Commentaire de Mt18,12-14 Lc15,1-10 ("La Brebis Perdue"), Mt20,1-16("L'ouvrier de la dernière heure"), Lc 7,36-50("La pécheresse chez le pharisien"),Lc15,11-32. ("L'enfant prodigue") J'aime l'injustice de Dieu
Il est convenu de dire que le mérite n'est pas seulement une affaire de conformisme moral ou d'altruisme; il est aussi proportionnel à l'effort donné pour les autres, à la douleur ou au dégoût consenti, au temps consommé, au sacrifice de confort ou de sécurité accepté. Aujourd'hui, les plus égoïstes d'entre nous s'accorderont sans doute avec les meilleurs pour admettre aussi que donner de son superflu, même lorsque cela représente énormément pour le bénéficiaire, est quasi toujours moins généreux que de partager son nécessaire, etc. L'homme n'a pas toujours mesuré le mérite de cette manière, mais Jésus en tout cas, même s'il fut très nuancé sur la question, était de ceux qui ont parfois promu cette façon de penser. Je pense ici, par exemple, au commentaire qu'il a fait à ses disciples en observant une pauvre veuve donner deux misérables piécettes à la collecte du temple(Mc12,41-44 Lc21,1-4), je pense aux prérequis qui charpentent la parabole dite du "Bon Samaritain", etc. Quelques paraboles évangéliques semblent pourtant s'opposer à cette approche du mérite, et, consécutivement, de l'équité. En fait, ces paraboles ne s'y opposent pas tant qu'elles y ajoutent la dynamique de la Rédemption. À ce propos, la parabole dite de "L'Ouvrier de la Dernière Heure" est paradigmatique... Mais on peut aussi penser à la parabole dite de "La Brebis Perdue", l'épisode de "La Pécheresse Pardonnée", la parabole dite de "L'Enfant Prodigue", etc. Les bons moines, les courageux curés, les fidèles dévots et autres enfants modèles lisent dans ces textes sur la miséricorde de Dieu une invitation à se hisser à la hauteur d'une forme de l'amour qui déclasse tous les calculs du mérite, qui méprise les comparaisons et interdit la jalousie. Une telle lecture est pertinente. Tout cela est bien expliqué par la théologie de l'Agapè... Mais tout cela laisse aussi parfois un peu d'amertume dans le coeur, même chez les meilleurs d'entre nous.Pour ma part, je n'ai pourtant aucun effort à fournir pour accepter cette "bizarrerie" de l'équité chrétienne; c'est que je suis nettement dans le camp de ceux qui en bénéficient! Aucune humilité ne m'est demandée pour découvrir la distance qui me sépare des bons missionnaires, des médecins héroïques, des courageux activistes écologistes et autres admirables militants de la paix! Je ne suis pas ici en train de faire un acte de contrition ni de faire usage d'une fausse ou vraie modestie: la lucidité me suffit! Sans laborieux examens de conscience, sans le moindre recours à une vertu, je constate qu'en navigant de caprice en caprice plutôt qu'en me dédiant corps et âme à quelque grandiose projet humanitaire dont le monde aurait besoin, je ne suis ni plus ni moins que le fils prodigue de la parabole.
En moi, il y a pire encore! Contrairement à la pécheresse, peut-être grâce aux textes évangéliques d'ailleurs, j'ai l'outrecuidante certitude de me sentir plus aimé par Dieu que beaucoup de ces admirables travailleurs obéissants au devoirs désignés par les morales traditionnelles (c'est absolument sans ironie, sans mépris, sans contresens que j'utilise le mot 'admirable'). J'ai la certitude que Dieu aime plus ses enfants indisciplinés que ses enfants modèles. Peut-être est-ce parce que Dieu sait que l'indiscipline est le moteur de la complexification de nos sociétés? "L'injustice" divine me convient donc, et j'en prends parti. J'aime Dieu qui me prend tel que je suis et pour le reste, je me contente de compatir aux difficultés existentielles des brebis conformistes.
À la lecture de ces textes de la miséricorde divine et de beaucoup d'autres (à commencer par l'histoire de Babel), j'ai l'impression que chaque Chrétien, pas seulement moi, est invité par Dieu à oser vivre sa singularité autant que la gentillesse le permet. Je pense que Dieu murmure à l'oreille de chaque homme de bonne volonté quelque chose comme:
Il y a dans les évangiles de l'enfant prodigue, de la pécheresse et de la brebis perdue non pas tant une invitation à aimer à la suite de Dieu les paresseux, jouisseurs et autres pervers qu'à se découvrir soi-même paresseux, jouisseur ou pervers... à le devenir même, si par quelque aléas du contexte, cela peut être utile à la cause de l'Amour. Ces textes nous renvoient aussi un peu à ce que les chrétiens ont appelé "le péché originel". Dieu invite non tant à l'effort ou à la culpabilisation qu'à la lucidité qui nous dit bien mieux que les belles théories morales notre imperfection. Ils sont une invitation non pas à l'humilité morale, mais à l'humilité du scientifique qui doit, appeler un chat un chat! C'est une nécessité non pas pour être aimé par Dieu, mais pour savoir cet Amour. Que s'est-il passé dans la tête du fils prodigue(Lc15,11-32)? Rien de très reluisant: il décide de retourner chez son père parce qu'il a faim, parce qu'il réalise qu'il était mieux chez son père. L'amour n'entre pas dans l'affaire. Un froid calcul d'intérêt. Lorsqu'il raisonne ainsi, il n'a pas encore compris par quel genre d'amour son père tient à lui puisqu'il élabore cyniquement une petite mise en scène de repentance pour que son retour soit accepté. À peine essayera-t-il de jouer cette pseudo-repentance, cette pseudo-désolation de calculateur, que son père fera arrêter le simulacre: le fils ne pourra même pas achever de dire ce qu'il voulait dire! Ce Père qui l'attentait n'a rien à faire de cette pseudo-repentance d'affamé! Ce qui l'intéresse, c'est que son fils ait enfin compris qu'il sera mieux dans sa sphère que dans les autres. Plaidoyer pour la lucidité, pas la contrition! Le pardon? Il était déjà gagné, sans contrition, sans condition! Le père guettait le retour du fils, pas sa pseudo componction. Le Père attendait, impatient, la fin de l'introspection de son fils. Il était anxieux: ira-t-il jusqu'au bout de ce travail sur lui-même? Le Père sait que 'celui à qui on pardonne peu montre peu d'amour' (Lc7,47). Il Aime ses enfants. Mais Il désire aussi être aimé par eux, d'un Amour à la hauteur du sien. C'est pour cela qu'il guette. Le Père a soif d'Amour.
Il serait peut-être préférable de montrer beaucoup d'Amour sans avoir à fuguer, sans devoir goûter au péché. C'est probablement ce à quoi arrivent ces bons moines, ces courageux curés, et pas mal de gentils dévots qui jamais ne jugent, jamais n'embastillent, jamais n'exilent dans le mépris. Mais bon, il faut voir la réalité en face; en général, cela ne marche pas comme cela. En restant dans le rang des 99 brebis dociles, tels le frère aîné du prodigue, tel le pharisien qui reçoit Jésus à sa table, notre amour jalouse et ne se réjouit pas des injustes prodigalités de Dieu. Il faut plaindre le pauvre aîné de l'enfant prodigue qui a toujours été fidèle et travailleur. Il est acculé maintenant devant les limites de son amour. Il imagine 'le pire' pour son cadet: il a certainement été voir les filles! Mais qu'en sait-il en fait? C'est son propre inaccomplissement qui le pousse à cette supposition. En tout cas le texte ne dit pas que c'est cela que son petit frère a fait durant son escapade! Pauvre grand frère... Je comprends sa détresse. Il découvre qu'il est comme enchaîné par les lois... Enfin! Mais il devrait maintenant mieux analyser ses frustrations pour mieux distinguer sa responsabilité, celles de ses angoisses infantiles et celle de son père dans son obéissance conformée. Comment ne pas comprendre la discrète mais réelle préférence de Dieu pour le cadet? Cet enfant-là a au moins la vertu de ne pas lui attribuer les frustrations dont il souffre. Pour Dieu, le fils prodigue est surtout plus mûr que son frère. En chacun des enfants perdus il y a non seulement l'aptitude à être aimé, qui est celle de tous les enfants, mais aussi, peut-être, l'aptitude à montrer de l'amour, qui est celle des seuls enfants qui devinrent adultes parce qu'ils purent mesurer l'ampleur de l'Amour reçu!
Paul yves wery - Chiangmai - Novembre 2008 Version 1.02 en novembre 2009 Version 1.2 en avril 2014
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