Version 2.01 - Chiangmai - Décembre 2016
Saint Judas l'Iscariote
**La méthode...** Hélas, il ne reste plus beaucoup de matériaux pour démystifier Judas. Les textes dont on dispose ont été écrits au moins trente ans après les faits. En plus, ils ont été écrits pour servir des intentions exclusivement apologétiques. (Le souci de la vérité historique pour elle-même est un souci très récent dans l'histoire.) On n'est pourtant pas tout à fait désarmé; malgré les marottes de leurs rédacteurs, les Évangiles et les Actes, par exemple, contiennent des informations utiles. Si ces textes-là sont même plus utiles que d'autres, c'est bien sûr parce que nous n'avons rien de plus ancien sous la main, mais c'est surtout parce que ces cinq textes-là essayent manifestement non pas de nous dire mais plutôt de nous cacher quelque chose d'important à propos de Judas. Comme ils ne cachent pas exactement de la même manière,quelques contradictions apparaissent qui sont comme des indices qui ont une valeur d'historicité supérieure à de simples énonciations... Si ces textes ne cachent pas la vérité de la même manière, c'est d'abord parce que ces rédacteurs n'ont pas eu le même type de relations avec Judas. Jean et Matthieu, par exemple, abordent Judas l'un avec les yeux de l'enfance et l'autre avec ceux de l'adulte. Cette simple nuance va avoir des implications narratives très utiles pour notre enquête. Luc et Marc sont eux des témoins de deuxième main. Ils n'étaient pas impliqués dans les événements qui ont précédé la mise à mort de Jésus.
A priori, Matthieu semble le mieux placé pour nous parler de Judas. Il a manifestement pu discuter d'égal à égal avec lui. Ils étaient tous les deux plutôt des intellectuels semble-t-il puisque l'un, Matthieu, avait été un collecteur d'impôts et pouvait donc lire, écrire et parler quelques langues tandis que l'autre, Judas, était suffisamment construit intellectuellement et socialement que pour pouvoir par exemple susciter la querelle de Béthanie ou rassembler les notables de Jérusalem). Si pour ma part je prête beaucoup de crédit aux resources historiques fournies par le Nouveau Testament, c'est aussi parce que les louvoiements des évangélistes donnent des informations qui ne sont pas en contradiction (à ma connaissance) avec les autres resources historiques qui entourent le christianisme naissant (philologie, apocryphes, connaissance des droits Romain et juifs...). Enfin et surtout, ces informations que nous donne le Nouveau Testament semblent suffire pour reconstruire un récit cohérent; le prix de cette cohérence n'est qu'une hypothèse très humble, presque dérisoire...
En quoi consiste exactement l'intervention (la 'trahison') de Judas? Pourquoi l'a-t-on payé si cher? Pourquoi un baiser pour reconnaître celui que toute la ville aurait pu reconnaître? Pourquoi les notables juifs n'ont-ils pas travaillé sans Judas? Pour liquider un prédicateur gênant, les Juifs ne s'encombraient pas trop de protocoles en Palestine à l'époque de Jésus. Il suffit de voir comment a été traité Étienne...
Pourquoi ceux qui voulaient la mort de Jésus en sont passés par le biais de Judas et de Pilate? Si vraiment l'affaire était délicate parce qu'il était très populaire, n'auraient-ils pu par exemple s'entendre pour le faire assassiner discrètement par quelques extrémistes ou quelques mercenaires au détour d'un chemin?
**Des réponses faciles et presque suffisantes...**
Pour trouver une réponse facile à presque toutes ces questions, il suffit de considérer d'une part que Jésus, par son charisme, était devenu un personnage considérable même pour ses ennemis et, d'autre part, qu'il avait des sympathisants même au sein de l'élite Juive. On le sait par les Évangiles. On connaît même les noms de deux des notables qui respectaient Jésus: Nicodème et Joseph d'Arimathée...
Des notables auraient probablement pu faire tuer Jésus sans avoir à craindre une sanction des Romains car ces derniers avaient d'autres chats à fouetter et ne pouvaient que se réjouir de ce genre-là de dissensions entre juifs. Mais ces mêmes notables ne pouvaient tenir pour insignifiante la réserve de leurs pairs! Ces sympathisants-là n'aurait jamais laissé passer une mise à mort sans le strict respect de l'état de droit juif. D'autre part, les notables qui voulaient tuer Jésus devaient aussi considérer qu'une colère du petit peuple eut été un désastre. Non seulement cette colère eut pu être dangereuse pour les notables eux-mêmes (malgré tout peu probable comme on le verra plus loin), mais encore et surtout elle aurait fragilisé cette solidarité contre l'ennemi romain qui était quand même une préoccupation prioritaire pour beaucoup! Il est manifeste qu'avant l'intervention de Judas, pour diverses raisons pas trop difficiles à énumérer, les notables qui voulaient mettre Jésus sinon à mort au moins à l'écart, ne voyaient pas encore un moyen d'y arriver. Ils guettaient l'opportunité. Cette opportunité a été offerte par Judas justement... Ce que Judas a proposé le lendemain de l'affaire de Béthanie a pu susciter un consensus même avec les notables qui ne désiraient pas du tout faire périr Jésus.
Quelle est cette proposition de Judas? Voilà une information qui nous serait très utile! Elle nous expliquerait la raison d'être et la vraie nature de ce que l'on a appelé une "trahison" ainsi que le noeud de l'intrigue qui va conduire une affaire a priori strictement juive jusqu'au prétoire Romain.
**Le silence volontaire des évangélistes...** Les évangélistes semblent être peu disposés à tout nous dire. Cette réserve nous invite d'ailleurs à penser que la vérité historique tend à réhabiliter Judas. Judas n'est pas une simple crapule et aucun évangéliste ne l'ignore -sinon peut-être Jean pour des raisons faciles à comprendre que nous développerons plus loin. Judas aurait été une crapule que les trois autres évangélistes se seraient empressés de le signifier clairement. La vérité est trop lourde et est peut-être encore connue par trop de monde que pour pouvoir dire n'importe quoi. Ce poids de la vérité qui les empêchent de "refaire l'histoire" à leurs guises les empêche aussi de parler trop clairement...
**Reconstruction de la proposition de Judas aux notables** Trois étapes s'imposent pour reconstruire cette rencontre entre Judas et les notables juifs:
1- Les mobiles des notables Dans le Nouveau Testament, on en trouve au moins trois:
La haine Bien avant toutes considérations politiques, il nous faut comprendre que Jésus est détesté par quelques notables juifs! Sans cette haine, jamais sa crucifixion n'aurait pu avoir lieu. Il faut ajouter ici que Jésus ne manifestait pas beaucoup de respect pour ces gens-là. Il aimait les provoquer -voire les humilier!- devant le petit peuple. Jésus avait parfois envers eux une arrogance altière ...c'est-à-dire exactement la forme de rhétorique qui, venant d'un homme de rang inférieur, pouvait exaspérer l'élite dont l'autorité était déjà mise à mal par les Romains.
L'argent Jésus avait aussi osé s'attaquer à l'économie du Temple dont l'élite juive, certainement, tirait quelques profits. Et pour se faire comprendre, Jésus n'a pas utilisé les plus subtiles resources de la diplomatie, c'est le moins qu'on puisse dire...
La popularité de Jésus agaçait certains pour des raisons plus politiques. Jésus ne s'est pas engagé politiquement contre les Romains. Son succès pouvait être considéré comme dangereux pour l'unité et l'identité du peuple juif. C'est en tout cas ce que pense Caïphe après la résurrection de Lazare. Or Caïphe, ce n'était pas n'importe qui...
Sur le plan strictement politique, Caïphe n'avait d'ailleurs peut-être pas tort. Ce qu'il dit ici n'a rien à voir avec une vulgaire mise à l'index pour recréer une unité autour d'un bouc émissaire comme certains ont voulu le faire croire. (Il suffit d'étudier les diverses formes de la méchanceté mises en oeuvre durant la Passion pour se rendre compte que si Jésus fut un bouc émissaire pendant la Passion, ce fut par l'efficacité du protocole d'exécution des peines mais pas par les mots de Caïphe!) Jésus était effectivement équivoque en ce qui concerne la lutte contre les Romains. N'avait-il pas, par exemple, eu une réponse pour le moins ambiguë lorsque des notables l'avaient interrogé sur l'impôt?
Le succès de Jésus auprès des foules est tel qu'il réduisait les marges de manoeuvre de l'élite juive.
Cette fascination qu'exerce Jésus sur les gens simples lui donne une autorité concurrentielle qui est particulièrement bien décrite en Jn7,40-52 où elle conduit jusqu'à la désobéissance des policiers du temple à leurs supérieurs hiérarchiques!
Remarquons bien dans cet extrait que comme les notables, la foule n'est pas unanime derrière Jésus. (Versets 42, 43...) . Si Nicodème ose exprimer sa réserve le texte laisse comprendre qu'il n'est pas le seul (les "quelques-uns" du verset 44...). On pense bien sûr à Joseph d'Arimathée qui admirait Jésus "en secret" (Jn19,38). (Nicodème et Joseph furent probablement, plus tard, les rapporteurs de tous ces détails que l'on pourrait supposer ne pas appartenir au domaine public. Furent-ils les seuls? Nicodème est rudement repris par ceux de la ligne dure et donc d'autres auraient bien pu préférer se taire.) Pour liquider Jésus, l'utilisation d'un tueur à gage ou d'un illuminé intégriste ("jihadiste") était dangereuse dans un environnement aussi clairement divisé. En cas de problème, ce tueur se serait aussitôt retranché derrière l'autorité de ses commanditaires qui auraient eu du mal à s'en expliquer. Dès qu'une division se manifeste à la fois dans la sphère de l'élite et dans celle du peuple, on ne peut plus trop badiner avec la loi juive évidemment!
2- Les mobiles de judas... Judas voulait que cesse la prédication de Jésus. Sur ce point tous les analystes dont d'accord. A cela nous devrons pourtant ajouter que Judas ne désirait probablement PAS mettre la vie de Jésus en danger puisque cette condamnation l'a conduit au suicide!
Pourquoi Judas désirait-il faire cesser la prédication de Jésus? Pour répondre, dans le Nouveau Testament, on trouve peu ou prou cinq explications différentes:
a- Un Judas "Zélote" Une réponse simple à quelques questions posées par la 'trahison' (pas toutes) c'est de dire que le principal mobile de Judas est celui d'un Zélote (guérillero juif luttant contre Rome). Ce mobile est clairement celui qui est le moins développé par le Nouveau Testament mais cet argument-là aurait au moins le mérite d'expliquer le silence convenu des évangélistes à propos de la réunion au sommet entre Judas et les notables. Si Judas luttait contre l'envahisseur et que c'est dans le cadre de cette lutte qu'il voulait mettre Jésus à l'écart, il ne serait effectivement pas politiquement correct de le faire savoir trop nettement! Rappelons ici qu'à l'époque de la rédaction des Évangiles, aucun juif digne de ce nom n'aurait eu envie de critiquer trop ouvertement un résistant! La tension politique n'a cessé de monter et le temple va ou a été détruit... La haine contre les Romains est à son comble! En dehors de cette analyse contextuelle, il y a aussi dans le texte du Nouveau Testament un tout petit argument de philologue qui laisse penser que Judas était un zélote: le mot "sicaire" (qui peut malgré tout s'interpréter de diverses manières).In fine, même si on ne possède pas d'indices irrévocables, il est très tentant d'accepter l'idée sinon qu'il fut un Zélote, au moins qu'il fut très engagé politiquement... Mais on n'est certainement pas obligé d'accepter cette thèse. Une reconstruction historique devrait pouvoir éventuellement faire l'économie de cette hypothèse.
La version d'un Judas idéaliste socialisant qui dénoncerait la dérive 'mégalomaniaque' de Jésus n'est pas une hypothèse faite a posteriori. Cette version des faits est surtout présentée par Matthieu, un peu par Luc et Marc mais pas par Jean. Matthieu épingle très bien un gaspillage éhonté de parfum (du nard) qui a choqué les disciples à Béthanie. Le gaspillage est tel qu'il préfère même ne pas en écrire la valeur monétaire. Au bas mot, il y en avait pour un an de salaire dans ce vase de nard! Un an de salaire évaporé en quelques minutes sur le corps de Jésus...! C'est effectivement scandaleux puisqu'il suffisait probablement d'ouvrir la porte pour rencontrer des indigents! Matthieu met sans ambiguïté une relation de cause à effet entre la bénédiction par Jésus de cette onction de nard et la décision de Judas d'aller négocier avec l'élite juive ensuite. Cette présentation de Judas est très convaincante intellectuellement parce qu'elle sous-entend un altruisme du 'traître'. (Elle est aussi la seule qui soit totalement compatible avec la thèse d'un "judas Zélote" qui vient d'être évoquée.) Selon les bonnes vieilles règles de la critique historique, cette vague réhabilitation morale du 'traître' rend le récit crédible historiquement; il aurait été plus facile d'esquiver cette vérité embarrassante qui met d'ailleurs d'autres apôtres en positions inconfortables; Judas n'était pas le seul à s'être rebellé! Seule l'historicité de l'événement (mais peut-être aussi, chez Matthieu, une sympathie pour Judas?) a pu obliger les rédacteurs d'en parler malgré tout.
Matthieu fait donc explicitement le lien entre l'onction de Béthanie et la démarche de Judas auprès des notables. Marc dit quasi la même chose. Il donne le prix de la dépense mais il n'insiste pas sur la relation de cause à effet entre l'onction et le départ de Judas (il se contente d'une simple succession des faits sans articulation linguistique).
Luc lui n'évoque ni la question du gaspillage ni l'indignation suscitée par l'onction... Mais encore faudra-t-il préalablement accepter que c'est bien à cette onction-là que Luc fait allusion lorsqu'il nous raconte l'histoire de cette pécheresse pardonnée! Beaucoup d'exégètes font ce rapprochement et c'est à bon droit me semble-t-il. En fait, Luc a manifestement compris qu'il y avait un serpent sous le caillou dans cette affaire! C'est en bon intellectuel-écrivain qu'il aurait veillé plus rigoureusement que les autres à brouiller les pistes (en mêlant deux histoires distinctes)...
Quant à Jean... le maladroit... Ni Matthieu ni Marc ne disent que c'est Judas lui-même qui enclenche la polémique à propos du gaspillage. Selon Matthieu, ce sont «...les disciples...» (et donc non seulement Judas mais aussi Matthieu lui-même qui aurait été solidaire de Judas au moins jusqu'à ce moment-là!). Selon Marc ce sont «...quelques-uns...» (et donc pas rien que Judas). C'est Jean, le maladroit, qui beaucoup plus tard mettra les pieds dans le plat en attribuant l'initiative de la querelle à Judas avec son «...Judas Iscariote, celui qui allait le livrer, dit alors...(Jn12,4)». C'est probablement bien malgré lui que Jean nous offre à penser que c'est par générosité que Judas va essayer de mettre Jésus hors d'état de prêcher! (Si Jean essaye de combattre l'idée que Judas eut pu être généreux, c'est qu'à l'époque de la rédaction cette idée était acceptée par certains!) Jean dans toute cette affaire est certainement le plus intéressant. Il était probablement encore trop jeune à l'époque des faits que pour se scandaliser d'un gaspillage. Si l'on relit attentivement son texte, on constate que lorsqu'il évoque le prix du parfum, ce n'est pas pour épingler l'ampleur d'un gaspillage -ce dont il ne semble pas même avoir conscience- mais uniquement pour appuyer l'ampleur du vol que Judas aurait eu l'intention de commettre.
C'est un jugement bien infantile car cette argumentation néglige deux réalités contextuelles importantes:
Jean était le seul «pur» dans toute cette affaire. Qu'il le reste! En grandissant, il aura probablement mieux compris le gaspillage bien sûr. Mais le très vieux Jean qui donnera la dernière version de son texte 60 ans plus tard (vers l'an 95), n'aura pas cru utile -y a-t-il seulement pensé?- d'éclairer son auditoire sur l'ambiguïté éthique de cet épisode. Non seulement il n'a jamais ressenti en lui-même cette ambiguïté mais en plus cet auditoire donnait déjà une lecture théologique à la passion (Rédemption) qui à la vue des enjeux faisait purement et simplement l'impasse sur cette dérisoire considération d'un gaspillage. Dans ces conditions, pourquoi le très vieux Jean serait-il entré dans une polémique que personne ne désirait entendre? Pour justifier ce Judas qu'il déteste et qui a conduit Jésus vers la mort? Pour salir les apôtres qui furent d'abord solidaires de Judas mais furent depuis lors martyrisés? (Jn évite d'ailleurs de mentionner cette solidarité des disciples à Béthanie!) Pour embrouiller dans des arguments moraux complexes et secondaires la signification religieuse de la passion? Le "gaspillage" ne pouvait plus être un "gaspillage" pour des fidèles qui avaient fait de Jésus leur Dieu! On est vraiment avec ce texte de Jean comme devant un souvenir d'enfance laissé à l'état brut par un vieillard uniquement soucieux de rendre un climat affectif très précis qui autorisera certaines échappées spirituelles...
Un Judas voleur Jean est le seul à prêter une telle intention à Judas et c'est évidemment lié à tout ce qui vient d'être dit. Jean a entendu l'argument de Judas à Béthanie puisqu'il s'en irrite et juge même utile de le disqualifier explicitement au profit de sa propre thèse: "...Il disait cela, non qu'il se mît en peine des pauvres, mais parce qu'il était voleur et que..." Je pense avoir déjà argumenté suffisamment l'absurdité de la thèse du 'Judas voleur' en soulignant la cohérence de celle du 'Judas socialiste' ou celle du 'Judas Zélote'. Mais le plus important c'est ici de considérer que cette 'absurdité' perd totalement sa charge négative si l'on veut bien considérer que Jean n'avait probablement qu'une dizaine d'années à cette époque. Or il y a dans et hors Evangiles, un très grand nombre d'indices qui nous obligent de le penser. (Cf. l'article dédié à l'âge du principal rédacteur de l'Evangile de Jn.)
L'idée d'un Judas dépossédé de lui-même vient surtout de Luc et accessoirement de Jean. Luc a décidé d'emblée de copieusement déguiser l'onction de Béthanie (au point que certains exégètes préfèrent penser que l'onction qu'il évoque dans son Evangile est un autre évènement que les autres évangélistes auraient oublié de mentionner). Il est bien normal que Luc ait considéré préférable de donner de cet épisode une version plus allégorique; il fallait éviter de compromettre les autres apôtres dans son récit et il fallait aussi ne pas compromettre la réputation d'une croyante bien identifiée et bien intentionnée (Marie, la soeur de Marthe) qui avait mis le feu aux poudres et involontairement enclenché la procédure de mise à mort de Jésus. Marie vivait probablement encore au moment où Luc rédige (mais ne vivait certainement plus lorsque le vieux Jean écrivit la deuxième version de son Evangile... Jean sera donc le seul à la citer nommément). Agissant ainsi, Luc devient alors victime de sa propre délicatesse. Puisqu'il a vraiment effacé toute possibilité d'un lien entre l'attitude de Judas et cette onction conflictuelle, il fallait bien trouver quelque chose d'autre pour expliquer la démarche de Judas... Il fit donc de Satan l'instigateur du mal! A vrai dire, ce type d'argument ne m'intéresse pas. Je n'ai pas envie d'entrer dans un débat théologique sur la nature du diable. Je me contente de voir en la formulation de Luc un moyen littéraire d'échapper à la difficulté de rendre compte correctement des nuances de cette intrigue compliquée.
Un Judas «cupide» Marc et Luc disent que les juifs convinrent de le payer et Mt dit que c'est Judas qui a demandé de l'argent.
Judas venait-il avec une proposition toute faite mais très coûteuse? Judas a-t-il accepté ou demandé les pièces d'argent? Les pièces ont-elles été données sur-le-champ ou simplement promises? On est au coeur de ce que les évangélistes ne veulent pas dire! Le contenu de cette discussion au sommet est d'autant plus intrigant que ces trente pièces d'argent, c'est une somme considérable: environ 120 jours de salaire d'un travailleur agricole! (Cette somme est d'ailleurs bien trop importante que pour correspondre au salaire d'un guide chargé de retrouver quelqu'un que tout le monde connaissait...) La Tradition, peut-être trop influencée par l'image que Jean donne au personnage, lie ces trente pièces à la cupidité de Judas. Or, l'affaire des trente pièces d'argent n'est PAS mentionnée par Jean alors que son supposé voleur s'en serait effectivement bien accommodé. Si la 'prime' n'avait été qu'un marchandage éhonté, Jean l'aurait aussitôt relevé. Jean se tait!... (Mais Jean connaissait peut-être encore mieux que les autres le projet de Judas puisqu'il avait été personnellement présent chez Ann lorsque Pierre aux abois se faisait tout petit dehors, près du feu...) Après avoir relativisé comme je l'ai fait le parti-pris de Jean, il est plus raisonnable de penser que ces trente pièces d'argent étaient destinées au financement d'un projet concret et relativement coûteux conçu par Judas. Si Judas n'avait pas eut besoin de l'argent pour les dépenses liées à cette mission qu'il allait assumer, il aurait refusé les trente pièces. Les accepter eut été nier la pureté de son intention. Répétons-le une fois encore si nécessaire, Judas n'était pas une petite frappe! La version de Matthieu qui fait demander les trente pièces d'argent par Judas est effectivement, au premier regard en tout cas, la plus accablante pour Judas. Mais aussi bizarre que cela puisse paraître, cette version s'accommodera mieux avec un plan précis proposé par Judas qui aurait réconcilié l'intention de mettre Jésus à l'écart, la volonté de le laisser vivre, et la crainte de la colère du petit peuple. Le moment est venu d'aller de l'avant et de reconstruire cette réunion entre Judas et les notables pour que cette lecture des trente pièces d'argent s'impose par elle-même...
3- La proposition de Judas... Entre les Romains d'une part et l'élite cultivée, prudente et divisée d'autre part, ceux qui veulent écarter Jésus n'ont pas de très nombreuses possibilités d'action: la prison, le meurtre et l'exil manu militari. Après tout ce qui vient d'être dit, il n'est plus nécessaire de chercher midi à quatorze heures. La proposition de Judas s'impose d'elle-même: l'exil forcé, manu militari si nécessaire (un peu à la manière de l'exil de Napoléon imposé par l'Europe respectueuse du génie mais fatiguée de ses frasques militaires). La prison n'aurait satisfait personne car la foule se serait vite rassemblée à sa porte par l'action de quelques disciples. Le meurtre discret pur et simple n'a certainement pas été mis sur la table des négociations pour les raisons développées plus haut: pour obtenir un consensus, l'état de droit devait être respecté... Mais encore et surtout: Judas lui-même se serait opposé au meurtre! (Son suicide le prouve.)Ne reste donc que l'exil manu militari... Cette option est plus coûteuse (solde des mercenaires pour l'arracher vivant et discrètement de sa zone d'influence, les frais de transfert vers des terres éloignées, ressources minimales pour lui permettre de s'y établir...) . * Si c'est effectivement l'exil manu militari que Judas a proposé en réponse à sa conscience politique, on comprend mieux à la fois:
Il n'est plus nécessaire ni de faire de Judas une crapule ni de croire au diable...
**Le projet de Judas a cafouillé...** Le projet, après avoir obtenu le consensus aurait été détourné de sa finalité à la grande surprise de Judas, lorsqu'en cours de procédure, haine aidant, la ligne dure du sanhédrin comprit qu'elle pouvait en faisant glisser le procès vers le prétoire Romain obtenir la mort de Jésus tout en balisant la colère du peuple et des dignitaires modérés...
Il faut comprendre que la haine de la ligne dure du sanhédrin pu atteindre ici un degré de perversité peu commun: après avoir pu placer l'initiative de l'arrestation de Jésus sous la responsabilité de Judas, si les plus hargneux se sont activés pour faire glisser la procédure jusqu'au prétoire romain, c'est parce que ce n'était pas dangereux pour eux-mêmes! Judas a tout de suite compris que c'est bien plus lui, Judas, qui serait visé par une éventuelle colère du peuple que le sanhédrin ou les Romains! Écoeuré par tant de perversité, par la perspective de la mort de Jésus et par l'image fausse de lui-même qu'elle allait donner au peuple, Judas préféra se donner la mort...
**Conclusion libre mais balisée...** Pour reconstruire la 'trahison' de Judas d'une manière cohérente, j'ai donc été obligé de faire une hypothèse dont le Nouveau Testament ne dit rien explicitement: Judas aurait proposé aux notables juifs un exil manu militari. Cette hypothèse, mon lecteur en conviendra, est légère, presque dérisoire compte tenu des réalités textuelles disponibles. Ce que Judas a proposé et puis organisé est un compromis intelligent mais coûteux. Il aurait permis d'écarter Jésus sans le tuer et sans donner au peuple l'occasion de cristalliser son désarrois et sa colère. Comme on le sait par ailleurs, l'exécution du projet initial de Judas a été programmée pendant la nuit en période de fête de telle sorte que seuls les plus proches disciples eussent pu faire obstacle à l'opération policière qu'elle impliquait. Il faudra maintenant relire l'ensemble des textes pour constater que ce qui peut encore paraître étrange dans les récits évangéliques peut aussi s'harmoniser avec cette reconstruction à peu de frais. Le malaise généralisé lors de la dernière scène, l'aveuglement de Pierre, la haine de Jean par rapport à Judas... tout cela se reconstruit maintenant beaucoup plus facilement! Un cinéaste pourrait enfin donner une version réaliste à un public non croyant car il n'aura plus besoin de la Rédemption, de la notion de sacrifice (...ou d'un Jésus masochiste!) pour donner une cohérence psychologique à l'intrigue de son film. Au contraire, il aura avantage à prendre ses distances avec la théologie qui a déjà tellement opacifié cet épisode de l'histoire. Plutôt que de recourir à un finalisme Providentiel, il vaudra mieux pour ce cinéaste d'avaliser ce que les Évangélistes disent par ce qu'ils ont aussi essayé de cacher... Ce réalisateur devra bien sûr aussi assumer que Jean fut un enfant au moment des faits, mais cela n'est même pas une hypothèse tant les indictions scripturaires allant dans ce sens abondent.
Judas a hésité jusqu'à la dernière minute. On comprend alors enfin toute l'ambiguïté du baiser et l'ambiguïté de la réponse de Jésus à ce baiser...
paul yves wery - Bruxelles - 1992-4 Version 1.2 - Chiangmai - Septembre 2007 Version 2.0 - Chiangmai - Février 2011
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