Insupportable Rédemption!
La Rédemption est un sujet devenu embarrassant dans la spiritualité chrétienne. Ce n'est pas la Rédemption elle-même (le fait de sauver le genre humain aux yeux de Dieu) qui embarrasse, mais la manière, le moyen utilisé pour obtenir cette Rédemption, et qui est, dans le christianisme, selon une vieille tradition interprétative qui remonte aux Evangiles, le supplice de Jésus. (Pour comprendre ce qui va suivre il nous faut donc clairement distinguer la Rédemption elle-même de la Passion qui serait le moyen de l'obtenir.) ***
Difficile en effet d'entendre sans grimacer cette forme de rançonnage de notre salut par la torture de Jésus. Et pourtant, le peuple des Chrétiens, conduit par une certaine interprétation des Évangiles et l'inconséquence de certains de ses théologiens se gave inlassablement de ce sacrifice expiatoire. Un Occidental contemporain qui a une intelligence normale et un bon coeur, n'acceptera évidemment pas que nous blessions ou que nous tuions qui que ce soit, homme ou animal, pour 'racheter' notre péché et celui des autres. Cette manière de faire nous apparaît aujourd'hui absurde; elle est aussi devenue immorale. Le type de maturation éthique dont nos sociétés furent l'objet nous a conduit à reléguer ce genre de commerce dans la catégorie de la barbarie. Cette évolution éthique de notre monde a pourtant été fortement orientée par les Évangiles eux-même, et c'est là un paradoxe qu'il me faudra affronter dans cet article.
*** Distinction entre les causes historiques de la passion et sa signification théologique ***
Que Jésus fut crucifié par la volonté de l'élite de son propre peuple me semble peu discutable et facile à comprendre. Je peux aisément retrouver un scénario à la foi politique et stratégique qui a conduit à la condamnation de Jésus. Il fallait faire taire les dissidences plus ou moins nettes au sein du peuple juif pour assurer l'unité contre l'envahisseur romain. (Ici je pense surtout au propos de Caïphe après la résurrection de Lazare.(Jn11,49-50). Il y a aussi moyen de retrouver aux racines de la Passion l'effet de la méchanceté et celle de pulsions mimétiques. La Jalousie de l'élite Juive est évidente. La dynamique du bouc émissaire est à l'oeuvre lorsque les soldats s'amusent après la flagellation et lorsque la foule hystérique crie en choeur pour exiger la crucifixion. (Cf. article dédié pour une analyse plus fouillée...) Jésus fut aussi tout simplement la victime de la cruauté, ce plaisir étrange que certaines personnes éprouvent à voir souffrir (l'ironie odieuse de certains témoins de l'agonie ne relève probablement pas que de la méchanceté...) Aucune difficulté à percevoir aussi derrière l'issue de cette procédure légale le concours de coïncidences malheureuses (c'est un euphémisme): Jésus était bel et bien coupable des principaux faits dont on l'accusait mais Il ne méritait pas la sentence consécutive. Parlant des faits historiques, il est par contre IMPOSSIBLE d'admettre que la Rédemption fut à un moment ou l'autre un élément déterminant au cours de l'instruction de 'l'affaire Jésus'. Cela peut paraître une évidence mais il fallait que ce fût clairement entendu avant d'entrer dans une réflexion plus théologique.
*** Incohérence évangélique à propos de la Rédemption ***
Il y a aux racines de l'interprétation de la Rédemption une incohérence embarrassante déjà évoquée plus haut. L'échange des péchés contre du sang (pour satisfaire Dieu le Père) est manifestement en contradiction avec l'idéal moral des Evangiles. Pourtant, cette idée appartient bel et bien aux textes Évangéliques! (Mc10,45 Mt 20:28 Jn 10,11-12 Mc 14,36 Jn1,29 Jn1,36 Lc22,19-20 Mt26,26-28 Mc14, 22-24) Il y a donc contradiction entre d'un côté la tendance «rançon» et, de l'autre côté, l'abolition de la loi du talion, la bonté d'un 'Dieu-papa' et les innombrables passages qui tournent autour du thème du pardon. Les quatre Évangiles indiquent très clairement des méthodes non-sacrificielles, non-expiatoires de gagner le salut: la foi, la gentillesse, l'Esprit des Béatitudes. Ces moyens sont en général plus compatibles avec l'évolution de la morale naturelle de la modernité.(Mt5,38-39 Lc6,27-30 Mt6:26 Mt7:11 Mt18:14 etc.) mais aussi (Jn3,16-18 Mt5,3-12 etc.)
L'analyse qui va suivre ne prétend pas justifier ce qui devient même dans l'épître aux Hébreux un inextricable esprit de vengeance du Père qui a besoin du sang de son Fils-Bien-Aimé pour calmer son courroux. Mais elle propose de lire dans cette bizarrerie comme une provocation à analyser la Rédemption selon trois points de vues différents qui, sans prétendre effacer l'inacceptable, permettent chacun d'y repérer une plusieurs dimensions très positives.
*** Première approche de la Rédemption *** Une première approche pourrait se faire par le point de vue du commerçant pragmatique et anti-intellectualiste.
Le Christ est celui qui nous propose d'abolir ces instincts archaïques non pas en les dénonçant mais en payant cash. Jésus règle une fois pour toute cette sordide comptabilité supposée divine en payant au prix le plus fort. Théologiquement il est évidemment en mesure de payer: ses ressources sont plus que suffisante dès que l'on reconnaît sa nature Divine.
Si Dieu donne autant, qu'aurais-je à y ajouter? Tout ce que j'y ajouterais le serait non pour plaire à Dieu le Père mais pour satisfaire ma soif de cruauté! Donc, en bonne logique de commerçant, après le sacrifice du Christ, aucune cruauté n'est acceptable; elle servirait non pas la justice mais les plaisirs des bourreaux et des spectateurs, ce qui, on en conviendra tous, ne relève pas de la même catégorie mentale! In fine, ce "business éthique" liquide une fois pour toute la raison d'être des sacrifices expiatoires. Finit le " oeil pour oeil et dent pour dent " (Ex21,24) et assimilables! Finit le sang contre l'absolution! On est exactement dans les conclusions de l'Épître aux Hébreux. Les lois du marché ont été cassées par un banquier fou; le créancier a effacé toute l'ardoise. Une Divine-Providence pourvoit à tout! On quitte les lois du mérite pour tomber sous la juridiction de l'Amour. Il nous suffit désormais d'accepter d'être aimé et d'aimer Dieu (donc d'avoir la foi), pour recevoir notre salut. Accepter pour recevoir... Pour l'Église Catholique -mais pas rien que pour elle!- il est clair que cette logique de commerçant pragmatique est toujours d'actualité, ...et tant pis si on est devant un mystère qui s'épaissit avec les siècles! On pourrait même presque dire tant mieux puisque, in fine, il promeut une société sans victime expiatoire! Dans son catéchisme de 1992, aux articles 606 et suite, c'est vraiment le sang du Christ contre les péchés du monde... Et, toujours en bonne logique de commerçant pragmatique, l'autorité catholique, dans le même catéchisme, à l'article 312, écrit :
Si le plus grand péché que nous puissions faire est réellement le déicide (ce qui paraît logique dans une religion monothéiste) et si Dieu nous l'a pardonné, alors tous les péchés (qui sont nécessairement moins graves) nous sont aussi pardonnés. Or pour deux raisons au moins, il semble clair que Dieu a pardonné son supplice:
* Toute cette comptabilité sordide n'empêchera pas le penseur de la modernité athée ou agnostique de ricaner bien sûr. Il faut monter plus haut.
*** Deuxième approche de la Rédemption ***
Une autre approche -certainement plus subtile que la précédente- aurait une intention plus pédagogique. L'amour dont Dieu veut nous rendre capable et dont Il veut montrer la possibilité est un type d'amour dont la force surpasse tout y compris la crainte de la souffrance, de l'humiliation et de la mort. Marchant dans une voie juste, simplement celle de la gentillesse, il est inévitable que des problèmes surgissent. Il est inévitable que les intérêts de certains soient mis en péril, que des luttes s'ébauchent. La vie de Jésus elle-même en est parsemée. La recommandation spirituelle de Jésus lorsqu'il fut confronté à ce genre de difficultés est claire: on continue! Il nous a montré, en passant lui-même par l'épreuve du feu, que l'entreprise est possible. Si nous perdons la vie avec cet idéal, nous la retrouverons ensuite, sous une autre forme certes, mais -pour ceux qui croient en la résurrection - suffisamment semblable pour que nous nous y retrouvions.La Rédemption selon ce point de vue se formulerait un peu différemment que ce que la Tradition enseignait. Ce n'est plus tant:
que:
Il y a évidemment quelque chose de spécieux dans cette approche, qui ne manquera pas de déplaire au lecteur pourvu d'une certaine étoffe existentielle. Mais je remarque quand même qu'il n'y a PAS de sang expiatoire ici. Nous sommes devant un sang qui nous a prouvé dans un contexte tout à fait accidentel, celui de ce procès cynique, qu'il y a quelque chose de plus fort que la vie qui peut nous prendre en charge dès que nous obéissons à une certaine forme d'Amour. Pour les chrétiens de toutes les obédiences, cette puissance spirituelle prévaut sur toutes les lois de la psychologie et de la biologie. Cette manière de voir les choses rend compte de quelques autres particularités discrètes des Évangiles dont la première approche de la Rédemption ne pouvait rendre compte. Reprenons par exemple la phrase de Jésus sur la croix et que nous avons déjà cité plus haut: " Pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font " (Lc23,34) Il est clair que la forme impérative utilisée ici (« Pardonne-leur ») sous-entend qu'entre Dieu-le-Fils et Dieu-le-Père il est préalablement convenu que cette mise à mort ne plaît ni à l'un ni à l'autre sans quoi aucun pardon (ni du Père ni du Fils) n'aurait de sens car c'est bien sa mise à mort que Jésus voudrait voir pardonnée. Ce que les théologiens «expiatoristes» n'ont pu sentir, c'est que cette phrase dit au moins que Dieu le Père qui certainement n'aime pas le péché n'aime pas plus le meurtre de son Fils et que donc, pour le moins, le rançonnage demandé est une interprétation qui prête à équivoques. On revient alors à cette raison particulière (non universelle) que le Fils donne pour excuse au meurtre: le fait de "ne pas savoir".
*** Troisième approche de la Rédemption *** Une troisième approche qui pourrait être intitulée l'approche 'anti-sacrificielle' de la Rédemption, est plus subtile encore. Après avoir bien distingué la Passion de la Rédemption, nous serions invités à voir dans la Rédemption le démantèlement de la violence expiatoire. En termes purement théologiques, ce que la Rédemption apporterait dans la sphère chrétienne, serait ni plus ni moins que l'abolition des sacrifice expiatoire. Dans cette figure, comme dans la deuxième interprétation de la Rédemption, il n'y aurait donc pas de sang expiatoire. Mais, contrairement à ce qui se comprenait dans cette deuxième approche, la croix n'est plus principalement le témoignage de la puissance d'un certain type d'amour (elle l'est aussi, mais accidentellement). Le sang de Jésus deviendrait ici surtout et avant tout la dénonciation de l'absurdité de la justice expiatoire (religieuse ou non). Y a-t-il eut erreur judiciaire dans la Passion? Je n'en suis pas certain, mais qu'est-ce que cette pseudo-justice que la Passion met en oeuvre? Dans le binôme Passion/Rédemption, il y aurait surtout la dénonciation d'une conception erronée du rôle de la justice traditionnelle! On ne devrait plus dire:
On peut encore dire:
Mais ne devrait-on pas simplement dire:
En d'autres mots, la Rédemption n'a rien à voir avec la Passion. La Rédemption c'est l'amour inconditionnel de Dieu et la Passion ne fait que nous en démontrer l'ampleur puisqu'elle ne nous empêchera pas de recevoir malgré tout le Christ ressuscité et la Pentecôte. La Passion ne serait donc, selon cette perspective, ni un sacrifice, ni volontaire. Il nous faudrait lire et accepter une fois pour toutes que Jésus n'était pas masochiste quoiqu'en laisse penser certains propos évangéliques faciles à relativiser. Il aurait subi sans le désirer l'absurdité et la méchanceté de ses accusateurs. Autant pour Dieu que pour les hommes, la Passion est inacceptable mais surtout, elle est le témoignage par excellence de l'absurdité beaucoup plus globale de toute justice qui ne serait fondée sur l'Amour. La Rédemption, c'est tout autre chose. Elle n'est pas l'effet de la Passion qui rachète un quelconque péché, elle est l'effet de l'Amour sans condition, l'effet d'AGAPE', qui se distingue de philiapar cette inconditionnalité. Agape était déjà à l'oeuvre avant le meurtre et continue après. Le meurtre n'aurait pas eu lieu, il n'y aurait pas eu de crucifixion, que rien n'aurait été différent... Fondamentalement la croix était parfaitement inutile; elle n'est l'oeuvre que de la méchanceté, toujours inutile, par définition! Le Christ serait mort d'une mort naturelle qu'il aurait aussi été Ressuscité et la Pentecôte serait aussi venue (mais il faut accessoirement admettre que la tragédie de la croix nous l'a fait comprendre avec un accent combien plus fort! Sans le supplice, nous n'aurions pas su de la même manière l'amplitude de cette inconditionnalité!). Si la Rédemption dit l'abolition de la loi du Talion, et de tout commerce éthique. La Passion dit à quelle impasse une justice d'échange inspirée par la loi du talion peut nous mener car le Christ avait commis les fautes qu'on lui reprochait et qui dans sa société impliquaient une condamnation à mort! C'est dire l'absurdité non de la Passion de Jésus mais de la Justice traditionnelle! Accessoirement, cette Passion nous donne à mesurer l'ampleur de la démesure de la Rédemption: aucun péché, pas même le pire, n'a pu empêcher la résurrection et les Pentecôtes qui nous ont été ensuite offertes...
paul yves wery - Chiangmai, décembre 2007
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