplus, embaume la sollicitude d'un "quelque chose" d'infini que les mots peinent évidemment à définir. Gentillesse... Gentillesse... le mot a donc finalement été prononcé... Parler d'Agapè, en fait, c'est la manière savante ou la manière solennelle de parler de la gentillesse, ce souffle de Dieu qu'il suffit d'accepter pour que partout surgissent quelques étincelles d'une joie incompréhensible d'être à côté de n'importe qui. Par sa gentillesse, ce maton-là a produit de l'Amour agapique. Pour sourire au bourreau, il ne lui a pas demandé d'avoir une caractéristique qui lui eut été sympathique. J'admire ce maton bien plus que tous ceux qui crient de la haine en mémoire de l'enfant torturé. Je voudrais ressembler à ce maton non pas à cause des caractéristiques du bourreau, ni même pour préserver la totale dignité de la petite victime de ce bourreau, mais à cause de la beauté de cette gentillesse... Le maton est gentil parce qu'il est capable de ressentir, quelques-unes de ces étincelles de joie discrète que la gentillesse donne à celui qui la distribue. Il n'y a rien d'exceptionnel dans cette capacité. Elle est à la portée de tous. Il y a dans cette joie délicate quelque chose qui est de l'ordre de l'universalisable... Cette joie délicate-là est vraiment spécifique à Agapè; cette joie ne provient pas du destinataire de cette forme d'amour contrairement à ce qui se passe dans un contexte philéique ou érossien. C'est l'amour lui-même qui pourvoit. Parfois, de surcroît, le destinataire de la gentillesse peut y ajouter quelque joie complémentaire, pour la beauté du geste, parce que la gentillesse est terriblement contagieuse, mais alors, c'est un bonus, pas un salaire... La mesure du salaire payé par Agapè au maton, c'est très exactement ce qui subsiste de la joie lorsque par malheur le bourreau y réagit par une méchanceté; ce petit quelque chose qui persiste par-delà une éventuelle déception... Aussi minable que je sois, je suis en mesure de deviner ce qu'est cette joie-là. Dans le cadre d'une prison, ce petit bonheur-là ne serait-il pas tinté d'une goutte de paternalisme? Peut-être... Qu'importe; le paternalisme d'un maton est en général plus utile que toxique et le risque vaut bien la chandelle. De toute façon, en pratique, ce que le maton sait d'expérience, c'est que le plus souvent, le malfrat ne va pas répondre à cette gentillesse inattendue par une méchanceté. Je le redis: la gentillesse est terriblement contagieuse! Et s'il y a une chance que le bourreau évolue un jour, qu'il redevienne un homme plus facilement aimable, le maton sait (et moi aussi), que ce ne sera jamais par oeuvre de confessions, de contritions, par l'assomption d'une punition, par raisonnement, par résolution ou par peur. Aucun psychologue sérieux ne niera que le coeur ne se transforme en profondeur qu'en réaction à de l'amour, ...en réaction à l'Amour agapique faute de pouvoir recevoir de l'amour sous la forme philéique (certes moins somptueux mais, le plus souvent plus intense et donc plus efficace). L'amour érossien peut aussi susciter cette évolution parce qu'il est facilement plus intense encore, mais la démarche est plus dangereuse; mal géré l'amour érossien peut même fabriquer des bourreaux plutôt que les guérir! * Agapè mérite notre attention et notre considération parce qu'il plonge des racines qui perforent toujours le noyau dur de la méchanceté. Par son oeuvre, même l'élu de personne, le monstre solitaire, pourra éventuellement penser qu'il est aimable malgré tout, qu'il a encore en lui une valeur qui pourrait le réintégrer dans une relation. Dans la sphère d'Agapè, l'aimeur ne choisit pas l'aimé parce qu'il aurait une quelconque valeur du fait de son humanité. C'est plus subtil: dans les situations de vide, la stratégie d'Agapè, c'est de donner une valeur à ce qui en était éventuellement dépourvu. (Comte Sponville a écrit des pages définitives sur ce sujet et je renvoie mon lecteur au dernier chapitre de son "Petit Traité des Grandes Vertus") Chacun de nous a certainement ressenti au moins une fois dans sa vie une joie tout à fait singulière, difficilement comparable aux autres joies, lorsque par bonheur, un passant inconnu, voire un enfant adorable mais inconnu, qu'il croisait sur un trottoir, lui a souri, comme cela, pour rien, pour le plaisir de sourire. Il en a été troublé, très positivement troublé... Plus ou moins confusément, il comprenait à cet instant que le simple fait d'exister était déjà quelque chose de suffisant pour avoir gagné une valeur aux yeux d'au moins une personne. Ici c'est l'enfant qui Agapait. L'enfant agape souvent d'ailleurs! Voilà qui contredit allègrement les mystificateurs de l'Amour de Dieu! Oui, un enfant est bel et bien capable de donner de la valeur au plus misérable des misérables. Lorsque je souris à un enfant, je suis plutôt dans la sphère de Philia parce que tout être normal éprouve une sympathie pour les enfants. Mais lorsque j'arrive, moi, à sourire à une personne sans qu'une forme minimale de sympathie préalable m'y invite, je suis déjà dans la sphère d'Agapè puisque c'est l'absence de la nécessité d'une sympathie préalable qui distingue Philia d'Agapè. Or, ce sourire est à la portée de tout le monde! C'est le regard positif des autres qui rend aimable et ce ne sont pas les nouvelles théories mimétiques qui nieront cette dynamique. Jésus nous le disait déjà il y a deux mille ans; c'est la substantifique moelle de sa parabole dite dite du bon samaritain. La lucidité qui donne à voir cette gentillesse à l'oeuvre un peu partout est par excellence le médicament contre la migraine du monde. Il n'y a pas que la valeur conquise ou la valeur innée qui peut améliorer le monde. Il y a aussi et surtout la valeur donnée, souvent à très faible coût, qui, par l'effet "boule de neige", met à mal la méchanceté. Un monde sans valeur peut l'acquérir par l'Agapè. Le Chrétien dira que c'est par excellence l'Amour de Dieu pour chaque homme qui fait la valeur de chaque homme! (C'est le travail génial d'Anders Nygren; son oeuvre -"Éros et Agapè", Cerf 2009- reconstruit ainsi une histoire spirituelle qui re-écrase purement et simplement toutes les théories du mérite en religion. Il rouvre ainsi un nouvel accès théologique à l'universalité des droits des hommes, crapules et héros confondus.) * L'étrangeté d'Agapè tient à cette disposition que nous possédons tous de prodiguer de la gentillesse inconditionnelle, au moins à faible régime, dans quasi tous les contextes de la vie. Il n'y a dans cette capacité rien d'autre qu'acceptation... Accepter de prendre une direction... Pour le dire d'une manière lapidaire, sourire au meurtrier de son enfant n'est peut-être pas d'emblée possible, mais cet héroïsme-là n'est pas requis au départ. Le sourire au bourreau ne sera que la consécration d'un amour de l'Amour, d'un travail spirituel qui commence par un sourire peu coûteux à un inconnu. Il ne s'agit que de faire rouler une petite boule de neige sur une pente sans vouloir l'arrêter. Ce n'est pas nous mais la pente enneigée qui fera le reste du travail de maturation pour autant que nous ne nous y opposions pas. C'est ainsi que peut surgir de notre médiocrité la faculté de devenir d'abord le gentil maton et, finalement, le héros prêt à sacrifier sa vie pour des inconnus. Alors autant choisir la direction dès maintenant, tant que c'est à notre portée. Faire ce que l'enfant faisait sur le trottoir... Nous ne devrions donc plus trop nous étonner de l'existence des martyrs. Si un homme a travaillé sur sa capacité à discerner le délicat bonheur produit en retour de sa propre gentillesse, il est en mesure, en souriant (au sens propre comme au sens figuré) à son ennemi de ressentir du bonheur grâce à lui, à côté de la douleur produite par sa méchanceté. Il n'y a pas d'arme pour s'opposer à cela... Il y a dans ce schéma la ressource théorique qui permet d'établir les grandes lignes d'un travail spirituel: repérer cette délicate joie et la laisser grandir jusqu'à ce qu'elle devienne la source principale de notre bonheur... Cela peut nous conduire insensiblement jusqu'au-delà de la crainte de la souffrance et de la mort. Cela ne signifie pas que le martyr aime sa souffrance. Il n'est pas masochiste, mais il continue d'Aimer même dans la douleur, même sur un échafaud... Les Évangiles nous décrivent un Jésus qui a un rapport très sain aux relations humaines. Cette santé relationnelle s'harmoniserait très mal avec l'hypothèse qu'il fut masochiste. Il est bien plus raisonnable de penser que Jésus a pleinement souffert par la croix. Mais cette douleur n'empêchait pas Jésus d'éprouver aussi la joie qui vient de l'amour et non de aimés... La croix n'est pas consubstantielle à Agapè, elle en est parfois le prix et ce n'est pas du tout la même chose.
paul yves wery - Chiangmai - Février 2015 Version 1.0 - Février 2008 Version 1.03 - Décembre 2010 Version 1.04 - Mars 2011 Version 2.0 - Juillet 2013 Version 3.0 -Février 2015
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