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Version 2.01 - Novembre2016

Le sexe, le genre et la spiritualité

Abstract: Depuis que la catégorie du genre se fond plus et plus dans les questions de libido, une nouvelle topique de l'altérité s'est mise en place qui a ses propres règles ...avec pour chaque personne sa propre inertie. Cette inertie n'est pas rien qu'une fatalité. Je ne le choisis pas mon genre, je le découvre. Mais malgré tout, j'ai certainement sur cette évolution une toute petite marge de manoeuvre... Là, la spiritualité a son mot à dire...

 

Plan de l'article

Qu'est-ce que "le genre"?

La spiritualité du genre

1- La chasteté

2- La sexualité altruiste versus l'égoïsme à deux

A- Spiritualité qui néglige le mystère sexuel de l'autre - simplification du genre

B- Spiritualité qui exploite le mystère sexuel de l'autre - complexification du genre.

3- Conclusion

 

1- Qu'est-ce que "le genre"?

Il est vain d'essayer d'expliquer les différences sexuelles uniquement par des déterminants biologiques. Manifestement, une approche de la sexualité fondée uniquement sur la distinction des organes génitaux n'est plus opérationnelle pour analyser les désirs, régler d'une manière univoque des nuances de droit, ou poser des thèses théologiques. Il faut aussi prendre en compte des conditionnements plus franchement culturels voire des goûts personnels. C'est ce que qu'étudient les théories du genre. Derrière le mot "genre", j'entends donc la résultante de ces déterminants qui font l'identité sexuelle et dont les déterminants biologiques ne sont qu'une partie.

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Il faudrait peut-être commencer par dire que les prédispositions biologiques sont elles-mêmes loin d'être "binaires". Nos manières de raisonner restent encore très marquées par de très grossiers déterminants physiques comme les organes génitaux externes, mais même en restant strictement dans le cadre de la biologie, des discernements plus subtils s'imposent.

La recherche médicale, dès qu'elle s'est attaquée à ce sujet, a mis à jour une énorme porosité de la frontière entre le masculin et le féminin. Même le chromosome "Y" a perdu de sa valeur heuristique. Que dire alors de l'impact des recherches en embryogenèse, des actions différenciées des allèles, des productions ovariennes "mineures",...

Pour les spécialistes, il y a un continuum dans la détermination du sexe biologique. L'usage des statistiques a permis la prise en compte de quantités et non plus seulement de qualités. Le phénotype ne se confond pas toujours avec le génotype (et même pas toujours avec le caryotype!), l'atmosphère hormonale peut varier selon des variables endogènes et exogènes, durant l'embryogenèse les phases de dissolutions d'organes sexuels primitifs laissent parfois des traces histologiques qui ont un impact postnatal, etc. En pratique cela veut dire par exemple qu'il y a de la testostérone dans le sang des femmes et des oestrogènes dans le sang des hommes... Pire; il y a des hommes qui ont un utérus caché dans leur ventre et des femmes porteuse du chromosome Y... Il est aussi statistiquement établi qu'un hermaphrodite naît de temps en temps ici ou là dans le monde...

Toutes ces données scientifiques ne floutent pas le binôme masculin/féminin, mais le rendent obsolète; il est inutilisable dès que l'on veut entrer dans les finasseries du réel. Et pour complexifier encore un peu plus le débat, rappelons qu'en aval des connaissances scientifiques, la technologie médicale s'est permis de défier ce que l'on avait cru être des arrêts intangibles de la nature. Symboliquement et cliniquement, la sexualité s'est définitivement décrochée de la fécondité avec l'arrivée de la contraception moderne et des coups de force histologiques. La chimie a permis des corrections enzymatiques ou hormonales de la virilité, de la pilosité, du volume des seins, de la force musculaire, ...et c'est sans dire les performances chirurgicales.

On sait que cette pseudo binarité des organes génitaux est incapable de rendre compte de la palette quasiment infinie des désirs sexuels, des tendances affectives, des compétences intellectuelles particulières et de tant d'autres choses encore. Grâce aux divers mouvements féministes, c'est devenu un truisme que de le dire. La culture impose aussi sa marque: les religions, les technologies, les morales, les productions artistiques, les modes, la publicité, l'éducation...

Les différences sexuelles déjà très affectées par le problématique couple masculin/féminin biologique et par l'environnement culturel, peuvent aussi être influencées par ce que la personne veut faire de ses pulsions, de ses organes et de ses formes corporelles...

Bref, pour un médecin, un philosophe, un politique, un charbonnier ou un théologien d'aujourd'hui, l'intelligence de la sexualité a été modifiée d'une manière irréversible par des nouvelles distinctions catégorielles continues et discontinues qui sont le plus souvent très bien documentées.

Les efforts pathétiques d'une certaine psychanalyse pour digérer la diversité des libidos par une simple référence au binôme masculin/féminin sont devenus grotesques. Dans ces théories l'obligation pour comprendre un désir de concevoir une féminité 'refoulée', 'niée', 'sublimée', 'projetée' ou que sais-je d'autre encore, construit des modèles intellectuels plus obscurs et plus mystérieux encore que les réalités étudiées. Là aussi, il fallait relativiser la binarité du sexuel. Pour paraphraser Lacan, «La Femme» n'existe pas et «L'Homme» n'existe pas plus. Il est tout aussi vain et, surtout, non scientifique, de penser la formule du désir avec des variables non falsifiables tels que le complexe d'Oedipe, le complexe de Jocaste ou même le narcissisme, le mimétisme...

Statistiquement, au premier regard en tout cas, beaucoup de libidos se ressemblent et c'est cela qui a pu faire croire que l'on arriverait à démystifier le désir en n'y discernant qu'un agencement du masculin et du féminin. L'ignorance, par exemple, de la diversité des homosexualités (qui, pendant des siècles, ne s'est pas exprimée publiquement en Occident) a conduit ces pseudo-scientifiques à ne voir dans ces attirances qu'une forme de 'féminisation' ou de 'masculinisation' par identification, par projection ou etc. On n'en est plus là! Le curseur 'passif/actif', le curseur 'sadique/masochiste', le curseur 'dominant/dominé', le curseur 'anal/oral', le curseur 'créatif/rituel', 'virtuel/réel', 'fidèle/infidèle', 'idéaliste/pragmatique', 'pédophile/gérontophile', (...), sont au même titre que le curseur 'masculin/féminin' des variables continues (non discrètes) dans la formule du genre.

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Plan de l'article

Qu'est-ce que "le genre"?

La spiritualité du genre

1- La chasteté

2- La sexualité altruiste versus l'égoïsme à deux

A- Spiritualité qui néglige le mystère sexuel de l'autre - simplification du genre

B- Spiritualité qui exploite le mystère sexuel de l'autre - complexification du genre.

3- Conclusion

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2- La spiritualité et le genre

 

À regarder l'évolution du monde, il semble que le surplus d'énergie sexuelle humaine dont la fécondité n'a que faire, se met de plus en plus au service des nuances du genre. Nos idéologies et nos institutions sont évidemment très impactées par ces transferts d'énergie. Nous sommes donc de plus en plus contraints d'assumer les études du genre pour intégrer le sexuel dans une recherche spirituelle, éthique ou politique digne de ce nom...

Ce ne sont ni l'éthique ni la politique qui m'intéressent ici; je dois attaquer d'emblée des chausse-trappes qui m'englueraient dans les caniveaux des "spiritualités" normatives... Pour moi, la spiritualité n'est pas la morale et encore moins la politique. Elle en est même un ennemi redoutable. Pour moi, la spiritualité est avant tout une recherche... une recherche dans la sphère du mystère comme la science est une recherche dans la sphère de l'énigme. La morale et la politique peuvent et doivent même y puiser leurs nutriments, mais elles ne peuvent prétendre la diriger. Or, il existe des concepts qui tendent à flouter la frontière entre le spirituel et le moral (ou le politique). La chasteté est typiquement un de ces concepts. Je vais donc commencer par expliquer l'ambiguïté du concept de chasteté pour y renoncer ensuite et écarter simultanément toute envie de penser la spiritualité sexuelle (chrétienne) en termes normatifs...

 

1- La chasteté

 

Ce sujet est depuis des siècles le lieu par excellence d'un débat sur le lien entre la sexualité et la spiritualité... Pour le dire vite, dans le christianisme, la chasteté serait le "bon" usage de la sexualité, un objectif à viser en dépit de nos prédispositions naturelles. Avec une approche aussi explicitement morale de la chasteté, on ne doit pas s'attendre à un consensus sur le sujet et, de fait, il n'y en a pas. Le mot de chasteté n'est résolument pas lu de la même manière par les gens 'normaux' et par les clercs.

Pour le commun des chrétiens, la chasteté, c'est l'abstinence sexuelle concédée pour plaire au bon Dieu ou par zèle moral. L'abstinence pour raisons médicales, par exemple, n'est pas plus chaste que l'abstinence involontaire ou l'abstinence par peur de la pénétration ou l'abstinence par peur d'une grossesse. Mais pour le théologien, le moine, le prêtre, le pasteur, on s'empêtre dans de confuses explications avec de la 'chasteté conjugale' , des 'désirs chastes' , des 'plaisirs chastes' , de 'l'abstinence consacrée'... Chez les uns, la chasteté, c'est de l'ascèse sans plus, et chez les autres, la chasteté entre dans une théorie parfois complexe qui veut que notre sexualité entre structurellement, par un usage particulier, dans notre maturation spirituelle... Si je ne me laisse pas croire qu'il y a unanimité ou univocité possible chez les clercs chrétiens autour d'une définition de "la vraie chasteté", c'est pour une bonne et simple raison: la chasteté n'est pas un concept évangélique!

Un clerc chrétien pourrait, par exemple, estimer que notre activité sexuelle est susceptible de gêner la puissance de notre volonté et donc de notre liberté... La chasteté (le "bon" usage de la sexualité) serait donc l'évitement de la pratique sexuelle tout à fait indépendamment du genre. Mais je note d'emblée que cette position, stricto sensu , ne vient pas des leçons de Jésus.

Un autre clerc chrétien pourra penser une chasteté très différente. Cette fois, elle pourra être, plutôt que l'abstinence volontaire, une pratique sexuelle tempérée par une bonne introspection, car l'absence totale d'activité sexuelle pourrait provoquer une obsession nuisible pour la liberté... Les leçons de Jésus ne critiquent ou ne soutiennent pas plus cette prise de position.

D'autres thèses plus baroques sont concevables. Il y a donc beaucoup de théories possibles et il est bien normal que sur le terrain, de fait, la chasteté fut comprise différemment selon le lieu et le temps. St Ignace n'est pas St Paul, Origène n'est pas Teilhard de Chardin...

Venons-en aux Évangiles, pour montrer à quel point ils n'aident pas beaucoup ceux qui veulent absolument la promotion de normes sexuelles.

Jésus ne parle de la sexualité pour elle-même qu'une seule fois et il n'entre JAMAIS dans des considérations normatives sur le genre. Pire, la seule fois où Jésus parle de la sexualité pour elle-même, c'est, me semble-t-il, sur le ton de l'humour pour dédramatiser une question de ses disciples! C'est le fameux évangile des eunuques en Mt19. Dans cet évangile, Jésus est en train de nous donner une leçon normative de plus sur le thème de l'adultère: la consigne est simple et univoque: fidélité dans l'engagement marital! A priori, hors du cadre marital ou dans le cadre marital, la sexualité et tous ses caprices genrés sont autorisés mais si l'on entre dans un lien marital, on ne peut plus en sortir! Lorsqu'il parle des eunuques qui le sont par naissance ou parce qu'on les a castrés, ou parce qu'ils ont fait le choix de l'abstinence sexuelle absolue pour le Royaume de Dieu, Jésus ne dit évidemment pas que l'accès au Royaume n'est possible que pour eux. Comme Jésus ne nous dit pas plus pourquoi certains sont en droit (voire en devoir!) de faire ce choix particulier, pour mieux comprendre, nous devrons faire de l'herméneutique. Ce n'est heureusement pas trop compliqué avec nos quatre évangiles canonisés puisque le message dominant des Évangiles, c'est manifestement la promotion de l'amour et que cela impose par exemple la gentillesse et donc le consentement dans les relations sexuelles... L'eunuque qui s'est fait eunuque pour le Royaume, par-delà la rhétorique plutôt humoristique, c'est donc éventuellement celui qui renonce à un acte sexuel parce que celui-ci n'est pas souhaité par la (ou le) partenaire potentielle, et ce indépendamment de toute spécificité de genre. Ce pourrait aussi être celui qui s'est engagé dans une relation maritale et dont la (ou le) partenaire est malade, ou... Peu importe les figures particulières; priorité à l'Amour! (Pour une définition plus pointue de l'Amour évangélique, je renvois mon lecteur à une étude consacré à l'Agapè)

J'insiste donc une dernière fois sur ce point avant d'abandonner avec la chasteté les études du genre fondées sur des concepts à tendances normatives: Jésus n'a pas donné de normes genrées pour la gymnastique de l'alcôve!

J'invite mon lecteur à lire une brève histoire sans grande prétention de la doctrine de la chasteté et du 'péché de chair' dans le catholicisme afin de gagner une perspective historique.

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Plan de l'article

Qu'est-ce que "le genre"?

La spiritualité du genre

1- La chasteté

2- La sexualité altruiste versus l'égoïsme à deux

A- Spiritualité qui néglige le mystère sexuel de l'autre - simplification du genre

B- Spiritualité qui exploite le mystère sexuel de l'autre - complexification du genre.

3- Conclusion

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2- La sexualité altruiste versus l'égoïsme à deux

 

Après avoir mis en garde contre les chausses trappes normatives, venons en maintenant aux questions plus sérieuses: 

Le sexe biologique est finalement très peu identifiant. Pour le dire autrement, ce n'est pas en lisant 'homme' plutôt que 'femme' sur une carte d'identité que je sais à qui j'ai affaire. Des femmes, il y en a pour le moment trois milliards sur la terre, idem pour les hommes. Certes, il y a beaucoup de différences entre un homme et une femme, mais que sont ces différences grossières au regard de la différence entre telle femme et telle autre femme, entre tel homme et tel autre homme.

Le genre, qui ajoute au sexe physique la diversité des plaisirs et des désirs, est par contre déjà plus identifiant. La raison en est simple; le genre ajoute des informations sur ce que fait le cerveau d'une personne de son sexe biologique lorsqu'il est mis en situation. Le genre décrit donc une des adaptations de la personne à des contextes, ce qui va complexifier considérablement les donnes du départ. Le regard plus ou moins attentif que je porte sur la complexifications des autres risque d'ailleurs d'influencer mon propre genre (le genre de l'autre est un constituant de mon environnement). Plus j'observe attentivement un genre, plus j'entre dans les détails d'une libido par exemple, plus je commence à soupçonner l'existence en l'homme d'une énigme que connaît moins le chien ou le chat (qui sont pourtant aussi sexués).

Pour un spirituel la question sexuelle peut maintenant se formuler autrement: le coeur du coeur du "je", est-il lui-même affecté par le genre ou le genre est-il simplement une réaction, un épiphénomène, d'un "je" stable en la matière? Impossible de répondre avec certitude.

Si le coeur du coeur de mon "je" (mon âme!) est vraiment asexué (comme certains passages évangéliques le laissent penser d'ailleurs- Cf. Mt22,30 etc), ou inchangé par la pratique sexuelle de mon corps, la question de la "spiritualité sexuelle" est close. Il n'y a pas de "spiritualité sexuelle"; la morale suffit. La seule chose qui me resterait à faire dans ce cas, c'est de rendre la sexualité la moins encombrante possible, (...et donc en accord avec la société dans laquelle je vis), point à la ligne. Le spirituel n'aurait qu'à chercher à minimaliser toutes les formes de tracas et d'obsessions sexuelles. L'introspection est sensée pouvoir l'aider. Au fond, dans un tel contexte, la sexualité n'est rien de plus que l'alimentation et, pour ne point nous distraire de l'essentiel, elle devrait juste se faire oublier autant que faire se peut... Plus question d'altérité dans le sens fort du mot... La masturbation à deux plutôt que la conquête et la recherche, ...Et puis la masturbation solitaire plutôt que la masturbation à deux... et puis l'oubli de la chose... Voilà un programme relativement simple pour en arriver à la gestion d'une âme angélique qui ne se soucierait plus que de questions plus importantes!

Par contre, si le coeur de mon coeur (mon âme) peut être radicalement transformé par l'expérience sexuelle, alors, la sexualité devient un outil de recherche, un outil de travail sur l'intention et l'orientation de mon âme... Elle serait alors un des lieux d'une vraie liberté de devenir autre et non simplement l'art d'assumer ce que je suis...

Par le ton que j'utilise pour parler de ces deux options, mon lecteur aura déjà compris ma conviction personnelle. Oui, je pense pour ma part que la gestion de mon genre est susceptible de transformer, au moins un petit peu, le coeur de mon coeur, mon âme, mon identité... Je ne dis pas que la gestion de mon genre est le seul outil dont je dispose, mais je pense, oui, qu'elle est un outils utile pour me faire différent de ce que je suis aujourd'hui. Elle peut me permettre d'être meilleur, d'être mieux, d'être "plus", ...ou l'inverse.

En pratique, si j'admet que le coeur de mon coeur peut être modifié par mon genre, selon mes convictions, mon courage et/ou mon niveau de lucidité, la gestion de mon genre me situe toujours quelque part entre deux attitudes extrêmes.

•  Soit ma vie sexuelle, à quelques nuances morales près, se laisse simplement orienter par ce que l'univers en fait et, par exemple, par l'idée passivement reçue de l'objet de mon désir. Une assomption maximale de ma programmation de départ donc... Une telle vie sexuelle est au départ très simple et moins j'aurai complexifié mon genre par les aléas de la vie, plus ce désir sera facile à assouvir. Si je suis biologiquement masculin et hétérosexuel sans plus, je désire trouver une femme sans plus. Et si, par un caprice de mon genre, je ne puis dissocier mon désir sexuel de l'affection? Je ne pourrai trouver mon apaisement qu'avec les femmes sentimentales! Et si je suis hétérosexuel et sentimental, mais que mon genre exige aussi des caresses orales pour accéder au plaisir? ...et un certain âge?... et l'odeur des blondes?... et une conversation raffinée?... et une certaine forme de lascivité?... À chaque complexification de mon genre, le groupe des 'âmes soeurs' potentielles se réduit! C'est dire qu'au regard du chien ou du chat le besoin sexuel de l'homme très "genré" risque d'être plus difficile à assouvir!

•  Soit - autre extrême - j'accepte intentionnellement que ma vie sexuelle déborde en des territoires encore inconnus de mes désirs. J'accepterai de chercher même là où mon genre ne cherche rien. Je me focalise sur la plasticité de ma sexualité stimulée par l'altérité. Cet espace inconnu vers lequel le partenaire m'entraînerait pourrait même, à la longue, devenir le fleuron de mon désir, la caractéristique principale de mon genre! (Inconnue autant dans mon coeur que de son coeur! Inconnue au coeur du désir lui-même! Ma vie sexuelle devient la poursuite d'un mystère... Recherche systématique de l'imprévisibilité...) Figure de rhétorique? Que non! En pratique, cela voudrait simplement dire que le coeur de mon coeur accepterait et assumerait que les plus magnifiques relations sexuelles ne sont pas nécessairement celles qui titillent mon désir! Plutôt que de me concentrer sur la recherche d'une caresse précise à donner ou à recevoir, je me concentrerais sur l'irréductible différence entre le frottement produit sur mon corps par ma main et le même frottement produit sur mon corps par la main d'un autre. Ma quête sexuelle dans cette occurrence réclamerait, exigerait donc le mystère de l'autre. Le reste ne serait qu'hygiène ou pis-aller...

Reprenons le rôle de la spiritualité pour chacune de ces positions extrêmes:

A- Spiritualité qui néglige le mystère sexuel de l'autre - simplification maximale du genre.

B- Spiritualité qui exploite le mystère sexuel de l'autre - complexification du genre.

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A- Spiritualité qui néglige le mystère sexuel de l'autre - simplification du genre :

Sans le mystère du genre (en arrêtant donc le genre à une étape consciente de son évolution), la spiritualité n'a pas grand-chose à faire de mon besoin sexuel. Son seul devoir serait de me transformer le moins possible. "Je suis ce que je suis, restons en là". Disons qu'elle est devant lui comme devant le besoin de manger, de déféquer, d'uriner, de dormir. Je veillerai à ce que ma vie sexuelle n'empoisonne pas mes activités plus proprement spirituelles et serai donc particulièrement attentif aux recommandations morales de mon environnement pour éviter des conflits qui, etc.

Pour ne pas devoir aller trop au-delà de la fonction procréatrice de la sexualité, essayons de figer le genre autant que possible au début de son évolution, alors qu'il ne déborde pas encore le cadre (quasi) binaire proposé par les organes (le genre de la 'brute' qui ne voit dans son désir qu'une soif de masculin ou de féminin).

Imaginons donc un monde -absolument irréel, j'en conviens- où la quête du plaisir sexuel se réduirait à la gestion de la différence entre les sexes organiques. À bien y réfléchir cela simplifierait considérablement les choses. Avoir du plaisir sexuel ne serait pas plus compliqué que chercher de l'eau à boire. Pour me rassasier sexuellement, une personne sur deux pourrait convenir puisqu'il y a autant d'hommes que de femmes sur notre terre.

Le monde des chiens connaît bien cela; on renifle un peu, on tourne trois fois l'un derrière l'autre, on attend à peine pour voir si le ou la partenaire est consentant et puis, hop!, le tour est joué. (Que les chiens me pardonnent; il est peut-être injuste de réduire leur sexualité à si peu de choses, mais bon, on voit ce que je veux dire. Le but est juste de faire comprendre.)

Pas de place pour l'angoisse dans cette complémentarité sexuelle des chiens et des chiennes, pas ou peu de frustrations à prévoir...

Dans cette sphère, l'identité de chaque partenaire est, certes, investie mais l'altérité pas vraiment puisque chacun se contente de trouver en l'autre ce dont il avait déjà délimité la nature: la part recherchée n'est jamais qu'une partie préconçue de l'autre.

Que l'on est bien dans cet univers sexuel clos! On peut même prévoir que dans un tel paradis, le chien qui tenterait de sortir de cette simplicité se fera volontiers mordre par les autres:

« Vers quel enfer ce pervers veut-il nous conduire? Qu'on le castre! »

Pour s'installer bien dans cette sexualité sans mystère, le bon sens suffirait, comme pour toute bonne chose, comme pour la nourriture ou le sommeil... Il conviendrait que je fasse l'amour parfois ou que je m'en passe, c'est selon, pourvu que je garde une bonne santé, pourvu que je sois frais et dispos au travail, pourvu que je sois souriant. Que je ne devienne ni désagréable ni obsédé si, par un revers du destin, je suis momentanément contraint à l'abstinence. Pourvu surtout que je ne complexifie jamais mon genre! (Un monde très pudique me convient donc très bien qui m'épargne au moins la provocation à la complexification...)

Bref, autant de règles que je devrais aussi bien appliquer à la consommation du chocolat, au jeu, à la fête. Soucieuse de la morale mais intrinsèquement indifférente à la question de l'altérité, cette sexualité ne serait pas directement utile à ma vie spirituelle et s'il faut penser une "chaste abstinence", elle serait tout au plus ce que le jeûne est à l'alimentation ou ce que la veille est au sommeil. Une chasteté rudimentaire qui renverrait à l'usage de l'ascèse. L'ascèse du sage qui lui permet de subir l'irréductible tyrannie de la matérialité de son corps avec distance, art et sourire. L'ascèse du sage qui reconnaît l'utilité de l'exercice musculaire, du travail de sa mémoire, des exercices de raison, un minimum d'heures de sommeil, etc.

Il va sans dire que s'il y a la pratique d'une sexualité, on respectera scrupuleusement la règle morale du consentement! C'est la moindre des choses. Mais, à bien y regarder, même le viol ne serait pas une affaire plus grave qu'une dispute entre gamins puisque dans cette sexualité très simple, le coeur de l'âme serait bien moins concerné que la juste évaluation d'un partage de jouets.

Il n'est ni bon en soi ni mauvais en soi de manger. Tous les spirituels du monde le savent qui pourtant jeûnent parfois ou au contraire célèbrent autour d'une table. Le parallèle avec cette sexualité sans mystère saute aux yeux. Mais notons quand même que, pour elle, une méditation pointue est requise; un regard critique s'impose qui devra me permettre de bien évaluer les enjeux. Les pulsions sexuelles aveuglent plus facilement que la faim. Le statut mental de l'homme sans désir n'est pas le même que celui de l'homme au désir satisfait; le tonus sexuel, indépendamment du genre, s'entretient ou s'endort, la frustration stimule parfois. Bref, il me faudra sans cesse réévaluer le bon usage du sexuel au regard des priorités que je me donne durant telle ou telle période de la vie: la fécondité biologique, la fécondité professionnelle, la fécondité relationnelle...

Pour ma part, - mais cela n'engage que moi - j'ai remarqué par exemple que la créativité artistique exige un statut franchement sexué, pas trop frustré. Mais par contre une pratique professionnelle intellectuellement exigeante et inscrite dans la durée profitera d'une baisse globale de la sexualité. Un travail manuel intense abrutissant s'accommode bien d'une sexualité nulle. Etc.

Voilà à quoi pourrait se limiter la spiritualité d'une sexualité "minimalisée". Pas vraiment de place ici pour la spécificité d'un «péché de chair». S'il y a péché ce serait au même titre que la gourmandise. Certes, il s'agit d'une sexualité non altruiste, mais qu'importe puisqu'elle n'empêche pas voire favorise l'altruisme hors de la sphère sexuelle.

Je vais y arriver à la sexualité altruiste, mais je dois m'attarder encore quelques instants sur celle-ci parce qu'elle nous concerne bien plus qu'on le croit. L'égoïsme à deux est de fait la norme en cours et il serait bien sot de le repousser d'un revers de main!

Oui, ne nous y trompons pas, la sexualité sans véritable rapport à l'altérité, à bien y regarder, c'est autant la masturbation à deux que la masturbation en solitaire. Même le mariage, derrière une montagne de bonnes intentions, n'est bien souvent qu'une forme plus ou moins déguisée de prostitution. J'ai la faiblesse de croire que la sexualité vraiment «à deux» est encore largement l'exception dans la somme des relations sexuelles qui chaque jour éclairent la terre. La fécondité biologique n'y change pas grand-chose; c'est bien plus souvent pour assouvir un besoin instinctif égotique et non par générosité que l'on fait des enfants, ...et si la progéniture devient finalement une intrusion de la toute puissance de l'altérité dans l'égoïsme du couple, c'est le plus souvent bien malgré ce couple. (Il n'est heureusement pas nécessaire d'être altruiste pour subir la force et la singularité de l'être de nos descendants!)

Est-il spirituellement condamnable de s'acquitter de cet appétit plus ou moins médiocre au regard des splendeurs supposées de la sexualité spiritualisée? Après tout il existe bien assez d'autre moyens pour croître spirituellement; l'art, l'action sociale, la philosophie, la méditation bouddhiste...

Voilà une question que n'aiment pas se poser ceux qui sont déjà engagés dans un voeu d'abstinence sexuelle. Il faut pourtant y répondre clairement pour la théologie de demain. Le plaisir sexuel, qu'il soit ou non altruiste, est une nourriture pour la santé mentale au même titre que le pain, que l'affection, que le calme... Une cinglante et paradoxale condamnation de l'égoïsme à deux n'est pas une réponse facilement justifiable. La question est de poids!

Dès qu'est reconnue l'existence de la sexualité virtuelle (car, in fine, c'est bien de cela qu'il est question dans cette figure où le partenaire réel ou non n'est que l'acteur de mon fantasme), au nom de quoi devrais-je m'en passer? N'est-elle pas comme la faculté de rêver dont on dit que la privation rend fou? ...Un rêve oui, rien de plus! Faute de mieux, j'ai besoin de rêver. Est-ce grave docteur?

...Voilà que je me réveille d'un merveilleux rêve: je faisais la fête avec une voisine que dans la vie réelle, par timidité, je n'ai encore jamais osé aborder. Devrais-je regretter ce rêve parce qu'il fut virtuel? N'est-il pas plutôt le dernier combat de mon âme contre l'indifférence, une dernière supplication du coeur de mon coeur pour être tenté par la confrontation à l'altérité vraie?...

Mais il y a encore plus important que cette inquiétante virtualité à mettre sur la table: la jouissance! Par ses plaisirs onanistes, mon corps me donne de s'aimer par-delà et malgré toutes ses imperfections. Devrais-je lui interdire cette grâce? Ne serait-ce pas de l'ingratitude à l'état brut?

...La joie... Voilà que je me surprends à chanter en taillant un rosier de mon jardin. Je chante pour rien et pour personne, ...pour moi! Devrais-je le regretter parce qu'il y a aussi moyen de chanter pour les autres?...

Rendre grâce! Aimer mon corps qui chante. Aimer ce que mon corps me donne de stimulant, d'agréable surtout, ...et qui rend hommage au moins à l'ombre de mes frères et de mes soeurs en humanité. C'est sans dire que la paix délicieuse qui suit l'orgasme rayonne parfois plusieurs jours dans mon humeur, mon efficience, ma sagesse, ...notre gentillesse.

Le plaisir peut même rayonner sur le partenaire "objectivé". Oui, le plaisir égoïste peut être partagé.

N'est-ce pas aussi un immense bonheur que de se savoir l'objet de la réconciliation momentanée d'un autre ou d'une autre avec son corps par mon corps? Qu'il est mesquin celui qui ne s'en réjouirait pas. Tant d'épouses trop timides pour faire changer le cours des choses l'ont bien compris et se donnent joyeuses aux devoirs conjugaux où pourtant, leurs maladroits maris ne leurs donnent pas d'éprouver de grandes extases. Se donner comme simple objet sexuel à un partenaire est même un devoir moral dans certaines circonstances que la générosité de mon lecteur saura bien repérer. (Il y a quelque chose de pitoyable, de radin, dans le chef de ceux qui se scandalisent d'être utilisés comme le simple 'objet' d'un désir gentil...)

Je crains que ce soit la névrose qui, en pensant servir la vertu, incline à l'ingratitude ou à la mesquinerie. Il n'est pas nécessaire de mépriser 'l'égoïsme à deux' lorsque tous les deux, nous devenons, comme par miracle, plus agréables à vivre l'un pour l'autre, plus faciles à aimer et plus désireux d'aimer. Le mauvais esprit qui pourrait aussi naître de cette sexualité virtuelle est tellement facile à repérer et à maîtriser qu'il ne vaut plus la peine de condamner le plaisir.

Je n'ai pas rencontré beaucoup de vieux sages, qui au terme d'une longue lutte spirituelle m'aient affirmé fermement et assurément que ce qu'ils ont gagné dans l'abstinence valait à coup sûr ce qu'ils y ont perdu. Je n'en ai même pas rencontré du tout hors des livres d'édification. Mais il doit y en avoir bien sûr. Je me délecterai à les écouter lorsqu'il me sera donné de les rencontrer.

 

 

B- Spiritualité qui exploite le mystère sexuel de l'autre - complexification du genre .

Cette deuxième approche extrême de la sexualité, cette quête, par et à travers le genre, du mystère de l'autre est, à mes yeux, la seule qui puisse intéresser passionnément le spirituel. Une telle recherche de l'inconnu ne se contente pas d'organiser une compatibilité plus ou moins réussie entre deux corps, elle ajoute de la nouveauté, un 'supplément d'être' à chacune des parties concernées; il y a la bel et bien augmentation du réel, complexification du monde.

Cette manière d'appréhender la sexualité, c'est bien plus que chercher l'inédit, c'est aussi se donner à l'autre par une interface plus subtile qui lui permettra, lui-aussi de se complexifier davantage.

La noosphère ne fait pas que s'entretenir, elle s'étoffe.

Si la spiritualité chrétienne tourne effectivement autour de la rencontre avec l'autre ("Agapê"), et donc, par voie de conséquence, se balade nécessairement à la frontière de mon identité, il va de soi qu'elle devra explorer aussi ce "no man land" immense où le genre s'étoffe. Elle approfondira la connaissance du genre par découvertes successives jusqu'au moment critique ou, plutôt que d'en subir passivement son émergence, elle cherchera le secret de sa puissance mobilisatrice et de sa plasticité. Plus tôt ce sera, mieux ce sera, ...car c'est à partir de là que l'altérité (ce qui fait la différence entre l'autre et l'idée que j'en ai) est susceptible d'entrer dans ma propre structure mentale. L'autre ne fera plus que délimiter le 'non-moi', il se fera aussi mystère en moi.

Avec la reconnaissance de ce mystère commencera la distinction entre les qualités de l'amour. La sexualité avec le genre, mais sans son mystère, c'était Eros. Éros est un tremplin. Après Eros, ...Philia et puis, ...Agapê! La vie spirituelle peut commencer.

1- Éros? Je viens d'en parler; un amour où, dans l'autre, je ne m'intéresse qu'à l'idée que j'en ai. Éros, le goût de la beauté, de la douceur, de la rencontre entre deux âges, de la fusion des organes, de l'intelligibilité d'un certain plaisir donné et que sais-je d'autre qui dans mon partenaire nourrit les caprices de mon genre. Dieu ne rentre peut-être pas encore pleinement en moi par l'autre qui se donne et que je saillis comme un objet de plus en plus complexe, mais Dieu y arrive finalement, au bout, comme le réceptacle de mon allégresse, de ma joie d'exister. Je peux rendre grâce! Il y au bout de mon plaisir, un ineffable vide qui m'enivre, une incomplétude délicieuse. L'autre était finalement plus que ce que j'avais cru. L'altérité s'impose alors que je croyais pouvoir l'ignorer. Oui, Éros est un tremplin! Dieu arrive! (Cf. Expérience spirituelle en mode mineur)

2- Philia? L'amour dédié. Je connaissais déjà Philia hors de la sphère sexuelle: l'amour de ma mère d'abord et puis de mon père, de ma famille... Philia me donnait encore et surtout, entre autres plaisirs, les magnificences de l'amitié.

Le voilà maintenant qui vient ajouter une plus-value au travail d'Éros: en toi j'aime tout ce dont mon genre avait soif, mais s'y ajoute 'ton' mystère, 'ton' imprévisibilité, comme autre composante de ma soif. À toi, mon partenaire, je donne le pouvoir d'évoluer sans mettre en péril mon amour; je plierai mon genre à tes réalités encore inconnues, j'essayerai au moins. (Et si je n'y arrive pas, comme suprème effort spirituel, je sacrifierai mon genre, pour toi. Mon amour se déploie jusqu'en cette promesse.) C'est un contrat entre nous. Mon amour s'adaptera à ta maladie mentale, à ton âge, à ta méchanceté naissante même, simplement parce que tu es toi, parce que tu étais toi, parce que tu es mon épouse, parce que j'étais moi, parce que nous nous sommes choisi.

Toujours et toujours Philia pose une condition à l'Amour, en sexualité comme hors d'elle: 'parce que' tu es ma femme , 'parce que' tu es mon enfant, 'parce que' tu es un enfant , 'parce que' tu es mon ami , 'parce que' tu es mon parent ... Dans la limite de cette condition, j'ai pu totalement me donner à une imprévisible nouveauté. Pas encore n'importe quel autre; l'autre par toi, avec toi et en toi. Toi, toi, toi, toi. À deux nous sommes plus forts, et Dieu nous comble d'avoir fait cette humble découverte. Jusqu'à ma mort ou jusqu'à ta mort, nous ne ferons plus qu'un, nous essayerons au moins. Nous y gagnerons peut-être tous les deux ce manque d'être qui bloquait nos maturations respectives?

Quelqu'un dit:

« Ma vie conjugale se solde par un échec, par une absence. Je n'ai pas pu ou pas su pousser l'expérience sexuelle au-delà des caprices connus de mon genre. Dans la sphère de 'Philia' je n'aurai vraiment connu que les relations familiales et des amitiés non sexuelles. Hélas!»

Triste aveu prononcé au crépuscule de la vie par des millions de prêtres catholiques, de moines, de marginaux célibataires, de vierges, de timides, de ...oui!, même de personnes mariées! À eux -à moi aussi qui écris ces lignes- des balises existentielles manquent donc qui crédibiliseraient nos certitudes sur l'amour conjugal.

Et pourtant.

Simultanément, cela peut aussi être un aveu joyeux!

Par-delà surtout les énormes carences de tendresse qui purent parfois mettre nos santés mentales en péril, mis en vibration par nos solitudes, par nos célibats, nous avons pu explorer les territoires, ici d'Éros, là d'Agapê, dont l'engagement conjugal restreint souvent l'accès.

Dès que "Philia" intègre une composante sexuelle (l'amour romantique en est la plus illustre figure) "Philia" devient terriblement exigeant, terriblement contraignant ou simplement obsédant. Il semble que la vie conjugale consomme 'parfois' plus de disponibilités qu'elle n'en offre. (Soyons lucides et honnêtes: ici j'aurais dû écrire 'souvent' plutôt que 'parfois'!). Et je comprends du coup que saint Paul nous invite à considérer le célibat si cela nous est psychologiquement possible. Face au diktat du réel, et contre la pression de la pensée 'politiquement correcte' qui sévit aujourd'hui, Paul est conséquent qui sait à la fois chanter le Corps Mystique et et encourager le célibat! ( " ...Tu es lié à une femme ? Ne cherche pas à rompre. Tu n'es pas lié à une femme ? Ne cherche pas de femme... " 1Co7,27 Trad. NBS2002)

3- Agapê? Aimer enfin sans condition. Aimer de la même manière l'homme et la femme, le vieux et l'enfant, le laid et le beau, l'imbécile et le génie, le gentil et le méchant, le sentimental et le cynique. Aimer! Je veux dire non pas simplement compatir, aider, écouter .mais aussi désirer compatir, désirer aider, désirer écouter. Au large les devoirs!

Un tel amour n'a fondamentalement plus grand-chose à voir avec le plaisir sexuel et le genre. Cela n'est ni 'compatible' ni 'incompatible' avec une pratique sexuelle: on est peut-être dans la même sphère du plaisir -à voir- mais on est en tout cas dans une autre sphère de désirs.

Si ma relation sexuelle avec mon épouse a débordé de la sexualité, si par la loi de Philia j'ai sacrifié mon genre, 'parce que c'était elle et parce que je suis moi', je n'ai pas nécessairement rencontré Agapê. Je n'aurai rejoint Agapê que si j'agis envers ma femme exactement comme j'agirais avec n'importe qui, de n'importe quel genre, de n'importe quelle proximité ...ce qui est en contradiction avec la définition de Philia. Agapê, la plus belle figure de l'amour, déborde du cadre strict de la confrontation des genres et risque même de dissoudre le contrat conjugal lui-même. On entrerait en couple dans la sphère d'Agapê lorsque les deux époux marchent en un seul corps, etc. Mais dans la pratique? En pratique, le contrat conjugal interdit cette évasion dès qu'une asymétrie naît dans le couple. Elle ou lui aime jalousement, lui ou elle doit considérer cette jalousie plus que les splendeurs d'Agapê. C'est aussi une recommandation évangélique!

Agapê est typiquement l'idéal spirituel chrétien. L'amour inconditionnel n'est pas jaloux, par définition. Agapê peut cohabiter avec un Éros sans prétentions hégémonistes et même parfois avec un Philia.

Par bonheur -Dieu l'a-t-Il voulu?- quelles que soient les pressions des tendances moins généreuses de nos amours, des prémices d'Agapê nous habitent dès nos premiers jours, même au sein des désirs confus de nos premières chairs: le goût de la gentillesse! Dans l'amour sexuel de la brute ou dans l'amour hyper-genré des underground modernes, il y a toujours peu ou prou une gentillesse en germe qui peut grandir. Dans l'amour dédié à mon épouse, il y a aussi de cette gentillesse dédiée non pas à elle, mais à l'humain en elle. Le simple goût de la gentillesse pour elle-même.

La quête typiquement chrétienne, c'est de faire grandir spécifiquement ce goût-là. Par la grâce de Dieu, faire croître cette simple gentillesse en nous et en tous!

La sexualité est-elle seulement en mesure de servir un tel idéal?

Le plaisir sexuel n'a pas grand-chose à nous offrir pour nous aider. Laissons-le étoffer la question du genre. Laissons-le travailler notre maturité et assurer notre bonne santé mentale, c'est son seul vrai boulot.

Mais la frustration sexuelle, (qui est l'inverse d'une abstinence volontaire) peut parfois m'aider, car elle me pousse du dedans à partir en recherche de mon manque là où je ne partirais pas si je l'avais déjà trouvé dans une âme soeur. Et du coup me voilà non plus à me barricader des dangers du monde, mais cherchant dans le monde. Les yeux déniaisés, embourbée dans la misère du monde, devant le spectacle permanent de sa souffrance, devant la frustration des autres, il se pourrait bien que ma propre frustration se relativise. Déstabilisé par la nouvelle perspective qui réclame l'excroissance de ma gentillesse, Agapê risque bien de me piéger dans ses filets.

 

Me suis-je laissé emporter par des effets de rhétorique? Non! Pour sortir de l'autosuffisance, de ma bulle narcissique, il ne faut pas rêver, il faut un moteur! Cette ridicule et prosaïque recherche du genre frustré rachète paradoxalement l'utilité du genre. Les volontaires qui suent du sang sur le terrain humanitaire savent que certains d'entre eux, et souvent parmi les meilleurs, sont arrivés là au cours de cette recherche. D'ailleurs cette recherche-là, cette quête du partenaire improbable, est finalement moins détestable que la soif d'héroïsme, de sainteté ou d'admirateurs. Le moteur sexuel n'est pas plus vilain que l'orgueil ou le narcissisme ou le conformisme moral (détestable entre tous!) qui motive tant d'autres humanitaires.

Embourbé dans l'existence insatisfaite avec des vieux qui puent, des handicapés qui pourrissent, des malades qui gémissent, des corps vivants coincés sous des gravats de béton, l'étau se referme, la simple gentillesse me piège alors que je chassais...

Pour la deuxième fois dans ma vie, Dieu me crie alors :

«Enfin, tu me comprends! Regarde le monde! Regarde-le bon sang! Et puis laisse-Moi te transformer par cette vision! Je n'ai que faire de tes histoires de fesses. Joue des sphincters si cela t'apaise, pauvre petit loupiot, et si cela apaise tes partenaires. Pourvu que tu cherches! Pourvu que l'inconnu te hante encore et toujours! Pourvu que tu encourages la maturité de l'amour contre la fixité, la quête de l'autarcie, l'avarice!»

Je... Je baisse le front, rouge de honte; j'acquiers enfin le recul qui se doit. Je comprends enfin que Jésus aurait pu parler du sexe et qu'Il ne l'a pas fait... Le voeu d'abstinence perpétuelle n'est probablement pas un voeu raisonnable pour la majorité des âmes consacrées à Dieu. Qu'a-t-Il à faire d'une chair triste?

- Dieu ne parle pas ainsi! Tu entends des voix mon pauvre vieux! Le délire, cela se soigne!

- Le délire? Oui, bien sûr... Mais cette fois, je faisais de la rhétorique vois-tu. Ce sont ceux qui disent le contraire qui entendent des voix, car pour ma part, rassure-toi, Dieu se contente de me parler que par les pesantes évidences de la générosité.

Je reviens à mon texte le front bas, ne sachant plus trop qu'écrire. Il faut bien pourtant que je le termine alors même que l'essentiel vient d'être dit. Mais dans le sexuel, plus rien n'est important désormais sinon son pouvoir pédagogique.

 

***

Plan de l'article

Qu'est-ce que "le genre"?

La spiritualité du genre

1- La chasteté

2- La sexualité altruiste versus l'égoïsme à deux

A- Spiritualité qui néglige le mystère sexuel de l'autre - simplification du genre

B- Spiritualité qui exploite le mystère sexuel de l'autre - complexification du genre.

3- Conclusion

 

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3- Conclusion

 

 

Grossièrement dit, à l'époque où l'on ne distinguait que le binôme masculin/féminin dans le genre, le monde se divisait sexuellement en 'hommes', 'femmes', 'pédés', 'gouines' et 'travelos'. C'est de la combinatoire sans plus... S'y ajoutaient éventuellement quelques eunuques. C'est pauvre au regard de ce que le réel crie!

C'est bien normal qu'à ces époques les spirituels aient voulu bannir le sexuel de leur vie. Ces passions furieuses et horriblement réductrices étaient tenues pour trop inquiétantes... Pas de place pour prendre en considération leurs puissantes invitations à entrer en relation si ce type de relation a si peu à offrir.

Mais depuis que la catégorie du genre se fond plus et plus dans les questions de "spécialisations libidineuses", un nouveau continent symbolique ouvre ses portes qui ne peut plus se repousser d'un revers de main.

Par la question du genre, une nouvelle topique de l'altérité s'est mise en place qui a sa propre géométrie, ses propres règles ...avec pour chaque personne sa propre inertie.

Cette inertie n'est pas rien qu'une fatalité. Le genre est en moi. Je ne le choisis pas, je le découvre. Mais malgré tout, j'ai certainement sur cette évolution une toute petite marge de manoeuvre. Il évolue avec la pratique (et la frustration) sexuelle encadrée par une méditation pointue. Il est indéniable qu'une pratique assidue et étudiée de la sexualité laisse progresser le désir plus vite; celui qui se contente d'une pratique instinctive, non introspective, risque d'en rester à des distinctions mentales rustres, voire uniquement caractérisées par le dualité masculin/féminin, 'animales' donc!

En écrivant «rustres», je fais un jugement de valeur qui est en soi discutable. Laisser le genre à sa simplicité infantile est-il immature?

Certainement, mais est-ce vraiment à éviter? C'est moins certain! N'est-ce pas au contraire un effort louable lorsque l'on sent par exemple que l'évolution de la conscientisation du genre risquerait de mettre un équilibre familial en péril?

Le confident spirituel ou le clinicien qui est le plus souvent déjà confronté à la naissance du symptôme sait la difficulté sous-jacente à cette vérité: qui d'entre eux n'a pas rencontré le couple ou l'un des partenaires découvre son homosexualité après le mariage hétérosexuel? Découverte fatale s'il en est, car les solutions, si elles existent, sont souvent difficiles voire franchement irréalistes. Suite à ce discernement pourtant très primitif du genre, ce couple risque de perdre l'essentiel de son énergie spirituelle dans la résolution de ce problème ridicule.

Les Évangiles sont relativement univoques dans ces questions de fidélité conjugale. Faudra-t-il alors imaginer une conjugalité indépendante de la sexualité (comme la vie professionnelle, par exemple, l'était déjà)? Oui, sans doute... À étudier! Mais alors pas mal d'Églises (dont la curie Romaine) devront progressivement changer leurs productions dogmatiques.

Jusqu'où aller entre une sexualité infantile et une sexualité hypersélective? Voilà une question fondamentale que la théologie doit attaquer frontalement.

Que répondre?

Je suis mal placé pour répondre; tout cela ne me concerne plus depuis trop longtemps; la niaiserie du départ, je l'ai bel et bien perdue. Personne ne peut faire marche arrière en cette matière. Ce que j'ai découvert de mon genre, c'est comme le goût pour un fruit goûté par hasard au cours d'un voyage, la passion pour un parfum particulier découvert sur un corps, l'utilité de la règle de trois ou la distinction entre la surface et le volume... 'Mon' genre est né en moi et me caractérise un peu plus désormais, comme la couleur de ma peau ou le nombre de doigts à ma main. Certes, j'ai une petite marge de manoeuvre par ma plasticité cérébrale... mais il me faut rester pragmatique; il y a des combats impossibles. Il me semble que désirer recouvrer la simplicité du genre infantile est un voeu pieux, mais absurde par nature! Pourquoi s'en lamenter? La niaiserie a quelque chose d'insane, de régressif, d'ingrat. L'acharnement à vouloir prolonger l'infantilisme sexuel est un gaspillage de ressources mentales déplorable qui se paie cash sur le plan relationnel. Le monde doit se complexifier autant que possible.

Par l'élaboration du genre, nous sommes de moins en moins semblables devant le désir sexuel et il ne faut pas s'attendre à une théorie de la chasteté qui puisse donner des recommandations identiques au niais, au libertin converti, à l'eunuque, au marginal... La théologie devra en tenir compte pour ne pas induire des catastrophes en guidant le libertin converti par des conseils pour niais ou de niais; leurs sphères symboliques sont incompatibles.

Au premier regard, pour quasi toutes les spiritualités du monde, l'amour qui devrait avoir notre préférence est un amour inconditionné: Agapé. Stricto sensu, je peux considérer que toute relation, y compris la relation sexuelle genrée, devrait, par la force du spirituel, pouvoir s'épanouir aussi dans un désir dégenré. Mais attention! Un désir dégenré ce n'est pas la même chose qu'un désir genré immature ('infantile'). Le désir genré immature risque seulement de me maintenir tout entier dans l'immaturité, de me rendre aveugles aux subtilités abyssales de l'autre. Le genre est un outil particulièrement fécond pour aiguiser le discernement, la sensibilité... et surtout, pour m'obliger à sortir de ma bulle.

Aimer indifféremment l'homme ou la femme, l'enfant ou le vieillard, le laid ou le beau, le gentil ou le méchant, le riche ou le pauvre, le dominant ou le faible. Aimer même le monde entier si possible, et pas seulement l'humanité. Adorer enfin, lorsque l'amour atteint l'altitude suprême. Voilà le programme spirituel! C'est de fait ce que visaient les anciennes doctrines de la chasteté, maladroites seulement de n'avoir pas pu percevoir que le genre est véritablement un don du ciel pour nous sortir de la suffisance et pour forger le pouvoir de discrimination de nos cerveaux, quitte même à devoir ensuite négliger les caprices de ce genre. Sans le mystère du genre, l'humanité laisserait croupir sa sexualité dans la sphère animale, la sexualité des chiens...

Et le voeu d'abstinence dans cette nouvelle perspective?

L'abstinence n'abolissant pas le désir, elle peut effectivement autoriser d'étoffer la conscience de la complexité du moi et de l'autre. Mais elle risque aussi de réduire le désir à long terme (ce qui revient soit à une régression soit carrément à la désexuation de la perception du monde) ...ou encore de faire symptôme (je veux dire conduire à une forme de souffrance non récupérable spirituellement: l'obsession, l'intolérance, la dépression voire la psychose!). Dans ces deux figures la spiritualité perd.

À bien y regarder, ce n'est pas tant l'abstinence qui me gêne ici que le voeu, ou en tout cas le voeu dit 'perpétuel', 'solennel'. Il me semble pouvoir affirmer que notre devoir d'homme évolue avec les périodes de notre vie, les étapes de notre maturation, les responsabilités acquises sur la route... Bref, je crois simplement que la meilleure attitude se calcule par une honnête méditation introspective à chaque période de la vie. La vie contemplative, la vie conjugale, la vie publique, la vie créative et tant d'autres encore ont leurs exigences propres. La santé, la générosité, la gentillesse, l'ordre social, la prudence, la fécondité, la disponibilité... autant de variables qui sont justement des 'variables'...

Pour ma part, pour le moment -mais cela n'engage que moi- les règles de la chasteté sont proches de celles de l'ascèse. Je ne me sens appelé ni à plus ni à moins pour honorer ma vocation actuelle. J'avais donc rédigé une page sur la chasteté/ascèse qui assez étrangement était une des plus lues de ce site (du moins de la partie religieuse de ce site). C'est à cause de ce constat qui arrivait au même moment qu'une invitation expresse de ma confidente spirituelle à approfondir la question, que j'ai décidé d'entrer plus avant dans le sujet et de produire cet article plus général.

 

paul yves wery - Chiangmai - Version 2.01 - Novembre 2016

Version 1.01 - Février 2009

Version 1.02 - Mars 2011

 

 

 

Annexe 1 : La pensée deTeilhard de Chardin et la doctrine de la chasteté. Une analyse sommaire de la prise en charge de la sexualité par la spiritualité dans la pensée de Teilhard. (Le lecteur est supposé connaitre les rudiments de la pensée de cet immense théologien chrétien du XXe siècle)