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Version 1.2 - Juillet 2017

Note préalable: Le Dialogue Interreligieux ne vise pas à convertir qui que ce soit. Par contre, il n'est pas non plus une simple expression de la tolérance. Il porte en lui le pouvoir de transformer les deux parties en présence. Il faut comprendre d'emblée qu'accepter le dialogue dont on parle ici, c'est accepter de recevoir avant de vouloir donner. Dialoguer c'est avoir accepté d'être transformé ‘par' (et éventuellement ‘avec') l'autre. On supposera cette distinction entre la 'Mission' et le 'Dialogue' bien assumée et je n'insisterai donc plus sur cette nuance. Je n'aborderai ici que la question du Dialogue.

 

Les invitations évangéliques au Dialogue Interreligieux.

 

La fragilité: première cause du Dialogue...

Je devrais peut-être commencer par rappeler que, le plus souvent ce ne sont ni les textes sacrés, ni l'esprit des textes sacrés qui induisent un Dialogue Interreligieux, mais les conflits. Un dénigrement, une persécution même, peut induire aussi bien une crispation des positions qu'une volonté de dialogue dans les deux parties en présence.

Le Christianisme n'a pas été très souvent en état de faiblesse politique ou militaire et il ne fut pas toujours dialoguant au cours de son histoire. Mais le Christianisme naissant, lui, a été persécuté et il a consécutivement cherché à entrer en dialogue avec les pensées dominantes de l'empire. L'empire, peu ou prou, est entré dans le jeu (...in fine cela l'a conduit à se convertir). Par ce premier Dialogue, la secte chrétienne du judaïsme a mûri; elle s'est complexifiée. On sait aujourd'hui combien elle est redevable des spiritualités gréco-romaines... Platon et Augustin... Aristote et Thomas d'Aquin...

Je n'insiste pas sur ce point qui est quasi unanimement reconnu. Je veux seulement faire valoir ici deux choses: d'une part le Dialogue Interconfessionnel n'est pas un phénomène neuf et d'autre part, le Dialogue est parfois en marche alors même qu'à la lumière des bûchers et des pogroms on le croit absent... Dans le peuple qui regarde les supplices, une sourde culpabilité agit déjà en retour... Le peuple persécuteur se met ainsi, sans en être vraiment conscient, à dialoguer avec la communauté persécutée et il n'est pas rare que la maturité du peuple ignare croisse plus vite que celle de ses princes et de ses clercs...

C'est l'histoire du Luthéranisme. L'inquisition avait beau torturer et tuer, le peuple lui était déjà entré en dialogue. Les théologiens avaient beau attiser le conflit en fabriquant et en stigmatisant des différents théologiques soi-disant insurmontables, à la chaleur des bûchers, le peuple se laissait mûrir par ‘l'ennemi'... Lorsque, après des siècles de vains combats, des clercs finirent par jeter l'éponge et consentir à instituer les grands outils d'un l'œcuménisme officiel, ils étaient moins à l'avant-garde qu'à la traîne... Le peuple ne comprenait déjà plus les différences confessionnelles entre églises chrétiennes que comme des différences plus "administratives" qu'essentielles! À Taizé par exemple, les fidèles savaient que la diversité des interprétations était plus chrétienne qu'une hypothétique singularité de sens et ils refusaient donc explicitement de choisir préférentiellement soit une file catholique soit une file protestante pour recevoir la communion. La 'révolution copernicienne' (Cullman, Schlink...) qui dit que le Christianisme grandit mieux par la multiplicité que par l'unité de ses interprétations était déjà à l'ordre du jour.

Pour le Dialogue avec les religions non chrétiennes, il en va de même. Depuis longtemps des chrétiens, galvanisés par le mouvement ‘beatnik', le mouvement ‘hippie', et autres ‘Tintin au Tibet', écoutent l'Orient spirituel avec passion. Mais, à quelques rares exceptions près, les clercs sont restés à la traîne. Les le Saux, Merton et autres Panikkar étaient plus des symptômes d'un Dialogue déjà amorcé par un peuple en recherche que des instigateurs d'un nouveau mouvement.

Je crains d'ailleurs devoir ajouter ici que si aujourd'hui les Églises institutionnelles commencent enfin à prendre les religions non chrétiennes au sérieux, ce n'est pas toujours avec passion. J'ai la ferme impression que pas mal de clercs ne s'investissent dans le Dialogue que pour mieux s'attaquer à une crise sévère qui affecte leurs propres Églises. La laïcisation a vidé ses lieux du culte et cela fait déjà quatre générations qu'une jeunesse susceptible de gonfler les effectifs de ses clergés persiste à se laisser plutôt fasciner par les religions d'Orient. Les salles de Zazen et de Vipassana sont surpeuplées de chrétiens en recherche et les Grands Séminaires sont vides...
Cela fait au moins quatre générations que le peuple chrétien n'est plus systématiquement –c'est le moins qu'on puisse dire– désireux de convertir Bouddhistes et autres Hindouistes... Les théologiens ont beau théoriser sur le danger du syncrétisme et du relativisme religieux, faute d'être pris au sérieux même par les franges les plus instruites de leurs fidèles, ils doivent aujourd'hui considérer que l'immaturité spirituelle n'était pas nécessairement du côté qu'ils avaient pensé. Dieu agit peut-être là où ils ne l'attendaient pas...

Il y a certainement des parallèles à faire entre ces malaises de la sphère chrétienne et ceux de la sphère bouddhiste... Les pagodes aussi sont moins fréquentées, les bonzeries aussi se vident... L'occidentalisation outrancière, les ravages de la colonisation, le matérialisme grandissant...

Même en Thaïlande qui pourtant ne fut jamais colonisée, les effectifs de bonzes et la pratique baissent d'une manière qui inquiète. L'air de rien, le Théravada thaïlandais, est d'ailleurs déjà entré en dialogue avec le Christianisme. J'ai pu personnellement remarquer que même si le panthéon spirituel thaïlandais reste encore très peu diversifié dans ses modèles religieux (moines ayant des pouvoirs magiques, orateurs brillants ou moines dont le conformisme confine au prodige...), on y voit arriver, depuis une quarantaine d'années, des modèles de sages qui pourraient aussi bien être des modèles chrétiens parce qu'ils se démarquent du lot commun par une forme de charité plus typiquement chrétienne que bouddhiste.

 

***

La passion pour la différence et l'altérité.

Les persécutions politiques (Iran, Tibet...) ou les baisses d'effectifs dans les clergés ne sont heureusement pas les seules causes de la prise au sérieux du Dialogue Interreligieux. Il y a aussi des causes inhérentes aux religions elles-mêmes. Les religions, parfois (souvent?), stimulent, encouragent, le goût de la confrontation avec l'altérité... C'est en tout cas manifeste pour le Christianisme et c'est ce que je voudrais analyser maintenant.

Pour les religions non chrétiennes, je ne suis pas en position d'affirmer quoi que ce soit, mais je ferai tout de même valoir que toutes les grandes religions, indépendamment de leurs éventuelles ambitions prosélytes, font très grand cas du devoir d'hospitalité. Or, ce devoir d'hospitalité, tous ceux qui l'ont expérimenté vous le confirmeront (même et surtout en pays musulmans!), ce n'est pas une stratégie de conversion déguisée. L'accueil de l'étranger est d'autant plus assimilable à cette hospitalité promue par ces religions qu'il est pratiqué dans l'esprit du Dialogue définit plus haut... donc dans la mesure où il ne fait pas que donner mais accepte aussi de recevoir! (Cf. "L'Hospitalité sacrée entre les religions" du bénédictin Pierre-François de Béthune - Albin Michel pour la version française).

Le Christianisme triomphant du dernier millénaire, négligeait trop de rappeler à ses fidèles qu'il y a aussi dans sa propre théologie une invitation pressante à dialoguer avec les autres confessions. Je m'étonnerai toujours d'observer qu'il fallut attendre le XXe siècle pour que les clercs chrétiens s'en soient rendu compte!

Entrons donc dans les tripes du Christianisme pour mieux y repérer cette invitation ...Et puisque les Évangiles ont été rédigés en grec, on va naviguer avec quelques mots grecs comme pagaies. (Ces mots grecs sont devenus des mots-clés hors du christianisme; c'est autour d'eux que s'est cristallisée une réflexion sur l'amour qui a déjà largement débordé du cadre de la philologie et de la théologie... Comte Sponville, Ferry...)


• "Philoxénia" et "Philadelphia" 

Le cœur du christianisme n'est pas difficile à comprendre: le chrétien pour mériter son salut, devrait faire tourner sa vie autour d'une certaine forme d'amour.

Pas besoin d'être savant pour ajouter que cette forme d'amour n'a pas grand-chose à voir ni avec la sexualité ni avec cette forme d'amour qu'une femme éprouve pour son enfant par exemple, car ces deux formes-là de l'amour sont "dans nos gènes" bien avant d'être dans notre religion! La forme d'amour promue par le Christ est plus exigeante: le très bon chrétien c'est celui qui peut aimer le prétentieux, le laid, le méchant, le pervers, le misérable, le lâche... Le très bon chrétien, c'est celui qui peut aimer la femme aussi bien que l'homme, le vieillard aussi bien que l'enfant, l'étranger aussi bien que le proche... Bref, si je veux appeler un chat un chat, ce que cette forme d'amour a de particulier, c'est qu'elle n'impose pas de condition préalable à l'aimé, ni l'âge, ni le genre, ni la gentillesse... Cette forme d'amour n'est d'ailleurs pas un idéal absent dans les autres religions mais pour le christianisme, c'est vraiment une clé du salut.

Dans cette forme bizarre de l'amour, il y a bien plus que ce que les instincts naturels proposent. Il est facile (et plaisant) d'aimer les enfants malheureux qui tendent les bras, d'aimer son conjoint, d'aimer un ami... Jésus ironise même sur ceux qui s'en vanteraient!

"...Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez–vous? Les publicains aussi n'agissent–ils pas de même?" (Mt 6,46 Segond)

C'est plus compliqué, moins naturel, d'aimer celui qui est plus éloigné de mes goûts, de mes convictions, de ma vie affective et familiale. Celui que je connais moins est aussi moins prévisible et donc plus inquiétant. Or, ce que le Christ propose d'ajouter aux amours naturelles c'est justement une passion ou une compassion pour ce qui est a priori éloigné de ma sphère, pour ce qui m'est étranger voire carrément ennemi! Le cœur chrétien est donc parfois franchement contre-nature.

Qu'on ne me fasse pas dire ce que je n'ai pas dit: si de surcroît une autre forme d'amour plus ‘conditionnée' s'ajoute à cet amour inconditionnel, c'est tant mieux ...mais ce n'est pas cela que le Christ cherche à faire valoir. On sait par exemple que la sexualité peut faire, à partir de deux ennemis initiaux, un couple d'amants. C'est très bien et c'est tant mieux... Mais le christianisme, lui, essaye surtout de faire valoir l'espèce d'Amour qui reste entre deux amants lorsque le désir sexuel s'en va –qu'ils fussent ou non des ennemis au départ. Et, tant qu'à faire, Jésus va essayer de faire naître cette espèce d'Amour-là sans que la sexualité ou la sympathie naturelle ne soit nécessaire pour enclencher la relation ou la réconciliation!

"Aimer" les étrangers et les ennemis, c'est plus que les "tolérer". Le très bon chrétien ajoute à la simple tolérance ou à la magnanimité une forme de curiosité intéressée ...donc une forme de désir. Or on sait que pour naître, le désir demande une forme de sympathie préalable que l'on ne choisit pas. Cette sympathie-là, c'est cette grâce que le chrétien va demande à Dieu pour l'aider à atteindre l'idéal proposé. Le reste nous appartient déjà. À nous d'en faire le meilleur usage.

En un mot, la grande affaire du chrétien, c'est "philoxénia" (l'amour pour l'étranger) et non "philadelphia" (l'amour pour l'ami). Philadelphia, cela va de soi pour tout le monde, qu'on soit chrétien ou non. Jésus a raison d'en sourire. Pas la peine de perdre son temps à entrer là-dedans pour y enfoncer des portes ouvertes. Laissons cette étude aux naturalistes et aux psychologues. Par contre, philoxénia, c'est une autre affaire!

 

• "Philoxenia" et l'altérité.

"Tout est possible, tout est permis, pourvu qu'on aime mieux", semblent dire les plus fameux interprètes des Évangiles (Paul, Augustin...). Or, si pour le Christ, ‘aimer mieux' c'est ‘aimer sans imposer des conditions préalables', il ne faut plus chercher midi à quatorze heures: en pratique, concrètement, sur le terrain, cela revient à non seulement accepter (ce qui ne serait que tolérance) mais aussi attendre (avec gourmandise!) la différence, l'imprévu, l'imprévisible... En un mot: aimer le mystère en l'autre voire aimer l'autre grâce à ce mystère (ce qui n'est pas tout à fait la même chose).

Par son refus de juger la femme adultère, par sa compassion pour les non-juifs (Mc7,24-30), par son invitation à reconnaître un prochain dans un Samaritain, par sa proclamation d'un Dieu paternel qui attend inconditionnellement le retour de son fils qui vient de dilapider la moitié de sa fortune, (...) on savait déjà que le Christ reconnaissait une part inconnue, mystérieuse en chacun des hommes, même les plus sots, et qu'il avait systématiquement décidé de faire confiance à cette part. Il nous restait encore à lire dans le ton des récits évangéliques que Jésus préférait l'enfant prodigue à son frère obéissant, préférait la brebis perdue aux quatre-vingt-dix-neuf autres brebis grégaires (Lc15,1-7), préférait les collaborateurs, les prostituées (Mt9,10-13), la Samaritaine (Jn4,1-42) et l'intendant malhonnète aux pharisiens et autres légistes engrenés dans leurs devoirs (Lc11,37)! En face de ces engrenages dans lesquels ces pharisiens s'étaient enchaînés, Jésus laissait entendre qu'il préférait les hommes qui savaient consommer cette liberté qui leur avait été offerte.

L'altérité ce n'est pas une figure de rhétorique pour intellectuel de sofa. Ce mystère qui fait l'autre être autre est quelque chose de concret qui se consomme ou qui, au contraire, se laisse étouffer par le conformisme. Ce mystère est le centre névralgique de cette espèce d'amour que le Christ promeut; il est le gouffre par lequel l'autre n'est plus objet mais un sujet détenteur d'une liberté. La contingence de toutes les manifestations de cette altérité transforme "l'interaction" (causalité) en "relation" (liberté). Il n'y a pas d'amour chrétien sans relation.

Il y a derrière cette affection provocante de Jésus pour les gens "différents" (pas nécessairement immoraux d'ailleurs... on n'est pas dans un cours de morale!), une logique très intéressée de Dieu: c'est bien par le choc de l'inconnu, la confrontation au mystère de l'autre que chacun de nous peut apprendre à gérer sa propre liberté et donc mûrir. Or le Dieu des Chrétiens qui veut faire de chacun de nous son amant s'intéresse bien plus à avoir des vrais amants que des bêtes de somme!

• "Agapè" et l'altérité.

On peut aller plus loin encore dans la déconstruction de cette fascination de Jésus pour l'altérité, pour ce mystère qui nous habite. Il y a en effet deux formes d'amour qui accepte le mystère: "Philia" et "Agapè".

Nous assumerons ici qu’"Éros", selon l'approche moderne du concept, recouvre l'amour qui ne s'intéresse qu'à la partie connue de l'aimé et fait donc son calcul d'intérêt sans tenir compte du mystère... Rien à voir avec notre propos.
Il y a d'abord "Philia"...

"Philia" c'est l'amour qui accepte le mystère en l'aimé mais sous condition. C'est parce que tu es mon enfant, parce que tu es un enfant, parce que tu es ma conjointe, parce que tu es un membre de ma famille, parce que tu es gentil, parce que tu es un camarade du parti, mon ami, un ami de mon ami, (...), que j'accepte ton mystère qui aujourd'hui me perturbe, que j'accepte de continuer à t'aimer malgré son Alzheimer, ton alcoolisme, ta délinquance, ton infidélité... Cette fidélité dans l'engagement c'est par excellence "Philia ". Mais ce n'est pas "Philia " dont Jésus fait la grande affaire de ses leçons parce qu'il n'a pas l'habitude d'enfoncer des portes ouvertes. La vie sociale ne serait pas possible sans "Philia" et il n'est pas besoin d'être chrétien pour s'en rendre compte.

Jésus insiste pourtant sur l'importance de l'engagement conjugal (qui est par excellence un engagement "philéique") parce qu'il ne faudrait tout de même pas croire qu'Il donne raison aux libertins qui osent prendre distance avec les exigences de "Philia" en cette matière!

Et puis, il y a "Agapè"...

Cette forme-là de l'amour laisse donc les "parce que" au vestiaire.  J'accepte les imprévisibles émanations de ton mystère, qui que tu sois... J'aime aimer et cela me suffit. Je devrais même dire que je t'aime grâce à ton mystère puisque j'ai su voir que c'est le mystère qui nous arrache tous de la causalité (la formule est une lapalissade!). Je veux un amour contingent, pas une nécessité, voilà le Grand Amour, voila le fruit de la maturation, voilà ce que le Christ promeut d'une manière presque compulsive.

 

• "L'Agapè" des philologues contre l'"Agapè" du Christ...

ou

"De l'herméneutique contre la philologie".

 

Puisque les Évangiles ont été rédigés en grec, a priori, on pourrait croire qu'il suffit de consulter la philologie classique pour les comprendre correctement. C'est ce que firent exégètes et traducteurs consciencieux dès que l'exégèse est devenue aussi une affaire scientifique.
Des philologues nous firent savoir qu'à l'époque de Jésus, chez les Grecs, les mots "Philia" et "Agapè" étaient déjà utilisés d'une manière indifférente. Cela signifiait qu'il restait aux évangélistes que deux grandes voies langagières pour nous faire savoir de quel genre d'amour Jésus faisait la promotion: "Éros" d'un côté; jamais cité dans les Évangiles, et les synonymes "Philia/Agapè" de l'autre. Bluffés par cette découverte, beaucoup de traducteurs et de théologiens sont tombés dans le piège et se sont donc contentés de s'intéresser à la distinction entre "Éros" et "Philia-Agapè" sans prendre sérieusement compte la différence entre "Philia" et "Agapè".
Or, un profond mouvement spirituel germe, depuis quelques décennies, qui veut trouver du sens dans les usages différenciés de "Philia" et de "Agapè" (par l'évangéliste Jean en particulier, qui semble choisir ces mots comme s'ils n'étaient pas synonymes). Dans la francité, Osty, Deiss... et plus tard Chouraki, Colombe/Ségond2, (...), ont donc commencé à traduire différemment les mots "Philia" et "Agapè". Selon leurs génies propres, l'un a traduit "Philia" par "chérir" et "Agapè" par "aimer", l'autre a traduit par "Aimer avec tendresse" et "aimer", le troisième par... Mais peu importent les traductions finalement, car surtout et avant tout, c'est la philologie qui venait d'être remise à sa juste place.


La langue maternelle de Jean (je ne m'attarderai ici que sur Jean) n'était pas le grec... Jean avait d'ailleurs une moins bonne maîtrise de cette langue que ses collègues et son vocabulaire grec est aussi beaucoup plus pauvre (1011 mots pour Jn contre 1691 pour Mt, 1345 pour Mc et 2055 pour Lc selon l'analyse de Deiss)... Il faut en tenir compte pour mieux comprendre le problème pratique de Jean lorsqu'il veut nous dire la spécificité de l'Amour promu par Jésus.
Pour faire une comparaison, mettons-nous dans la peau d'un Anglais parlant mal le thaï qui essaierait d'expliquer en thaï à un Français ignorant tout de l'anglais une nuance de l'amour que Shakespeare exprimait par un usage particulier des mots "like" et "love"... (En français, il n'y a que "aimer", en thaï il y a "chop" et "rak", en anglais "like" et "love") Inutile de dire que la transmission de la nuance shakespearienne sera périlleuse! Mais surtout, si ce Français vaguement thaïophone qui ne sait rien de l'anglais veut comprendre cette nuance, la philologie thaïe ne lui sera évidemment que d'un secours limité!
Il en est de même avec la philologie grecque si l'on veut comprendre l'araméanophone Jésus à travers les mots grecs de Jean. Si Jean utilise parfois "Philia" plutôt que "Agapè", c'est pour essayer de faire passer quelque chose que la philologie araméenne arriverait peut-être à nous expliquer mais certainement pas la philologie grecque.
Or, on ne possède pas le texte araméen! Il faut donc, avec l'aide des philologues grecs et araméens, mais aussi avec une certaine distance par rapport à eux, essayer de deviner ce que Jean a compris de ce que Jésus lui avait dit en araméen. Tâche quasi impossible? Non, parce qu'il y a un esprit global dans l'œuvre de Jean qui permet d'y repérer un fil conducteur pour nous guider vers ce qu'il entend de l'Amour Christique... En d'autres mots, il faut réussir à se mettre en empathie avec Jean par la lecture de toute son oeuvre et de son histoire. On a déjà quitté la philologie pour faire place à herméneutique...

À ce jour, il me semble que la meilleure interprétation des "Philia" et "Agapè" johanniques (celle qui donne le plus de cohérence au quatrième Évangile et qui nous offre les plus profonds rebondissements spirituels), c'est celle qui fait de "Philia" l'amour assumant le mystère humain sous condition et qui fait de "Agapè" l'amour assumant inconditionnellement le mystère humain (cf. supra).

Il est étonnant d'observer que parmi les intellectuels français, André Comte-Sponville est probablement celui qui a le mieux assumé cette manière de déconstruire l'amour. Or Comte-Sponville n'est pas un chrétien. Ceci ne fait qu'argumenter la pertinence anthropologique de cette approche théorique de l'amour.

L'amour étant ainsi déconstruit, Jean devient pour tous un immense spirituel du Dialogue! On ne peut plus que sourire de ceux qui voyaient par exemple dans le chapitre XXI un rappel du triple reniement de Pierre. Au bord du lac, le Christ ressuscité que les disciples avaient du mal à reconnaître n'a pas posé trois fois la même question à Pierre. Mais Pierre a donné trois fois la même réponse au Christ. La troisième fois, Pierre était triste de devoir admettre que, par sa manière de répondre, il avait forcé le Christ à baisser son niveau d'exigence d'un cran et se contenter du pauvre "Philia" de Pierre alors qu'il en voulait un "Agapè"...

- Pierre, est-ce que tu m'Agapè?
- Jésus, tu sais que je te Philia...
- Pierre, est-ce que tu m'Agapè?
- Jésus, bon sang, tu sais que je te Philia!...
- Pierre, est-ce que tu me Philia?

Et Pierre attristé de ce que Jésus lui dise la troisième fois Philia, comprends soudain ce que le Christ veut, mais trop honnête que pour commencer à mentir, lui répond encore :

- Jésus, tu sais que je te Philia... (cfr. la diversité des traductions)

Eh bien, le chrétien qui refuse le Dialogue avec les religions non chrétiennes, il est comme Pierre, il oblige Jésus à baisser le niveau de son attente par rapport à lui.

Le Christ aurait voulu que Pierre fût capable de l'aimer en n'importe qui et pas seulement dans ce personnage appelé Jésus et avec lequel il s'est baladé pendant trois ans. On comprend alors pourquoi Jean insiste tant dans ce chapitre XXI sur difficulté des disciples à reconnaître le Jésus-Christ ressuscité au bord du lac. Selon le texte, les disciples le reconnaissent juste assez pour ne pas oser lui demander si c'est bien lui... Cette difficulté est le message par excellence qu'il faut prendre en considération ici, dans le cadre d'une discussion sur le Dialogue Interreligieux!

Moi, poète à mes heures, j'imagine alors le Christ qui dit à Pierre:

- Pierre, s'il te plaît, essaye de ne pas limiter cet amour pour moi à ce que tu sais de moi par mes trois années de vie publique... Je suis plus que l'idée que tu as de moi! Je suis plus vaste que ce que tu sais! Je suis, moi aussi, un mystère inépuisable! Je te l'avais déjà dit autrefois et il semble que tu l'as oublié. Ne te fourvoie pas dans de fausses interrogations. Il n'est pas question ici de salut que je donne ou ne donne pas aux étrangers... Rappelle-toi que lorsque je te racontais les assises du Jugement Dernier (Mt25,31-46), ceux qui étaient acceptés en paradis, c'étaient ceux qui ne savaient même pas que j'étais celui qu'ils avaient visité en prison, celui à qui ils avaient donné de l'eau, celui qui... C'était moi, c'était bien moi qu'ils gratifiaient d'Amour et ils le faisaient bien mieux que ceux qui me servaient en négligeant l'étranger!

Qu'importe la conversion ou non du prisonnier ou de l'étranger! Qu'il nous suffise de sentir que le mystère du Christ ressuscité se déploie par eux aussi et que pour le comprendre mieux, il nous faudra d'abord l'entendre ce prisonnier, cet étranger... Et pour l'entendre il faudra accepter la condition d'un Dialogue avec lui: se laisser mûrir par lui. Il ne s'agit donc pas de considérer le Bouddhiste, l'Hindouiste ou le Musulman comme un chrétien qui ne serait pas encore éclairé! Il s'agit de grandir mon propre Christianisme en faisant honneur à ce que le Christ Ressuscité veut me dire par ce Bouddhiste, cet Hindouiste ou ce Musulman.

Accordez-moi d'être un peu insolent: au bord du lac, après la résurrection, je crois, moi, que c'était un bonze qui interpellait Pierre, Jean et Thomas. Et c'est à cause de cela que Pierre, Jean et Thomas hésitaient à reconnaître en lui le Christ... Jean a compris le premier que celui sur la poitrine duquel il avait posé sa tête pour mieux entendre son Coeur était de nouveau présent, vivant, dans et par le mystère de ce bonze...

Si vous pensez encore, ami lecteur, qu'un bonze est un chrétien qui ne se reconnaît pas, ou un chrétien inaccomplis, ou un chrétien en devenir, c'est que je me suis fais mal comprendre, voilà tout... C'est dommage... Et le poète en moi craint que le Christ amoureux de vous ne vous dise un jour comme à Pierre:

- Bon... Restons-en donc à ce "Philia" faute de pouvoir mieux.

 

paul yves wery - Chiangmai - Décembre 2010

Version 1.2 - Juillet 2017

 

 

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