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Version 1.03 - Juillet 2013

Propriété, capital, rentabilité, gaspillage, luxe...

ou "De la pauvreté évangélique"

Abstract: Pour redonner un sens chrétien aux expressions un peu désuètes de «pauvreté chrétienne», «voeux de pauvreté» ou «pauvreté monastique», il faut donc aujourd'hui commencer par les traduire...

 

 

Jésus, un pauvre?

Condamner la richesse ne signifie pas flirter la pauvreté. Avec Jésus, nous devrions d'ailleurs parler plus de méfiance et de défiance que de condamnation lorsqu'on essaye de comprendre son rapport à la richesse, et, plus globalement à l'argent.

Le détachement absolu que Jésus a suggéré au jeune homme riche en guise de perfection (Mt19,16..., Mc10,17..., Lc,18,18...) n'était pas tant un idéal en soi qu'un moyen de faire grandir cette âme-là.

Lorsque, sous forme de slogan, Jésus a crié la béatitude des pauvres, il faut bien entendre un slogan dans le sens moderne et politique du mot (Mt5,3, Lc6-20 et ses mille traductions!). Jésus ralliait les pauvres à son camp parce qu'il voulait revigorer tout ce que la terre portait de désespérés, mais il va de soi – et le reste des évangiles le montre – que cela ne signifiait pas que Jésus voulu faire de la pauvreté, de la tristesse, du martyre, du bannissement, et des autres formes de souffrances l'horizon eschatologique de sa lutte.

Non seulement Jésus n'adulait pas la pauvreté pour elle-même mais lui-même n'eut pas une vie de pauvre. Rien dans les évangiles ni dans les traces historiques rattachées à la vie de Jésus ne nous autorise à le penser. N'en déplaise à Saint François, à Charles de Foucauld ou quelque autre Siméon le stylite que j'admire pourtant beaucoup, je pense, moi, que Jésus menait plutôt un grand train de vie au regard des réalités sociales de son époque. Certes, Il n'est pas né dans la sphère des palais et des prétoires, mais Il n'était pas non plus habillé d'une peau de chagrin et Il ne buvait pas que de l'eau claire. Jésus n'a pas été élevé dans la misère ni dans l'indigence culturelle. Il semble même avoir grandi dans un environnement familial de «dominants».

Jacques, le frère de Jésus, n'a-t-il pas pu, lui aussi, gagner une autorité redoutable lorsque naissaient les premières Eglises? (Ni Pierre ni Paul ne purent compter sans lui dans l'ordonnance de ces premières communautés... voir par exemple la dynamique de l'autorité lors du 1er concile de Jérusalem (Actes15 et en particulier Ac15,13).

De Joseph, le papa de Jésus, la légende dorée veut qu'il fut charpentier (Mt13,55, Mc6,3), ce qui n'est pas le moindre des métiers à cette époque. (En stricte philologie, il n'était peut-être que maçon mais pourquoi ne pas prêter crédit à la tradition?)

Quand à Marie, rien ne nous laisse entendre qu'elle provenait d'une famille misérable. D'ailleurs, si l'on en croit la légende dorée, sa cousine Elisabeth (Lc1,36) aurait épousé un homme qui savait écrire (Lc1,62) et était bien intégré dans la société Juive de l'époque puisqu'il était de fait et non seulement de naissance parmi les candidats que le sort désignerait pour le service liturgique au Temple de Jérusalem (Lc1,9). Cette même Elisabeth donnera un fils à son mari qui ne semblera pas plus dénué d'autorité et d'éducation, c'est le moins qu'on puisse dire (Lc1,57)...

Si Jésus fut réellement mis au monde dans une misérable crèche, c'est pour une raison accidentelle. C'est explicitement dit (Lc2,7). Il faut se remettre dans le contexte de l'époque pour comprendre aussi qu'un aubergiste n'avait pas nécessairement envie d'avoir à assumer un accouchement dans son établissement au moment où les clients faisaient la queue. Non seulement un accouchement (toujours dangereux à cette époque) mobilise beaucoup d'espace et implique beaucoup de vas et viens mais, surtout, vis-à-vis des autres clients, il fallait aussi compter avec l'impureté religieuse de la chose. Cette malheureuse coïncidence du terme de la grossesse de Marie avec le déplacement à Bethléem témoigne par elle-même de ce que la famille de Jésus était bien insérée dans une structure sociale et politique dont elle assumait les lourdeurs: la première cause de la malchance, c'était le recensement demandé par l'administration Romaine (Lc1,80).

Pour la présentation du bébé au Temple, comme pour la toute grande majorité des Juifs qui ne se sentaient pas nécessairement encline à engraisser un clergé déjà prospère, les jeunes parents de Jésus n'offrirent en sacrifice qu'un peu de volaille (Lc2,24). Cette pingrerie n'est pas un indice de pauvreté et d'ailleurs, toujours selon la «légende dorée», la famille de Jésus faisait le ‘pèlerinage' de Jérusalem une fois par an (!) (Lc2,41...). Elle pouvait donc en assumer la dépense et le manque à gagner.

Jésus, qui savait au moins lire (Lc4,16...), n'avait pas que des indigents dans sa sphère. Son ami Lazare dont l'amitié fut si vive que Jésus pleura à l'occasion de son décès (Jn11,35), était un riche puisque son corps fut enseveli dans un tombeau de pierres (Jn11,38...). Et, par ailleurs, en lisant les textes, nous ne sommes pas vraiment invités à penser que la soeur de Lazare dû s'endetter pour acheter ce précieux nard dont elle parfuma Jésus (Jn12,1-11)...

La sphère de Lazare n'était pas faite que de misérable besogneux! Parmi les nombreux juifs qui ont fait le déplacement de Béthanie pour les funérailles et après la résurrection miraculeuse, certains avaient l'oreille attentive de ceux qui comptent à Jérusalem. (Jn11,45-46). Jésus entretenait bel et bien des liens affectueux avec une famille cossue et influente !

Ces anecdotes (et quelques autres que les lecteurs des évangiles pourront aisément repérer) semblent donc peu compatibles avec l'idée d'un Jésus très pauvre que Charles de Foucauld, par exemple, aimait publier. Si l'on devait transposer tout ce que je viens d'énumérer en équivalant pour notre époque, on aurait probablement un Jésus appartenant à la petite bourgeoisie.

La pauvreté, à cette époque, comme à la nôtre, c'est une toute autre affaire! Judas devait le rappeler chez Lazare de Béthanie justement (Jn12), dans cette dispute qui mit le feu aux poudres. L'argument de Judas contre la dépense scandaleuse de la soeur de Lazare (au bas mot un an de salaire d'un ouvrier agricole pour un flacon de nard vidé en quelques minutes) nous certifie au moins qu'autour de Jésus, on est bien conscient de ce qu'est la vraie pauvreté. Si Judas choisit cet argument-là (Jn12,5), c'est que l'assemblée présente y prêtait un crédit particulier. Cette vraie pauvreté, tout le monde en convenait, y compris Jésus, il fallait la combattre! Grâce au problème de conscience de Judas (que Jean a sous-évalué pour des raison limpides développées ailleurs), nous savons aussi que Jésus et ses disciples aidaient les pauvres puisqu'au cénacle, il a paru normal qu'éventuellement un disciple quitta l'assemblée pour donner des aumônes (Jn13,29)... un esprit de charité qui se retrouve en beaucoup d'autres textes évangéliques (Lc14,12, Lc18,22...) .

 

Charles de Foucauld imite Jésus?

 

Malgré ces évidences évangéliques, en poussant le Texte dans ses plus obscurs retranchements, certains nous ont pourtant laissé croire que, pris dans le mouvement de son engagement, Jésus se serait lui-même fait pauvre. Jésus, à la manière de son émule François d'Assise, se serait dépouillé de tout pour marcher vers le Royaume... Cette thèse est d'autant plus intenable qu'il y a dans les évangiles un extrémiste de ce genre: Jean-Baptiste. Par rapport à lui, Jésus prend explicitement ses distances (pour mieux désigner la différence entre ces deux styles de vie, les Évangélistes font parler une tierce personne, un pharisien, qui s'en étonne - Mc2,18-22, Lc5,33-39...). Plus tard, les exigences évangéliques ne protégeront évidemment pas ses disciples ni de la nécessité de pratiquer parfois l'ascèse, ni des revers du destin, ni de problèmes financiers, mais ce sont là de toutes autres affaires que de chercher à être pauvre!

On peut aborder les évangiles sous de multiples perspectives, mais jamais, me semble-t-il, l'idéal de Jésus ne fut de ressembler à Lazare – et cette fois je ne fais plus allusion au Lazare-ami mais à son homonyme qui pourrit de misère en face de la porte d'un riche... (Lc16,19-31)

 

 

Evolution du mot "pauvreté":

 

Pourquoi alors un gaillard tel que Charles de Foucauld (un exemple parmi d'autres mais qui présente pour nous l'avantage d'avoir vécu il n'y a pas très longtemps), pensait-il que le Christ nous demandait et vivait lui-même dans un dépouillement extrême?

En répondant à cette question, on pourra peut-être déconstruire le «malentendu» qui circule encore dans certains milieux chrétiens autour du sens à accorder au mot ‘pauvreté'...

Dans ce dessein, il nous faut d'abord mettre en lumière un mouvement de balancier aux fondations du langage.

Ni les évangélistes ni les historiens contemporains n'associent à la pauvreté la référence symbolique dont saint François et Charles de Foucauld chargent ce mot. Derrière le mot ‘pauvre', des facettes du réel ont été rapprochées –voire fusionnées– pendant de nombreux siècles alors qu'elles furent clairement distinctes à l'époque de Jésus et qu'elles sont redevenues distinctes à notre époque. Cette longue période de confusion fut-elle le prix de l'appartenance à des cultures moins subtiles sur les questions de misère et de compassion? Possible. J'éviterai en tout cas de me prononcer trop clairement à propos de saint François parce que l'étude de l'ordre symbolique et langagier du moyen-âge demande trop d'érudition. Je me contente de constater que Charles de Foucauld, au début du XXème siècle, transbahute encore ce genre de vision «simplifiée» des réalités sociales.

Pour comprendre Charles de Foucauld, il n'est pas encore devenu nécessaire de recourir à des traductions ni à des éminents philologues... Par ailleurs, Charles de Foucauld n'était pas suffisamment théologien que pour nous obliger à recourir aux plus subtiles ressources de l'herméneutique. Un gaillard comme René Basin, qui consacra une biographie à Charles de Foucauld dans l'entre-deux-guerres, transbahute lui-même encore cet ordre symbolique désuet qui avait considérablement influencé la morale pendant plus d'un millénaire !

Soyons concret au risque d'être caricatural: pour le grand public, une fusion/confusion existait encore au XIXème et au début du XXème entre ce qu'il y a derrière le mot ‘pauvreté' et ce que l'on englobe aujourd'hui plutôt sous l'expression ‘mauvaises conditions de vie'. Aujourd'hui comme à l'époque de Jésus celui qui couche sur le sol avec une pierre pour oreiller (Mt8,20, Luc9,58) n'a ni les qualités, ni les mérites, ni les droits d'un pauvre mais ceux d'un ascète. C'était, semble-t-il beaucoup moins clair pour Charles de Foucauld qui croyait (et disait) pouvoir imiter ainsi une pseudo-pauvreté de Jésus plutôt que la relation compliquée que Jésus entretenait avec le luxe ou son engagement social. En pratique cela revient au même me direz-vous: tous les deux dorment sur le dur... Non! Cela ne revient pas au même! C'est un rapport sophistiqué au luxe et à l'engagement qui motivait Jésus, pas une hypothétique vertu de la pauvreté.

Disons le autrement: aujourd'hui tout comme à l'époque de Jésus, celui qui se revêt d'une peau de chameau et se nourrit de sauterelles ne peut pas s'attribuer les droits et les valeurs qu'on accorde plus ou moins volontiers aux pauvres: droit de mendier, mérite de voter, droit de voler pour manger, respectabilité, etc. (Sur ce dernier point, il faut tout de même remarquer une différence importante entre l'époque de Jésus et la nôtre: le pauvre est devenu bien plus respectable et audible dans le débat public qu'il ne l'était, en dépit de la législation mosaïque très moderne en la matière)... Aujourd'hui et à l'époque de Jésus, celui qui choisit de ne vivre que d'air pur et d'eau fraîche n'est en aucune manière un pauvre, même si, éventuellement, il vit ‘comme' un pauvre.

La manière de calculer les droits et mérites du pauvre n'est donc plus aujourd'hui –et pas plus à l'époque de Jésus!– ce qu'elle a été pour Charles de Foucauld. L'éthique que Foucauld promeut par sa vie, en digne émule de saint François et de saint Bernard, reste recevable bien sûr, mais pas au nom de vertus supposées liées à la pauvreté dans le sens évangélique ou contemporain du mot...

Aujourd'hui, les devoirs moraux les plus élémentaires ne ressemblent plus à ceux du moyen-âge. La pratique de l'aumône «verticale» dont Charles de Foucauld était encore un fervent pratiquant, et plus généralement toute la dynamique de la mendicité a subi des bouleversements de sens considérables dès que la solidarité et l'instruction sont devenues des obligations légale (sécurité sociale sous ses multiples formes). Nietzsche par exemple, se permettra même de dénicher la faiblesse voire la pure bassesse de l'approche moyenâgeuse de l'aumône ...et il avait bien raison! À son insu, Nietzsche allait donner ainsi un salutaire coup de pieds au cul des intellectuels chrétiens endormis et les obliger à retourner consulter les fondations de leurs valeurs... Le plaidoyer de Nietzsche était simplement prononcé un peu trop tôt et avec un peu trop de haine que pour être d'emblée avalisé par les chrétiens. Il faut aussi voir qu'à cette époque la sécurité sociale moderne n'en était encore qu'à des balbutiements ...or, c'est surtout elle qui fera bouger les choses dans la mentalité du peuple.

Au XXIe siècle le pauvre n'a plus la moindre vertu morale par son indigence. S'il a conquis des droits et des mérites, c'est par sa malchance plus que par son dénuement. Et si sa «pauvreté» est volontaire, c'est encore une tout autre arithmétique de la vertu qui se met en place. Le clochard volontaire, dans la morale naturelle contemporaine, n'a plus exactement les mêmes mérites que le ‘vrai' pauvre mais il en garde malgré tout quelques droits. Il gagne aussi, éventuellement, l'attention intriguée de l'observateur salarié qui, lui, est de toute façon tenu de payer sa caution de solidarité sans que ce soit une affaire de morale (c'est le refus de payer sa quote-part à la sécurité sociale qui est devenu une affaire morale!).

Selon les règles du nouvel ordre symbolique, Charles de Foucauld ne fut pas un pauvre tout simplement parce qu'il a gardé jusqu'à la fin de ses jours la possibilité de redevenir un nanti en deux temps trois mouvements. Aujourd'hui, cette réversibilité de son état est d'ailleurs un des critères d'exclusion pour celui qui voudrait obtenir l'assistance des institutions charitables. Pour les ONGs et même pour la plupart des états-providence, l'indemnité sociale est impérativement destinée aux ‘vrais' pauvres.

Charles de Foucauld fut-il évangélique? Il le fut... En tout cas, il le fut indiscutablement au moins à son époque. Mais aujourd'hui, le profane instruit préférera voir en lui plutôt un «Diogène chrétien» que l'imitateur de Jésus qu'il crut être.

Ceux qui aujourd'hui, en connaissance de cause, font une donation aux émules de Charles de Foucauld (pour les «petits frères» et non pour leurs oeuvres!), aux Clarisses de stricte observance, aux clochards professionnels et autres bonzes, le font dans le cadre de la spiritualité plutôt que dans celui de l'éthique. Ils servent donc la fortune d'une certaine idée du salut bien plus que la morale naturelle avec ses nouveaux critères de la justice sociale.

 

***

 

Pour redonner un sens chrétien aux expressions un peu désuètes de «pauvreté chrétienne», «voeux de pauvreté» ou «pauvreté monastique», il faut donc aujourd'hui commencer par les traduire. Il ne faudrait pas laisser l'ignare penser qu'il y a hypocrisie dans l'air parce que, par exemple, les moines (chrétiens ou bouddhistes) sont correctement nourris, correctement logés et correctement vêtus... On parle de plus en plus de «simplicité évangélique», de «simplicité monastique», de mener une vie «zen»...

Cela nous conduit à prendre en considération d'autres nuances symboliques sous-jacentes aux mots lorsqu'on veut comprendre le rapport que Jésus entretenait avec l'argent, la richesse, le confort et le luxe. Pour ceux que le mot «simplicité» rebuterait, on remarquera vite qu'il reste bien une place, non pas pour la pauvreté pure et dure avec son lot d'insécurité et d'ignorances, mais pour quelque chose qui mérite malgré tout l'appellation de «pauvreté évangélique». Pour y arriver, nous devrons considérer les engagements du Christ vis-à-vis de notions comme l'inégalité, la gestion, l'outil de production, le rendement, le gaspillage...

 

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Inégalités matérielles évangéliques.

 

Par-delà ses mille critiques et les mille réserves vis-à-vis de la richesse (Lc12,33-34, Lc14,33, etc.), il est aussi indéniable que Jésus admet qu'il y ait parfois concentration de grands moyens matériels dans les mains de quelques personnes. Il y a dans les évangiles des riches imaginés (les patrons dans les paraboles) ou en chair et en os (Lazare de Béthanie -Jn11&12-, Zachée -Lc19,1-9-...) qui ont le bon rôle tout en restant riches. Quelques propriétaires évangéliques qui ne sont en aucune façon des images de Dieu le Père nous sont proposés comme modèles («Trésor Caché»-Mt13,44...). Et dans les paraboles où des patrons fortunés sont manifestement l'image de Dieu le Père, certains sont aussi offerts comme des modèles à suivre pour ceux qui, en bon droit, seraient conviés à devenir de bons riches et de bon patrons ici-bas (ce n'est évidemment pas nécessairement le thème central de ces paraboles). Devant la facticité d'une pseudo ‘justice naturelle', ces riches patrons auraient même la tâche particulièrement délicate de gérer sans les abolir des ‘injustices' estimées nécessaires («L'enfant Prodigue» -Lc15,11-31, ou la "Parabole des Talents"; ou ‘"Les Ouvriers de la Dernière Heure" -Mt20,1-16- (...) Cf. étude sur l'injustice de Dieu sur ce même site)

De fait -c'est un des leitmotiv évangéliques- Jésus n'est pas un strict «égalitariste» ni en matière de droit (Perles et Pourceaux -Mt7-6-), ni en matière de devoir (Tronc au Temple -Mc12,41-44), ni en matière de distribution des avoirs («Talents»)... La propriété de grands biens n'est donc jamais à elle seule, ‘en soi', cette forme de richesse qu'il a violement décriée et condamnée. Tous "frères", peut-être, mais pas tous "identiques"...

Les motivations qui conduisent Jésus à accepter la concentration inégalitaire des biens matériel sont en général admises par la morale naturelle contemporaine (gestion cohérente du capital de production, rentabilité...). Dans les motivations qui conduisent Jésus à cette tolérance, il y en a tout de même une dont l'analyse est plus périlleuse: le luxe (les deux plus célèbres passages évangéliques à ce propos sont «l'Onction de Béthanie», et la «Tunique en un seul tenant» -Jn19,23-...). Jésus construit une théologie du luxe très subtile qui méritera d'être étudiée pour elle-même (voir plus loin).

Pourquoi alors cette dureté vis-à-vis du «jeune homme riche» par exemple?

 

Cet épisode est vraiment paradigmatique.

Remarquons déjà qu'il se termine par une sentence qui est une mise en abîme paradoxal pour nous interdire justement de trop simplifier! ("...Pour les humains, c'est impossible, mais pour Dieu tout est possible..." -Mt19,26-)

Le jeune homme riche, contrairement à Zachée (Lc19,1-9), ne veut pas tant s'améliorer qu'être parfait. Ce n'est qu'après avoir demandé cette perfection que Jésus l'invite au dénuement. De lui, Jésus n'exigeait rien au départ. Entrant alors, sur son invitation, dans le contexte de ce jeune homme, Jésus débusque un blocage lié à sa fortune. La suite prouve qu'il ne s'est pas trompé...

La nature précise de ce blocage n'est pas explicitée mais était-ce nécessaire? Tout le monde sait ce que l'argent peut susciter comme régressions, comme fixations, comme inerties. Le jeune homme était-il imparfait parce que sa richesse s'accompagnait de cette ingratitude et de cette autosatisfaction auxquels le prédisposait un préjugé vétérotestamentaire faisant de la richesse un des signes de la bénédiction divine? Le jeune homme était-il paresseux? Le jeune homme était-il indignement asservi au luxe? Souffrait-il d'avarice ou de concupiscence?... Cela revient au fond toujours à la même chose: la richesse, comme si elle était un malin génie, essaye d'organiser l'addiction de son propriétaire et invite à la dévotion de l'or pour lui-même: c'est Mamon, l'idolâtrie, une forme particulière de l'esclavage qui est contraire aux fonctions légitimes de l'argent - Mt6,24...

 

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Propriété et gestion:

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Selon les évangiles, pour établir son système de valeurs, Jésus fait une distinction symbolique nette entre la propriété et la gestion . («L'Intendant Malhonnête», «intendant fou» Mt24,45-51, etc. ) Il n'y a pas beaucoup d'ambiguïté sur ce point: s'il faut vraiment préserver la possibilité d'être propriétaire de grands biens, qu'au moins le riche sache qu'il est toujours simultanément un simple dépositaire: il aura donc toujours des comptes à rendre.

 

Quels sont les devoirs du propriétaire-gestionnaire évangélique?

Impérieuse comme peut l'être une urgence médicale et dominant tous les autres devoirs, il est irrémédiablement immoral de laisser quiconque croupir dans l'indigence, la misère (parabole du «Pauvre Lazare» - Lc16,19-31). Sur ce devoir, Jésus ne transige pas. Ce n'est pas propre au christianisme; ce devoir-là appartient aussi à l'Ancien Testament et à quasi toutes les autres religions du monde...

À cette règle fondamentale, Jésus ajoute une autre règle qui guidera aussi bien le pauvre que le riche. Cette deuxième règle, qui pour le coup est une obsession plus lancinante dans le christianisme que dans les autres religions, sera bien plus lourde à porter pour le riche: la charité.

On peut éventuellement entendre cette charité comme la pratique de l'aumône, mais alors il s'agirait d'une aumône discrète (Mt6,3-4) et accomplie sans calcul! Le texte des assises du jugement dernier (Mt25,31-46) en est vraiment le manifeste: donner sans même devoir se rendre compte que Jésus est toujours celui à qui l'on donne, même s'il s'agit d'un criminel...

Dans cette mise en scène du jugement dernier, alors que les damnés ont toujours secouru Jésus lorsqu'ils l'ont reconnu, les élus, tout étonné d'être admis au paradis, se demandent à quels moments ils ont fait leurs bonnes actions vis-à-vis de Jésus qu'ils pensaient pourtant n'avoir jamais rencontré « ...Seigneur, quand t’avons-nous vu avoir faim, et t’avons–nous donné à manger? ou avoir soif, et t’avons-nous donné à boire? Quand t’avons-nous vu étranger, et t’avons-nous recueilli? ou nu, et t’avons-nous vêtu? Quand t’avons-nous vu malade, ou en prison, et sommes–nous venus te voir?... ».

 

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Politique et distribution:

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Dès qu'on quitte les questions d'indigence, en ce qui concerne la politique sociale, Jésus n'a pas été très loquasse. Il a même parfois carrément et explicitement refusé de s'engager dans des détails contextuels de la distribution de l'argent pour en rester à l'énonciation de grands principes (voir l'épisode de l'héritage à partager -Lc12,13-14). Pourquoi s'en étonnerait-on? C'est typiquement une conséquence de l'esprit de cette charité particulière qu'il promeut. Jésus rend la justice distributive au bon vouloir de la qualité du coeur plutôt qu'à une quelconque loi universelle qui serait impossible à formuler dans une philosophie à ce point personnalisante et qui fait de tout riche un dépositaire.

 

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Outil de production et rendement du capital.

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Pour ceux qui s'intéressent aux théories économiques, il est utile de faire valoir que l'appareil de production est aussi spécifiquement (sommairement) traité par Jésus. Le rendement et la capitalisation sont pris en considération dans son Royaume! («Parabole des Talents» et assimilables mais surtout, surtout, surtout, la «parabole du trésor caché» -Mt13,44-46, qui devrait de toute évidence être la parabole préférée des capitalistes!). Si l'on détache ces passages de l'écrin évangélique, après avoir aussi rappelé quelques ambiguïtés de Jésus par rapport au luxe, on arriverait même a faire de Jésus le théoricien d'un capitalisme «pur, dur et méchant»... Heureusement, les parapets évangéliques contre cette dérive sont encore plus «purs, durs et intransigeants»...

 

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L'investissement sécuritaire

Providence et assurances

Abstract: Jésus méprise les investissements sécuritaires au nom de la confiance.

On savait tous que Jésus n'aimait pas l'avarice (Mt5,40-42 et assimilables). Il nous fallait encore remarquer son mépris pour l'investissement sécuritaire! S'il y a des thésaurisations admises, elles sont peut-être destinées aux moyens de production (Mt13,44-46 et assimilables) ou à la théologie sophistiquée du luxe (voir plus loin) mais jamais pour assurer son propre avenir. Cette prise de position est particulièrement embarrassante pour la morale naturelle du XXIe siècle qui a bel et bien fait de la sécurité, de «l'assurance» dans le large sens du mot, un de ses principaux chevaux de bataille. Jésus ne tarit pas d'éloquence pour dénoncer cette passion («L'Engrangeur»- Lc12,15-21, «La Providence», etc.)

Jésus n'est ni un capitaliste pur et dur, ni un communiste pur et dur, ni un pauvre, ni un riche mais par contre, du premier jusqu'au dernier jour, Il promeut la confiance! Cette confiance n'est pourtant pas assimilable à un goût du risque pour lui-même; il est l'acte de foi par excellence.

Cette confiance est peut-être la clé de cette ‘pauvreté' évangélique chantée par notre moyen-âge. Rappelons ici que la pauvreté dont saint François s'est revêtu en rendant tous ses habits à son papa dans la cathédrale d'Assise, c'était surtout et avant tout un abandon de la protection que lui assurait une naissance, une cité, une fortune... Un des principaux critères de la pauvreté au moyen-âge n'était peut-être pas tant le dénuement (qui était le fait du plus grand nombre) que la non-appartenance à une sphère de protection en ces temps où même le meurtre d'un pauvre ne prêtait pas souvent à conséquences...

Je ne voudrais pas laisser croire que Jésus condamnerait toute forme d'investissement sécuritaire s'il avait vécu à notre époque. Même si le Texte n'est pas très souple, il me semble qu'ici l'herméneutique nous oblige à prendre quelques distances par rapport à philologie...

Bien sûr, Jésus n'aurait jamais toléré des investissements sécuritaires qui brisent aux racines la confiance et tentent de fonder la sécurité sur la peur du gendarme plus que sur la maturité et la liberté (présence excessive des forces de l'ordre, caméras de vidéosurveillance, pléthore de lois...). Il ne tolérerait probablement pas plus ces énormes gaspillages de ressources encouragés par les compagnies d'assurance là où justement, en lieu et place des névroses et des angoisses il faudrait encourager le sens de la responsabilité et de l'engagement.

Il me semble pourtant, et ce ne serait pas trop difficile de le démontrer par l'esprit des Textes, que Jésus encouragerait quasi toutes les formes d'assistance que la sécurité social garanti dans les pays nantis. Ce ne serait d'ailleurs pas seulement pour abolir la misère; ce serait aussi pour encourager certaines formes de générosité qui dépendent de ces garanties. Les volontaires (je ne parle pas ici des salariés ou des «indemnisés» des ONGs) qui oeuvrent aux chevets des souffrants dans les pays pauvres, proviennent en grande majorité de pays qui possèdent une bonne sécurité sociale. (Ils sont, hélas, trop rares ceux qui donnerait quelques années de leur vie à une mission charitable s'il n'avaient la certitude d'être soignés en cas de contamination ou d'avoir de quoi manger lorsqu'il rentreront chez eux...) Or il est manifeste que la charité chrétienne demande parfois autre chose que ce que les professionnels de la charité (salariés et «indemnisés») peuvent offrir. En un mot, ce que l'herméneutique des évangiles nous dit, c'est que la confiance en la providence n'est pas incompatible avec quelques investissements sécuritaires dont la sécurité sociale est peut-être le plus bel exemple.

 

 

*

Du gaspillage

ou

Parabole de "l'Intendant Malhonnête" .

La parabole de «L'Intendant Malhonnête» (Lc16,1-14) a fait suer bien les moralistes qui devaient en rendre compte à leurs ouailles pantoises, perplexes, voire narquoises. Le Christ a élaboré ici l'une de ses plus étranges plaidoiries. Qu'importe l'étrangeté; ce qui est certain, c'est que par cette parabole, les avares, les idolâtres, les capitalistes «purs et méchants», et même la grande majorité des prodigues (car ils dépensent en général entre amis ou en famille) sont mis devant un mur.

Voici l'intrigue du récit:

Un gérant est viré par son patron parce qu'il "dilapide" ses biens. Belle voiture de fonction? hôtels de luxe? Vêtements griffés? Notes de frais exorbitantes?... Le texte ne précise pas et le reste de la parabole laisse juste entendre que ces dépenses ne favorisaient pas les liens du gérant avec son environnement humain; il n'a pas d'ami... Pire: il a probablement des ennemis puisque c'est par dénonciation que le patron apprend ces dépenses immodérées!

Ce vide d'amour va mettre le gérant dans une position difficile dès qu'il n'aura plus de revenus. Pour parer à cet inconfort, il invente un tour de passe-passe qui va (peut-être!) lui permettre de se faire un ou des amis en dernière minute. Ce tour de passe-passe, c'est de faire des somptueuses remises de dettes aux débiteurs de son patron. C'est faisable puisqu'il garde la gestion pendant quelques jours encore, le temps de clôturer sa comptabilité... (Remarquons tout de même que dans cette combine, pas un sous de l'argent volé ne va directement dans sa poche. Quoi qu'il en ait encore la possibilité, ce gérant n'a pas choisit de remplir un compte en Suisse...)

Une fois le méfait commis, contre toute attente, le patron félicite son gérant pour son attitude. Il n'est pourtant pas dupe de l'escroquerie énorme dont il fut la victime. Or ce patron est manifestement une figure de Dieu le Père!

Le gérant de cette étrange parabole n'est manifestement pas congédié pour des erreurs "techniques" de gestion puisque le patron lui laisse encore quelques jours de gestion (Lc16,2). Il gère probablement bien l'entreprise parce que si ce n'était pas le cas, le patron ferait valoir d'une manière ou l'autre que l'argent est compté, qu'il faut calculer (comme celui qui envisage de construire une tour fait préalablement un calcul des dépenses ou comme un roi qui part en guerre compte ses soldats -Lc14,28-32). Le rendement, c'est plutôt le sujet de la parabole des talents par exemple... Le patron ne reproche pas non plus à son gérant de négliger les pauvres (cela c'est le sujet de la parabole du pauvre Lazare -Lc16,19-31- par exemple). Jésus essaye manifestement de nous introduire ici dans une problématique où ces questions-là ne se posent plus et où l'argent est pléthorique... C'était d'ailleurs déjà le cas dans la parabole précédente -Lc15,11- où le père de l'enfant prodigue n'a soucis de voir la moitié de son bien partir en fumée).

Le sujet de la parabole n'est donc pas la production, la rentabilité ou la distribution mais le bon ou le mauvais usage qui est fait de l'argent une fois toutes les obligations de bases assurées. Sur la bonne manière de dépenser l'argent pléthorique, ce texte est paradigmatique.

L'intérêt du patron n'est pas en jeu et ce qu'il reproche à son gérant, c'est de mal gérer son propre intérêt! Cet imbécile semblait en train de se perdre dans des dépenses stupides alors qu'il n'avait même pas d'amis! La clé de cette étrange manière de juger l'acte de l'escroc se résume donc assez facilement: peu importe la dépense, pourvu que naisse une relation chaleureuse là où il n'y en avait pas. "L'amour" (amitié) que le gérant essaye de faire naître dans le coeur des débiteurs n'appartient pas à la sphère d'Agapè, mais à celle de Philia. Dans son propre coeur par contre, cette combine, par-delà son immoralité, est une porte d'entrée dans la sphère d'Agapè, et c'est ce qui lui vaut l'éloge final.

Mettons les choses au point par rapport à l'Agapè. Agapè (l'amour inconditionnel), dans le jargon théologique chrétien contemporain (surtout après les travaux magistraux de Nygren), c'est l'Amour que Dieu éprouve pour les hommes. Agapè se confronte toujours d'une manière ou l'autre aux deux autres manières d'aimer qui furent conceptualisées sous les labels d'Éros (Cf. Platon...) et de Philia (Cf. Aristote...). C'est à tord que certains ont dit que l'Agapè promu par le Christ se distingue d'Éros et de Philia parce qu'il est désintéressé. Il peut l'être, mais Philia peut aussi l'être! La différence cruciale, c'est que pour naître, Agapè ne demande aucune sympathie préalable, aucun désir premier. Dans la sphère d'Agapè, l'aimant ne choisit pas l'aimé "parce que" c'est une femme, "parce que" c'est un enfant "parce que" c'est mon père, "parce que", "parce que"... Agapè commence dans l'inconditionnalité alors que Philia ne devient inconditionnel qu'après une élection. (Dans la sphère de Philia, cette inconditionnalité ne commence d'ailleurs à être opérationnelle que lorsque tout "tourne mal", lorsque l'épouse est atteinte d'Alzheimer, lorsque l'époux devient alcoolique, etc.).

L'inconditionnalité première d'Agapè donne à cette figure de l'amour une portée sociale très spécifique et essentielle pour le christianisme qui l'utilise pour penser l'organisation du "Royaume des Cieux", son "utopie" fondatrice. Ce que le Chrétien suppose, c'est qu'avec un germe d'Agapè, toute la méchanceté du monde est mise à mal parce que, lorsque ce germe croît, il conduit nécessairement à l'amour des ennemis, or nul, pas même un ennemi mortel, ne sort indemne d'avoir été aimé...

En stricte logique, aimer son ennemi est une formule contradictoire. Elle renvoie donc sinon à une impossibilité, au mieux à un mystérieux oxymore. Mais sur le terrain ce n'est pas aussi compliqué; il arrive que l'on déteste son ennemi tout en l'aimant un tout petit peu malgré tout... En fait, j'ai déjà un pied dans la sphère d'Agapè si j'aime mon ennemi juste assez pour regretter de ne pas l'aimer davantage. Reconnaissons-le, cette situation de terrain est non seulement possible mais aussi relativement fréquente (heureusement!).

Gardons donc bien en tête qu'en affaire d'amour, l'intensité de la relation ne préjuge pas de sa qualité. C'est une caractéristique qualitative de l'amour et non son intensité qui permet de distinguer Agapè de Philia et d'Éros.

Pour plus de détails sur les différences entre Eros Philia et Agapè, voir les divers articles dédiés au sujet dans ce même site.

Le pari relationnel que fait le gérant, par-delà les moyens qu'il utilise, l'introduit dans la sphère d'Agapè pour une raison précise: le gérant essaye de se faire aimer par des personnes vis-à-vis de qui il n'éprouve aucune sympathie préalable. Les débiteurs que le gérant essaye de séduire par sa turpitude n'éprouvent probablement rien de très positif à l'endroit de ce gérant; on peut supposer que ces débiteurs n'ont pas plus de sympathie pour lui que nous n'en aurions pour un huissier de justice... Et cette méfiance est probablement réciproque, car, que je sache, l'endettement n'a jamais été la caractéristique la plus séduisant d'une personne. En plus, ces débiteurs (parmi lesquels se trouve peut-être le dénonciateur), acceptent sans difficulté d'entrer dans la félonnerie, ce qui, a priori, les rend encore moins sympathiques...

Cette étrange parabole laisse entendre que l'inconditionnalité de celui qui voudrait être aimé ne s'identifie pas à l'absence d'autres d'intérêts dans la relation. Cela signifierait que les joies relationnelles les plus sublimes ne sont pas toujours incompatibles avec le plaisir plus rustique de l'amour sexuel, ou de l'intérêt financier, ou que sais-je d'autre encore.

En termes purement économiques, pour le patron, l'escroquerie est une perte sèche. Si par l'escroquerie, les débiteurs commencent à éprouver de la sympathie pour l'intendant, tant mieux pour l'intendant et tant pis pour le patron... Mais le Christ fait valoir par cette parabole une priorité inattendue: ce patron-là, dans ce contexte-là en tout cas, s'en fout du gaspillage des ressources, simplement parce qu'il y a de l'autre côté de la balance le germe de cet amour inconditionnel! Ce qui l'intéresse avant tout, lui, le patron des patrons, c'est la promotion de cette inconditionnalité-là! Il apprécie l'acte du gérant non pas parce qu'il est une escroquerie, mais parce qu'il essaye pour une fois de se rendre aimable lui qui ne l'était pas! Mieux! Il essaye d'être aimé par des personnes qui au départ ne lui plaisent pas et qui sont peut-être même plutôt des ennemis!

Pourquoi éprouvons-nous sinon un malaise au moins un trouble après la lecture d'un tel texte? Pour moi, la réponse à cette question va de soi: comment pourrais-je accepter que le Christ fasse l'éloge de ce gérant alors que manifestement ce n'est PAS par amour que le gérant distribue l'argent volé, mais par calcul! Le gérant n'aime pas les débiteurs lorsqu'il leur donne l'argent volé, et il ne cherche même pas à les aimer. Il ne cherche qu'à se faire aimer, ce qui n'est pas la même chose. Il cherche un profit en se faisant aimer. Il instrumentalise l'amour et cela ne semble pas gêner Jésus! Voilà ce qui me choque!

Le Christ me répond alors qu'essayer de susciter une sympathie là où règne la réserve voire l'inimitié, que cela me plaise ou non, c'est un premier pas dans la sphère d'Agapè. Il n'y a d'ailleurs pas d'autre moyen d'entrer dans cette sphère! Essayer de se faire aimer par quelqu'un qui suscite en nous désir ou sympathie est une stratégie érossienne ou philéique, ce n'est pas mal, mais cela n'a rien de spécifiquement chrétien et n'autorise probablement pas des licences morales de cette ampleur. Mais essayer de se faire aimer par des personnes qui ne me sont pas sympathiques voire par de francs ennemis, c'est autre chose! Et à bien y regarder, cet "autre chose", c'est déjà un peu d'amour et c'est même déjà un peu d'Amour divin!

Jouons un peu, à titre d'exercice, avec les concepts d'Éros, Philia et Agapè pour déconstruire plus encore la stratégie du gérant:

La manoeuvre opérée par le gérant est cynique; son but, c'est de se faire aimer d'un amour philéique et non érossien parce qu'il sait bien que seule une 'vraie amitié' (Philia) est susceptible de pourvoir à ses besoins en cas de disette. Mais pour obtenir qu'au moins une personne l'aime d'amour philéique dans un milieu plutôt hostile au départ, il faut procéder par étapes. D'abord, il faut rappeler, réveiller ou susciter une sympathie érossienne, car il n'y a pas d'élection amicale (Philia) sans sympathie érossienne première. Afin de favoriser l'émergence de cette indispensable sympathie, le gérant se donne donc aux pulsions purement érossiennes de ses proies: il les aide à éveiller (ou réveiller) et à assouvir des désirs prosaïques voire sordides (ici, l'effacement de dettes... Mais on pourrait très bien imaginer dans un autre contexte une femme intéressée qui retire son soutien gorge devant un homme vis-à-vis duquel elle n'éprouve aucune sympathie; cette femme obtiendrait probablement aussi le support du Christ si sa démarche était manifestement utile pour semer de l'amour inconditionnel dans le monde!).

Il n'est pas idiot ce gérant qui ne surévalue pas le coeur de ses proies! Il a bien assumé que c'est Éros qu'il faut réveiller et flatter pour susciter l'une ou l'autre sympathie digne d'intéresser Philia. En pratique, remuer ce genre de désirs plus ou moins conscients et plus ou moins avouables, c'est l'unique moyen de gagner une place dans un coeur lorsque l'on n'a ni beauté, ni charme, ni proximité clanique, ni attrait sexuel à faire valoir. Le gérant a bien compris cette mécanique du coeur que tout le monde devrait savoir: une sympathie précède tout amour philéique. L'amour érossien gère à sa manière des désirs (ou même des besoins). Ce n'est que dans un deuxième temps que ces désirs et besoins plus ou moins bien gérés par Éros suscitent, éventuellement, un intérêt dans la sphère de Philia qui en soutirera un engagement, une confiance dans et malgré le temps...

Si j'examine le coeur du gérant qui essaye de manipuler le coeur de ses proies, je ne repère aucune sympathie relationnelle plus ou moins frustrée mais le besoin de prolonger un certain niveau de vie. Il possède déjà l'objet de son désir et c'est la prolongation de sa possession qu'il vise maintenant! On n'est donc pas clairement dans une problématique érossienne, car cette dernière, tant qu'elle reste dans la sphère de l'amour vise toujours des personnes, (chosifiées peut-être, mais des personnes quand même!). Le critère d'élection de ses proies , n'est pas non plus une affinité, une attirance personnelle pour une personne singulière mais l'endettement de plusieurs personnes. On n'est donc loin d'une élection philéique née d'une sympathie personnelle. Dans toute cette affaire, le gérant semble donc d'abord être carrément hors de la sphère de l'amour. Dans son chef, pas d'envie, pas de goût orienté vers qui que ce soit...

Il est manifeste que si le gérant rejoint le seuil de la sphère d'Agapè comme le sous-entend le Christ en fin de parabole, alors c'est malgré lui, involontairement, accidentellement! En fait, le gérant fait un pari typiquement agapique, mais qui n'a rien, absolument rien, de vertueux. (La seule vertu du gérant, c'est d'avoir fait ce choix tactique-là plutôt que de remplir un compte en Suisse!). On est bien dans un pari puisqu'il ne peut ni être certain du résultat ni prévoir lequel des débiteurs de son patron mordra à l'hameçon!

C'est évidemment sur ce point précis que la leçon du Christ devient passionnante; il nous dit ici rien de moins que l'accessibilité de l'Agapè! Agapè est accessible même au minable! Pour commencer avec l'Agapè, il n'est pas demandé d'aimer! Il n'est exigé que d'accepter d'être aimé par n'importe qui. La théorie sous-jacente c'est qu'accepter, ou, mieux encore, vouloir être aimé par n'importe qui, même le plus ignoble des criminels, suffit pour être justifié car la suite viendra spontanément... peut-être pas à tout les coup, parce que cela ne dépend pas que de Dieu, mais parfois, et c'est déjà très bien.

Cette manière de comprendre l'amour, la psychologie contemporaine l'assume pleinement. Aujourd'hui, aucun psychologue digne de ce nom ne niera que la qualité d'amour qui nourrit la vie d'une manière pérenne soit le fruit d'un long processus de maturation dont le principal carburent est l'amour reçu et non l'amour donné. Le Christ, qui avait bien compris cela il y a deux mille ans, en avait fait le sujet de plusieurs prêches dont la plus fameuse est la parabole du Bon Samaritain (cette lecture-là du "bon Samaritain" s'essoufflait lorsque Françoise Dolto l'a génialement réhabilitée, ce qui indique bien la compatibilité de cette intuition avec la modernité!).

Le Christ avait bien compris que ce qui complique la maturation de l'amour, c'est la possibilité qu'a tout homme non pas de refuser d'aimer (on ne choisit pas d'aimer!!!!) mais de refuser d'être aimé (cela, on est peut-être en mesure de le choisir!)...

À partir d'une telle thèse, il y a quelques urgences pédagogiques à faire valoir en matière d'amour:

•  D'abord et avant tout, il faudrait promouvoir une forme d'introspection qui nous permettrait de ne pas "passer à côté" de l'amour reçu gratuitement, savoir le reconnaître partout et tout le temps, même dans ses manifestations de faible intensité: le sourire d'un passant, une politesse inattendue, votre femme avec qui vous venez de vous disputer, mais qui redresse tout de même le col de votre chemise avant de vous laisser partir au travail... Cette conscientisation est fondamentale puisqu'elle est le carburent par lequel vous serez à votre tour en mesure d'aimer inconditionnellement...

•  Ensuite, il faudrait promouvoir une introspection suffisamment déparasitée des scories du narcissisme pour permettre le diagnostic d'une réelle carence d'amour reçu, car alors on désirera être aimé et le reste viendra de surcroît... Cette introspection, c'est ce que le gérant de la parabole fait et qui le conduit à reconnaître enfin qu'il n'est pas aimé et que cela peut lui nuire. (Souvent, si un homme refuse d'être aimé, c'est à cause de l'effet rétroactif d'un échec d'une tentative d'aimer. Qu'il suffise alors de bien comprendre que refuser d'aimer à nouveau, ce n'est pas la même chose que refuser d'être aimé! Dans cette deuxième figure, il n'y a jamais d'échec à craindre!)

Dans cette parabole, lorsqu'il félicite son gérant qui vient de le voler pour se faire des amis, le patron fait lui-même montre d'un véritable mépris pour l'argent, ce «Mamon de l'injustice» (cette idole des tordus). Une fois que l'argent est pléthorique, qu'importent les morales de comptables! Tordez autant que vous le pourrez ce torchon pour en extraire jusqu'à la dernière goutte si cette goutte puante et méprisable à quelque pouvoir de vous aider à vous faire aimer par ceux qui ne vous aimaient pas!

"...Le maître félicita l'intendant injuste, parce qu'il avait agi en homme avisé. Car les gens de ce monde sont plus avisés dans leurs rapports à leurs semblables que les fils de la lumière. Eh bien, moi, je vous dis: Faites-vous des amis avec le Mamon de l'injustice, pour que, quand il fera défaut, ils vous accueillent dans les demeures éternelles. Celui qui est digne de confiance dans une petite affaire est aussi digne de confiance dans une grande, et celui qui est injuste dans une petite affaire est aussi injuste dans une grande..."

Le Christ dit ici que les "fils de la lumière" ont trop tendance à mettre de la morale là où elle n'a plus lieu d'être. Et l'on comprend alors l'embarras des moralistes! La dignité et la justice, ce serait donc de mépriser le plus élémentaire droit de propriété? Oui, mais il faut avoir préalablement aussi lu que "se faire des amis" ce n'est pas graisser la patte de ceux que l'on a déjà, ce n'est pas se rendre plus sympathique vis-à-vis de ceux qui nous sont déjà sympathiques! Cette justice qui se donne le droit de mépriser la propriété fait un avec celle qui privilégie l'émergence de l'amitié au sein de l'inimitié, ce qui, tout le monde en conviendra est une autre affaire! Les "petites affaires", ce sont les affaires liées à l'argent pléthorique. Les "grandes affaires" sont les gestions de l'amour et la haine. Mal gérer les "petites affaires", c'est ne pas les mettre au service des grandes! L'indignité qui détruit toute confiance, c'est d'avoir osé croire qu'il y avait dans l'argent des valeurs qui passaient avant le scandale de l'inimitié!

"...Si donc vous n'avez pas été dignes de confiance avec le Mamon injuste, qui vous confiera le bien véritable? Et si vous n'avez pas été dignes de confiance pour ce qui appartenait à quelqu'un d'autre, qui vous donnera votre propre bien? Aucun domestique ne peut être esclave de deux maîtres. En effet, ou bien il détestera l'un et aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez être esclaves de Dieu et de Mamon..." (Lc 16,12-13)

Les biens matériels pléthoriques que Dieu laisse couler dans nos mains sont une grâce reçue, jamais un mérite. Le "possédant" n'est que le gestionnaire d'une grâce. Le gestionnaire qui penserait que l'argent posséderait en lui sa justification, la règle de son bon usage, est perdu... Gestionnaires, nous le sommes déjà quasi tous. Mais nous pouvons choisir le patron. Il nous reste à choisir le bon, c'est-à-dire l'amour inconditionné! Tant pis pour l'argent gaspillé si c'est pour servir cette cause-là!

 

*

Jésus et le luxe

"Des perles rares et de l'onction de Béthanie"

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Le luxe, avec la splendeur de son inutilité, non seulement n'est pas condamné en soi par Jésus mais il est même accepté comme un idéal (un engagement que les liturgistes de certaine Eglise exploiteront jusqu'en leurs plus sublimes excès).

Dans le Texte proprement dit, je n'ai repéré que deux passages où la question du luxe est explicitement soulevée :

•  Jésus était très bien vêtu (Jn19,23)

•  Malgré la demande expresse de certains de ses disciples, Jésus n'a finalement pas condamné la dépense folle de Marie de Béthanie. (Onction de Béthanie)

La philologie ici ne nous permet pas de tergiverser sur le sens des mots. Ces deux passages ne sont évidement que peu de chose au regard des nombreuses condamnations de la misère. On pourrait donc être tenté de ne pas y accorder d'importance puisque le luxe, par son inutilité, semble incompatible avec l'existence d'indigents. On pourrait imaginer, par exemple, que la belle tunique venait d'être offerte à Jésus, un peu malgré lui, par une riche dévote et qu'à Béthanie, c'est par pitié pour la pauvre Marie (que tout le monde accablait) que Jésus n'a pas condamné sa folle dépense...

La question devient plus embarrassante lorsque l'herméneutique fait valoir que si Jésus n'avait pas aimé le luxe pour lui-même, sa manière de parler aurait été différente. Les évangiles sont truffés de métaphores qui présupposent des vertus indiscutables au luxe. (Indiscutables et d'ailleurs indiscutées en dehors de l'épisode de l'onction de Béthanie!) Même lorsqu'Il veut nous faire valoir la beauté d'une simple fleur des champs, Jésus en réfère au luxe dont le Roi Salomon, le roi béni entre tous, semblait être un amateur impénitent ("Providence").

Je mentionne volontiers ce passage parce qu'il préfigure déjà à lui seul la subtilité de la théologie du luxe: il s'agit finalement autant de retrouver les caractéristiques du luxe dans n'importe quelle parcelle de la création –ici la fleur des champs– que de remarquer la parcelle luxueuse du lot commun...

La perle précieuse est la métaphore la plus manifestement luxueuse utilisée par Jésus pour décrire le Royaume (Mt13,45-46). L'ambiguïté de cette métaphore est portée à son comble si l'on veut bien se rappeler que Jésus, un tout petit peu plus tôt, nous disait: «...ne jetez pas vos perles devant les cochons, de peur qu'ils ne les piétinent et ne se retournent contre vous pour vous lacérer...» (Mt7,6 traduction "Nouvelle Bible de Ségond"). Voilà une mise en garde somme toute très aristocratique! Le Royaume et la perle précieuse auraient donc en commun cette valeur prestigieuse qui oblige, qui exige, la dignité de celui qui l'aborde? Or nous savons que si la perle a effectivement quelques mérites qui nous obligent, c'est parce qu'elle est belle, non nécessaire, rare et coûteuse: quatre caractéristiques typiques du luxe.

Il faut revenir sur chacune de ces quatre caractéristiques parce qu'il faut empêcher le profane de confondre le luxe et ce que le snob ou l'imbécile en fait. Le luxe n'est pas inhérent à tel ou tel objet, il est une qualité accidentelle qui naît dans et par le regard d'une personne appartenant à une culture qui en convient. Mettre une perle au cou d'une dame peut avoir la dignité d'une liturgie luxueuse alors qu'incruster la même perle dans la poignée du frigidaire a très peu de chance de sortir du mauvais goût ou de la vulgarité... Si cette nuance n'est pas parfaitement assumée, il est impossible de comprendre pourquoi certaines Eglises chrétiennes, qui se veulent pourtant aussi charitables que les autres, ont une pratique systématisée du luxe: encens, cathédrales, patènes d'or fin...

 

*Inutilité.*

L'inutilité de la perle enrichit considérablement le sens de la métaphore évangélique. Cette inutilité déclare l'indépendance du Royaume par rapport aux nécessités qui nous asservissent et nous accablent depuis notre naissance.

Le luxe n'est luxe que s'il submerge l'utile et si l'on peut à tout instant s'en passer... Dans la prise en compte de la préciosité de la perle, il y a donc l'exploitation d'une forme de liberté.

Pour un roi, la couronne chargée d'histoire dont il se couvre aux grandes cérémonies n'est pas un objet luxueux mais un langage, un outil symbolique attaché à sa profession de roi. Pour un collectionneur par contre, la possession de cette même couronne chargée d'histoire et dont il garnirait son salon devient un luxe parce que ce collectionneur assume une passion facultative, choisie, et c'est bien ce type-là de relation que Jésus voudrait nous voir entretenir avec le Royaume d'Agapè.

 

*Rareté.*

Une perle est d'autant plus luxueuse qu'elle est rare... La rareté poussée à son comble, c'est la singularité. Avec la perle évangélique, on touche à ce respect infini que Jésus éprouve pour la singularité. Son Royaume est singulier de bout en bout non seulement par l'unicité de son Dieu mais aussi par la singularité absolue et reconnue de chacun de ses sujets.

Ce culte de la singularité a quelque chose à voir avec l'importance accordée à la contemplation. Lorsqu'un maître spirituel –qu'il soit chrétien ou non d'ailleurs– contemple par exemple une fleur, il la singularise, il cherche en elles non plus le genre et l'espèce mais le cœur de cette fleur-là, sujet unique et irremplaçable qui partage son présent... Cette lucidité, Jésus en fait vraiment l'atmosphère de son Royaume. Dans cet univers, il n'y a plus de "choses" mais autant de sujets uniques. Il n'y a plus des hommes mais des personnes. La raison en est simple: le culte de la singularité a aussi quelque chose à voir avec la reconnaissance de l'altérité. Qui donc pourra reconnaître l'ampleur du mystère de l'autre s'il n'est préalablement en mesure d'identifier la rareté et puis carrément la singularité d'un objet quelconque? Il y a dans la reconnaissance et le respect de la rareté le germe de la théologie de l'altérité; on est de nouveau aux racines de l'amour agapique, le Graal du Christianisme.

 

*Le prix.*

Tout ce qui est inutile et rare ne peut pas être considéré comme luxueux. Il ne faudrait pas faire de n'importe quelle assiette décorative un objet de luxe. Le luxe demande une valorisation culturelle particulière. Il faudra que l'assiette soit une authentique porcelaine de Delft par exemple. Le luxe est toujours redevable d'une désignation culturelle. Et si cette valorisation culturelle d'un objet est absente, pour que cet objet entre dans la sphère du luxe, il faudra modifier non seulement le sujet qui s'y intéresse mais la culture à laquelle le sujet appartient. Or, dès qu'il est question d'appartenance culturelle et d'un travail sur une culture, il est aussi question d'initiation (voire d'un rude écolage) et d'engagement dans l'action.

En dépit du risque de se voir taxé d'aristocratisme, on comprend pourquoi Jésus nous rappelait que la perle n'a pas à être donnée aux porcs. Ce n'est pas que le porc soit méprisable, mais le porc ne voit encore que du verre teinté dans la perle et pourrais donc faire mal sans mal y voir. Il y a donc encore et toujours cet encouragement à affiner nos discriminations symboliques.

C'est ici que le profane trouvera le moyen de distinguer l'homme assumé, le snob et l'imbécile. C'est ici que la perle dans la poignée du frigidaire peut devenir ridicule; une culture, d'où qu'elle soit d'ailleurs, lorsqu'elle s'affine, n'autorise plus tous les mariages symboliques. Le luxe réclame un certain type de concentration mentale qui s'accommode mal de cet état d'esprit qui nous conduit au frigidaire.

Ce travail à la fois personnel et culturel est quasi toujours long et coûteux. Mais l'avènement du Royaume est impossible sans cet affinement des diverses cultures qui l'habitent, sans l'élaborations de nouveaux contrats de cohabitation, ...en un mot, sans la prise en charge de la dimension horizontale de la spiritualité. Il n'y a pas d'aristocratisme qui tienne ici parce qu'aucune naissance ni aucune nature ne garantit absolument l'essentiel qui est affaire de maturité.

Le luxe est au bout de la course. Qu'on le veuille ou non, pour un chrétien, le luxe est aussi un idéal régulateur, qu'on soit de gauche ou de droite, pauvre ou riche, intelligent ou simple... Jésus a toujours fait valoir que l'homme des nécessités n'est qu'un tremplin vers l'homme ressuscité; l'accès à cette béatitude passera nécessairement par la valorisation culturelle de l'inutile et du rare.

Pas de nivellement par le bas! C'est faire œuvre satanique que de refuser de lever les yeux. Dieu est au faîte du Temple et il ne faut pas qu'il en descende. Il y a effectivement moyen d'abolir toute misère en mécanisant l'humanité entière sous les règles de la causalité; mais les évangiles nous mettent en garde dès ses premières page car quel sens donner à la description de la deuxième tentation de Jésus au désert sinon cette mise en garde-là! Si Jésus avait condamné la pauvreté avant d'avoir promu le bon goût et la liberté –en d'autres mots, s'Il avait donné raison à Judas contre Marie de Béthanie– insidieusement, Il aurait aussi condamné le monde à croupir dans sa nature première... Il aurait condamné le genre humain à se complaire et à déplaire dans ses propres odeurs comme le font les cochons. Dans l'industrie coûteuse du nard, il faut lire ici le souci de sublimer la nature comme on distille une liqueur ou comme on soigne une maladie.

 

*Le beau.*

Toutes choses étant égales par ailleurs, le bel objet est plus luxueux que celui qui ne l'est pas. Cette beauté axiologiquement neutre est aussi à prendre en considération. La beauté possède une caractéristique qui intéresse énormément le Royaume: elle transcende toutes les cultures tout en s'incarnant dans et par une seule culture.

C'est même vrai pour la beauté dite «naturelle»; que l'on songe pour s'en convaincre à ce que fit le romantisme pour la valorisation des montagnes en Occident! Les montagnes ne furent d'abord considérées que comme des sources de pierres, de gibier et de fatigues. Ce ne sont que quelques cultures qui surent voir en elles, à l'instar du firmament, une source d'inspiration pour d'abyssales rêveries sur la vastitude.

La Mosquée Bleue d'Ispahan est incroyablement belle même pour celui qui n'entend rien à l'Islam, pourvu qu'il ait au moins acquis dans sa propre culture un minimum de maturité. La Mosquée Bleue peut même devenir pour le profane l'indiscutable preuve que cette religion est capable de susciter une culture sublime. Pour l'homme culturellement mûr, cette religion possède donc en elle les germes d'une somptuosité universelle.

Les Islamiste de l'Iran Khomeynistes l'ont d'ailleurs bien compris qui jamais n'ont interdit aux visiteurs, toutes religions confondues, d'entrer dans cette splendeur à l'état brut!

On peut comprendre alors pourquoi certaines Églises chrétiennes ont refusé d'entrer dans un jeu trop rigoureux, trop froid, auquel un certain protestantisme les invitait (pour des raisons par ailleurs aussi très valables). C'est une question de style dans la manière de tendre à l'universel. C'est aussi une question de crédibilité. Mais c'est surtout une manière de susciter un intérêt pour un nouveau Royaume en ce bas monde des nécessités. Temples splendides, étoffes onctueuses, parfums profonds, sublimes chorales... toujours la même arme: cette beauté qui affole nos sens sans nous briser! Jésus a vu qu'il y avait en elle quelque chose à protéger. Eros n'est pas incompatible avec Agapê!

On comprend donc pourquoi il n'a pas condamné la bourde de Marie à Béthanie lorsqu'elle dépensait en parfum l'équivalent d'un an de salaire au nez et à la barbe des pauvres qui croupissaient en face du balcon. Certes, Jésus était mal à l'aise; l'initiative de Marie était pour le moins maladroite. Tout qui sait lire entre les lignes ressent ce malaise du Christ qui essaye tant bien que mal à la fois de ne pas blesser Marie, de ne pas ravaler par une sentence malheureuse le luxe à un simple caprice insensé et de ne pas contredire les arguments tout à fait pertinents des disciples scandalisés (Judas n'était pas le seul à s'indigner si l'on en croit Mt26,8). Tout qui rentre dans ce malaise de Jésus à cet instant-là comprend aussitôt la somptueuse subtilité et la somptueuse complexité du Royaume proposé.

On sait combien cette histoire va mal se terminer puisqu'elle va décider Judas à arrêter «l'affaire Jésus». Il était possible pour Jésus de s'engager autrement en acceptant de blesser Marie modérément (tout comme il avait blessé sa sœur auparavant qui n'avait pourtant pas été maladroite– Lc10,38-42). À cause de Judas, Jésus a été forcé de s'engager dans une alternative qui était purement et simplement grossière. Nonobstant l'omniprésence des indigents à cette époque, il était impossible pour Jésus de nous laisser croire qu'il condamnait en soi l'usage d'un parfum précieux. Un tel parfum, c'est comme la Mosquée Bleue d'Ispahan, ou les temples d'Angor ou même les pyramides du Caire: un pont qui réconcilie par-delà les diversités culturelles. Le beau rassemble en suscitant le respect, l'admiration et d'autre attitudes vertueuses qui sont toujours des tremplins vers l'amour agapique.

Il faut toujours, toujours, toujours, trouver des moyens pour "déborder" des cultures sans les abolir. C'est par excellence ce que réussit la beauté en général et le luxe en particulier. De tels outils, il n'y en a pas assez pour qu'on puisse les négliger sans d'abord calculer le prix de cette négligence. Le prix à payer pour une promotion du Royaume sans le recours au luxe est parfois tout aussi exorbitant que le luxe lui-même. Je ne pense pas que les initiateurs de la construction des cathédrales de France se soient trompés alors que la misère était terrible et omniprésente au moyen-âge. Mais je ne pense pas non plus que la voie choisie par ces tendances ecclésiales sobres qui méprisent le luxe soient moins chrétiennes.

Ce ne sont d'ailleurs pas tant les cathédrales qui firent bouillir Luther et sa descendance spirituelle qu'un clergé imbécile et snob voire concupiscent.

La subtilité à reconnaître et assumer est celle-ci: l'onction de Béthanie ne donne des droits au luxe que si l'on veut bien aussi se rappeler à quel point elle mit Jésus mal à l'aise!

Pour donner plus d'étoffe historique à cette analyse remarquons qu'elle rend bien compte de la diversité des rédactions qui retracent cet épisode. Les trois premiers évangélistes ne cite pas nommément Marie. L'onction fut tellement lourde en conséquences (trahison de Judas), qu'il fut bien normal que Luc ait même jugé préférable d'en donner une version plus symbolique encore pour la décoller mieux du prénom d'une croyante bien identifiée qui animait probablement encore les communautés primitives. Marie avait été maladroite mais manifestement bien intentionnée et Marie vivait peut-être encore au moment des premières rédactions de ces récits. Mais elle ne vivait certainement plus lorsque le vieux Jean fit la deuxième rédaction de son évangile! (Cf étude historique sur Jn)... Jn est donc le seul à avoir pu la citer nommément sans la blesser ...ce qui n'était pas inutiles pour d'autres raisons spirituelles: les contemplatifs occidentaux savent tous que Marie de Béthanie offre au christianisme de solides ouvertures vers les spiritualités plus "orientale".

 

 

paul yves wery - Chiangmai - Octobre 2010

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