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"Le livre de Job"

Abstract: Job, chanceux, immature et sans véritable mérite est conduit à l'épreuve non tant par Dieu que par la justice humaine dont Satan se fait l'avocat. Ce livre est un réquisitoire moins contre Dieu que contre l'homme qui se laisserait guider par une idée dangereuse de la justice. La maturité et la maturation sont les clés du récit...

(Note importante à propos des 2 traductions du Livre de Job utilisées en ref.)

-1-L'histoire de Job.

 

Un homme, Job, est prospère, puissant et conforme aux normes de son temps (1,1...). Il n'a aucun problème de conscience; toute question morale est dissoute dans son effort de conformation à un ordre cosmique arrêté une fois pour toute et qu'il confond avec la volonté de Dieu.

Job est-il vertueux? Est-il bon? Est-il sincère?... Que puis-je répondre, moi qui ne suis pas Dieu et qui ne puis sonder les coeurs et les reins?

Allons! Ne soyons pas mesquin; donnons-lui un gage de confiance et acceptons sans trop réfléchir qu'il fut admirable. Si l'on en croit le rédacteur, c'est en tout cas l'opinion de Dieu dès le début du récit (1,8). Cela ne veut pas dire que Job est un homme sans péché! Il acceptera d'ailleurs de peser la question (6,24 - 7,20-21 - 9,21- 13,26...).

Arrive Satan qui jette le soupçon (1,9 - 2,4):

La thèse de Satan, à laquelle Dieu est bien forcé de reconnaître une pertinence, c'est que Job a de la chance avant d'avoir du mérite. Facile d'être pur lorsqu'on est comme Job protégé du monde par une belle clôture dans une propriété cossue (1,10)!

«Qu'est-ce que cet homme qui confond la vertu et la docilité? Suffirait-il donc de ne pas enfreindre quelques consignes pour être 'parfait et droit'

Satan n'est peut-être pas bon, mais incontestablement il est mûr. En théorie morale, on ne lui fait pas la leçon! Il a déjà compris ce que Kant révélera à l'intelligence de l'Occident 2000 ans plus tard: il n'y a de vertu que dans l'usage d'une liberté désintéressée. Le respect de la loi et même l'inclination naturelle à faire le bien ne suffisent pas pour faire la vertu. Il faut encore et surtout résister à une propension naturelle à faire le mal, combattre la tentation d'offenser son frère, lutter contre une tendance naturelle au nom d'une valeur... La loi interdit d'empoisonner sa femme mais serait-ce une vertu que de ne pas l'empoisonner lorsqu'on l'aime? C'est la moindre des choses que d'être bon et dévot lorsque par ailleurs le Très-Haut bénit tout ce que l'on fait et protège le fruit de nos entreprises des aléas du monde! La vertu coûte plus cher!

Tout cela, Satan le sait déjà, mais Job pas encore.

En somme ce que Satan fait valoir, nous en conviendrions tous. Après tout, que coûte au riche Job d'offrir des holocaustes pour laver des fautes commises par légèreté, négligence ou ignorance? Il doit se lever tôt, c'est tout (1,5)! C'est un peu facile, non? ...Et ensuite, puisqu'il est très nanti, il quittera l'autel des sacrifices presque aussi riche (1,3) qu'il y était arrivé. Pour la majorité de ses semblables, il faudrait serrer ceinture pour accomplir ces rites expiatoires.

Plus fondamentalement: y a-t-il un quelconque mérite à obéir à un code de conduite lorsque l'on croit savoir que c'est la condition nécessaire et suffisante pour obtenir du prestige, du pouvoir, la fortune et le bonheur de la famille?

Satan a raison!

En fait, Satan soupçonne Job d'être un vulgaire utilitariste, dans le plus vil sens de ce mot. Si Job observe les lois, s'il ne cesse de louer Dieu, c'est peut-être pour que sa chance continue. (1,11 - 2,5)

Dieu vacille (1,12 - 2,6): le soupçon de Satan est pertinent! Dieu a tant gâté le destin de Job que personne ne pourrait trouver dans tout son passé un seul acte qui témoignerait indubitablement de sa vertu.

On verra plus loin dans le récit que Dieu ne s'était pas trompé à propos de la valeur de Job: il n'obéissait effectivement pas par calcul d'intérêt. Mais le soupçon de Satan était pour le moins légitime! On constatera d'ailleurs, après cette cruciale rencontre au sommet entre Dieu et Satan, que Job, sur quelques points précis, n'était encore qu'un grand bébé. Certes, son coeur était gentil dès le départ, mais n'avait-il pas ce côté désuet, presque insolent, du bon petit garçon né le cul dans le beurre? Il devait encore mûrir et c'est autour de cette maturation que l'auteur livre de Job va articuler son récit.

Job vivait heureux dans un état quasi-foetal. Dieu qui aimait son petit coeur innocent lui aurait bien accordé la pérennité de ce bonheur-là. Mais le monde exige la naissance! Il y a dans ce livre la logique d'un accouchement. Dans la chair du plaisir et du déplaisir, le bien et le mal essayent de gagner leurs autonomies. La naissance est difficile; l'enfant est resté trop longtemps dans la matrice. Job voudrait ne pas bouger mais maintenant un impitoyable accoucheur applique ses fers! Dieu, cette mère maladroite qui demandait à Satan de cautionner sa grande admiration pour son fils Job (1,8 2,3), n'était de fait pas en mesure de montrer vraiment qui était ce Job! Pour cautionner, Satan exige l'immersion dans la peau (2,4): "Peau pour peau!" En d'autres mots Satan a dit à Dieu:

«Cause toujours, maman, on en reparlera lorsqu'il sera né!»

La preuve viendra, mais à quel prix. Satan l'aura extirpée de la chair de Job en usant et abusant de ce pouvoir qui lui a été donné, à lui comme à chacun de nous d'ailleurs. Satan arrache Job de son idylle en lui donnant une chair accessible au monde ...c'est à dire en lui donnant un monde qui a accès à sa chair! Que Job sorte de sa bulle! Qu'il soit comme moi confronté à la réalité! On verra alors ce qu'il en est de sa vertu!»

Répétons-le: le pouvoir que Dieu a donné à Satan, nous l'avons reçu aussi, moi qui écrit, et vous qui me lisez. Ce n'est pas sans importance pour celui qui lit aussi dans ce texte un cours sur la souffrance du juste et l'injustice de Dieu! Cette histoire n'est pas tant l'affaire d'un Dieu qui fait naître ou autorise l'existence du mal que l'affaire d'un Dieu qui s'incline devant l'aspiration qu'a chacun de nous à comparer, à discerner, à mesurer, ...à juger, ...à vivre selon NOTRE justice! Satan, c'est notre insolence lorsque nous ne supportons plus celui qui a plus de chance que nous. Le pouvoir accordé à Satan d'exécuter NOTRE justice et de redéfinir la règle du monde, Dieu nous l'a déjà donné lorsqu'il nous a fait homme et il ne peut nous le retirer s'Il se veut être un Dieu de la Relation!

Donc, Job va devoir tomber de très haut... Son pouvoir, son prestige et sa fortune matérielle s'évaporent en quelques heures (1,14-17). Tous ses enfants meurent dans un accident (1,18). Pour sa vie conjugale, Satan a été plus pervers encore: il aurait pu simplement faire mourir sa femme, mais pour un homme aussi considérable que Job, il a préféré un supplice plus subtil: son épouse s'éloignera par dégoût (19,17)! (Et c'est sans dire qu'elle invite d'abord son mari au suicide!) (2,9) Satan, pour scruter la vérité, fait feu de tout bois; il s'attaque donc aussi au corps physique de Job... (2,7) «Dans ma peau, ma chair a pourri et j'ai rongé mes os avec mes dents» (19,20)...

Au début, Job résistera tant bien que mal.

«Iahvé a donné et Iahvé a repris: que le nom de Iahvé soit béni» (1,21)

Job ne pense évidemment pas que ce malheur qui l'accable est lié à un ordre moral! Cette distinction nette entre son malheur et son mérite, il ne fera que l'affirmer et la renforcer tout au long du récit. Il ne voit dans ces catastrophes que l'insondable liberté de Dieu. (1,20 2,10 contre 4,7 etc.) Peut-être d'ailleurs aurait-il déjà dû prendre plus en considération que son malheur ne venait pas tant de Dieu que des hommes et du reste du monde.

Tout s'envenime. La visite de trois vieux amis compatissants, manifestement bien intentionnés (2,11-13) mais ni très malins ni très adroits, va être l'occasion pour Job de verbaliser la révolte intérieure que son malheur suscite.

Ces trois amis diront quelques bêtises qui ne feront que mettre de l'huile sur le feu. Ils s'acharnent surtout, en dépits de toutes évidences factuelles, à affirmer que la cause première de ce malheur c'est un péché que Job cacherait.(5,6 8,3-4 8,20 etc.) Et s'il ne cache rien, c'est qu'il s'agit peut-être d'un péché qu'il ignore (11,4-8 etc.). Et s'il ne trouve pas en lui la faute, il la trouvera bien dans sa famille (8,4)... Bref, ils n'en démordent pas: pour eux, la cause du malheur est une faute morale à dénicher dans son passé car il n'y a pas de malheur sans péché! Ils lui conseillent de faire amende honorable pour être sauvé (8,5-7 22,21-30 etc.).

(Il n'y a dans le chef des amis de Job aucune reconnaissance de l'autonomie du monde par rapport à Dieu. C'est exclusivement l'autonomie de Job qui fait aller à la fois Dieu et le monde contre lui...)

Job est trop intègre que pour se laisser abuser par de telles sornettes. Il est prêt à reconnaître des fautes mal discernées qu'il aurait commises (6,24, 9,21 etc.), mais jamais il ne se laissera aller jusqu'à nier l'évidence: s'il y a punition, elle est démesurée! "...Lui qui m'écrase pour un cheveu..." (9,17) Elle est vaine cette morale qui n'assumerait pas les faits tels qu'ils sont! Au diable les spéculations abstraites; c'est en vain que les mots essayeraient de nier le réel! (6,26-28)

«D'ailleurs, ouvrez les yeux bon sang! Il n'y a qu'à le regarder ce monde: le méchant engraisse et le brave croupis dans la disette! (21;7-18 etc.)»

 

*

 

Job ne comprend pas son malheur, ce qui accentue ce malheur. Grâce ou à cause de ses amis, palier après palier, il va descendre toujours plus bas dans sa nuit...

- La dépression d'abord et avant tout: Job ne reproche encore rien à personne, mais il n'aime déjà plus la vie (3,1-26). Les symptômes de cette dépression vont revenir d'une manière lancinante tout au long du récit, comme un poison endogène qui aggravera son propre désarroi. (7,1-4 etc.) Sa dépression confine à la mélancolie tant elle est aussi fille de sa lucidité, hélas...(7 etc.) Je l'ai dit et je le répète: l'intégrité est un trait déterminant de sa personnalité.

- Puis Job se révolte. (9,24 9,35a 13,3 etc.) C'est contre le diktat qui dit que nul n'est censé ignorer la loi qu'il s'insurge d'abord. Il ne nie pas qu'il y a peut-être un effet de justice dans ce qui lui arrive (9,21 etc.) mais alors, qu'on mette tout sur la table! Qu'il sache au moins ce qu'on lui reproche! (10,2 etc.) Il réclame un état de droit, un vrai procès! (9,14-19 etc.)

- Sa révolte dérape et Job commet quelques petites bavures (9,22-24 9,30-31 10,3-7 10,21-22 etc.) sur lesquelles ses interlocuteurs ne se priveront pas de mettre le doigt.

«Que t'importe, et quel profit pour moi à ne pas pécher?» ose finalement dire Job... C'est en tout cas ce que Elihu a compris. (35,3) Elihu, c'est un jeune prétentieux qui vient s'incruster dans la conversation entre Job et ses trois amis et qui reproche à ces trois amis de se taire comme s'ils avaient fini par donner raison à Job contre Dieu. Job, de fait, a parfois sombré dans l'ironie, le cynisme... (7,20, 21,15-16 etc.) Il frise l'insolence et tend à faire passer des symptômes de sa dépression pour des vérités universelles.

Les péchés que Job commet pendant ces conversations trop 'nerveuses' avec ses amis ne sont jamais bien graves tant les circonstances sont atténuantes. Mais puisqu'on est dans la morale, mettons plutôt en avant ce qu'il y a en Job de réellement vertueux à la fois selon la justice de Dieu et selon la justice de Satan (donc selon la justice humaine si l'on admet, comme je le propose, que Satan était l'avocat de l'homme "normal" dans toute cette affaire!):

  • On a déjà noté son intégrité: pour Job, du début jusqu'à la fin, un chat est «un chat». Il ne transige pas avec ce qu'il comprend du réel. Pas de masque, pas de calcul, pas de stratégie. Un cri du coeur! Un cri véhément, virulent, mais toujours honnête.
  • Job renonce au suicide. Ce n'est pas que la mort ne le séduise pourtant! Il veut mourir et le dit explicitement de nombreuse fois (6,8-10, 3,11, 7,15, etc.), mais jamais il ne se donnera le droit de se tuer.
  • Prise de position réelle ou lâcheté devant un acte toujours difficile à mettre en application? Rien n'est sûr puisque l'auteur du livre n'en a pas fait un sujet très explicite. (Sauf peut-être en 7,15 "La pendaison me séduit. La mort plutôt que ma carcasse!") Mais, pour ma part, la vertu de Job, sur ce point précis, est suffisamment établie dès le début du récit par un tout petit indice: la réponse sèche de Job à la provocation de sa femme que j'ai déjà évoquée (2,9-10). Je ne sais pas si Job a raison dans ce que je suppose être sa prise de position en la matière, mais, en tout cas, il y aurait là une vraie vertu désintéressée à propos de laquelle Satan n'aurait trouvé mot à dire.

  • Job a beau souffrir, se révolter, et même se laisser emporter dans des formules agressives, il n'en reste pas moins filial! S'il n'est plus à proprement parler un "adorateur" du Très Haut, il en demeure malgré tout un fils respectueux là ou bien d'autres auraient commis le parricide s'ils l'avaient pu. Manifestement, sur ce point précis qui mit le feu aux poudres, Satan se trompait: la fidélité de Job n'était pas le fruit d'un vulgaire calcul intéressé.

Au total, pour Job la facture morale semble pencher plutôt en sa faveur. L'auteur du livre va donc lui offrir un 'happy end'. Mais avant d'en arriver là, il y a l'épreuve finale: Job rencontre Dieu en Personne.(38-42)

Dieu en effet a finalement accepté de sortir de son silence. Il gronde Job avec des mots qui mixent délicieusement le respect, l'ironie et la fermeté. Pour commencer Il dit quelque chose comme:

«Job, rhabille-toi, lève-toi et tiens-toi droit! On va causer d'homme à homme: j'ai un oeuf à peller avec toi…» (38,2-3 ; 40,2 )

Le savant mélange d'ironie et de respect donne à sentir combien Dieu adore cette créature qui le défie. C'est bien papa qui gronde son ado bien aimé! L'ado réclamait des justifications mais au lieu d'y répondre, papa, qui fait comme s'il n'avait rien entendu de ces légitimes interrogations, fait valoir à son fils qu'il manque de perspectives! Papa perche son garçon à une telle hauteur de vue que ce dernier est pris de vertige… Désemparé et même probablement humilié par la vigueur de l'engueulade, par ce qui lui est donné à voir et par le fait qu'on le déplace plutôt que de lui répondre, Job murmure d'abord quelques paroles sinon ambiguës au moins aussi ironiques que celles de son père:

«OK! OK! C'est toi le plus fort. Je ne savais pas tout! J'ai trop parlé! Je ne le ferai plus!» (40,4-5 )

Dieu feint d'ailleurs ne même pas entendre l'impertinent adolescent et l'on est reparti pour un nouveau cycle d'illustrations tonitruantes de l'insondable complexité de la créature où il n'est toujours pas question des malheurs de Job...

Dieu ne s'est pas tu encore que Job cette fois perd son équilibre et finit par tomber K-O. Il admet avoir fondé sa science sur des ouï-dire…

«Par ouï-dire j'avais entendu parler de toi, mais à présent mon oeil t'a vu…» ( 41,5 )

Des ouï-dire!?! Eh bien, qu'est-ce qu'il lui faut? Si Job allait trop vite en besogne pour prononcer ses accusations, il n'y avait tout de même pas que des «ouï-dire» dans les données mises sur la table pour comprendre le Créateur! Incontestablement il y a encore de l'ironie! Difficile de le nier, et d'ailleurs, Job a bien le droit de se sentir vexé puisqu'il n'a toujours pas obtenu la moindre prise en considération de ses misères!

Pourtant, il faudrait beaucoup de mauvaise volonté pour ne repérer dans cette deuxième répartie de Job à son Dieu que du lâcher prise et de l'ironie. Il dit aussi explicitement tout autre chose qui est bien plus important puisque c'est cet "autre chose" qui va pacifier Dieu: il perçoit maintenant dans la création et son créateur ce côté mystérieux qu'il n'avait pas compris ou qu'il avait mal compris jusque-là (42,3, 42,5). En fait, in toto, ce que Job dit maintenant, c'est plutôt quelque chose comme:

« Ok, je ne savais pas tout… Mais cette fois, je t'en prie papa, cette fois au moins écoute ce que je vais te dire avec mes faibles moyens de créature, avec mes mots simples organisés par une grammaire, une rhétorique, une logique, des possibles et des impossibles: cesse de te fâcher parce que je viens de comprendre ce que c'est qu'un mystère. Maintenant je vais assumer ce mystère qui t'habite et dont tu as aussi ensemencé ta créature. J'accepte donc de revoir tout mon jugement sur des bases neuves qui assument entre autre l'irréductible imprédictibilité de ta créature… » (42,2-5)

Ensuite, à mon humble avis, Job en rajoute un peu trop:

"...C'est pourquoi je m'abîme et me repens, sur la poussière et la cendre!(42,6)."

La cendre et la poussière? Il y est déjà depuis belle lurette bon sang! (2,8) Et la repentance? Job l'accepte depuis le début! Le problème n'a jamais été d'accepter ou non de se repentir; ce qu'il voulait c'est sinon comprendre pourquoi il devait se repentir, au moins savoir de quoi il devait se repentir! (6,24, 9,21, 10,2, 13,23, etc.) Oui, ce rappel de la cendre, de la poussière et de la repentance, c'est peut-être qu'une manière d'ironiser une fois de plus pour ne pas perdre tout à fait la face; lui, l'humilié, qui au moment où il parle, est encore embourbé jusqu'au cou dans cette cendre!

Depuis le début, de l'humiliation, de la douleur, de l'angoisse, Dieu n'a eu cure; ce qu'Il semblait attendre c'était donc uniquement la reconnaissance de ce mystère en lui et dans sa création. Une fois cet objectif atteint, Dieu reprend aussitôt le langage simple de Job qui parle avec l'or, les glorioles, la progéniture abondante... Dieu accepte enfin de prendre en considération ses conditions de vie, le sort du fumier et relève sa richesse et son autorité d'autrefois! (42,5-17)

Par cette réhabilitation, Job semble même inaugurer avec ses semblables une relation de gratuité bidirectionnelle dont le lecteur n'imagine pas la pareille avant son "accouchement" dans la dure réalité des choses. Les anneaux d'or, il les reçoit du monde sans devoir les demander ou les faire produire par ses ateliers.(42,11)

Remarquons aussi que dans la nouvelle félicité de Job, on ne parle plus de serviteurs ou d'esclaves comme autrefois (1,3...)! Rien que des amis, des frères, des soeurs et des connaissances...

Le Très-Haut gronde les trois piètres consolateurs qui n'ont pas dit la vérité de Dieu (42,7-9) comme Job l'a dite à travers ses invectives véhémentes... Oh, rien de très grave pour eux puisqu'ils en seront quittes au prix d'une absurde pénitence digne de leur infantile système de valeur (après avoir tout de même fait amende honorable devant Job!)(42,8).

Dieu ne gronde pas le quatrième interlocuteur, le jeune Elihu dont le propos ne manquait pourtant ni de prétention, ni d'agressivité, ni même de cruauté. (32,2-5 33,21 etc.) C'est qu'il faut bien reconnaître, qu'Elihu n'a pas dit que des bêtises; d'abord il ne s'intéressait pas plus que Dieu (c'est-à-dire, pas du tout) aux passé de Job, aux fautes qu'il aurait commise plus ou moins consciemment lorsqu'il vivait heureux. Ensuite il laissait entrevoir derrière les malheurs du monde un sens plus riche qu'une simple rétribution. A bien y regarder, Elihu offre même parfois à Job un schéma d'explication de ses souffrances qui ne relèverait pas tant du châtiment que de la pédagogie. Dieu ferait usage de la douleur (comme du songe) pour instruire, pour se faire entendre malgré notre surdité obstinée... (33,10-30) Selon Elihu, plutôt que de demander un absurde pardon, Job aurait dû pouvoir dire comme le mécréant épargné: «Jusqu'à ce que je voie, instruis-moi, si j'ai commis l'injustice, je ne recommencerai pas!» (34,32) (Ce qui exaspérait Elihu c'est avant tout d'avoir vu Job assigner Dieu en justice! "Comment s'accorderait-il ce droit? Qu'il l'écoute avant de vouloir le juger!" - Sur ce point Dieu ne le contredira pas puisque ce sera le principal objet de l'ironie de Dieu lorsqu'il s'adresseraà Job!- Il y a chez Elihu bien plus que chez les trois amis une invitation pressante à l'action de grâce avant tout jugement!) (36,24... 37,14... etc.)

L'exégèse historico-critique pense que la prise de parole de Elihu (chapitres 32-37) est un ajout tardif au texte primitif. C'est possible et plus que probable, mais qu'importe. On peut effectivement sauter ce passage sans grands dommages (comme tout le chapitre (28) sur la sagesse qui est, lui aussi probablement un ajout). Mais j'aime pour ma part y lire surtout la confirmation de ce qui sous-tend tout le livre de Job. Cet ajout est par ailleurs d'une très belle facture. Il dépeint par exemple très judicieusement ce qu'il y a à la fois de désagréable et d'incontournable dans une sagesse lorsqu'elle sort de la bouche d'un jeunot-philosopheur.

Elihu semble n'avoir pas reçu comme Satan, Job et ses trois amis le privilège d'une théophanie. Il ne partage probablement pas les festivités finales. Il n'a pas même reçu l'approbation explicite de Dieu. Mais il a échappé au blâme.

Satan, tout comme Elihu rate les festivités et échappe au blâme... Dieu, tout au début du récit avait bien essayé de le critiquer. Mais aussi cruel fut-il dans cette affaire, il faut bien reconnaître au diable qu'il su parler avec une pertinence plus grande encore que celle de Elihu: dans sa bouche, pas la moindre allusion à un quelconque péché de Job ...juste le soupçon recevable d'un calcul d'intérêt!

Quelques savants disent que Satan est aussi un ajout tardif dans le texte... C'est possible mais, encore une fois, qu'importe... J'analyse ici le Livre de Job, pas les textes qui furent à l'origine du Livre de Job. Il n'est pas raisonnable, me semble-t-il, de donner des droits à l'exégèse historique qui iraient contre une ligne herméneutique aussi évidente...

 

 

 

-2- L'intention du Livre de Job.

 

Quittons maintenant le contenu du récit pour en retrouver l'intention.

Le fonctionnement mental de Job évolue au cours de ses malheurs. Au début Job n'a rien à se reprocher. Il exige donc des explications. À la fin, Job se repent d'avoir mal parlé de 'merveilles qui le dépassent' (41,3).

Que s'est-il passé entre ces deux moments? Entre le Job du début et le Job de la fin, la manière de juger des valeurs, des droits et des mérites a subi une mutation qui donne le vertige; certains commentateurs n'ont pas hésité à parler de la déchéance de Job, du spectacle affligeant de sa défaite, du soldat vaincu qui bat en retraite avec une allure indécente de chien battu...

De fait, la mutation se situe exclusivement au coeur de Job puisque l'auteur n'a pas changé ne serait-ce qu'un seul iota de la loi et personne, pas même Dieu, n'aura pu confondre Job par une 'vraie' faute commise avant ses malheurs. Une personne bien née n'admettra jamais de voir en quelques excès de langage la justification de ses malheurs (et d'ailleurs, ce seraient plutôt les malheurs qui seraient les causes des excès de langage et non l'inverse!).

Que s'est-il passé alors dans la tête de Job qui passe de la révolte à la soumission dévote?

 

***

 

Le juste souffre et le méchant engraisse paisiblement des fruits de ses méchancetés. Job serait un de ces "justes" qui souffrent. Il assigne donc Dieu en justice parce que selon sa vision de Dieu et de la justice, ce que Dieu lui fait subir, il ne le mérite pas… Job en arrive bien à imaginer parfois que sa justice n'est pas nécessairement identique à celle de Dieu mais alors, la moindre des choses serait qu'il en soit informé!

Pour affronter cette accusation très sérieuse que Job jette vers son Dieu, l'auteur du livre choisit de n'accorder aucune importance aux spécificités de telle ou telle justice; pour lui ce n'est pas la bonne manière de traiter la question. Il préfère s'attaquer aux jugements dans leur forme plus que dans leur contenu, comme Kant le fera plus de deux mille ans plus tard. Si Kant s'intéresse surtout à la forme d'un devoir «adulte», l'auteur du livre de Job s'intéresse plutôt à la maturation de ce cerveau qui «sait» ou croit «savoir» le devoir et la justice d'une manière différente à chaque étape de sa maturation.

Faire un jugement, c'est un travail intellectuel, c'est comme faire un calcul: il y a des variables à manipuler. Parmi ces variables, il y a les lois, qui sont parfois sujettes à caution bien sur. Parmi ces variables, il y a aussi et surtout la manière de percevoir les faits mis en jeu qui est directement influencée par la maturité perceptive de celui qui juge. Que pourrait-on dire d'une belle image qu'on verrait mal ou d'un beau contrepoint qu'on entendrait mal?...

L'auteur du livre de Job ne s'aventure donc pas vraiment sur le terrain des préceptes à respecter ou à remplacer. Il met tout son génie au service de la mise à nu des failles purement cognitives des amis de Job, de Job lui-même, d'Elihu peut-être... (Il ne s'attaque pas à Satan qui semble mûr dès le début!). Ce que l'auteur montre, c'est que, sur le plan cognitif, Job arrive à monter un cran au-dessus de ses amis. En face d'une perception toujours plus aiguë du diktat du réel, Job finira par s'en sortir non pas grâce à un tribunal mais parce qu'il aura pu adapter son fonctionnement mental aux faits alors que les autres, complètement enlisés dans leurs archaïsmes mentaux, s'enfonçaient dans un discours toujours plus inconséquent sur une supposée volonté de Dieu.

Soyons concret: où se situe la supériorité cognitive de Job par rapport à ses amis? Au début il n'y en a probablement pas. Mais je peux résumer la supériorité du Job de la fin du livre en trois points qui sont autant d'étapes de sa maturation que ses amis n'ont pas encore franchies:

•  (1) Le Job de la fin délimite clairement ses propres frontières symboliques. Il peut faire la distinction entre sa responsabilité et celles de ses enfants, la distinction entre le diktat du cosmos et sa marge de manoeuvre, la distinction entre l'intensité de sa douleur et l'importance de ses fautes, etc.

•  (2) En dehors des frontières de son moi, Job ne confond plus le cosmos et la volonté de Dieu, le mal moral et le malheur, le mérite, le devoir et la rétribution…

•  (3) Enfin et surtout, dans et hors frontières, Job finira par ne plus confondre la volonté de Dieu et l'idée qu'il en a. Job voit le visage de Dieu lorsqu'il cesse confondre l'énigme et le mystère ce qui sur le plan éthique revient à dire, nous le verrons plus loin, que Job cesse de confondre le bien et le non-mal. Il est devenu capable de fonder sa vie relationnelle sur ce bien plutôt que sur l'évitement du mal.

Le génie de l'auteur (ou des auteurs) du Livre de Job, c'est d'avoir pu faire décanter toutes ces confusions symboliques qui, dans les esprits immatures du Job initial et des amis de Job, accumulaient injustices sur incohérences. L'auteur a créé un récit qui décolle les uns des autres des symboles distincts qui sont inévitablement mis en jeu dans un jugement de valeur digne de ce nom.

L'auteur a donc une démarche qui ici appartient moins à la métaphysique qu'à l'anthropologie voire carrément aux sciences cognitives. Le livre de Job se préoccupe finalement plus de l'acquisition d'une maturité cognitive que de l'origine du mal et du malheur… Plutôt que d'essayer de construire une justification de la présence du mal sur la terre, l'auteur préfère montrer que l'explication jugée recevable par un homme (théodicée) va évoluer avec sa maturation. Et s'il faut penser l'éthique, ce que cette oeuvre lumineuse nous glisse à l'oreille, c'est qu'avant de s'intéresser au contenu de la morale, à ses lois, à ses préceptes (comme le font parfois les amis de Job), il serait peut-être plus pertinent de s'intéresser à la maturité de ceux qui 'font la morale'! C'est en son évolution mentale bien plus qu'en sa fidélité que Job est proposé pour nous édifier. Job est un champion de la mue autant qu'un champion de l'endurance.

Par-delà ces valeurs spéculatives, si le livre de Job appartient aussi à la toute grande littérature pessimiste voire à la littérature noire, ce n'est pas seulement parce qu'il dénonce l'existence du malheur et de l'injustice dans le monde –cela, qui l'ignorait?– mais surtout parce qu'il lie la maturation mentale à la souffrance. Certes le trop jeune Elihu, l'avant-dernier interlocuteur de Job pressent ce qu'il peut y avoir de pédagogique dans la douleur, mais il ne peut lui-même, par le simple effet de la science, rejoindre l'altitude que Job a atteint par sa souffrance. Elihu ne sera pas blâmé par Dieu, mais il ne sera pas non plus félicité. Je crains pour ma part que le Livre de Job ne se trompe pas plus sur ce point que sur le reste; chacun de nous sait ce qui manque à celui qui n'a jamais vraiment souffert et chacun de nous reconnaîtra sans difficulté que sa propre maturité doit quelque chose à ses propres souffrances. Nous connaissons tous des Elihu, des premiers de classe, des dames patronnesses et autres visiteurs de prison qui sont parfaits raisonneurs, excellents orateurs, généreux et bons juges en presque tout ...mais à qui il manque l'essentiel! Sommes-nous plus qu'Elihu? Nous savons tous que si nous souffrions d'avantage, nous comprendrions autrement et probablement plus subtilement le monde. Devrions-nous alors souffrir plus? Vu dans une perspective eschatologique, ce serait un constat atroce et nous préférerions alors tous nier l'autonomie du monde par rapport à Dieu pour pouvoir assigner Dieu à notre tribunal faute de pouvoir y assigner ce monde dont nous faisons partie. C'est le pas "de trop" qu'une certaine exégèse n'a pas hésité à faire...

J'écris "de trop" parce que l'autonomie du monde par rapport à Dieu est une question métaphysique avant d'être une question de justice ou de morale. La vérité métaphysique s'étudie, se découvre, se postule, se révèle peut-être, mais en tout cas ne se laisse pas juger moralement: pourrions-nous, saurions-nous, juger dans un même geste et le Créateur et l'autonomie de la créature? Ce serait en tout cas logiquement contradictoire.

Mais alors, il faudrait réhabiliter Dieu qui souffrirait autant que l'homme de l'autonomie du monde?... Oui! Il y a bien un peu de théodicée dans l'air… et celle-ci n'est pas tout à fait inconsistante, si du moins on admet que l'autonomie de la création signifie aussi l'impuissance du Créateur!

 

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Avant de déconstruire plus subtilement cette progression de la maturité de Job que j'ai déjà résumé en trois points, il est utile de sauter à la fin du texte, au moment où Job opère sa dernière mue et reçoit sa réhabilitation.

Qu'est ce qui s'échange entre Dieu et Job pour que ce dernier qui exigeait des explications en passe aux excuses? On a montré plus haut qu'ils s'échangeaient de grandes louches d'ironies. On a montré la fermeté de Dieu qui s'obstinait à ne pas répondre à ce que Job lui demandait. On a montré combien Dieu cherchait à faire reconnaître par Job l'ampleur du mystère qui caractérise le Créateur et sa création…

Si Dieu ne s'intéresse finalement jamais au passé de Job c'est probablement parce que ce n'est pas le bon chemin pour aborder la question de la souffrance. L'important pour Dieu, c'est d'être lucide sur la dimension mystérieuse des choses. Une fois le mystère reconnu et assumé, Dieu réhabilite. C'est en tout cas le point de vue de l'auteur.

En assumant le mystère, l'intelligence de Job est passé sous un nouveau régime cognitif. C'est le fameux «Mon oreille avait entendu parler de toi mais maintenant mon oeil t'a vu» qu'on ne commentera jamais assez… Mais il ne faudrait surtout pas glisser trop vite sur ce que Dieu a concrètement décrit à Job pour provoquer ce déclic final.

Depuis toujours l'exégèse à lu dans la réprimande de Dieu une proclamation de la supériorité manifeste de son point de vue, de son savoir, de sa force et, surtout, de sa puissance incomparable… En bref, selon ces exégètes, Dieu aurait d'abord demandé à Job une forme d'humilité. OK! C'est indéniable; il y a de cela dans l'intervention de Dieu.

Notons tout de même déjà qu'on n'est pas obligé d'assimiler cette humilité-là à ce que la morale traditionnelle entend par ce mot Ce que Dieu exige ici ce n'est pas une immolation de l'ego! Ce n'est pas non plus une attitude immensément respectueuse du rang de Dieu. Ce que Dieu demande, c'est simplement l'humilité du scientifique! Non pas une abnégation donc mais une lucidité: cette honnêteté intellectuelle qui permet de distinguer la créature du créateur. Manifestement, Dieu aime ce Job qui crie, qui hurle, qui gueule sur son supérieur hiérarchique! Le problème n'est pas là! Si Dieu s'adresse à Job en tête à tête comme il s'était adressé à Satan plus tôt, c'est justement parce que Job et Satan ne sont pas trop asservis aux protocoles de cours et ils n'ont pas peur d'appeler un chat un chat et de dire ce qu'il pensent. Dieu dit clairement que ce qu'il attend de Job dans cette confrontation, ce n'est pas qu'il soit un mielleux recroquevillé, mais un homme debout!  (38,3 et 40,7)

Mais Dieu ne dit pas que cela bon sang! Il dit autre chose que cette banale invitation à la sérénité scientifique! Dans la fessée qu'il donne à son fils impertinent et canneur, Dieu invite aussi à un décentrement: Job tarde trop à comprendre d'une part que Dieu lui-même est limité dans son pouvoir d'améliorer le monde et, d'autre part,à s'apercevoir qu'il n'est pas la seule créature pourvue d'autonomie dans ce monde! Ce sont d'ailleurs ces autres créatures bien plus que Dieu lui-même (à commencer par Satan) qui sont les causes de son malheur. S'il fallait résumer Dieu en une phrase elle serait quelque chose du genre:

«Mais mon pauvre petit Job, n'as-tu donc pas remarqué que j'ai donné à la création entière et pas rien qu'à toi une part de mon mystère?»

Il faut bien sûr entendre ici le mystère en ce qui le distingue de l'énigme. L'énigme peut se résoudre, le mystère jamais! Vu dans une perspective temporelle, tout ce qui possède une parcelle de mystère produira sa part d'imprévisible nouveauté.

L'auteur du livre a donc fait de la réponse du Très-Haut à Job un poème tout en nuances qui met sans cesse en péril l'affirmation de la toute puissance de Dieu. Le génie littéraire est ici mis au service du génie théologien qu'il est aussi et qui doit dire -sans le dire trop fort- une découverte indigeste pour les clercs qui l'entourent: la faiblesse du Tout-Puissant!

Soyons plus concret:

Au début de la théophanie, Dieu dit que tout est né de Lui. Il a fondé les assises du monde. Le temps, les distances, l'eau, la lumière, la mort… (38,4 et suite) Mais très vite, le texte devient d'une ambiguïté délicieuse. Manifestement, après s'être attribué la paternité de l'échiquier du monde, Dieu révèle très progressivement, très délicatement, que l'initiative du mouvement des pièces qui s'y déploient ne provient pas intégralement de Lui. Il est loin d'être évident que ce soit Dieu qui prépare la pâtée pour les petits du corbeau (38,41). Et c'est manifestement pas Dieu mais la Lionne qui choisira sa proie pour nourrir ses petits. (38,39) Cette proie que la Lionne choisira sera d'ailleurs peut-être l'âne qui a décidé de son propre chef de couper ses liens de servitude (39,5). (Le passage de la lionne est d'autant plus fort qu'au début du livre, l'auteur avait assimilé le méchant à la lionne!) (4,10)

Dieu a donné à chaque pièce placée sur l'échiquier du monde une singularité qui fait des petits; Il n'a peut-être pas donné l'intelligence à l'autruche mais ne s'est-Il pas lui-même étonné de sa rudesse avec ses poussins, de ne pas craindre qu'une autre créature vienne mettre à mal son oeuf abandonné au sol et de son indifférence à l'effort? (39,13 etc.)

Pourquoi donc Dieu évoque-t-il toutes ces bizarreries qui mettent en péril sa toute puissance? Il avait à sa disposition tant d'autres descriptions à donner qui eussent été moins dangereuses pour son image de marque...

Dieu qui a donné une forme de créativité à ses créatures leur a aussi donné d'interagir entre elles –à moins qu'elle se soient abrogé d'elles-mêmes ce droit?– Dieu avait donné au cheval sa belle crinière et sa bravoure, mais c'est l'homme qui l'utilise pour faire sonner les trompettes de la guerre et qui mettra cette bravoure en lumière! (39,19 etc.) L'interaction frôle parfois l'interdépendance d'ailleurs: Dieu n'avait pas asservi la force du buffle au service de l'homme et c'est bien à cause de cela que le buffle ne labourera pas avant l'homme et ne remplira pas spontanément ses greniers. C'est à l'homme d'y mettre son grain de sel. (39,9 etc.)

Oui, la créature est manifestement décrite comme une pelote de laine crue où chaque fibre produit son imprévisible nouveauté et est intriquée dans l'existence de mille autres qui rendent bien spécieuse toute spéculation sur les desseins de la Providence!

Où le texte est le plus fort encore, c'est lorsqu'il laisse comprendre au lecteur (disposé à l'entendre) que Dieu est parfois franchement dépassé par sa propre création. Cela est d'abord inopinément avoué dès 38,12-15 avec cette affaire de jour et de nuit qui secouent les méchants. (Manifestement, Dieu qui secoue la toile de lumière pour en décrocher les brigands et leur briser le bras semble bien n'avoir pu ni prévoir ni éviter leur arrivée!). Et lorsqu'un peu plus loin Dieu défie Job d'arriver à faire plier la nuque des arrogants et des méchants, Il ne dit pas autre chose que:

«Si tu réussis ce coup-là, bravo! parce que moi je n'y arrive pas…». (40,10-14)

L'autonomie de la création sera dite d'une manière encore plus étrange plus loin, avec le bohémot (40,15 etc.), qui ne se laisse pas percer le nez par l'homme mais qui se contrefout tout autant des torrents d'eau (40,23) voire de l'épée avec laquelle Dieu l'avait menacé (40,19)

Notons tout de même que cette interprétation de Dieu qui menace son Bohémot indocile n'est possible que pour certaines traductions dont la Tob qui dit: «C'est lui le chef–d'oeuvre de Dieu, mais son auteur le menaça du glaive.», la Jérusalem qui dit: «C'est lui la première des oeuvres de Dieu. Son Auteur le menaça de l'épée» et la Semeur qui dit:  «C'est le chef–d'oeuvre de Dieu, son créateur qui lui impose le respect par le glaive.»...

Je pense pour ma part que cette ambiguïté difficile à gérer pour les traducteurs (et qui n'est qu'une ambiguïté parmi tant d'autres) n'est pas due à l'auteur principal du Livre de Job mais aux corrections des premiers lecteurs érudits qui, s'il ne purent effacer toutes les traces textuelle de cette insupportable impuissance de Dieu, purent tout de même en émousser considérablement les tranchantes évidences. Il y aurait peut-être là une manière de comprendre plus facilement pourquoi ce livre a été tellement maltraité avant d'être arrêté par les canons... Il y a derrière cette déclaration d'impuissance de Dieu, quelque chose qui fut proprement innommable pour les premiers lecteurs du Livre de Job et même pour un certain nombre de commentateurs contemporain qui fuient encore aujourd'hui cette possible lecture. Les premiers lecteurs avaient encore la possibilité de "corriger" l'original:

« Dieu ne peut pas être impuissant! Mieux vaut corriger, quitte à prendre le risque de le laisser paraître cruel!».

C'est un miracle que ces corrections des premiers lecteurs ne purent effacer totalement cette idée importante qui charpente le récit. Hélas, le canon qui interdira finalement de trafiquer davantage le texte original est arrivé un peu tard et nous voilà aujourd'hui devant un texte très compliqué à lire...

Oui, ne nous y trompons pas; le Livre de Job tel qu'il nous est parvenu est truffé d'ambiguïtés. Il est TRES difficile à lire. En témoignent à l'envi les difficultés éprouvées par les traducteurs qui ont essayé de s'y attaquer. C'est bien simple, si l'on respecte l'ordre des versets, Job qui se contredit semble parfois carrément schizophrène. Or, cela paraît d'autant plus étrange qu'en captant très globalement les traits de personnalité de Job, il a manifestement une manière de fonctionner mentalement qui est bien plus névrotique que psychotique. Certains parmi les meilleurs savants traducteurs (Pléiade, Jérusalem...) ont donc osé le sacrilège des sacrilèges qui est de transgresser les arrêts du Canon et de modifier l'ordre des versets pour recréer une lisibilité. A mon humble avis il n'y parvinrent même pas tout à fait... (le chapitre sur la sagesse et quelques phrases prononcées par Dieu restent bizarres ainsi que la rhétorique de Job...)

Le lecteur dont la science des textes n'est pas le métier, le lecteur "normal" donc, soit se contentera d'un commentaire soit sera très perplexe …surtout s'il s'enhardit -comme je l'ai fait- à essayer une lecture comparée de traductions. (L'exemple du Bohémot et du glaive évoqué plus haut n'est qu'un petit exemple parmi tant d'autres... Je renvoie mon lecteur aux nombreux articles spécialisés qui attaquent ce sujet et dont certains sont accessibles sur le web)

Je ne veux pas et ne peux pas juger de la supériorité ou de l'infériorité d'une traduction. Dans "Stylite.net", par méthode de travail, j'accepte toujours de penser d'abord que les savants et traducteurs dit "sérieux" par les érudits contemporains, quelque soient les divergences de leurs conclusions, sont à la fois compétents et intellectuellement honnêtes. (C'est le privilège de ceux qui ne sont pas eux-mêmes savants de pouvoir faire ce choix méthodologique!)

Je suppose donc simplement que dans l'état où sont nos ressources archéologiques, linguistiques et théologiques, plusieurs lectures restent possibles. Ces querelles de savant ne nous prouvent pour le moment qu'une seule chose: la version originale du Livre de Job contenait bel et bien un message théologique insupportable pour certains clercs et c'est certainement aussi en toute bonne foi, en servant leur propre conscience religieuse, que ces clercs outrés ont maltraité ce Livre pendant les quelques siècles où ce fut possible de le faire.

En prenant en compte ce que fut théologiquement l'époques pré-canonique, et en observant aussi les travers instinctifs de l'homme éternel (l'homme non policé par les cultures de lettrés, le grand « enfant sauvage ») dès qu'il parle de son ou de ses dieux, l'énigme que pose ses salissures du texte original s'estompent. La scandaleuse affirmation théologique de l'auteur du Livre de Job suffit évidement pour expliquer les maltraitances. Cette affirmation, c'est que Dieu est impuissant parce qu'il n'a pas le pouvoir de rendre le monde meilleur sans devenir lui-même celui qu'heureusement il n'aimerait pas être. Le Dieu de Job reste donc bien dans les balises de ce fameux Logos (qui nous le rend accessible malgré son indicibilité) lorsqu'Il refuse d'éteindre sa création et accepte en conséquence d'être souvent incapable de venir à son secours lorsqu'elle s'égare. (Aujourd'hui évidemment, il est devenu plus facile d'accepter la thèse du Dieu faible; le Christ est passé entre temps qui souffrit sur une croix montée par des hommes...)

Malgré ces nombreuses retouches, la ligne herméneutique fondamentale qui aboutira en Christ n'a pu être effacée! Il est bon d'ajouter ici qu'il n'y a pas que le livre de Job qui aille dans ce sens… Dans la genèse, la bataille de Jacob avec Dieu (que Jacob gagne!)… dans Isaïe, l'épisode du Serviteur Souffrant… Etc.

On est en droit de voir dans ces scories laissées sur les champs de batailles des premières guerres théologiques et qui sont devenues les pages de notre Bible le ‘miracles' de la Révélation pour les lecteurs croyants ou une l'expression d'une vérité anthropologique archétypale pour les lecteurs athées. Dieu, qu'il soit réel ou fantasmé, a créé le monde et y a mis le germe de son propre mystère. Du coup la création nargue la causalité. Cette liberté, l'homme en fut le plus généreusement monté au sein des créatures... Chaque créature et surtout celle dont Satan est le représentant (l'homme mûr qui rejette la justice de Dieu parce qu'elle est injuste selon lui), tente d'imposer sa propre conception de la Justice... Du coup le monde est ce qu'il est.

Il ne sera sauvé que par l'assomption des mystères qui l'habitent. La solution, c'est à mes yeux dans le message du Christ qu'elle est le plus aboutie : cette forme d'Amour qui tient compte de l'altérité... Autrement dit une forme d'amour qui fait l'assomption non seulement de la verticalité du mystère mais aussi de son horizontalité. La création n'est PAS assimilable à un simple déroulement d'une certaine causalité, au déploiement de formules mathématiques... Sinon, la création ne serait pas création mais simplement dissémination sur une ligne du temps des caractéristiques d'une Nature Divine. "...Deus Sive Natura, etc."

Oui, dans cette efflorescence de créatures que Dieu présente à Job, Il en a choisi certaines dont le caprice semble pouvoir se passer, voire se jouer purement et simplement, des plans de la Providence. Si l'auteur avait désiré ne montrer que la puissance du Créateur, il est clair qu'il n'aurait pas choisi ces exemples-là! Avec cette réponse de Dieu à Job, on est bien loin d'un discours monolithique qui illustrerait une puissance imparable d'un Dieu immense, qui écraserait le monde de son unique dessein! L'auteur attaque délicatement cette vision fantasmatique de Dieu. L'auteur fait réciter par Dieu Lui-même le poème des caprices d'un monde qu'Il observe et qui l'étonne... Il y a déjà ici, par la création du mystère et l'assomption de ce que ce mystère implique, le Dieu faible, le Dieu souffrant qui parle, qui sera crucifié bientôt... Qui préférera mourir supplicié que renoncer à donner l'être à cette création méchante! Cette divine impuissance... le terreau d'Agapè!

 

Rien ne tracasse Dieu autant que l'envie de voir non seulement sa puissance mais aussi son impuissance reconnue par Job. Ce mélange de puissance et d'impuissance est inhérent à son propre mystère et à celui qu'il a accordé au monde. L'auteur nous livre ici que c'est lorsque son lecteur verra la création jusqu'en cette épaisseur-là qu'il saura la vraie grandeur de Dieu, qu'il verra son vrai visage… On sera alors très loin de ces futiles glorioles dont les hommes sont perpétuellement en quête et dont ils tartinent Dieu jusqu'à l'en écoeurer depuis la nuit des temps. Puisque c'est au moment précis où, enfin, Job voit cet ineffable visage ou, plutôt, l'ineffabilité de ce visage (42,2-6) que s'opèrent sa réconciliation avec Dieu, il faut donc comprendre que c'est précisément ce verset-là qui est la pointe du récit. Il nous donne à voir la maturité que Job devait atteindre.

On ne s'est pas assez étonné de ce que Satan, lui, ait depuis le début, de sa propre initiative, insolemment et en toute impunité, décidé de rencontrer le visage de Dieu! (1,6-7&12) et (2,1-2&7) Cette familiarité de Satan avec Dieu lui permet même de faire vaciller Dieu; Dieu va regretter la liberté qu'il donna à Satan (2,3) mais Dieu le dira à Satan sans même le gronder, comme si cela faisait partie des règles du jeu... Regrette-t-il aussi la liberté donnée aux hommes? Il y repensera sur la croix… Quoique moins affectueuse, l'intimité de Satan avec Dieu est manifestement, au départ en tout cas, bien plus enviable que la relation que Job entretient avec Dieu; ces deux-là s'interpellent s'égal à égal! C'est bien normal: avant la prise en compte du mystère de Dieu qui est aussi –nous le verront plus loin– le coeur de la reconnaissance de l'Altérité, avant l'acquisition de cette lucidité, il n'y avait qu'enfantillages dans la prétention de Job à "être Job", à théoriser sur le bien, à juger... Une fois cette altitude cognitive atteinte, le Job 'foetal' du départ semble même ridicule. Comment a-t-il pu se prétendre juste? Pire, comment a-t-il cru justifier ses enfants par ses holocaustes? Et remarquons bien que ce n'est pas la morale qui crée ce ridicule!

Le discours-réponse de Dieu en finale du Livre de Job résume finalement la plus belle part de la théologie bien chrétienne du Dieu souffrant. Dès qu'on l'a compris, la démystification du fil conducteur de toute l'oeuvre se simplifie malgré les problèmes philologiques. L'herméneutique récupère toute la sauce!

La longue description de la conquête de la lucidité de Job dans et par l'épreuve, nous bouleverse non seulement parce que les images utilisées par le poète sont géniales mais aussi parce que l'histoire de Job entre inévitablement en résonance avec les étapes successives de nos propres maturations... Il fallait que ce fut dit avant de reprendre la déconstruction des trois supériorités du Job final sur le Job initial.

 

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-1- Première étape: le discernement symbolique du moi.

Le premier signe de la mutation de Job c'est un dégoût de la vie ...un malaise qui va devenir lancinant tout au long des chapitres. Pas une accusation de quiconque donc ni une revendication mais une pure dépression. Tout et tous se séparent de Job: son prestige, sa fortune, ses enfants, sa femme, ses amis, Dieu peut-être... Le monde prend de telles libertés par rapport à Job que Job n'en supporte plus la texture.

La dissolution du fantasme de la fusion familiale est particulièrement bien mise en exergue. Au début, tel un bébé dans un berceau qui joue avec son pied sans trop savoir à qui il appartient, le 'moi' de Job ne se distingue pas toujours très nettement du 'non-Job'. Ses enfants sont tellement lui-même qu'il croit pouvoir les purifier lui-même comme il le fait pour se purifier de ses propres fautes! (1,3-5). C'est parce qu'il souffrait de la même immaturité que quelques mois plus tard son ami Baldad ose insinuer (8,4) que les enfants de Job furent peut-être la cause de son malheur. Mais Job n'en est déjà plus là lorsque Baldad l'interpelle ainsi. Pour s'en convaincre il nous suffit de lire ce qu'il dira un peu plus tard des liens familiaux (14,21-22 18,14 19,17 21,19-21 etc.). On mesure alors la maturation en cours. Job est en train de comprendre -et avec quelle acuité!- que la réalité veut que chaque homme naisse dans une irréductible solitude: la rupture avec sa femme est consommée dans les conditions que l'on sait, les enfants meurent, ses pères sont morts... Le réel dénonce le caractère illusoire de la fusion des âmes.

 

-2- Deuxième étape: le découpage du non-moi.

Au départ, la volonté de Dieu, l'ordre cosmique et la loi ne sont qu'une seule et même chose. Le mal se confond encore au malheur et, surtout, le bien se confond encore au non-mal. Mais plongé dans l'épreuve, Job conscientise qu'il y a quelque chose d'incompatible entre sa propre innocence, une assimilation du malheur au péché, et l'identification de l'ordre du monde à la volonté de Dieu. Si Job finit par assigner Dieu en justice, c'est justement parce que, dans son coeur qui respecte encore Dieu (en fait, il ne cessera jamais de le respecter!), on ne peut déjà plus confondre le désir de Dieu et l'ordre réel du monde (qui est manifestement injuste). Voilà une dissociation symbolique que ses amis sont encore tout à fait incapables de faire! Ces derniers qui s'acharnent à expliquer son malheur par un Dieu courroucé s'enfoncent manifestement dans l'incohérence ou la malhonnêteté intellectuelle.

•  L'incohérence? Les arguments des amis de Job tournent en rond: Job est dans le malheur parce qu'il a péché ...et Job a péché puisqu'il est dans le malheur... Une tautologie!

•  La malhonnêteté intellectuelle? Ne voient-ils donc pas dans le monde l'injuste qui engraisse et le juste affamé?

Job se noie: sa lucidité croissante fait qu'il ne sait plus vraiment à qui attribuer ses malheurs. À Dieu qui ne respecte pas la morale? À lui-même qui ne verrait pas sa propre faute? À ses amis qui se crispent sur une conception désuète de l'ordre cosmique?

Son intégrité intellectuelle qui proclame son innocence lui impose alors d'admettre aussi qu'à côté du mal il faut laisser une place distincte pour la douleur, un déplaisir autonome. Que Job obéisse ou non aux lois, le cosmos peut être déplaisant. Le malheur n'est pas totalement inféodé à la désobéissance. Son innocence dénie la théorie simpliste qui porte ses amis. Job distingue maintenant la sphère du mal moral de la sphère du désagréable. Il n'y avait qu'illusion, voire aveuglement, de nantis dans le lien trop simple qu'il établissait entre l'immoralité et le malheur.

On sent déjà une réponse poindre à l'horizon de sa conscience: Job est en train de constater qu'il y a peut-être une différence entre le désir de Dieu et l'idée qu'il a de ce désir! Cette lucidité qui émerge doucement dépasse pour le coup tout à fait les possibilités cognitives des autres intervenants (sauf Satan bien entendu)... On s'approche de la question de l'altérité!

 

-3- Troisième étape: discernement symbolique de l'énigme et du mystère.

Après quelques remarques sur l'orgueil et la légèreté de Job, Dieu en arrive à ce qui est la pointe du récit: le discernement symbolique entre énigme et mystère… On est déjà à une altitude que beaucoup d'humains d'autrefois et d'aujourd'hui n'atteignent jamais.

On ne peut pas sous-estimer la compassion réelle que les amis de Job et même le génial Elihu éprouvent pour Job. Mille indices en témoignent, à commencer par leur présence (2,11-13 18,4 etc.). Il était inévitable, malgré leurs simplismes et l'ironie déplaisante de Job à leur endroit (13,4 13,7-9 16,2-3 etc.) qu'ils finissent par admettre ne pas tout savoir de la volonté de Dieu. En effet, si d'une part l'ordre cosmique ne fait encore qu'un avec la volonté de Dieu et si d'autre part Job est sincère lorsqu'il affirme n'avoir pas commis une faute grave, au vue du malheur de Job, il faudra bien supposer qu'on ne connaît pas tout de cette volonté divine.

En dépit que quelques intuitions justes, ces piètres consolateurs n'arrivent pas à assumer ce qui dans l'étoffe de l'inconnu fait la distinction entre le mystère et une simple énigme. Pour les amis de Job et pour Elihu, cette ignorance de la Volonté divine est bien sûr accidentelle (contingente) et non essentielle. Or, pour l'auteur du Livre de Job, ce que le Dieu voudrait faire comprendre, c'est le contraire; il n'y a pas de contingence à faire valoir ici! Non seulement Dieu sera toujours imparfaitement connaissable mais en plus Il a insufflé dans le monde quelque chose de son propre mystère qui n'arrête pas d'y faire des petits... La création entière, au nez et à la barbe des éventuelles préférences de Dieu, actualise sans cesse ses propres caprices. Ce qui manque au Job du début du livre, à ses amis et à Elihu (mais pas à Satan!) ce ne sont pas quelques données concernant un énigmatique caprice de Dieu et qui leur permettraient de traduire ce caprice en lois éternelles. Ce qui leur manque c'est la prise en compte de ce qu'en toute créature et pas seulement en Dieu, en plus des données encore inconnues (énigmatiques) il y a des données inconnaissables (mystérieuses) qui sont le reflet de mille parcelles de libertés disséminées. Ces innombrables libertés rendent purement et simplement illusoires une formulation arrêtée des désirs de Dieu sous forme de lois universelles.

Ce mystère, cette part inconnaissable de Dieu, c'est le coeur même du visage de Dieu (mais c'est aussi le coeur du visage de l'homme bien entendu et de tout ce qui dans le monde ris au nez et à la barbe des lois connues et inconnues). Le «visage» devrait se comprendre ici comme la manifestation visible la plus pointue, la plus subtile, la plus précise aussi, de ce qu'il n'y a pas moyen de découvrir par la causalité, par le déroulement des formules de mathématique, par les démonstration statistiques ou autres invariants de la psychologie...

En 42,5 l'auteur du Livre de Job veut que son lecteur fasse passer son approche mentale de Dieu sur un nouveau mode de savoir et de communication: pour considérer Dieu il faut passer de la parole à la vue! C'est plus encore qu'un changement de langue; c'est un changement d'organe de perception! Il faut passer d'un savoir discursif à un savoir plus "global" qui assume mieux "ce qui me dépasse". La raison spéculative (assez pertinemment associée par l'auteur aux divers usages de la parole) ne peut pas aller plus loin que le concept de mystère. Elle devrait donc être reléguée derrière une image, celle du visage qui est effectivement à la fois plus singulière et plus globale que toute spéculation et qui est aussi par essence plus disposée à 'montrer' la beauté de l'inconnaissable. (L'image d'un visage n'est pas soumise aussi rigoureusement que les spéculations verbales aux terribles règles de la rhétorique et de la logique. Un visage –démasqué évidemment– dit plus et plus précisément sur le coeur de son propriétaire que tout ce qu'on peut dire avec des mots).

Si j'accepte ce qui vient d'être proposé et que je relis une nouvelle fois le Livre de Job, il n'y a plus moyen d'esquiver, me semble-t-il, une ligne de sens qui est résumée aussi dans la réponse de Dieu à Job que je pourrais finalement paraphraser ainsi :

«Tu veux m'attaquer en Justice?!? Mais, mon pauvre Job, n'as-tu donc pas encore compris que tout cela dépasse complètement ton entendement! Crois-tu vraiment que moi, Dieu, j'ai le pouvoir d'imposer au cosmos cet ordre, cette justice que tu réclames? J'ai créé l'assise du monde pour qu'il soit bien une création et non une partie de moi-même; le lui ai donc donné même de pouvoir se déprendre de mes préférences. Son évolution me surprend et me déçoit autant que toi... Ce n'est pas moi qui choisira la proie de la lionne mais la lionne elle-même. Serais-tu, toi, plus fort que moi? Et toi, toi, Job, qui n'arrive même pas à assécher les sources de ton pus, tu réussirais à mettre l'anneau au nez du Léviathan et à en tirer des tendresses? Toi tu réussirais à faire courber la nuque des arrogants et des méchants?  Oui? Alors je te féliciterai de pouvoir faire ce que moi je n'arrive pas à imposer !..."

 

Ce changement de perspective n'est pas sans implications en éthique; il n'est rien de moins que l'émergence de la conscience comme principe directeur du jugement moral! Job mûri par la souffrance est le seul qui pourra atteindre cette dignité morale-là. Les amis de Job et Elihu admettent une inconnue en Dieu, mais cette inconnue dans leur chef n'a pas le pouvoir de remettre en cause leur cosmologie. Cette inconnue n'a pas plus, en droit, la possibilité de remettre en cause la loi. Job seul a rencontré une valeur positive, un phare dans la nuit, qui n'est pas la figure inverse d'un interdit légal. Job a vu le bien!

Disons le autrement parce que ce n'est pas facile de le dire bien:

Les amis de Job fonctionnent dans un système moral qui à bien y regarder n'est susceptible de produire que deux valeurs de vérité: le mal et le non-mal. Ils confondaient le bien avec le non-mal. En admettant finalement que son ami Job n'avait jamais commis de faute majeure, Eliphaz à bout de souffle, se réfugiait alors dans l'idée qu'il n'aurait peut-être pas respecté des préceptes de charité (22,6-11). Dans sa tête, ces préceptes n'étaient en fait qu'une formulation retournée d'interdits dont le Pentateuque est plein à craquer: 'tu ne laisseras pas la veuve dans l'embarras', 'tu ne laisseras pas l'orphelin avoir faim', etc. Encore et toujours des définitions du mal par la loi et donc la confusion du bien avec le non-mal! Hélas pour Eliphaz, Job (qui jusque-là avait plutôt évité de se vanter) réplique qu'il a obéi aussi à ces lois-là. Il semble même qu'il a été beaucoup plus loin dans ce sens que ce qu'on imaginait au départ et c'est tout le sens de son éloge à lui-même aux chapitres 29 30 et 31 qui hors contexte ne serait que fanfaronnade. (Elipaz et les autres, après l'avoir entendu, plutôt que de le contester se taisent pensifs... Ils ne savaient peut-être pas que l'obéissance de Job avait été jusqu'à cette altitude? ...Un silence que leur reprochera le terrible Elihu!

Or, après avoir vu un bien véritable, qui ne serait pas un interdit déguisé mais une perfection l'ineffable, Job ne peut plus se permettre de dire qu'il est pur. Aurait-il obéi à toutes les lois connues et inconnues qu'il resterait encore loin de ce mystère qui séduit sans se laisser enfermer dans une formule légale. Tout devient plus compliqué car ne pas faire le mal avec zèle est une chose mais faire le bien en est une autre!

Après sa "conversion", il y aura trois valeurs de vérité possibles dans son fonctionnement moral: le bien, le mal et le ni-bien-ni-mal. Il a rejoint la sphère de ceux qu'une conscience dirige. Le prix de sa découverte? La perception permanente de son imperfection. Ce n'est pas par humilité, mais par lucidité qu'il le sait.

«...À présent que mon oeil t'a vu. Je m'abîme et me repens sur la poussière et dans la cendre.» (42,6)

 

Cette découverte de Job est tellement importante qu'il faut la redire encore d'une autre manière:

La première vie de Job est comme une étrange partie d'échec dont on connaîtrait les règles pour rester dans la partie mais dont on ignorerait le but du jeu. Un cheval peut sauter au-dessus d'un fou, une tour marche en ligne droite, le roi ne peut se suicider, la reine... Etc. Il y a moyen de tricher ou de ne pas tricher, mais, pourvu qu'on ne triche pas, toutes les attitudes se valent! Le joueur qui ignore le but du jeu n'est pas en mesure de comprendre qu'il y a moyen non pas de jouer mais de jouer bien et que cela n'a rien à voir avec le fait de ne pas tricher!

Job ne trichait pas mais dans ce fonctionnement mental immature, il n'y avait pas de bien! Il n'y avait que le mal qui était de ne pas observer les lois dussent-elles être des préceptes charitables.

Ne pas tricher pour rester dans le jeu. Rien à gagner mais tout à perdre. À ce jeu Job immature ne pouvait rien gagner parce qu'il avait déjà tout ce qu'il pouvait imaginer dans son paradis. Le fruit défendu ne l'intéressait pas parce qu'il n'était pas encore capable d'imaginer ce qu'il pouvait ajouter à sa vie. L'état fortuné initial de Job à quelque chose de ce paradis perdu du premier âge où tout est donné pourvu que 'Maman-Dieu' soit contente. Oui, après avoir lu ce livre comme la description d'une naissance , de la mise au monde de Job, on peut y lire aussi comme une sortie de l'enfance, une crise d'adolescence.

Après avoir intégré le mystère dans son fonctionnement mental, après avoir pu voir le vrai visage de Dieu, après avoir distingué le 'bien' du 'non-mal', Job voit enfin un but dans la partie qui est tout autre chose que de ne pas tricher. Enfin il peut essayer de bien jouer. Enfin il comprend qu'il jouait mal alors même qu'il ne trichait pas! Et il y a toujours moyen de mieux jouer!

«...Le bien que je veux, je ne le fais pas. » dira Paul (Ro7,19)

Ce que Paul dit, tout être moralement mûr le dit un jour ou l'autre. Il est condamné à une certaines insatisfaction qui a, bien sûr, quelque chose à voir avec ce que les chrétiens appelleront plus tard le péché originel.

Il n'y a donc rien de l'abandon plat et servile dans cette repentance finale d'un Job qui est resté aussi pur qu'au départ, mais plutôt le regret de comprendre tellement tard le but de ce jeu où Dieu le conviait. Job n'est pas un chien battu qui recule, un soldat défait en retraite mais un homme prêt à s'engager. Il existe enfin et la partie va pouvoir commencer!

 

Paul Yves Wery - Chiangmai - Juin 2009

Version 1.02 - Janvier 2011

Version 1.03 - Mai 2012

Version 2.01 - Mai 2012

 

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