Les invitations évangéliques au Dialogue Interreligieux. La fragilité: première cause du Dialogue... Je devrais peut-être commencer par rappeler que, le plus souvent ce ne sont ni les textes sacrés, ni l'esprit des textes sacrés qui induisent un Dialogue Interreligieux, mais les conflits. Un dénigrement, une persécution même, peut induire aussi bien une crispation des positions qu'une volonté de dialogue dans les deux parties en présence. Le Christianisme n'a pas été très souvent en état de faiblesse politique ou militaire et il ne fut pas toujours dialoguant au cours de son histoire. Mais le Christianisme naissant, lui, a été persécuté et il a consécutivement cherché à entrer en dialogue avec les pensées dominantes de l'empire. L'empire, peu ou prou, est entré dans le jeu (...in fine cela l'a conduit à se convertir). Par ce premier Dialogue, la secte chrétienne du judaïsme a mûri; elle s'est complexifiée. On sait aujourd'hui combien elle est redevable des spiritualités gréco-romaines... Platon et Augustin... Aristote et Thomas d'Aquin... Je n'insiste pas sur ce point qui est quasi unanimement reconnu. Je veux seulement faire valoir ici deux choses: d'une part le Dialogue Interconfessionnel n'est pas un phénomène neuf et d'autre part, le Dialogue est parfois en marche alors même qu'à la lumière des bûchers et des pogroms on le croit absent... Dans le peuple qui regarde les supplices, une sourde culpabilité agit déjà en retour... Le peuple persécuteur se met ainsi, sans en être vraiment conscient, à dialoguer avec la communauté persécutée et il n'est pas rare que la maturité du peuple ignare croisse plus vite que celle de ses princes et de ses clercs...
La passion pour la différence et l'altérité. Les persécutions politiques (Iran, Tibet...) ou les baisses d'effectifs dans les clergés ne sont heureusement pas les seules causes de la prise au sérieux du Dialogue Interreligieux. Il y a aussi des causes inhérentes aux religions elles-mêmes. Les religions, parfois (souvent?), stimulent, encouragent, le goût de la confrontation avec l'altérité... C'est en tout cas manifeste pour le Christianisme et c'est ce que je voudrais analyser maintenant.
Le Christianisme triomphant du dernier millénaire, négligeait trop de rappeler à ses fidèles qu'il y a aussi dans sa propre théologie une invitation pressante à dialoguer avec les autres confessions. Je m'étonnerai toujours d'observer qu'il fallut attendre le XXe siècle pour que les clercs chrétiens s'en soient rendu compte! Entrons donc dans les tripes du Christianisme pour mieux y repérer cette invitation ...Et puisque les Évangiles ont été rédigés en grec, on va naviguer avec quelques mots grecs comme pagaies. (Ces mots grecs sont devenus des mots-clés hors du christianisme; c'est autour d'eux que s'est cristallisée une réflexion sur l'amour qui a déjà largement débordé du cadre de la philologie et de la théologie... Comte Sponville, Ferry...)
Le cœur du christianisme n'est pas difficile à comprendre: le chrétien pour mériter son salut, devrait faire tourner sa vie autour d'une certaine forme d'amour. Pas besoin d'être savant pour ajouter que cette forme d'amour n'a pas grand-chose à voir ni avec la sexualité ni avec cette forme d'amour qu'une femme éprouve pour son enfant par exemple, car ces deux formes-là de l'amour sont "dans nos gènes" bien avant d'être dans notre religion! La forme d'amour promue par le Christ est plus exigeante: le très bon chrétien c'est celui qui peut aimer le prétentieux, le laid, le méchant, le pervers, le misérable, le lâche... Le très bon chrétien, c'est celui qui peut aimer la femme aussi bien que l'homme, le vieillard aussi bien que l'enfant, l'étranger aussi bien que le proche... Bref, si je veux appeler un chat un chat, ce que cette forme d'amour a de particulier, c'est qu'elle n'impose pas de condition préalable à l'aimé, ni l'âge, ni le genre, ni la gentillesse... Cette forme d'amour n'est d'ailleurs pas un idéal absent dans les autres religions mais pour le christianisme, c'est vraiment une clé du salut. Dans cette forme bizarre de l'amour, il y a bien plus que ce que les instincts naturels proposent. Il est facile (et plaisant) d'aimer les enfants malheureux qui tendent les bras, d'aimer son conjoint, d'aimer un ami... Jésus ironise même sur ceux qui s'en vanteraient!
C'est plus compliqué, moins naturel, d'aimer celui qui est plus éloigné de mes goûts, de mes convictions, de ma vie affective et familiale. Celui que je connais moins est aussi moins prévisible et donc plus inquiétant. Or, ce que le Christ propose d'ajouter aux amours naturelles c'est justement une passion ou une compassion pour ce qui est a priori éloigné de ma sphère, pour ce qui m'est étranger voire carrément ennemi! Le cœur chrétien est donc parfois franchement contre-nature.
"Aimer" les étrangers et les ennemis, c'est plus que les "tolérer". Le très bon chrétien ajoute à la simple tolérance ou à la magnanimité une forme de curiosité intéressée ...donc une forme de désir. Or on sait que pour naître, le désir demande une forme de sympathie préalable que l'on ne choisit pas. Cette sympathie-là, c'est cette grâce que le chrétien va demande à Dieu pour l'aider à atteindre l'idéal proposé. Le reste nous appartient déjà. À nous d'en faire le meilleur usage. En un mot, la grande affaire du chrétien, c'est "philoxénia" (l'amour pour l'étranger) et non "philadelphia" (l'amour pour l'ami). Philadelphia, cela va de soi pour tout le monde, qu'on soit chrétien ou non. Jésus a raison d'en sourire. Pas la peine de perdre son temps à entrer là-dedans pour y enfoncer des portes ouvertes. Laissons cette étude aux naturalistes et aux psychologues. Par contre, philoxénia, c'est une autre affaire!
• "Philoxenia" et l'altérité. "Tout est possible, tout est permis, pourvu qu'on aime mieux", semblent dire les plus fameux interprètes des Évangiles (Paul, Augustin...). Or, si pour le Christ, ‘aimer mieux' c'est ‘aimer sans imposer des conditions préalables', il ne faut plus chercher midi à quatorze heures: en pratique, concrètement, sur le terrain, cela revient à non seulement accepter (ce qui ne serait que tolérance) mais aussi attendre (avec gourmandise!) la différence, l'imprévu, l'imprévisible... En un mot: aimer le mystère en l'autre voire aimer l'autre grâce à ce mystère (ce qui n'est pas tout à fait la même chose). Par son refus de juger la femme adultère, par sa compassion pour les non-juifs (Mc7,24-30), par son invitation à reconnaître un prochain dans un Samaritain, par sa proclamation d'un Dieu paternel qui attend inconditionnellement le retour de son fils qui vient de dilapider la moitié de sa fortune, (...) on savait déjà que le Christ reconnaissait une part inconnue, mystérieuse en chacun des hommes, même les plus sots, et qu'il avait systématiquement décidé de faire confiance à cette part. Il nous restait encore à lire dans le ton des récits évangéliques que Jésus préférait l'enfant prodigue à son frère obéissant, préférait la brebis perdue aux quatre-vingt-dix-neuf autres brebis grégaires (Lc15,1-7), préférait les collaborateurs, les prostituées (Mt9,10-13), la Samaritaine (Jn4,1-42) et l'intendant malhonnète aux pharisiens et autres légistes engrenés dans leurs devoirs (Lc11,37)! En face de ces engrenages dans lesquels ces pharisiens s'étaient enchaînés, Jésus laissait entendre qu'il préférait les hommes qui savaient consommer cette liberté qui leur avait été offerte. L'altérité ce n'est pas une figure de rhétorique pour intellectuel de sofa. Ce mystère qui fait l'autre être autre est quelque chose de concret qui se consomme ou qui, au contraire, se laisse étouffer par le conformisme. Ce mystère est le centre névralgique de cette espèce d'amour que le Christ promeut; il est le gouffre par lequel l'autre n'est plus objet mais un sujet détenteur d'une liberté. La contingence de toutes les manifestations de cette altérité transforme "l'interaction" (causalité) en "relation" (liberté). Il n'y a pas d'amour chrétien sans relation. Il y a derrière cette affection provocante de Jésus pour les gens "différents" (pas nécessairement immoraux d'ailleurs... on n'est pas dans un cours de morale!), une logique très intéressée de Dieu: c'est bien par le choc de l'inconnu, la confrontation au mystère de l'autre que chacun de nous peut apprendre à gérer sa propre liberté et donc mûrir. Or le Dieu des Chrétiens qui veut faire de chacun de nous son amant s'intéresse bien plus à avoir des vrais amants que des bêtes de somme! • "Agapè" et l'altérité. On peut aller plus loin encore dans la déconstruction de cette fascination de Jésus pour l'altérité, pour ce mystère qui nous habite. Il y a en effet deux formes d'amour qui accepte le mystère: "Philia" et "Agapè".
"Philia" c'est l'amour qui accepte le mystère en l'aimé mais sous condition. C'est parce que tu es mon enfant, parce que tu es un enfant, parce que tu es ma conjointe, parce que tu es un membre de ma famille, parce que tu es gentil, parce que tu es un camarade du parti, mon ami, un ami de mon ami, (...), que j'accepte ton mystère qui aujourd'hui me perturbe, que j'accepte de continuer à t'aimer malgré son Alzheimer, ton alcoolisme, ta délinquance, ton infidélité... Cette fidélité dans l'engagement c'est par excellence "Philia ". Mais ce n'est pas "Philia " dont Jésus fait la grande affaire de ses leçons parce qu'il n'a pas l'habitude d'enfoncer des portes ouvertes. La vie sociale ne serait pas possible sans "Philia" et il n'est pas besoin d'être chrétien pour s'en rendre compte.
Et puis, il y a "Agapè"... Cette forme-là de l'amour laisse donc les "parce que" au vestiaire. J'accepte les imprévisibles émanations de ton mystère, qui que tu sois... J'aime aimer et cela me suffit. Je devrais même dire que je t'aime grâce à ton mystère puisque j'ai su voir que c'est le mystère qui nous arrache tous de la causalité (la formule est une lapalissade!). Je veux un amour contingent, pas une nécessité, voilà le Grand Amour, voila le fruit de la maturation, voilà ce que le Christ promeut d'une manière presque compulsive.
• "L'Agapè" des philologues contre l'"Agapè" du Christ... ou "De l'herméneutique contre la philologie".
Puisque les Évangiles ont été rédigés en grec, a priori, on pourrait croire qu'il suffit de consulter la philologie classique pour les comprendre correctement. C'est ce que firent exégètes et traducteurs consciencieux dès que l'exégèse est devenue aussi une affaire scientifique.
À ce jour, il me semble que la meilleure interprétation des "Philia" et "Agapè" johanniques (celle qui donne le plus de cohérence au quatrième Évangile et qui nous offre les plus profonds rebondissements spirituels), c'est celle qui fait de "Philia" l'amour assumant le mystère humain sous condition et qui fait de "Agapè" l'amour assumant inconditionnellement le mystère humain (cf. supra).
L'amour étant ainsi déconstruit, Jean devient pour tous un immense spirituel du Dialogue! On ne peut plus que sourire de ceux qui voyaient par exemple dans le chapitre XXI un rappel du triple reniement de Pierre. Au bord du lac, le Christ ressuscité que les disciples avaient du mal à reconnaître n'a pas posé trois fois la même question à Pierre. Mais Pierre a donné trois fois la même réponse au Christ. La troisième fois, Pierre était triste de devoir admettre que, par sa manière de répondre, il avait forcé le Christ à baisser son niveau d'exigence d'un cran et se contenter du pauvre "Philia" de Pierre alors qu'il en voulait un "Agapè"... - Pierre, est-ce que tu m'Agapè? Et Pierre attristé de ce que Jésus lui dise la troisième fois Philia, comprends soudain ce que le Christ veut, mais trop honnête que pour commencer à mentir, lui répond encore : - Jésus, tu sais que je te Philia... (cfr. la diversité des traductions) Eh bien, le chrétien qui refuse le Dialogue avec les religions non chrétiennes, il est comme Pierre, il oblige Jésus à baisser le niveau de son attente par rapport à lui. Le Christ aurait voulu que Pierre fût capable de l'aimer en n'importe qui et pas seulement dans ce personnage appelé Jésus et avec lequel il s'est baladé pendant trois ans. On comprend alors pourquoi Jean insiste tant dans ce chapitre XXI sur difficulté des disciples à reconnaître le Jésus-Christ ressuscité au bord du lac. Selon le texte, les disciples le reconnaissent juste assez pour ne pas oser lui demander si c'est bien lui... Cette difficulté est le message par excellence qu'il faut prendre en considération ici, dans le cadre d'une discussion sur le Dialogue Interreligieux! Moi, poète à mes heures, j'imagine alors le Christ qui dit à Pierre: - Pierre, s'il te plaît, essaye de ne pas limiter cet amour pour moi à ce que tu sais de moi par mes trois années de vie publique... Je suis plus que l'idée que tu as de moi! Je suis plus vaste que ce que tu sais! Je suis, moi aussi, un mystère inépuisable! Je te l'avais déjà dit autrefois et il semble que tu l'as oublié. Ne te fourvoie pas dans de fausses interrogations. Il n'est pas question ici de salut que je donne ou ne donne pas aux étrangers... Rappelle-toi que lorsque je te racontais les assises du Jugement Dernier (Mt25,31-46), ceux qui étaient acceptés en paradis, c'étaient ceux qui ne savaient même pas que j'étais celui qu'ils avaient visité en prison, celui à qui ils avaient donné de l'eau, celui qui... C'était moi, c'était bien moi qu'ils gratifiaient d'Amour et ils le faisaient bien mieux que ceux qui me servaient en négligeant l'étranger! Qu'importe la conversion ou non du prisonnier ou de l'étranger! Qu'il nous suffise de sentir que le mystère du Christ ressuscité se déploie par eux aussi et que pour le comprendre mieux, il nous faudra d'abord l'entendre ce prisonnier, cet étranger... Et pour l'entendre il faudra accepter la condition d'un Dialogue avec lui: se laisser mûrir par lui. Il ne s'agit donc pas de considérer le Bouddhiste, l'Hindouiste ou le Musulman comme un chrétien qui ne serait pas encore éclairé! Il s'agit de grandir mon propre Christianisme en faisant honneur à ce que le Christ Ressuscité veut me dire par ce Bouddhiste, cet Hindouiste ou ce Musulman. Accordez-moi d'être un peu insolent: au bord du lac, après la résurrection, je crois, moi, que c'était un bonze qui interpellait Pierre, Jean et Thomas. Et c'est à cause de cela que Pierre, Jean et Thomas hésitaient à reconnaître en lui le Christ... Jean a compris le premier que celui sur la poitrine duquel il avait posé sa tête pour mieux entendre son Coeur était de nouveau présent, vivant, dans et par le mystère de ce bonze... Si vous pensez encore, ami lecteur, qu'un bonze est un chrétien qui ne se reconnaît pas, ou un chrétien inaccomplis, ou un chrétien en devenir, c'est que je me suis fais mal comprendre, voilà tout... C'est dommage... Et le poète en moi craint que le Christ amoureux de vous ne vous dise un jour comme à Pierre: - Bon... Restons-en donc à ce "Philia" faute de pouvoir mieux.
paul yves wery - Chiangmai - Décembre 2010 Version 1.2 - Juillet 2017
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