Propriété, capital, rentabilité, gaspillage, luxe... ou "De la pauvreté évangélique"
Jésus, un pauvre? Condamner la richesse ne signifie pas flirter la pauvreté. Avec Jésus, nous devrions d'ailleurs parler plus de méfiance et de défiance que de condamnation lorsqu'on essaye de comprendre son rapport à la richesse, et, plus globalement à l'argent. Le détachement absolu que Jésus a suggéré au jeune homme riche en guise de perfection (Mt19,16..., Mc10,17..., Lc,18,18...) n'était pas tant un idéal en soi qu'un moyen de faire grandir cette âme-là. Lorsque, sous forme de slogan, Jésus a crié la béatitude des pauvres, il faut bien entendre un slogan dans le sens moderne et politique du mot (Mt5,3, Lc6-20 et ses mille traductions!). Jésus ralliait les pauvres à son camp parce qu'il voulait revigorer tout ce que la terre portait de désespérés, mais il va de soi – et le reste des évangiles le montre – que cela ne signifiait pas que Jésus voulu faire de la pauvreté, de la tristesse, du martyre, du bannissement, et des autres formes de souffrances l'horizon eschatologique de sa lutte. Non seulement Jésus n'adulait pas la pauvreté pour elle-même mais lui-même n'eut pas une vie de pauvre. Rien dans les évangiles ni dans les traces historiques rattachées à la vie de Jésus ne nous autorise à le penser. N'en déplaise à Saint François, à Charles de Foucauld ou quelque autre Siméon le stylite que j'admire pourtant beaucoup, je pense, moi, que Jésus menait plutôt un grand train de vie au regard des réalités sociales de son époque. Certes, Il n'est pas né dans la sphère des palais et des prétoires, mais Il n'était pas non plus habillé d'une peau de chagrin et Il ne buvait pas que de l'eau claire. Jésus n'a pas été élevé dans la misère ni dans l'indigence culturelle. Il semble même avoir grandi dans un environnement familial de «dominants».
Si Jésus fut réellement mis au monde dans une misérable crèche, c'est pour une raison accidentelle. C'est explicitement dit (Lc2,7). Il faut se remettre dans le contexte de l'époque pour comprendre aussi qu'un aubergiste n'avait pas nécessairement envie d'avoir à assumer un accouchement dans son établissement au moment où les clients faisaient la queue. Non seulement un accouchement (toujours dangereux à cette époque) mobilise beaucoup d'espace et implique beaucoup de vas et viens mais, surtout, vis-à-vis des autres clients, il fallait aussi compter avec l'impureté religieuse de la chose. Cette malheureuse coïncidence du terme de la grossesse de Marie avec le déplacement à Bethléem témoigne par elle-même de ce que la famille de Jésus était bien insérée dans une structure sociale et politique dont elle assumait les lourdeurs: la première cause de la malchance, c'était le recensement demandé par l'administration Romaine (Lc1,80). Pour la présentation du bébé au Temple, comme pour la toute grande majorité des Juifs qui ne se sentaient pas nécessairement encline à engraisser un clergé déjà prospère, les jeunes parents de Jésus n'offrirent en sacrifice qu'un peu de volaille (Lc2,24). Cette pingrerie n'est pas un indice de pauvreté et d'ailleurs, toujours selon la «légende dorée», la famille de Jésus faisait le ‘pèlerinage' de Jérusalem une fois par an (!) (Lc2,41...). Elle pouvait donc en assumer la dépense et le manque à gagner. Jésus, qui savait au moins lire (Lc4,16...), n'avait pas que des indigents dans sa sphère. Son ami Lazare dont l'amitié fut si vive que Jésus pleura à l'occasion de son décès (Jn11,35), était un riche puisque son corps fut enseveli dans un tombeau de pierres (Jn11,38...). Et, par ailleurs, en lisant les textes, nous ne sommes pas vraiment invités à penser que la soeur de Lazare dû s'endetter pour acheter ce précieux nard dont elle parfuma Jésus (Jn12,1-11)...
Ces anecdotes (et quelques autres que les lecteurs des évangiles pourront aisément repérer) semblent donc peu compatibles avec l'idée d'un Jésus très pauvre que Charles de Foucauld, par exemple, aimait publier. Si l'on devait transposer tout ce que je viens d'énumérer en équivalant pour notre époque, on aurait probablement un Jésus appartenant à la petite bourgeoisie. La pauvreté, à cette époque, comme à la nôtre, c'est une toute autre affaire! Judas devait le rappeler chez Lazare de Béthanie justement (Jn12), dans cette dispute qui mit le feu aux poudres. L'argument de Judas contre la dépense scandaleuse de la soeur de Lazare (au bas mot un an de salaire d'un ouvrier agricole pour un flacon de nard vidé en quelques minutes) nous certifie au moins qu'autour de Jésus, on est bien conscient de ce qu'est la vraie pauvreté. Si Judas choisit cet argument-là (Jn12,5), c'est que l'assemblée présente y prêtait un crédit particulier. Cette vraie pauvreté, tout le monde en convenait, y compris Jésus, il fallait la combattre! Grâce au problème de conscience de Judas (que Jean a sous-évalué pour des raison limpides développées ailleurs), nous savons aussi que Jésus et ses disciples aidaient les pauvres puisqu'au cénacle, il a paru normal qu'éventuellement un disciple quitta l'assemblée pour donner des aumônes (Jn13,29)... un esprit de charité qui se retrouve en beaucoup d'autres textes évangéliques (Lc14,12, Lc18,22...) .
Charles de Foucauld imite Jésus?
Malgré ces évidences évangéliques, en poussant le Texte dans ses plus obscurs retranchements, certains nous ont pourtant laissé croire que, pris dans le mouvement de son engagement, Jésus se serait lui-même fait pauvre. Jésus, à la manière de son émule François d'Assise, se serait dépouillé de tout pour marcher vers le Royaume... Cette thèse est d'autant plus intenable qu'il y a dans les évangiles un extrémiste de ce genre: Jean-Baptiste. Par rapport à lui, Jésus prend explicitement ses distances (pour mieux désigner la différence entre ces deux styles de vie, les Évangélistes font parler une tierce personne, un pharisien, qui s'en étonne - Mc2,18-22, Lc5,33-39...). Plus tard, les exigences évangéliques ne protégeront évidemment pas ses disciples ni de la nécessité de pratiquer parfois l'ascèse, ni des revers du destin, ni de problèmes financiers, mais ce sont là de toutes autres affaires que de chercher à être pauvre! On peut aborder les évangiles sous de multiples perspectives, mais jamais, me semble-t-il, l'idéal de Jésus ne fut de ressembler à Lazare – et cette fois je ne fais plus allusion au Lazare-ami mais à son homonyme qui pourrit de misère en face de la porte d'un riche... (Lc16,19-31)
Evolution du mot "pauvreté":
Pourquoi alors un gaillard tel que Charles de Foucauld (un exemple parmi d'autres mais qui présente pour nous l'avantage d'avoir vécu il n'y a pas très longtemps), pensait-il que le Christ nous demandait et vivait lui-même dans un dépouillement extrême? En répondant à cette question, on pourra peut-être déconstruire le «malentendu» qui circule encore dans certains milieux chrétiens autour du sens à accorder au mot ‘pauvreté'... Dans ce dessein, il nous faut d'abord mettre en lumière un mouvement de balancier aux fondations du langage. Ni les évangélistes ni les historiens contemporains n'associent à la pauvreté la référence symbolique dont saint François et Charles de Foucauld chargent ce mot. Derrière le mot ‘pauvre', des facettes du réel ont été rapprochées –voire fusionnées– pendant de nombreux siècles alors qu'elles furent clairement distinctes à l'époque de Jésus et qu'elles sont redevenues distinctes à notre époque. Cette longue période de confusion fut-elle le prix de l'appartenance à des cultures moins subtiles sur les questions de misère et de compassion? Possible. J'éviterai en tout cas de me prononcer trop clairement à propos de saint François parce que l'étude de l'ordre symbolique et langagier du moyen-âge demande trop d'érudition. Je me contente de constater que Charles de Foucauld, au début du XXème siècle, transbahute encore ce genre de vision «simplifiée» des réalités sociales.
Soyons concret au risque d'être caricatural: pour le grand public, une fusion/confusion existait encore au XIXème et au début du XXème entre ce qu'il y a derrière le mot ‘pauvreté' et ce que l'on englobe aujourd'hui plutôt sous l'expression ‘mauvaises conditions de vie'. Aujourd'hui comme à l'époque de Jésus celui qui couche sur le sol avec une pierre pour oreiller (Mt8,20, Luc9,58) n'a ni les qualités, ni les mérites, ni les droits d'un pauvre mais ceux d'un ascète. C'était, semble-t-il beaucoup moins clair pour Charles de Foucauld qui croyait (et disait) pouvoir imiter ainsi une pseudo-pauvreté de Jésus plutôt que la relation compliquée que Jésus entretenait avec le luxe ou son engagement social. En pratique cela revient au même me direz-vous: tous les deux dorment sur le dur... Non! Cela ne revient pas au même! C'est un rapport sophistiqué au luxe et à l'engagement qui motivait Jésus, pas une hypothétique vertu de la pauvreté. Disons le autrement: aujourd'hui tout comme à l'époque de Jésus, celui qui se revêt d'une peau de chameau et se nourrit de sauterelles ne peut pas s'attribuer les droits et les valeurs qu'on accorde plus ou moins volontiers aux pauvres: droit de mendier, mérite de voter, droit de voler pour manger, respectabilité, etc. (Sur ce dernier point, il faut tout de même remarquer une différence importante entre l'époque de Jésus et la nôtre: le pauvre est devenu bien plus respectable et audible dans le débat public qu'il ne l'était, en dépit de la législation mosaïque très moderne en la matière)... Aujourd'hui et à l'époque de Jésus, celui qui choisit de ne vivre que d'air pur et d'eau fraîche n'est en aucune manière un pauvre, même si, éventuellement, il vit ‘comme' un pauvre. La manière de calculer les droits et mérites du pauvre n'est donc plus aujourd'hui –et pas plus à l'époque de Jésus!– ce qu'elle a été pour Charles de Foucauld. L'éthique que Foucauld promeut par sa vie, en digne émule de saint François et de saint Bernard, reste recevable bien sûr, mais pas au nom de vertus supposées liées à la pauvreté dans le sens évangélique ou contemporain du mot...
Au XXIe siècle le pauvre n'a plus la moindre vertu morale par son indigence. S'il a conquis des droits et des mérites, c'est par sa malchance plus que par son dénuement. Et si sa «pauvreté» est volontaire, c'est encore une tout autre arithmétique de la vertu qui se met en place. Le clochard volontaire, dans la morale naturelle contemporaine, n'a plus exactement les mêmes mérites que le ‘vrai' pauvre mais il en garde malgré tout quelques droits. Il gagne aussi, éventuellement, l'attention intriguée de l'observateur salarié qui, lui, est de toute façon tenu de payer sa caution de solidarité sans que ce soit une affaire de morale (c'est le refus de payer sa quote-part à la sécurité sociale qui est devenu une affaire morale!). Selon les règles du nouvel ordre symbolique, Charles de Foucauld ne fut pas un pauvre tout simplement parce qu'il a gardé jusqu'à la fin de ses jours la possibilité de redevenir un nanti en deux temps trois mouvements. Aujourd'hui, cette réversibilité de son état est d'ailleurs un des critères d'exclusion pour celui qui voudrait obtenir l'assistance des institutions charitables. Pour les ONGs et même pour la plupart des états-providence, l'indemnité sociale est impérativement destinée aux ‘vrais' pauvres. Charles de Foucauld fut-il évangélique? Il le fut... En tout cas, il le fut indiscutablement au moins à son époque. Mais aujourd'hui, le profane instruit préférera voir en lui plutôt un «Diogène chrétien» que l'imitateur de Jésus qu'il crut être. Ceux qui aujourd'hui, en connaissance de cause, font une donation aux émules de Charles de Foucauld (pour les «petits frères» et non pour leurs oeuvres!), aux Clarisses de stricte observance, aux clochards professionnels et autres bonzes, le font dans le cadre de la spiritualité plutôt que dans celui de l'éthique. Ils servent donc la fortune d'une certaine idée du salut bien plus que la morale naturelle avec ses nouveaux critères de la justice sociale.
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Pour redonner un sens chrétien aux expressions un peu désuètes de «pauvreté chrétienne», «voeux de pauvreté» ou «pauvreté monastique», il faut donc aujourd'hui commencer par les traduire. Il ne faudrait pas laisser l'ignare penser qu'il y a hypocrisie dans l'air parce que, par exemple, les moines (chrétiens ou bouddhistes) sont correctement nourris, correctement logés et correctement vêtus... On parle de plus en plus de «simplicité évangélique», de «simplicité monastique», de mener une vie «zen»... Cela nous conduit à prendre en considération d'autres nuances symboliques sous-jacentes aux mots lorsqu'on veut comprendre le rapport que Jésus entretenait avec l'argent, la richesse, le confort et le luxe. Pour ceux que le mot «simplicité» rebuterait, on remarquera vite qu'il reste bien une place, non pas pour la pauvreté pure et dure avec son lot d'insécurité et d'ignorances, mais pour quelque chose qui mérite malgré tout l'appellation de «pauvreté évangélique». Pour y arriver, nous devrons considérer les engagements du Christ vis-à-vis de notions comme l'inégalité, la gestion, l'outil de production, le rendement, le gaspillage...
* Inégalités matérielles évangéliques.
Par-delà ses mille critiques et les mille réserves vis-à-vis de la richesse (Lc12,33-34, Lc14,33, etc.), il est aussi indéniable que Jésus admet qu'il y ait parfois concentration de grands moyens matériels dans les mains de quelques personnes. Il y a dans les évangiles des riches imaginés (les patrons dans les paraboles) ou en chair et en os (Lazare de Béthanie -Jn11&12-, Zachée -Lc19,1-9-...) qui ont le bon rôle tout en restant riches. Quelques propriétaires évangéliques qui ne sont en aucune façon des images de Dieu le Père nous sont proposés comme modèles («Trésor Caché»-Mt13,44...). Et dans les paraboles où des patrons fortunés sont manifestement l'image de Dieu le Père, certains sont aussi offerts comme des modèles à suivre pour ceux qui, en bon droit, seraient conviés à devenir de bons riches et de bon patrons ici-bas (ce n'est évidemment pas nécessairement le thème central de ces paraboles). Devant la facticité d'une pseudo ‘justice naturelle', ces riches patrons auraient même la tâche particulièrement délicate de gérer sans les abolir des ‘injustices' estimées nécessaires («L'enfant Prodigue» -Lc15,11-31, ou la "Parabole des Talents"; ou ‘"Les Ouvriers de la Dernière Heure" -Mt20,1-16- (...) Cf. étude sur l'injustice de Dieu sur ce même site) De fait -c'est un des leitmotiv évangéliques- Jésus n'est pas un strict «égalitariste» ni en matière de droit (Perles et Pourceaux -Mt7-6-), ni en matière de devoir (Tronc au Temple -Mc12,41-44), ni en matière de distribution des avoirs («Talents»)... La propriété de grands biens n'est donc jamais à elle seule, ‘en soi', cette forme de richesse qu'il a violement décriée et condamnée. Tous "frères", peut-être, mais pas tous "identiques"... Les motivations qui conduisent Jésus à accepter la concentration inégalitaire des biens matériel sont en général admises par la morale naturelle contemporaine (gestion cohérente du capital de production, rentabilité...). Dans les motivations qui conduisent Jésus à cette tolérance, il y en a tout de même une dont l'analyse est plus périlleuse: le luxe (les deux plus célèbres passages évangéliques à ce propos sont «l'Onction de Béthanie», et la «Tunique en un seul tenant» -Jn19,23-...). Jésus construit une théologie du luxe très subtile qui méritera d'être étudiée pour elle-même (voir plus loin). Pourquoi alors cette dureté vis-à-vis du «jeune homme riche» par exemple?
Cet épisode est vraiment paradigmatique. Remarquons déjà qu'il se termine par une sentence qui est une mise en abîme paradoxal pour nous interdire justement de trop simplifier! ("...Pour les humains, c'est impossible, mais pour Dieu tout est possible..." -Mt19,26-) Le jeune homme riche, contrairement à Zachée (Lc19,1-9), ne veut pas tant s'améliorer qu'être parfait. Ce n'est qu'après avoir demandé cette perfection que Jésus l'invite au dénuement. De lui, Jésus n'exigeait rien au départ. Entrant alors, sur son invitation, dans le contexte de ce jeune homme, Jésus débusque un blocage lié à sa fortune. La suite prouve qu'il ne s'est pas trompé...
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Selon les évangiles, pour établir son système de valeurs, Jésus fait une distinction symbolique nette entre la propriété et la gestion . («L'Intendant Malhonnête», «intendant fou» Mt24,45-51, etc. ) Il n'y a pas beaucoup d'ambiguïté sur ce point: s'il faut vraiment préserver la possibilité d'être propriétaire de grands biens, qu'au moins le riche sache qu'il est toujours simultanément un simple dépositaire: il aura donc toujours des comptes à rendre.
Quels sont les devoirs du propriétaire-gestionnaire évangélique? Impérieuse comme peut l'être une urgence médicale et dominant tous les autres devoirs, il est irrémédiablement immoral de laisser quiconque croupir dans l'indigence, la misère (parabole du «Pauvre Lazare» - Lc16,19-31). Sur ce devoir, Jésus ne transige pas. Ce n'est pas propre au christianisme; ce devoir-là appartient aussi à l'Ancien Testament et à quasi toutes les autres religions du monde... À cette règle fondamentale, Jésus ajoute une autre règle qui guidera aussi bien le pauvre que le riche. Cette deuxième règle, qui pour le coup est une obsession plus lancinante dans le christianisme que dans les autres religions, sera bien plus lourde à porter pour le riche: la charité. On peut éventuellement entendre cette charité comme la pratique de l'aumône, mais alors il s'agirait d'une aumône discrète (Mt6,3-4) et accomplie sans calcul! Le texte des assises du jugement dernier (Mt25,31-46) en est vraiment le manifeste: donner sans même devoir se rendre compte que Jésus est toujours celui à qui l'on donne, même s'il s'agit d'un criminel... Dans cette mise en scène du jugement dernier, alors que les damnés ont toujours secouru Jésus lorsqu'ils l'ont reconnu, les élus, tout étonné d'être admis au paradis, se demandent à quels moments ils ont fait leurs bonnes actions vis-à-vis de Jésus qu'ils pensaient pourtant n'avoir jamais rencontré « ...Seigneur, quand t’avons-nous vu avoir faim, et t’avons–nous donné à manger? ou avoir soif, et t’avons-nous donné à boire? Quand t’avons-nous vu étranger, et t’avons-nous recueilli? ou nu, et t’avons-nous vêtu? Quand t’avons-nous vu malade, ou en prison, et sommes–nous venus te voir?... ».
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Dès qu'on quitte les questions d'indigence, en ce qui concerne la politique sociale, Jésus n'a pas été très loquasse. Il a même parfois carrément et explicitement refusé de s'engager dans des détails contextuels de la distribution de l'argent pour en rester à l'énonciation de grands principes (voir l'épisode de l'héritage à partager -Lc12,13-14). Pourquoi s'en étonnerait-on? C'est typiquement une conséquence de l'esprit de cette charité particulière qu'il promeut. Jésus rend la justice distributive au bon vouloir de la qualité du coeur plutôt qu'à une quelconque loi universelle qui serait impossible à formuler dans une philosophie à ce point personnalisante et qui fait de tout riche un dépositaire.
* Outil de production et rendement du capital. * Pour ceux qui s'intéressent aux théories économiques, il est utile de faire valoir que l'appareil de production est aussi spécifiquement (sommairement) traité par Jésus. Le rendement et la capitalisation sont pris en considération dans son Royaume! («Parabole des Talents» et assimilables mais surtout, surtout, surtout, la «parabole du trésor caché» -Mt13,44-46, qui devrait de toute évidence être la parabole préférée des capitalistes!). Si l'on détache ces passages de l'écrin évangélique, après avoir aussi rappelé quelques ambiguïtés de Jésus par rapport au luxe, on arriverait même a faire de Jésus le théoricien d'un capitalisme «pur, dur et méchant»... Heureusement, les parapets évangéliques contre cette dérive sont encore plus «purs, durs et intransigeants»...
* Providence et assurances
On savait tous que Jésus n'aimait pas l'avarice (Mt5,40-42 et assimilables). Il nous fallait encore remarquer son mépris pour l'investissement sécuritaire! S'il y a des thésaurisations admises, elles sont peut-être destinées aux moyens de production (Mt13,44-46 et assimilables) ou à la théologie sophistiquée du luxe (voir plus loin) mais jamais pour assurer son propre avenir. Cette prise de position est particulièrement embarrassante pour la morale naturelle du XXIe siècle qui a bel et bien fait de la sécurité, de «l'assurance» dans le large sens du mot, un de ses principaux chevaux de bataille. Jésus ne tarit pas d'éloquence pour dénoncer cette passion («L'Engrangeur»- Lc12,15-21, «La Providence», etc.) Jésus n'est ni un capitaliste pur et dur, ni un communiste pur et dur, ni un pauvre, ni un riche mais par contre, du premier jusqu'au dernier jour, Il promeut la confiance! Cette confiance n'est pourtant pas assimilable à un goût du risque pour lui-même; il est l'acte de foi par excellence.
Je ne voudrais pas laisser croire que Jésus condamnerait toute forme d'investissement sécuritaire s'il avait vécu à notre époque. Même si le Texte n'est pas très souple, il me semble qu'ici l'herméneutique nous oblige à prendre quelques distances par rapport à philologie...
* ou Parabole de "l'Intendant Malhonnête" . La parabole de «L'Intendant Malhonnête» (Lc16,1-14) a fait suer bien les moralistes qui devaient en rendre compte à leurs ouailles pantoises, perplexes, voire narquoises. Le Christ a élaboré ici l'une de ses plus étranges plaidoiries. Qu'importe l'étrangeté; ce qui est certain, c'est que par cette parabole, les avares, les idolâtres, les capitalistes «purs et méchants», et même la grande majorité des prodigues (car ils dépensent en général entre amis ou en famille) sont mis devant un mur. Voici l'intrigue du récit:
Le gérant de cette étrange parabole n'est manifestement pas congédié pour des erreurs "techniques" de gestion puisque le patron lui laisse encore quelques jours de gestion (Lc16,2). Il gère probablement bien l'entreprise parce que si ce n'était pas le cas, le patron ferait valoir d'une manière ou l'autre que l'argent est compté, qu'il faut calculer (comme celui qui envisage de construire une tour fait préalablement un calcul des dépenses ou comme un roi qui part en guerre compte ses soldats -Lc14,28-32). Le rendement, c'est plutôt le sujet de la parabole des talents par exemple... Le patron ne reproche pas non plus à son gérant de négliger les pauvres (cela c'est le sujet de la parabole du pauvre Lazare -Lc16,19-31- par exemple). Jésus essaye manifestement de nous introduire ici dans une problématique où ces questions-là ne se posent plus et où l'argent est pléthorique... C'était d'ailleurs déjà le cas dans la parabole précédente -Lc15,11- où le père de l'enfant prodigue n'a soucis de voir la moitié de son bien partir en fumée). Le sujet de la parabole n'est donc pas la production, la rentabilité ou la distribution mais le bon ou le mauvais usage qui est fait de l'argent une fois toutes les obligations de bases assurées. Sur la bonne manière de dépenser l'argent pléthorique, ce texte est paradigmatique. L'intérêt du patron n'est pas en jeu et ce qu'il reproche à son gérant, c'est de mal gérer son propre intérêt! Cet imbécile semblait en train de se perdre dans des dépenses stupides alors qu'il n'avait même pas d'amis! La clé de cette étrange manière de juger l'acte de l'escroc se résume donc assez facilement: peu importe la dépense, pourvu que naisse une relation chaleureuse là où il n'y en avait pas. "L'amour" (amitié) que le gérant essaye de faire naître dans le coeur des débiteurs n'appartient pas à la sphère d'Agapè, mais à celle de Philia. Dans son propre coeur par contre, cette combine, par-delà son immoralité, est une porte d'entrée dans la sphère d'Agapè, et c'est ce qui lui vaut l'éloge final.
Le pari relationnel que fait le gérant, par-delà les moyens qu'il utilise, l'introduit dans la sphère d'Agapè pour une raison précise: le gérant essaye de se faire aimer par des personnes vis-à-vis de qui il n'éprouve aucune sympathie préalable. Les débiteurs que le gérant essaye de séduire par sa turpitude n'éprouvent probablement rien de très positif à l'endroit de ce gérant; on peut supposer que ces débiteurs n'ont pas plus de sympathie pour lui que nous n'en aurions pour un huissier de justice... Et cette méfiance est probablement réciproque, car, que je sache, l'endettement n'a jamais été la caractéristique la plus séduisant d'une personne. En plus, ces débiteurs (parmi lesquels se trouve peut-être le dénonciateur), acceptent sans difficulté d'entrer dans la félonnerie, ce qui, a priori, les rend encore moins sympathiques... Cette étrange parabole laisse entendre que l'inconditionnalité de celui qui voudrait être aimé ne s'identifie pas à l'absence d'autres d'intérêts dans la relation. Cela signifierait que les joies relationnelles les plus sublimes ne sont pas toujours incompatibles avec le plaisir plus rustique de l'amour sexuel, ou de l'intérêt financier, ou que sais-je d'autre encore. En termes purement économiques, pour le patron, l'escroquerie est une perte sèche. Si par l'escroquerie, les débiteurs commencent à éprouver de la sympathie pour l'intendant, tant mieux pour l'intendant et tant pis pour le patron... Mais le Christ fait valoir par cette parabole une priorité inattendue: ce patron-là, dans ce contexte-là en tout cas, s'en fout du gaspillage des ressources, simplement parce qu'il y a de l'autre côté de la balance le germe de cet amour inconditionnel! Ce qui l'intéresse avant tout, lui, le patron des patrons, c'est la promotion de cette inconditionnalité-là! Il apprécie l'acte du gérant non pas parce qu'il est une escroquerie, mais parce qu'il essaye pour une fois de se rendre aimable lui qui ne l'était pas! Mieux! Il essaye d'être aimé par des personnes qui au départ ne lui plaisent pas et qui sont peut-être même plutôt des ennemis! Pourquoi éprouvons-nous sinon un malaise au moins un trouble après la lecture d'un tel texte? Pour moi, la réponse à cette question va de soi: comment pourrais-je accepter que le Christ fasse l'éloge de ce gérant alors que manifestement ce n'est PAS par amour que le gérant distribue l'argent volé, mais par calcul! Le gérant n'aime pas les débiteurs lorsqu'il leur donne l'argent volé, et il ne cherche même pas à les aimer. Il ne cherche qu'à se faire aimer, ce qui n'est pas la même chose. Il cherche un profit en se faisant aimer. Il instrumentalise l'amour et cela ne semble pas gêner Jésus! Voilà ce qui me choque! Le Christ me répond alors qu'essayer de susciter une sympathie là où règne la réserve voire l'inimitié, que cela me plaise ou non, c'est un premier pas dans la sphère d'Agapè. Il n'y a d'ailleurs pas d'autre moyen d'entrer dans cette sphère! Essayer de se faire aimer par quelqu'un qui suscite en nous désir ou sympathie est une stratégie érossienne ou philéique, ce n'est pas mal, mais cela n'a rien de spécifiquement chrétien et n'autorise probablement pas des licences morales de cette ampleur. Mais essayer de se faire aimer par des personnes qui ne me sont pas sympathiques voire par de francs ennemis, c'est autre chose! Et à bien y regarder, cet "autre chose", c'est déjà un peu d'amour et c'est même déjà un peu d'Amour divin!
Si j'examine le coeur du gérant qui essaye de manipuler le coeur de ses proies, je ne repère aucune sympathie relationnelle plus ou moins frustrée mais le besoin de prolonger un certain niveau de vie. Il possède déjà l'objet de son désir et c'est la prolongation de sa possession qu'il vise maintenant! On n'est donc pas clairement dans une problématique érossienne, car cette dernière, tant qu'elle reste dans la sphère de l'amour vise toujours des personnes, (chosifiées peut-être, mais des personnes quand même!). Le critère d'élection de ses proies , n'est pas non plus une affinité, une attirance personnelle pour une personne singulière mais l'endettement de plusieurs personnes. On n'est donc loin d'une élection philéique née d'une sympathie personnelle. Dans toute cette affaire, le gérant semble donc d'abord être carrément hors de la sphère de l'amour. Dans son chef, pas d'envie, pas de goût orienté vers qui que ce soit... Il est manifeste que si le gérant rejoint le seuil de la sphère d'Agapè comme le sous-entend le Christ en fin de parabole, alors c'est malgré lui, involontairement, accidentellement! En fait, le gérant fait un pari typiquement agapique, mais qui n'a rien, absolument rien, de vertueux. (La seule vertu du gérant, c'est d'avoir fait ce choix tactique-là plutôt que de remplir un compte en Suisse!). On est bien dans un pari puisqu'il ne peut ni être certain du résultat ni prévoir lequel des débiteurs de son patron mordra à l'hameçon! C'est évidemment sur ce point précis que la leçon du Christ devient passionnante; il nous dit ici rien de moins que l'accessibilité de l'Agapè! Agapè est accessible même au minable! Pour commencer avec l'Agapè, il n'est pas demandé d'aimer! Il n'est exigé que d'accepter d'être aimé par n'importe qui. La théorie sous-jacente c'est qu'accepter, ou, mieux encore, vouloir être aimé par n'importe qui, même le plus ignoble des criminels, suffit pour être justifié car la suite viendra spontanément... peut-être pas à tout les coup, parce que cela ne dépend pas que de Dieu, mais parfois, et c'est déjà très bien.
Le Christ avait bien compris que ce qui complique la maturation de l'amour, c'est la possibilité qu'a tout homme non pas de refuser d'aimer (on ne choisit pas d'aimer!!!!) mais de refuser d'être aimé (cela, on est peut-être en mesure de le choisir!)...
Dans cette parabole, lorsqu'il félicite son gérant qui vient de le voler pour se faire des amis, le patron fait lui-même montre d'un véritable mépris pour l'argent, ce «Mamon de l'injustice» (cette idole des tordus). Une fois que l'argent est pléthorique, qu'importent les morales de comptables! Tordez autant que vous le pourrez ce torchon pour en extraire jusqu'à la dernière goutte si cette goutte puante et méprisable à quelque pouvoir de vous aider à vous faire aimer par ceux qui ne vous aimaient pas!
Le Christ dit ici que les "fils de la lumière" ont trop tendance à mettre de la morale là où elle n'a plus lieu d'être. Et l'on comprend alors l'embarras des moralistes! La dignité et la justice, ce serait donc de mépriser le plus élémentaire droit de propriété? Oui, mais il faut avoir préalablement aussi lu que "se faire des amis" ce n'est pas graisser la patte de ceux que l'on a déjà, ce n'est pas se rendre plus sympathique vis-à-vis de ceux qui nous sont déjà sympathiques! Cette justice qui se donne le droit de mépriser la propriété fait un avec celle qui privilégie l'émergence de l'amitié au sein de l'inimitié, ce qui, tout le monde en conviendra est une autre affaire! Les "petites affaires", ce sont les affaires liées à l'argent pléthorique. Les "grandes affaires" sont les gestions de l'amour et la haine. Mal gérer les "petites affaires", c'est ne pas les mettre au service des grandes! L'indignité qui détruit toute confiance, c'est d'avoir osé croire qu'il y avait dans l'argent des valeurs qui passaient avant le scandale de l'inimitié!
Les biens matériels pléthoriques que Dieu laisse couler dans nos mains sont une grâce reçue, jamais un mérite. Le "possédant" n'est que le gestionnaire d'une grâce. Le gestionnaire qui penserait que l'argent posséderait en lui sa justification, la règle de son bon usage, est perdu... Gestionnaires, nous le sommes déjà quasi tous. Mais nous pouvons choisir le patron. Il nous reste à choisir le bon, c'est-à-dire l'amour inconditionné! Tant pis pour l'argent gaspillé si c'est pour servir cette cause-là!
* "Des perles rares et de l'onction de Béthanie" * Le luxe, avec la splendeur de son inutilité, non seulement n'est pas condamné en soi par Jésus mais il est même accepté comme un idéal (un engagement que les liturgistes de certaine Eglise exploiteront jusqu'en leurs plus sublimes excès). Dans le Texte proprement dit, je n'ai repéré que deux passages où la question du luxe est explicitement soulevée :
La philologie ici ne nous permet pas de tergiverser sur le sens des mots. Ces deux passages ne sont évidement que peu de chose au regard des nombreuses condamnations de la misère. On pourrait donc être tenté de ne pas y accorder d'importance puisque le luxe, par son inutilité, semble incompatible avec l'existence d'indigents. On pourrait imaginer, par exemple, que la belle tunique venait d'être offerte à Jésus, un peu malgré lui, par une riche dévote et qu'à Béthanie, c'est par pitié pour la pauvre Marie (que tout le monde accablait) que Jésus n'a pas condamné sa folle dépense... La question devient plus embarrassante lorsque l'herméneutique fait valoir que si Jésus n'avait pas aimé le luxe pour lui-même, sa manière de parler aurait été différente. Les évangiles sont truffés de métaphores qui présupposent des vertus indiscutables au luxe. (Indiscutables et d'ailleurs indiscutées en dehors de l'épisode de l'onction de Béthanie!) Même lorsqu'Il veut nous faire valoir la beauté d'une simple fleur des champs, Jésus en réfère au luxe dont le Roi Salomon, le roi béni entre tous, semblait être un amateur impénitent ("Providence").
La perle précieuse est la métaphore la plus manifestement luxueuse utilisée par Jésus pour décrire le Royaume (Mt13,45-46). L'ambiguïté de cette métaphore est portée à son comble si l'on veut bien se rappeler que Jésus, un tout petit peu plus tôt, nous disait: «...ne jetez pas vos perles devant les cochons, de peur qu'ils ne les piétinent et ne se retournent contre vous pour vous lacérer...» (Mt7,6 traduction "Nouvelle Bible de Ségond"). Voilà une mise en garde somme toute très aristocratique! Le Royaume et la perle précieuse auraient donc en commun cette valeur prestigieuse qui oblige, qui exige, la dignité de celui qui l'aborde? Or nous savons que si la perle a effectivement quelques mérites qui nous obligent, c'est parce qu'elle est belle, non nécessaire, rare et coûteuse: quatre caractéristiques typiques du luxe. Il faut revenir sur chacune de ces quatre caractéristiques parce qu'il faut empêcher le profane de confondre le luxe et ce que le snob ou l'imbécile en fait. Le luxe n'est pas inhérent à tel ou tel objet, il est une qualité accidentelle qui naît dans et par le regard d'une personne appartenant à une culture qui en convient. Mettre une perle au cou d'une dame peut avoir la dignité d'une liturgie luxueuse alors qu'incruster la même perle dans la poignée du frigidaire a très peu de chance de sortir du mauvais goût ou de la vulgarité... Si cette nuance n'est pas parfaitement assumée, il est impossible de comprendre pourquoi certaines Eglises chrétiennes, qui se veulent pourtant aussi charitables que les autres, ont une pratique systématisée du luxe: encens, cathédrales, patènes d'or fin...
*Inutilité.* L'inutilité de la perle enrichit considérablement le sens de la métaphore évangélique. Cette inutilité déclare l'indépendance du Royaume par rapport aux nécessités qui nous asservissent et nous accablent depuis notre naissance. Le luxe n'est luxe que s'il submerge l'utile et si l'on peut à tout instant s'en passer... Dans la prise en compte de la préciosité de la perle, il y a donc l'exploitation d'une forme de liberté. Pour un roi, la couronne chargée d'histoire dont il se couvre aux grandes cérémonies n'est pas un objet luxueux mais un langage, un outil symbolique attaché à sa profession de roi. Pour un collectionneur par contre, la possession de cette même couronne chargée d'histoire et dont il garnirait son salon devient un luxe parce que ce collectionneur assume une passion facultative, choisie, et c'est bien ce type-là de relation que Jésus voudrait nous voir entretenir avec le Royaume d'Agapè.
*Rareté.* Une perle est d'autant plus luxueuse qu'elle est rare... La rareté poussée à son comble, c'est la singularité. Avec la perle évangélique, on touche à ce respect infini que Jésus éprouve pour la singularité. Son Royaume est singulier de bout en bout non seulement par l'unicité de son Dieu mais aussi par la singularité absolue et reconnue de chacun de ses sujets. Ce culte de la singularité a quelque chose à voir avec l'importance accordée à la contemplation. Lorsqu'un maître spirituel –qu'il soit chrétien ou non d'ailleurs– contemple par exemple une fleur, il la singularise, il cherche en elles non plus le genre et l'espèce mais le cœur de cette fleur-là, sujet unique et irremplaçable qui partage son présent... Cette lucidité, Jésus en fait vraiment l'atmosphère de son Royaume. Dans cet univers, il n'y a plus de "choses" mais autant de sujets uniques. Il n'y a plus des hommes mais des personnes. La raison en est simple: le culte de la singularité a aussi quelque chose à voir avec la reconnaissance de l'altérité. Qui donc pourra reconnaître l'ampleur du mystère de l'autre s'il n'est préalablement en mesure d'identifier la rareté et puis carrément la singularité d'un objet quelconque? Il y a dans la reconnaissance et le respect de la rareté le germe de la théologie de l'altérité; on est de nouveau aux racines de l'amour agapique, le Graal du Christianisme.
*Le prix.* Tout ce qui est inutile et rare ne peut pas être considéré comme luxueux. Il ne faudrait pas faire de n'importe quelle assiette décorative un objet de luxe. Le luxe demande une valorisation culturelle particulière. Il faudra que l'assiette soit une authentique porcelaine de Delft par exemple. Le luxe est toujours redevable d'une désignation culturelle. Et si cette valorisation culturelle d'un objet est absente, pour que cet objet entre dans la sphère du luxe, il faudra modifier non seulement le sujet qui s'y intéresse mais la culture à laquelle le sujet appartient. Or, dès qu'il est question d'appartenance culturelle et d'un travail sur une culture, il est aussi question d'initiation (voire d'un rude écolage) et d'engagement dans l'action. En dépit du risque de se voir taxé d'aristocratisme, on comprend pourquoi Jésus nous rappelait que la perle n'a pas à être donnée aux porcs. Ce n'est pas que le porc soit méprisable, mais le porc ne voit encore que du verre teinté dans la perle et pourrais donc faire mal sans mal y voir. Il y a donc encore et toujours cet encouragement à affiner nos discriminations symboliques.
Ce travail à la fois personnel et culturel est quasi toujours long et coûteux. Mais l'avènement du Royaume est impossible sans cet affinement des diverses cultures qui l'habitent, sans l'élaborations de nouveaux contrats de cohabitation, ...en un mot, sans la prise en charge de la dimension horizontale de la spiritualité. Il n'y a pas d'aristocratisme qui tienne ici parce qu'aucune naissance ni aucune nature ne garantit absolument l'essentiel qui est affaire de maturité. Le luxe est au bout de la course. Qu'on le veuille ou non, pour un chrétien, le luxe est aussi un idéal régulateur, qu'on soit de gauche ou de droite, pauvre ou riche, intelligent ou simple... Jésus a toujours fait valoir que l'homme des nécessités n'est qu'un tremplin vers l'homme ressuscité; l'accès à cette béatitude passera nécessairement par la valorisation culturelle de l'inutile et du rare.
*Le beau.* Toutes choses étant égales par ailleurs, le bel objet est plus luxueux que celui qui ne l'est pas. Cette beauté axiologiquement neutre est aussi à prendre en considération. La beauté possède une caractéristique qui intéresse énormément le Royaume: elle transcende toutes les cultures tout en s'incarnant dans et par une seule culture.
La Mosquée Bleue d'Ispahan est incroyablement belle même pour celui qui n'entend rien à l'Islam, pourvu qu'il ait au moins acquis dans sa propre culture un minimum de maturité. La Mosquée Bleue peut même devenir pour le profane l'indiscutable preuve que cette religion est capable de susciter une culture sublime. Pour l'homme culturellement mûr, cette religion possède donc en elle les germes d'une somptuosité universelle.
On peut comprendre alors pourquoi certaines Églises chrétiennes ont refusé d'entrer dans un jeu trop rigoureux, trop froid, auquel un certain protestantisme les invitait (pour des raisons par ailleurs aussi très valables). C'est une question de style dans la manière de tendre à l'universel. C'est aussi une question de crédibilité. Mais c'est surtout une manière de susciter un intérêt pour un nouveau Royaume en ce bas monde des nécessités. Temples splendides, étoffes onctueuses, parfums profonds, sublimes chorales... toujours la même arme: cette beauté qui affole nos sens sans nous briser! Jésus a vu qu'il y avait en elle quelque chose à protéger. Eros n'est pas incompatible avec Agapê! On comprend donc pourquoi il n'a pas condamné la bourde de Marie à Béthanie lorsqu'elle dépensait en parfum l'équivalent d'un an de salaire au nez et à la barbe des pauvres qui croupissaient en face du balcon. Certes, Jésus était mal à l'aise; l'initiative de Marie était pour le moins maladroite. Tout qui sait lire entre les lignes ressent ce malaise du Christ qui essaye tant bien que mal à la fois de ne pas blesser Marie, de ne pas ravaler par une sentence malheureuse le luxe à un simple caprice insensé et de ne pas contredire les arguments tout à fait pertinents des disciples scandalisés (Judas n'était pas le seul à s'indigner si l'on en croit Mt26,8). Tout qui rentre dans ce malaise de Jésus à cet instant-là comprend aussitôt la somptueuse subtilité et la somptueuse complexité du Royaume proposé. On sait combien cette histoire va mal se terminer puisqu'elle va décider Judas à arrêter «l'affaire Jésus». Il était possible pour Jésus de s'engager autrement en acceptant de blesser Marie modérément (tout comme il avait blessé sa sœur auparavant qui n'avait pourtant pas été maladroite– Lc10,38-42). À cause de Judas, Jésus a été forcé de s'engager dans une alternative qui était purement et simplement grossière. Nonobstant l'omniprésence des indigents à cette époque, il était impossible pour Jésus de nous laisser croire qu'il condamnait en soi l'usage d'un parfum précieux. Un tel parfum, c'est comme la Mosquée Bleue d'Ispahan, ou les temples d'Angor ou même les pyramides du Caire: un pont qui réconcilie par-delà les diversités culturelles. Le beau rassemble en suscitant le respect, l'admiration et d'autre attitudes vertueuses qui sont toujours des tremplins vers l'amour agapique. Il faut toujours, toujours, toujours, trouver des moyens pour "déborder" des cultures sans les abolir. C'est par excellence ce que réussit la beauté en général et le luxe en particulier. De tels outils, il n'y en a pas assez pour qu'on puisse les négliger sans d'abord calculer le prix de cette négligence. Le prix à payer pour une promotion du Royaume sans le recours au luxe est parfois tout aussi exorbitant que le luxe lui-même. Je ne pense pas que les initiateurs de la construction des cathédrales de France se soient trompés alors que la misère était terrible et omniprésente au moyen-âge. Mais je ne pense pas non plus que la voie choisie par ces tendances ecclésiales sobres qui méprisent le luxe soient moins chrétiennes.
La subtilité à reconnaître et assumer est celle-ci: l'onction de Béthanie ne donne des droits au luxe que si l'on veut bien aussi se rappeler à quel point elle mit Jésus mal à l'aise!
paul yves wery - Chiangmai - Octobre 2010 Version 1.02 - Janvier 2011 Version 1.03 - Juillet 2013
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