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Compassion bouddhiste & compassion chrétienne

Abstract: la compassion, qui, à sa racine, est non morale et "passive", invite à une réaction qui n'est pas exactement la même dans le Christianisme et dans le Bouddhisme. Cette différence ne réduit pas les possibilités de Dialogues entre ces religions mais, au contraire, permet d'approfondir les performances spirituelles de toutes les deux!

(NB: Il existe une version plus courte et plus simple de cet article)

Le Bouddhisme et le Christianisme font grand cas de la compassion. Mais est-ce la même chose que chacune de ces religions recouvre par ce mot? Il y a des arguments solides qui nous disent le contraire.

Ne serait-ce pas plutôt aux philologues de montrer et démontrer les similitudes et différences de sens? Certes les philologues sont importants, mais je voudrais montrer ici que pour analyser les différentes approches de la compassion, il est peut-être plus important de consulter d'abord la neurologie. Oui, La neurologie avant la philologie.

Et avant la neurologie? Le terrain! De fait, c'est l'observation de ce qui se passe sur le terrain qui la première me mit en garde contre ce problème d'homonymie.

Commençons donc par le début et laissons quelque instant, voulez-vous, la raison de côté. Contentons-nous d'observer. Nous reviendrons à la théologie plus tard.

+Le terrain+

J'ai passé six ans à traiter dans des conditions précaires des mourants du SIDA dont le corps médical thaïlandais ne voulait plus prendre soin. Le mouroir était au coeur d'un monastère bouddhiste théravadien qui en avait la charge et la responsabilité totale... J'avais en moyenne un à deux morts par jour. Le supérieur de ce monastère, à la fois pour attirer l'argent nécessaire au financement de son oeuvre et par soucis de combattre l'épidémie du SIDA, avait aussi fait de cet endroit un haut lieu d'information et d'éducation à la prévention.

Il passait chaque semaine non pas des dizaines mais des centaines voire des milliers de visiteurs dans les deux salles d'agonisants où je sévissais: des bataillons militaires, des écoles, des touristes, des guérisseurs, des bonzes, des pèlerins, des prêtres, des communautés religieuses, des sectes... J'ai été là le témoin privilégié de la rencontre tout à fait exceptionnelle (non seulement par sa brutalité mais aussi par sa rareté) entre la souffrance et les réactions compassionnelles de diverses tendances culturelles.

J'y observais quelques différences entre les manières de lier la compassion à la gentillesse, à la générosité, à l'action militante, à la peur, à la discrétion, à la pitié, etc. Plus encore que le comportement de ces visiteurs, il était intéressant d'observer celui des volontaires qui avaient décidé de se consacrer quelques jours ou quelques mois (parfois quelques années!) au service de ces mourants. Ces volontaires provenaient essentiellement d'Europe du nord et du Japon. Il y avait aussi quelques Américains et quelques Thaïlandais.

La différence de comportement entre ces visiteurs issus d'un univers non théravadien et ceux qui venaient de la Thaïlande criait aux yeux. Ils étaient pourtant manifestement, et les uns et les autres, affectés de 'compassion': tous étaient incontestablement 'déstabilisés' par la vision des agonies de ces jeunes malades dont les symptômes pouvaient en l'occurrence prendre des tournures très spectaulaire (Cf le site médical dédié: "www.aids-hospice.com" et le court VDO "Spouse" accessible entres autres sites sur Youtube). Tous ou quasi tous ces visiteurs souffraient de voir ce qu'ils voyaient.

Pour faire court, je dirais que le 'maternage' (J'entends ici par 'maternage' un désir d'amortir des souffrances et de chérir l'agonisant) semblait le premier devoir ressenti par les Occidentaux devant ce tragique spectacle alors que la générosité semblait le premier devoir des Thaïlandais. (À l'époque, avec mes idées trop simples, je disais donc que les Thaïlandais étaient 'dépourvus de compassion' alors que les Occidentaux étaient 'peu généreux'...)

J'étais en tout cas ici devant un superbe exemple du décalages culturel face à la souffrance d'un autre. Les différentes cultures induisent manifestement des attitudes différentes ...j'ai déjà longuement décrit ces différences ailleurs. Le langage n'entre même pas en ligne de compte ici car il était le plus souvent impossible à ces gens de rentrer en communication avec les agonisants; j'observais bien des attitudes, pas des mots, pas des pétitions de principes.

Le supérieur (thaïlandais) du monastère bouddhiste qui hébergeait les mourants ne faisait pas exception à la règle. Il visitait une à deux fois par mois les salles d'agonies mais il ne vint jamais mettre à ma disposition des morphiniques. Il avait pourtant dans son pays une carrure charismatique suffisante pour en obtenir même gratuitement avec très peu d'efforts. La seule source de morphiniques dont je pus faire profiter mes malades étaient les Occidentaux les plus charitables qui, au nom de cette charité, décidaient de prendre des risques énormes en franchissant les frontières avec de la morphine dans leurs bagages. Le moine le savait et en souriait sans y déceler plus qu'une fantaisie d'Occidental.

 

+La théologie+

 

Doit-on s'étonner de ces observations?

Pas besoin d'être un grand théologien pour comprendre que si l'idéal bouddhiste, dans ses textes canoniques et ses commentaires, promulgue bien le détachement par rapport aux désirs mondains (qui seraient in fine la cause des souffrances), il ne peut évidemment pas trop promouvoir l'amour chrétien ("Agapè") qui lui, au contraire, exalte le lien qui peut unir deux personnes (souffrantes ou non, là n'est pas la question). Je crains qu'aucune spéculation sur la nature de nos religions respectives ne puisse effacer une aussi flagrante différence.

Et pourtant... Et pourtant... Et pourtant...

 

**L'aide de la science**

Que dit la science de la compassion? Après tout, ni le Bouddhisme ni le Christianisme n'accepteraient de bon coeur de se mettre en contradiction avec la science.

La neurologie n'a commencé à étudier la compassion que très récemment et ce qu'elle nous dit aujourd'hui est encore pauvre et susceptible de se complexifier énormément dans un proche avenir.

En un mot, les neurologues ont remarqué la présence dans le cerveau de groupes de neurones activés de la même manière lorsque le sujet subit une douleur et lorsque le sujet observe cette douleur chez un autre. C'est une présentation scandaleusement simplifiée d'une seule partie de leurs travaux mais cela suffit déjà pour nous faire comprendre l'essentiel (qui n'est pas tant la matière de ces découvertes que le chemin choisit par la science pour analyser ce sujet): la science cherche (et a déjà vaguement repéré) dans son ordre symbolique une entité fonctionnelle provoquant une chaîne de réactions physiologiques à partir d'une simple ressemblance entre une expérience personnelle et celle d'un autre.

Donc si je reprends mes observations de terrain et les confronte aux méthodes actuelles d'analyse des neurologues, je dois parler de la manière suivante: le cerveau du Bouddhiste lorsqu'il est soumit à un flux de neurotransmetteurs suscité par une représentation de la douleur chez un autre est éduqué pour réagir d'une manière différente du chrétien. Etc.

Le lecteur attentif aura remarqué que, à cause de la science, j'ai dû faire la distinction entre la compassion stricto sensu (flux de neurotransmetteurs provoqué par une observation de la douleur d'un autre...) et quelque chose d'autre que cette compassion suscite (priorité à la générosité ici, priorité au maternage là...).

Or les spiritualités chrétiennes ne font pas très nettement cette distinction symbolique entre la 'compassion' et la 'charité' qu'elle suscite! Pour les spirituels chrétiens la compassion c'est à la fois ressentir quelque chose vis-à-vis d'un souffrant et essayer de le soulager. S'il ne fait que ressentir sans réagir (ou réagir sans ressentir tel un médecin "froid") il n'est pas qualifié de compatissant. Dans le Bouddhisme la distinction symbolique n'est-elle pas un peu plus nette? Je le pense et j'ai même quelques arguments pour appuyer cette thèse mais je préfère laisser les spécialistes de la tradition Bouddhiste en parler.

Impossible de continuer l'analyse sans comprendre la différence entre l'ordre symbolique et l'ordre du langage. Je propose donc au lecteur qui n'est pas à l'aise avec cette distinction de cliquer ici. Si cette présentation abrégée ne lui suffit pas il peut aussi cliquer ici

Dès que nous, chrétiens, distinguons clairement dans notre ordre symbolique la compassion de la réaction qu'elle suscite, plus rien n'est comme avant! Il faut repenser le dialogue interreligieux autrement.

Si chacune de nos deux religions peut prétendre à un universalisme ce sera au prix de la prise en compte d'un «algorithme de passage» entre leurs ordres symboliques respectifs chaque fois que le mot 'compassion' sera prononcé.

Cet algorithme, opère d'abord une dissociation symbolique entre la compassion et ses effets. Puis l'algorithme devra confronter cette dissociation aux divers langages... et l'on constatera alors, éventuellement, qu'il y a bien homonymie flagrante (avant même que ne se posent éventuellement les problèmes spécifiques et bien connus de la traduction d'une langue vers une autre).

Supposons pour simplifier l'étude que nous parlions tous la même langue: le français. La compassion est un mot français qui recouvre quoi?

Un neurologue répondra probablement: 'un flux de neurotransmetteurs suscités par la représentation d'une souffrance d'un autre (via par exemple une image, un texte, une conversation entendue à la radio)...'

Pour tel Chrétien qui aurait étudié la neurologie, la compassion est un flux de neurotransmetteurs, comme pour le neurologue, mais avec en plus quelques connotations morales et/ou spirituelles particulières qui inclinent au 'maternage'.

Pour tel Bouddhiste qui aurait étudié la neurologie, la compassion est un flux de neurotransmetteurs, comme pour le neurologue, mais avec en plus quelques connotations morales et/ou spirituelles particulières qui inclinent davantage à la générosité.

 

L'algorithme de passage d'une sphère religieuse à une autre oblige donc d'abord notre conscience à subdiviser plus finement notre découpage du cosmos en symboles. Ce n'est pas la même chose que d'étudier une autre langue. Même si étudier une autre langue favorise les divisions de symboles par notre conscience, il ne me semble pas très audacieux d'affirmer que la voie royale pour étoffer un ordre symbolique naturel est plus l'étude des sciences (neurologie, anthropologie, sociologie...) que l'étude des langues. Je peux très bien parler parfaitement le thaïlandais et continuer à ne pas percevoir de différence entre la compassion dans le Bouddhisme thaïlandais (le «métagarouna») et la compassion dans le Christianisme français. Quasi tous les traducteurs sont tombés dans ce piège et traduisent par un seul mot des entités légèrement différentes.

Prenons un autre exemple peut-être plus facile à comprendre: c'est l'étude de la médecine et non l'étude de la langue française qui permettra de faire une distinction entre l'usage du mot 'lèpre' dans le texte Biblique et l'usage du mot 'lèpre' dans la sphère médicale. Il y a d'ailleurs encore beaucoup de francophones qui confondent les deux sans que l'on puisse les accuser de mal connaître leur langue!

Une fois que l'ordre symbolique a été étoffé chez les Chrétiens et chez les Bouddhistes par l'esprit très pointilleux des scientifiques, il n'y a plus qu'à comparer les usages et relations entre mots et symboles dans les sphères bouddhistes et chrétiennes.

 

**Les ambitions du dialogue interreligieux**

 

Il est plus que probable alors que pour rapprocher nos deux religions, ce que l'on découvrira ne sera pas une ressemblance mais une compatibilité. Tant mieux d'ailleurs! La plus haute, la plus belle espérance dans le dialogue interreligieux, ce n'est pas de pouvoir affirmer que nos religions sont peu ou prou identiques, mais qu'elles sont compatibles; non pas fusionner le Bouddhisme et le Christianisme mais admettre la possibilité d'être simultanément un excellent Chrétien et un excellent Bouddhiste.

Ce n'est pas gagné d'avance mais personnellement j'y crois plus que jamais (cela n'engage que moi. C'est parce que je pense la spiritualité comme une réalité unique qui précède en droit les religions.)

 

**Les valeurs**

 

Dès qu'un souffrant croise la route d'un bon Chrétien, la compassion telle qu'elle est définie par les neurologues accule le bon Chrétien dans un lien 'amoureux' ('Philea' ou 'Agapê'). Il cherchera à réduire la douleur de ce souffrant par un 'maternage' ou un quelconque substitut du maternage suggéré par les circonstances.

Chez le Bouddhiste, la compassion telle qu'elle est définie par les neurologues semble pouvoir être un outil au service du détachement final. Cette compassion enclenche une dynamique morale complexe qui, dans le cadre karmique, se méfiera plutôt des effet de Philéa et de Agapè, pour aller plus spontanément à la générosité...

Ces deux réactions, qui sur le terrain conduisent parfois à des différences culturelles spectaculaires -pourvu qu'on prenne le temps de les observer!- , obéissent en fait à deux hiérarchies de valeurs différentes. La possibilité d'être à la fois un bon Chrétien et un bon Bouddhiste demanderait quelque chose de plus qu'une simple 'compatibilité' des aspirations bouddhistes et chrétiennes. Si le bon Bouddhiste se contente de considérer que la charité chrétienne n'est pas incompatible avec l'Esprit de la doctrine de Bouddha, il n'en sera pas pour autant nécessairement un bon Chrétien! La 'compatibilité' de deux religions, ce n'est pas la même chose que 'l'adhérence' à deux religions. (Ce sera encore bien plus flagrant lorsqu'on étudiera la question du mot «je», celle du mot «mort», celle du mot «Dieu», celle du mot «faute morale», etc.)

L'adhérence à une religion est proportionnelle à l'intériorisation de son système de valeur (identité entre les jugements de valeur spontanés -'naturels'- et un dogme). A propos de la compassion, il faudrait que le Bouddhisme puisse affirmer que la tendance chrétienne est non seulement autorisée (compatibilité) mais souhaitable (valeur). Le dialogue interreligieux devra donc investiguer -qui s'en étonnera?- du côté des productions de valeurs.

 

***Le jeu d'échec: 'le tricheur' versus 'le mauvais joueur'***

 

On sait depuis le structuralisme que l'on peut comparer un ordre symbolique à l'ensemble des conventions et règles d'un jeu de société comme le jeu d'échec ou le jeu de dames. Un 'micro-ordre symbolique' crée l'espace ludique du jeu d'échec. Un autre 'micro-ordre symbolique', celui du jeu de dames. Une combinatoire relativement simple délimite clairement les possibilités de mouvements dans chacune de ces deux sphères ludiques.

Il s'agit bien d'ordres symboliques puisque chaque mouvement d'une pièce va avoir une signification particulière par et dans l'ensemble des positions des autres pièces au moment du mouvement. Le moindre mouvement sur l'échiquier a un sens qui ne sera jamais identique au sens d'un mouvement sur le damier. Ici la position d'un cheval trois cases plus loin rend un fou mangeable par l'adversaire par exemple et là, l'accessibilité de la dernière ligne de carrés peut transformer le pion en une dame... Le sacrifice d'un fou ici et la promotion d'un pion au rang de dame là, ont des valeurs stratégiques irréductiblement différentes par rapport aux buts finaux qui sont eux-mêmes différents dans ces deux microcosmes.

Dans l'univers du jeu d'échec ou du jeu de dame, le jeu est rendu possible par la superposition de trois couches symboliques superposées les unes sur les autres:

La première découpe arbitrairement dans l'informe un certain nombre de carrés noirs, un certain nombre de pièces ayant telle ou telle caractéristique.

La deuxième couche, qui ne peut exister que si la première existe, sont les règles qui organisent les mouvements.  Dans toutes les positions relatives possibles entre les symboles issus de la première strates symbolique, certaines sont bannies (un pion ne peut pas faire marche arrière, il n'y a pas de continuum spatial et les déplacements sont donc quantiques, etc.) Les mouvements possibles sont maintenant régulés mais il n'y a pas encore un but, pas de sens .donc pas de jeu.

La troisième strate symbolique, qui ne peut naître que si la deuxième existe, va justement donner un but, un idéal qui va pouvoir associer des valeurs aux divers mouvements. La troisième strate, est strictement conventionnelle mais permet de différencier les bons des mauvais joueurs par exemple ou d'élaborer des stratégies. Être un bon joueur, ce n'est pas seulement respecter strictement les règles, c'est aussi avancer habilement vers le but du jeu.

Il en va du Christianisme et du Bouddhisme comme du jeu d'échec ou du jeu de dame.

La première couche symbolique va faire un certain état des lieux et donc découper le cosmos en entités distinctes: un Dieu, des corps, des âmes, des désirs sexuels, du pouvoir, de l'argent, un ciel, (...) pour les Chrétiens. Un karma, des illusions, la vacuité, des désirs sexuels, les cycles lunaires, les souffrances, (...) pour les Bouddhistes. Des tours, des reines, des pions, des cases blanches, (...), pour le jeu d'échec, etc.

La deuxième strate? Comme sur l'échiquier ou le damier les religions énoncent des règles et les tabous dans nos vies sexuelles, procréatrices, économiques, politiques, rituelles, alimentaires...

La troisième strate? L'eschatologie bien sûr! Le règne de l'amour-Agapê dans le Christianisme, le Nirvana dans la sphère bouddhiste, le meurtre du roi dans le jeu d'échec, l'extermination du peuple dans le jeu de dame.

Par ces trois couches symboliques, nous avons déjà fait naître deux ordres de valeurs distinct:

  • Les valeurs de premier type sont fondées sur la conformité aux règles.Le contrevenant à la règle (deuxième strate) du jeu d'échec est un tricheur. Dans une religion, il est un hérétique ou assimilable. Il n'y a à ce niveau pas vraiment à distinguer entre un bien et un mal; il n'y a que le mal (et le 'pas mal') car il n'y a pas de bien à associer au simple fait de ne pas enfreindre les règles du jeu d'échec ou de ne pas enfreindre les règles du christianisme.
  • Les valeurs 'du deuxième type' sont fondées sur une perspective eschatologique (troisième strate). Si l'on prend en considération l'idéal eschatologique, il y a bien des bons et des mauvais joueurs qui tous les deux d'ailleurs respectent parfois parfaitement les règles du jeu. Même chose pour les religions; on peut très bien être un mauvais Catholique tout en obéissant parfaitement aux règles du catholicisme. (C'est typiquement le pharisien dans les Evangiles; pour un chrétien, obéir ne suffit pas pour aimer! )

Cette nuance entre le système de valeurs du premier type et le système de valeur du deuxième type peut paraître spécieuse mais ses significations en éthique sont abyssales!

Chaque religion dans sa propre constellation de possibles fait un choix eschatologique précis parce qu'elle a ses raisons d'estimer que c'est l'idéal le plus juste, le plus agréable ou le plus profitable pour ses fidèles. Mais une fois l'eschatologie établie, il reste nos choix d'actions et nos stratégies sous-jacentes: l'éthique peut naître (qui n'est évidemment plus arbitraire puisqu'elle se déploie dans un espace bien étalonné par les règles de l'ordre symbolique ET du choix eschatologique).

 

Quelles valeurs pour la compassion finalement?

Pour que des valeurs communes se créent autour de la compassion, il faut que le système de production de valeurs des deux religions, tout en ayant des différences irréductibles arrivent à une même conclusion éthique. Or cela n'est pas hautement improbable car par-delà les différences parfois abyssales entre les systèrmes de production de valeurs, il n'y a jamais que trois valeurs éthiques possibles: bien, mal ou ni bien ni mal. (La raison de cela, nous la découvrirons en étudiant la morale).

En d'autres mots, si le bouddhisme accepte de dire non pas que la réaction chrétienne à la compassion (telle qu'elle est comprise par les neurologues) n'est pas un mal mais qu'elle est un bien, alors il y a moyen d'être un bon chrétien et un bon bouddhiste. Ce n'est pas à moi de dire comment un Bouddhiste jugera l'attitude compatissante d'un bon chrétien en face d'un homme qui souffre... mais je ne me fais pas la moindre illusion: ce sera admiration et encouragement.

Il n'y aura hésitation que lorsque deux valeurs positives entrent en contradiction l'une avec l'autre, mais sur le terrain, ce cas de conscience est rarissime car il n'y a quasi jamais d'exclusive. En cas d'exclusive, ces hésitations peuvent se résoudre en restant simultanément bon Chrétien et bon Bouddhiste par obéissance à la valeur finale produite aux instences supérieures de la morale (la conscience) qui parce qu'elle relève justement de la conscience, déborde nécessairement des querelles d'écoles. (Dans le bouddhisme comme dans le christianisme, le jugement moral calculé par la conscience est supérieur au jugement moral calculé par la loi.)

Si nous voulons trouver un terrain d'entente entre les joueurs d'échecs et les joueurs de dames, il nous faut connaître les trois couches symboliques inhérentes aux espace ludique respectifs et reconstruire à partir de là un langage commun où toutes les homonymies sont démystifiées. Sans ces connaissances préalables, les joueurs enchaîneraient malentendus sur malentendus. Mais pour celui qui a bien intériorisé les couches symboliques respectives, il y a moyen d'être simultanément un bon joueur d'échec et un bon joueur de dame! Pour ma part, mais cela n'engage que moi, je pense qu'il en va de même pour le Bouddhisme et le christianisme: nos religions ne sont pas que compatibles, elles sont complémentaires. C'est une des raisons d'être de ce site.

 

**La tentation perverse des syncrétismes**

 

Dans un dialogue interreligieux, on a toujours naturellement tendance à redéfinir les bornes sémantiques des mots (ordre linguistique) qui posent problème ('compassion', 'réincarnation', 'mort', 'moi'...) pour les adapter à nos propres frontières symboliques. Ainsi on essaye de retrouver la doctrine de la Trinité dans la doctrine mahayaniste des trois corps du Bouddha (Trikya), la Charité dans la Compassion bouddhiste ou le Paradis dans le Nirvana...

C'est aussi l'irrésistible tentation d'une certaine approche dite 'scientifique' des religions. En un tour de main, une spiritualité devient une simple mythologie et une liturgie n'est plus que superstition ou rite magique... Une véritable sagesse devient en quelques tours de passe-passe une pensées archaïque, immatures... C'est peut-être parfois le cas, mais gare aux excès de vitesse!

Ne pas conscientiser nettement les dénaturations symboliques que nous opérons vide les sagesses de leurs pertinences. Les structures symboliques sont des structures et à ce titre, le moindre malentendu symbolique modifie tous les autres symboles qui lui sont liés.

Pour revenir à notre métaphore, on comprendra aisément que si l'on modifie le dessin de l'échiquier en remplaçant par exemple les carrés par des hexagones, c'est simplement toutes les règles du jeu qui devront être remaniées et, bien sûr, c'est là l'essentiel en pratique, toutes les stratégies des joueurs devraient se recalculer autrement! La signification de chaque geste aura changé.

Le principal prix d'une telle négligence intellectuelle, c'est de rendre immanquablement inaccessibles les recherches spirituelles natives de la religion étudiée. Or les diverses spiritualités ont pris l'habitude de grimper sur les épaules de leurs ancêtres ("Tradition" avec un grand "T").

Lorsque monsieur Buddhadasa, théologien théravadien thaïlandais du XXe siècle, utilisait le mot 'compassion', malgré son érudition et sa grande maîtrise d'au moins une langue occidentale, il ne remuait pas les mêmes symboles que monsieur von Baltazar, théologien catholique allemand du XXe siècle, lorsqu'il utilisait le même mot. L'un et l'autre étaient sur les épaules de millénaires d'études en deux sphères qui n'étaient pas en contact...

On aura compris qu'en modifiant l'arrière-plan symbolique des mots, c'est tout ce qui fait l'utilité des traditions peaufinées par les sages pendant des siècles qui passe à la trappe!

Pour un chrétien, il est très utile -comme nous l'avons constaté plus haut- de comprendre l'approche scientifique de la compassion pour mieux comprendre les Bouddhistes mais si l'on ne porte pas un regard critique sur cette étape 'pédagogique', plus aucun auteur spirituel bouddhiste ou chrétien ne nous sera vraiment accessible, précieux et utile.

Laissons bien les Chrétiens voir en la compassion plus qu'un voyage de neurotransmetteurs. Laissons bien les Chrétiens charger la compassion des pouvoirs merveilleux de la Charité et aspirer à en ressentir le plus possible.

Laissons bien les Bouddhistes, pour leurs parts, faire de la compassion un outil précieux de lucidité, un outil de redistribution sociale pacifiante, un moyen d'entrer dans la chair de la contemplation universelle, ...ou que sais-je de plus grand encore dont je ne peux me prévaloir de la connaissance par atavisme occidental.

Avec les sciences le nombre de symboles ne cesse d'augmenter par des divisions en chaînes. Mais la sagesse ne se nourrit pas du nombre des symboles; elle se nourrit exclusivement de leurs relations!!! Il n'y aurait plus que sept ou vingt-huit symboles dans notre conscience que nos sagesses n'en toucheraient que d'avantage à l'essentiel!!!

Confondons théologiens et scientifiques qui ne verraient dans la spiritualité de l'autre qu'une forme archaïque de sagesse...

 

 

paul yves wery - Chiangmay, septembre 2006.

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