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(Dernière édition: février 2016)

L'Ordre Symbolique et le langage

Abstract: Nous ne sommes pas libres de diviser mentalement comme bon nous semble le cosmos en diverses choses (symboles). Ce morcellement s'impose par ce que nos sens nous donnent à penser. Mais l'homme qui accepte de dialoguer peut au moins espérer quelques remaniements des divisions symboliques et en particulier le redécoupage du cosmos en symboles plus "petits". Plus les symboles se subdivisent, plus il nous devient possible de nous comprendre les uns les autres...

La pensée bouddhiste, la pensée chrétienne, les sciences, les cultures, (...), découpent le cosmos en «morceaux», réels ou imaginaires, auxquels, souvent, elles associent des noms. Même si les traducteurs me laissent parfois penser le contraire, les «morceaux» bouddhistes n'ont pas nécessairement leur parfait équivalent dans le découpage chrétien (ou scientifique, ou musulman, ou...) et il n'est pas nécessaire d'être un érudit pour le comprendre; qu'est-ce que l'âme pour le chrétien? Pour le scientifique? Le bouddhiste? Qu'est-ce que la mort? Qu'est-ce que le superflu? Qu'est-ce que l'amour, etc.

Ce découpage premier du cosmos par une conscience, je ne peux pas le confondre avec une activité linguistique. Ce découpage est une question de perception autant que de mots. Il est corrélé à l'acuité des sens, à la maturité du corps et du cerveau, aux stimulations environnementales... Ce découpage est aussi corrélé à l'espèce: personne ne pourra nier que pour une plante grimpante, il faut aussi une conscience rudimentaire de parties distinctes dans le tout pour organiser son humble vie entre rocailles, terre, lumière, autres plantes, ressources en eau... C'est par cette conscience rudimentaire qu'elle va pouvoir organiser sa croissance dans une direction plutôt qu'une autre, "choisir" ses points d'accrochage, chercher l'eau, fleurir à un moment plutôt qu'à un autre, se protéger sous les ombres disponibles des ardeurs du soleil, etc. Ce découpage du tout en parties par ses fonctions exécutrices, sa "conscience", ne nécessite pas l'usage d'une langue. La plante grimpante peut probablement se passer de communiquer avec ses semblables pour organiser sa vie.

Il serait bien étrange que les innombrables «morceaux» du cosmos des Chinois bouddhistes de l'antiquité furent identiques aux innombrables «morceaux» du cosmos des Juifs de la même époque... Il serait encore plus étrange que ces «morceaux» du cosmos soient identiques aux entités élémentaires qu'utilisent les scientifiques (qui souvent utilisent des instruments pour discerner des parties dans le tout).

Il est par contre plus que probable que ces trois sphères découpent parfois dans le cosmos des «morceaux» qui se ressemblent au point que le langage, lorsqu'il entre dans la partie, laisse penser qu'il s'agit de la même chose.

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Lorsque le cosmos est divisé en morceaux, ainsi que pour un grand vase brisé, les morceaux qui naissent de la brisure ne sont pas indifférents les uns par rapports aux autres; comme dans un puzzle, certains morceaux entretiennent des relations privilégiées avec d'autres à cause de frontières communes, à cause de ressemblances ou de dissemblances.

Le feu, le chaud, la brûlure, le froid, les cendres, les combustibles, (...): tout cela se tient! Les frontières tiennent les unes des autres. De même, le bien, le mal, l'intention, la douleur, la punition, la justice, la responsabilité, la loi... Le propre, le sale, le pur, le nettoyage, le risque infectieux, le contagieux, le saprophyte, le parasite, la symbiose... Les frontières qui s'entre-dessinent, induisent ainsi des séries innombrables et infinies.

Le cosmos impose son autorité par le fait que chacune de ses parties existe d'une manière précise pour et par les autres parties. C'est la raison pour laquelle je préfère parler de «symboles» plutôt que de «morceaux» ou de «parties» (cf. usage grec du mot symbole). Le découpage, aussi arbitraire puisse-t-il être, impose toujours aux «symboles» découpés des règles de cohabitation, des contraintes, qui sont inhérentes aux frontières crées. La force du cosmos qui acceptait d'être démembré en autant de symboles plus ou moins nets, c'est de refuser ensuite que ces symboles se réassemblent n'importe comment. Il en va des morceaux du cosmos comme des morceaux du vase brisé. Je peux donc parler d'un ordre: un «ordre symbolique».

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L'ordre symbolique des Bouddhistes généré par un certain découpage du cosmos est évidemment très différent de l'ordre symbolique généré par le découpage chrétien du cosmos. Il est aussi très différent de l'ordre généré par les travaux des scientifiques. Je dois m'attendre à ce qu'un observateur chrétien ou scientifique soit perplexe devant la manière bouddhiste d'assembler les symboles s'il ne prend pas d'abord un recul critique par rapport à son propre découpage symbolique du cosmos... Pour parer à ce genre de difficulté, il faut mettre le langage sur la scène.

Le langage, pour faire simple, essaye d'établir une convention entre interlocuteurs pour associer des mots (ou des compositions de mots) à des symboles (ou ensembles de symboles) 'supposés identiques' dans le chef de chacun des interlocuteurs. Avec le langage, un tout nouvel ordre vient chapeauter l'ordre symbolique. Les conventions qui le structurent sont arbitraires (les dictionnaires sont là pour nous le rappeler) mais impliquent aussi des contraintes physiques (neurologie, phonétique...), l'usage intensif de la mémoire, une certaine plasticité sémantique, etc.

Les relations entre mots et symboles sont plus fluides que les relations entre symboles et symboles non seulement parce que les mots sont toujours liés à des conventions plus ou moins incorrectement partagées, mais aussi parce que, pour parer aux inévitables malentendus, les interlocuteurs ont pris l'habitude de supporter de discrètes imprécisions ou élasticités sémantiques. Par contre, les relations entre symboles et symboles répondent à des règles plus rigoureuses et jamais conventionnelles. C'est le réel qui les définit et les impose en réaction aux divisions plus ou moins arbitraires opérées par les consciences.

Les divisions particulières du réel en symboles sont contingentes et, rigoureusement parlant, il est même hautement improbable que deux personnes appartenant à une seule sphère culturelle, linguistique et religieuse, aient des ordres symboliques parfaitement identiques. Mais il n'est pas encore utile de se tracasser de cette nuance ici. J'imaginerai donc, par exemple, que deux chrétiens européens francophones de même niveau scolaire ont des ordres symboliques identiques. C'est une approximation consciemment (et momentanément) acceptée ici parce qu'elle simplifiera considérablement la recherche.

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Pour l'espèce humaine, il y a ici une propriété du langage importante à faire valoir: si la division du cosmos en symboles est avant tout le fruit d'interactions entre nos sens et notre environnement, elle est aussi, sinon dirigée, au moins influencée par certains usages du langage (entre autres par le "Dialogue" dans le sens le plus exigeant du mot). C'est de là que vient toute l'importance de notre scolarisation.

Il y a là quelque chose qui met l'espèce humaine un peu à part. S'il est évident que les bêtes et les plantes possèdent une conscience plus ou moins rudimentaire qui leur permet de distinguer des parties dans le tout, il reste néanmoins possible de douter, au moins chez les plantes, de leurs aptitudes à utiliser un langage sophistiqué et encore plus de voir leur ordre symbolique se modifier par l'usage d'un langage.

La distinction entre l'ordre symbolique et l'ordre linguistique désigne aussi la limite du pouvoir d'un dialogue (amoureux, interreligieux, interculturel, éthique...). Quelles que soient les bonnes volontés des dialoguants, par sa nature langagière, le dialogue peut favoriser mais pas imposer un redécoupage symbolique. Mais si ce redécoupage a lieu, c'est dans le sens d'un raffinement des symboles déjà mis en jeu par les parties en présence. Chaque symbole peut en effet se casser en ,plusieurs symboles plus élémentaires.

Les microbes se divisent progressivement en diverses familles: les virus, les bactéries, les mycoses, les parasites... La mélasse religieuse très globale des tribus primitives se subdivise progressivement en des sphères aussi différentes que la médecine, la spiritualité, la magie, la politique... La grossière division sexuelle du monde animal va donner naissance aux questions de fécondité, de genres, de désirs, de conjugalité, de compulsivité, d'anxiétés...

Plus les symboles sont "atomisés"; plus il y a des chances que chaque interlocuteur puisse reconstruire mentalement les symboles de l'autre et donc mieux comprendre son ordre symbolique. Ceci permet sinon d'éviter les conflits, au moins d'éviter les malentendus. Mais il y a un prix à payer pour cette pacification de l'arène: puisque la frontière de chaque symbole trace aussi, d'une manière plus ou moins directe, la frontière d'une infinité d'autres symboles (cf. les séries innombrables et illimitées évoquées plus haut), à chaque tout petit remaniement symbolique, c'est l'ordre symbolique dans son entièreté qui est remanié. Chaque fois qu'une nouvelle distinction de "choses" s'opère, ce sont toutes les autres "choses" qui s'en trouvent affectées. C'est dire que par tous mes remaniements symboliques (qu'ils soient le fruit d'un apprentissage, ou d'une expérience malheureuse, ou d'une coïncidence, ou de ma bonne volonté vis-à-vis d'un tiers, ou d'une maturation neurologique ou etc.), c'est toute ma vie qui change! Mon cosmos n'est plus le même et moi non plus je ne suis plus le même!

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Par un regard critique sur ses propres divisions symboliques et par l'usage d'instruments sophistiqués qui tentent d'esquiver autant que faire se peut la subjectivité des sens, le scientifique se laisse prendre dans un flux de nouveaux symboles qui ne le renvoie pas directement à sa propre expérience sensuelle, mais dont il cherchera malgré tout à démystifier l'ordre. Au premier regard, les symboles produits par son travail peuvent donc paraître "contre nature". Mais l'avantage de cette manière de faire est qu'elle définit des symboles "sur mesure", par des critères qui appartiennent de moins en moins à lui, mais à ses instruments de mesure. Il trace ainsi des frontières symboliques par des critères qui prennent distance par rapports à ses inclinations sensuelles et il peut en proposer le tracé à ses pairs; par là, la communauté des scientifiques s'offrent le luxe d'un langage dont le sens est presque parfaitement partagé (objectif).

 

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Donnons un exemple qui montre à la fois les difficultés et les avantages qui peuvent apparaître au cours d'un dialogue (langage) mettant en relation des ordres symboliques différents: supposons qu'un neurologue agnostique, un Chrétiens et un Bouddhistes se mettent autour d'une table pour parler de la compassion...

Un conglomérat de symboles élémentaires que les neurologues ont appelé le «neurone miroir» est devenu ces dernières années important pour pouvoir approcher scientifiquement la compassion. Le «neurone miroir» ne signifie spontanément rien ni pour le Chrétien ni pour le Bouddhiste parce que l'ensemble de symboles qu'il désigne n'a pu se découper comme partie du cosmos dans les consciences des neurologues que par une chaîne d'activités expérimentales rigoureusement prédéfinies qui n'intéressent que les neurologues (réactions spécifiques à tels colorants, critères anatomiques au microscope électronique, critères fonctionnels observables en résonance magnétique dans des conditions expérimentales bien circonscrites, etc.).

Si j'analyse la compassion à partir des mots (et des symboles) de la sphère du neurologue ('neurones miroir' ...mais aussi 'neurotransmetteurs', 'système limbique', etc.) il est flagrant -au début de l'étude en tout cas- que quelque chose va m'échapper de cette importance éthique qu'accordent le Chrétien et le Bouddhiste à la compassion.

Par contre, sans le neurologue, ni le Chrétien ni le Bouddhiste n'arrivent à expliquer comment il se fait que la compassion surgit chez tel homme alors qu'elle ne naît pas chez tel autre qui pourtant observe la même chose que le premier.

Supposant même le surgissement de la compassion relativement bien démystifiée par les trois protagonistes, il reste que aucun d'entre eux n'arrive à expliquer par les resources symboliques de sa propre sphère pourquoi l'implication éthique de la compassion n'est pas la même chez le Chrétien et chez le Bouddhiste. (La signification éthique de la compassion peut en effet être différente d'une religion à l'autre ...encore faudrait-il d'abord que les interlocuteurs parlent assez entre eux pour se rendre compte que cette différence existe!)

Le Chrétien qui au départ confondait vaguement charité et compassion, va être invité par son dialogue avec le neurologue et le Bouddhiste à découper dans la "compassion" au moins trois groupes symboliques devenus clairement différents:

    1. La compassion dans le sens étroit que lui donne le neurologue (un certain flux de neurotransmetteurs produit entre autres choses par des neurones miroirs dans telles ou telles conditions…)
    2. La charité que ce flux de neurotransmetteurs suscite chez le bon Chrétien.
    3. …et "quelque chose" qui pourrait ne pas être (?) la charité que ce même flux de neurotransmetteurs suscite dans une autre religion...

Après ce remaniement de son ordre symbolique, il devra aussi redéfinir ses conventions langagières du départ sans quoi il sera difficile d'éviter les malentendus... (Mais il gardera à l'esprit que ce remaniement risque de mettre à mal la lecture des textes spirituels de sa propre Tradition religieuse évidement. Il devra retraduire ces textes avec les nouvelles conventions langagières). Etc. Etc. Etc.

Le plus important dans cette affaire, c'est de remarquer que ses convictions, ses tendances chrétiennes n'ont pas nécessairement changé tout au long de ces maturations. Mais il est maintenant mieux conscient de ce que signifie sa christianité dans le cosmos... On est donc bien en présence d'un raffinement de sa conscience de Chrétien par un dialogue (ici avec la neurologie et le Bouddhisme).

J'invite ici le cathéchiste à entrer dans les perspectives pédagogiques que cette simple constatation ouvre. Le Chrétien a dû dialoguer avec d'autres religions pour entrer plus profondément dans sa propre christianité! Ce n'est qu'après cette maturation qu'il est en position adéquate pour penser la question de la conversion, de la Mission, de l'universalité, etc.

Dans mon Dialogue avec d'autres religions, j'aurai peut-être envie de négliger l'ordre symbolique des scientifiques parce qu'il est compliqué à saisir. Mais si je le néglige trop, beaucoup de malentendus risquent de perdurer. L'air de rien, dans cette simple réflexion sur la compassion, c'est tout de même l'ordre symbolique du neurologue qui rend possible un langage commun entre les Bouddhistes et les Chrétiens. Il l'a fait en divisant ce qu'autrefois le Chrétien mettait derrière le mot "compassion" non pas en une, ou en deux, mais en trois entités symboliques distinctes (une activité neuronale commune qui est aiguillée vers une des deux zones déjà bien distinctes de la sphère éthique, à savoir: la charité et la générosité). (Voir l'étude plus pointue de la compassion sur ce site).

Pour le Dialogue interreligieux, ce que nous enseigne la démarche scientifique ne peut plus être négligée! C'est elle et elle seule qui, par sa rigueur méthodologique, manipule l'objectivité. C'est donc elle qui permet de penser à des invariants utiles à l'élaboration d'un langage commun. C'est elle et elle seule qui permet aussi de penser parfois à des «algorithmes» de passage d'un ordre symbolique religieux à un autre sans devoir sacrifier aux convictions ni des uns ni des autres... Cela conduit parfois des dialoguants à de merveilleuses conclusions d'entente. Ainsi, il est peut-être encore impossible à un Protestant d'être simultanément un Catholique parce que ce qui divise ces deux-là (Marie, Transsubstantiation, Ecclésiologie...) sont des choix théoriques qu'ils font tous les deux à partir de questions qu'ils comprennent tous les deux de la même manières (ils partagent le même ordre symbolique!). Par contre, le Protestant ou le Catholique pourra devenir aussi un Bouddhiste sans que cela ne mette à mal ses convictions et ses choix, de chrétien puisque ce ne sont pas les même symboles que manipulent les Chrétiens et les Bouddhistes lorsqu'ils parlent de dieux, de la mort, de la vie, de la compassion, du cosmos, du pardon, du bien, etc. Entre bouddhisme et christianisme, il n'y a pas de choix exclusif à opérer comme on le fait lorsque l'on choisit une obédiences au sein d'un même ordre symbolique. Ces deux religions se distinguent moins par des choix métaphysiques que par leur territoire de prédilection pour se donner à leurs gymnastiques spirituelles. Ce que Bouddha appelait un dieu, n'a évidemment quasi rien en commun avec Celui que Jésus appelait son Père... (Cf. étude sur la bi-religiosité ).

 

paul yves wery - Chiangmai, mars 2009

Version 2.01, décembre 2010

Version 2.03, août 2011

Version 2.10, février 2016

 

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