dans le Bouddhisme et le
Christianisme.
Abstract: Cet article
confronte le désir à l'idéal spirituel dans les religions
chrétienne et bouddhiste. Il y a une apparente
contradiction entre le rôle positif du désir dans l'Agapè
et le rôle toxique du désir dans l'Éveil. Étrangement il
n'y a pourtant pas d'incompatibilité entre ces deux
cheminements spirituels.
Il y a au cœur de mon cœur quelque chose qui dit à tout
moment, en toutes circonstances: «Cela me plaît», «cela
ne me plaît pas», «cela m'est indifférent». Cela
ressemble à ce qu'en français on a appelé de la sympathie:
même spontanéité, même indépendance par rapport au bon sens,
au raisonnement, à la volonté... Mais c'est une sympathie
encore sans pérennité, c'est un jugement qui doit se répéter à
chaque instant pour qu'enfin on puisse parler de sympathie.
C'est pourquoi, plutôt que d'utiliser le mot «sympathie»,
je préférerai l'expression «sympathie limbique».
Ce qui est étudié ici est plus radical et plus volatil qu'une
simple sympathie. Chez les Bouddhistes on parle de «Védana».
Je prononce ce jugement (parfois bien malgré moi) pour
maintenant et rien que maintenant. C'est un nouveau jugement
qui se fait pour chaque nouvel instant que je conscientise. Le
passé inspire peut-être vaguement la manière de juger, mais
l'avenir en tout cas n'appartient pas à sa sphère. C'est
l'ensemble de ses réplétions qui est susceptible de construire
ces concepts plus «palpables» que sont la sympathie ou
le désir.
L'ensemble de ces jugements-là sont au cœur de ce qui fait que
je ne suis pas un autre, de ce qui fait ma singularité, mon
identité. Au-delà de ces jugements-là, je perds les critères
les plus décisifs qui permettent de distinguer
un 'je' singulier au sein des caractéristiques plus générales
partagées par tous les hommes.
La sympathie limbique n'est pas exactement ce qu'on appelle le
plaisir. Je peux très bien éprouver du déplaisir à cause d'une
affinité sexuelle embarrassante par exemple. En d'autres mots,
je peux très bien «ne pas aimer ce que j'aime»... Dans
le plaisir il y a un peu plus que de la sympathie limbique; il
y a sa répétition mais aussi, peut-être, un aval de la raison,
ou l'extinction d'un désir encombrant, ou que sais-je d'autre
qui se réfère à l'écoulement du temps.
La
sympathie limbique que je peux éprouver vis-à-vis du chocolat
peut me conduire aussi bien au plaisir d'en manger, qu'au
déplaisir de l'aimer (parce qu'il me ferait grossir ou
coûterait trop cher, ou, etc.) La sympathie limbique est un
jugement arbitraire et souverain qui me dispose à enclencher
par des processus distincts la "mise en volume" de plaisirs
(ou déplaisirs) mais ces processus ont leur autonomie.
L'exploitation d'une sympathie limbique initiale pour
fabriquer un plaisir sexuel, un plaisir artistique, un plaisir
relationnel, (...), doit mettre en œuvre d'autres activités
mentales et corporelles.
Tout cela peut d'abord paraître un peu confus et il me faut
manifestement approfondir d'autres notions pour arriver à
mieux articuler la sympathie limbique avec la fabrique des
plaisirs.
Parmi ces autres notions, il y a d'abord et avant tout le
désir! Le désir est toujours tendu vers un avenir (alors que
ni le plaisir ni la sympathie limbique n'y sont foncièrement
attachés).
On sait d'expérience que le désir, comme la production de
sympathies limbiques, est affecté par l'action de facteurs
endogènes (âge, angoisses, fatigue...) ou exogènes (punition,
raison, culture ambiante...). Mais dans une recherche
spirituelle, il est important de remarquer aussi qu'une
contrainte ou un effort agit bien plus efficacement sur un
désir que sur la production de sympathies limbique. C'est
peut-être cette facette radicalement "à venir" et donc
radicalement virtuelle du désir qui le rend plus malléable que
la sympathie limbique.
Entre le plaisir et la sympathie limbique, il n'y a pas que
le désir. Le réel a encore d'autres
consistances, d'autres frontières symboliques, à
faire valoir. Parmi ces autres acteurs, le 'non-moi'
vient en tête. Imaginons que par le fait d'une sympathie
limbique (réalité présente), une femme ou un homme exerce sur
moi une fascination extrêmement agréable. Supposons qu'à
partir de là germe un désir sexuel (orienté vers le futur) et
que je m'engage dans un protocole de concaténation de pensées,
de mots et d'actions qui, in fine, pourrait faire naître une
relation sexuelle. Cette procédure pourrait encore être
bloquée par des réalités qui ne m'appartiennent pas comme le
refus de cette femme, la pression sociale, des impératifs
religieux, etc. Et c'est sans dire les angoisses plus ou moins
irrépressibles qui sont à la frontière du moi et du non-moi
(certaines formes de pudeur, timidité, morale
naturelle l'angoisse freudienne dite "de castration",
etc.).
Dans ma recherche spirituelle, je suis donc déjà obligé de
faire les distinctions nettes entre au moins quatre notions
qui sont comme quatre roues dentées bien distinctes qui
s'engrènent les unes dans les autres lors de l'exploitation
pratique d'une sympathie limbique:
- "ma" sympathie limbique (apparemment arbitraire et
souveraine)
- "mon" désir
- "mon" plaisir
- le non-moi.
Si la production de sympathies limbiques est probablement la
part la plus intime et la plus singulière du moi, il n'en est
pas moins vrai que je peux 'la suicider'. Exemple très
prosaïque: je peux ne plus ressentir une sympathie spontanée
pour du chocolat en en mangeant tous les jours jusqu'à m'en
rendre malade. Il existe beaucoup de moyens pour détruire des
affinités limbiques sans tuer biologiquement le producteur de
ces affinités. Et pour ceux qui voudraient détruire les
sympathies limbiques d'un autre, il n'est plus nécessaire de
recourir à la lobotomie; la médecine la psychologie, la justice,
(...), ont maintenant des outils plus subtils, moins invasifs,
mieux ciblés. Mais attention; la démarche n'est jamais dépourvue
d'une signification éthique: si la personnalité d'un individu
est déterminée par sa manière de produire ses propres
préférences et répulsions, détruire cette production, c'est
détruire cette personne!
Dans les sphères chrétiennes et bouddhistes, tuer une personne
(ou se suicider) n'est pas admis ce qui signifie en pratique,
que détruire les sympathies limbiques d'un délinquant par
exemple est déjà un acte moralement suspect. Transformer une
personne en plante, en zombie (ou même seulement l'assommer par
des somnifères!), d'une certaine manière, c'est déjà la tuer.
Dans le Christianisme et le Bouddhisme, (comme dans la plupart
des autres religions d'ailleurs), il n'y a évidemment pas de
place pour la lobotomie 'correctionnelle' (ou assimilables
...cf. "Oranges Mécaniques" de Stanley Kubrick) et même les
hormonothérapies (
castration
chimique...) devront être considérées avec circonspection!
Dans ces deux religions, s'il y a conflit entre une sympathie
limbique et un certain contrat social (marginalité excessive,
pédophilie, cleptomanie, addictions...), il n'y a que deux
issues pour résoudre la difficulté: soit l'
ascèse,
(ne pas passer à l'acte malgré les désirs suggérés par
l'émergence de certaines sympathies limbique), soit travailler
pour transformer la société afin de la rendre compatible avec
plus de marginalités en son sein (encourager la complexification
du monde pour permettre l'intégration d'une plus grande
diversité de composantes).
La
théologie chrétienne a quelques hérauts de la complexification
; Teilhard de Chardin par exemple y voit la clé de la
spiritualisation du cosmos.
Pour l'ascèse, les hérauts coulent en fleuves épais, poisseux
parfois, sublimes parfois.
*
*
Que penser alors d'un effort qui viserait
sciemment, non pas à détruire, mais à transformer la sympathie
limbique?
En travaillant sur le désir (changement d'environnement, ascèse,
méditation,
traitement comportementaliste sophistiqué, etc.), à la longue,
de fait, la production de sympathies limbique risque de
changer ses habitudes (changement ou affinement de la
personnalité). Nous le savons parce que nous pouvons observer
cela tous les jours en nous et autour de nous: nouvelles
inclinations par les effets de nouveaux environnements
relationnels, nouvelles moeurs par les effets de l'étude,
épanouissement de l'artiste en de nouveaux styles par ses
investissements contemplatifs...
À propos de la dynamique du désir et de ses effets sur le
coeur de la personnalité, après avoir lu les bases du
comportementalisme, il faudra peut-être aussi consulter Freud
et ses 'coreligionnaires' (sublimation, déni, projection,
compensation, transfert...). Ce que Freud et ses
coreligionnaires devront pourtant bien admettre, c'est que
leurs théories ne sont pas prédictives. Par-delà leurs
savantes descriptions, Freud et Cie posséderaient même la
totale maîtrise des désirs qu'ils ne maîtriseraient encore ni
clairement ni entièrement la direction de l'éventuelle
réorientation de la production de sympathies limbiques. De
même, les techniques béhavioristes assistées par une
psychiatrie de pointe (avec ou sans support de la
pharmacologie) ne donnent pas toujours les résultats
escomptés. Pensons aux échecs fréquents des traitements
d'addictions (avec ou sans usage d'antabuse, de patchs...),
aux traitements de certaines formes de délinquance (avec ou
sans hormones et autres neuroleptiques...), aux traitements
des phobies (avec ou sans anxiolytiques et/ou
psychanalyse...), etc.
Si je fais allusion à des échecs de la psychologie, de la
psychiatrie et de la pharmacologie, c'est parce qu'ils
m'indiquent une particularité des tentatives de réorientation
de la production de sympathies limbiques via un travail sur
les désirs: les résultats peuvent toujours nous surprendre!
Que ce soit par des mesures sociales, par des technique
médicale sophistiquées ou simplement par des paroles, le coeur
de mon coeur ne se range pas nécessairement là où je veux le
ranger ni où d'autres veulent le ranger. Il va de soi que là
où la médecine échoue, la religion, la morale, l'éducation, la
publicité, la politique, la
justice, (...), risquent aussi d'échouer. J'ai beau, à
force d'habitudes, de bonne volonté, d'hormones, de
neuroleptiques, de raisonnements, d'endoctrinements, de
battage publicitaires, de peines carcérales, de voeux
solennels, de prières, d'introspections, de distractions,
(...) vouloir réorienter mes sympathies limbiques, le résultat
obtenu sera éventuellement inattendu. Il se pourrait aussi
bien que suite à de tels traitements, l'orientation de mes
sympathies qui me posent problèmes s'accentuent plutôt que se
flouter ou s'inverser. Il est possible qu'elles se précisent
même, ou sortent toutes entières d'une vague inconscience où
elle aurait été encore partiellement empêtrée jusque-là!
Le 'traitement'
de l'homosexualité est un exemple emblématique que tous
les psychologues de la vie conjugale connaissent bien.
L'homosexualité ressemble à cette pieuvre géante aux mille
ventouses qu'untel croyait avoir tuée en se mariant avec
une jolie fille ou un charmant garçon, mais dont un
tentacule émerge soudain par derrière pour le-la ravaler
dans l'océan qu'il-elle pensait avoir définitivement
quitté et qui met maintenant son couple en péril...
Faisons l'hypothèse qu'un traitement puisse
transformer la production de sympathies limbiques d'une
manière parfaitement contrôlée (hypothèse que rien ne confirme
sur le terrain, ...donc hypothèse d'école!). Il est évident
que, même dans ce cas, la question spirituelle importante
reste la même: pourrait-on en faire usage au moins pour
soi-même sans risquer de sombrer dans une forme condamnable
d'automutilation (de suicide déguisé)?
En fait, les chrétiens et les bouddhistes semblent avoir un
point de vue commun lorsqu'il s'agit de la manipulation de la
production des sympathies limbiques: les tentatives de
manipulation des grandes tendances de nos sympathies limbiques
par l'ascèse est acceptée et même admirée voire encouragée,
mais les autres méthodes suscitent une grande méfiance!
La clé de cette bizarrerie est à chercher dans la subtilité
d'un autre concept qui jusqu'ici est resté dans l'ombre: la
volonté. Il y a dans le Bouddhisme et le Christianisme une
prise en compte d'une différence radicale entre la volonté et
le désir.
Au premier regard, cette distinction entre
volonté et désir semble factice. Un intellectuel occidental
pourrait croire qu'il n'y a entre ces deux mots qu'une nuance
sans importance. On sait que le freudisme, par exemple, tend à
confondre désir et volonté en ne faisant de la volonté qu'un
amalgame de désirs particuliers (plus ou moins conscients).
Cette confusion n'est pourtant plus permise dès que l'on
médite un tout petit peu. Il suffit de remarquer et d'assumer,
par exemple, que des critères temporels (relations au présent
et à l'avenir) différencient clairement le territoire du désir
et celui de la sympathie limbique. Or cette distinction se
fait très
vite au cours d'une maturation spirituelle. Une fois
cette distinction établie, je devrai, d'une manière ou d'une
autre, par-delà les querelles de mots, pouvoir assumer dans
mes raisonnements la différence entre le 'désir' d'un premier
genre qui dépendraient structurellement de la sympathie
limbique et le 'désir' d'un deuxième genre qui n'en dépendrait
pas et que j'appellerai dorénavant la 'volonté'!
En dépit des
élucubration freudiennes, pour les mots «désir » et «volonté
», j'assume donc pleinement une distinction nette déjà
assumée par les sphères religieuses traditionnelles. C'est
aussi, grosso modo, ce que fait le langage commun
d'ailleurs; dans le langage moral de tous les jours, la
volonté (contrairement au désir) ne commence-t-elle pas
justement lorsqu'elle s'oppose aux sympathies spontanées?
Cette distinction symbolique, le Bouddhisme
l'avait déjà bien étudié il y a deux mille cinq cents
ans. Il faut être freudien (ou assimilable) pour voir une
contradiction structurelle dans un Bouddhisme qui "désirerait"
abolir le désir. La contradiction s'estompe dès que nous
contemplons ce que les Bouddhiste appellent le "vedana".
Quoi que puissent en dire les philologues pali ou sanscrit,
pour le mot "Védana" l'herméneutique bouddhiste est sans
appel; Bouddha a pris la peine de préciser comment il
entendait utiliser ce mot. Le Védana c'est justement l'organe
mental qui produit les sympathies limbiques (et qui permet
donc une distinction irréductible entre désir et volonté).
Concrètement, cela signifie que pour un Bouddhiste, c'est par
l'influence de la volonté (et non par désir) que les désirs
peuvent disparaître. Ce que le Bouddhisme essaye de faire
valoir, c'est qu'un homme dispose d'une volonté qui est
indépendante de son identité (de ses sympathies limbiques et
de ses désirs). Pour Bouddha, il y a quelque chose en amont
(que l'on pourrait très bien appeler "la consistance du
réel"), qui est comme le point d'appuis, le sol, sur
lequel se bâtit une personnalité (à partir de sa production
singulière de sympathies limbiques et de désirs).
Dans le même ordre d'idées, il faut être freudien ou
assimilable (c'est-à-dire faire de la volonté un désir comme
les autres) pour voir une contradiction structurelle dans un
Bouddhisme qui à la fois "désirerait" abolir le désir et
condamnerait le suicide. L'envie de se tuer est toujours, au
commencement du moins, un désir, le désir d'un certain
avenir... Ce désir de mourir passe donc lui aussi à la
moulinette de l'abolition du désir par la volonté et
disparaîtra donc au cours de l'avancée spirituelle.
(Accessoirement, on remarquera aussi que le suicide est, pour
un Bouddhiste, l'erreur absolue en ce sens qu'elle est une
assomption absolument irréversible d'un désir, ce qui est donc
juste l'inverse de ce que recommande Bouddha!)
Le Bouddhisme situe la volonté d'abolir le désir
dans le cadre de ce qu'on a coutume en Occident d'appeler la
"lucidité"; cette lucidité n'est structurellement liée ni au
présent, ni au futur ...comme c'est le cas pour n'importe
quelle vérité mathématique par exemple. (Les vérités
mathématiques sont éternelles même si elles sont
éventuellement "voilées" par un manque d'éducation
intellectuelle. La volonté d'abolir les désirs serait "voilée"
par les propriétés illusoires des désirs eux-mêmes.)
Pour accéder à des
vérités mathématiques performative (agissant par
leurs simple énonciations) il faut en passer par un écolage
rigoureux: apprentissage de la géométrie, de l'arithmétique,
de la théorie des ensembles, etc. De la même manière, pour
accéder à une volonté d'abolir les désirs qui soit
performative, il faut en passer par cet écolage rigoureux
que sont les techniques de méditation précisément décrites
par Bouddha lui-même dans le Maha-Satipatthana-Sutta.
Ces techniques comprennent la déconstruction
mentale du 'vedana' (sympathie limbique), l'analyse
du corps spatial (posture), l'examen du corps temporel
(contemplation de la
décomposition cadavérique), etc. ...pour en arriver
finalement à la 'Vision
Intérieure' ('Vipassana'). Cette "Vision Intérieure",
c'est justement cette lucidité performative-là qui, après
avoir dénoncé le rôle ravageur des désirs, nous conduirait à
une volonté tellement pertinente de nous en libérer qu'elle
nous en libérerait effectivement.
Inutile ici d'analyser finement les
articulations entre la maturation de l'esprit par la
méditation et le "moi" dans le Bouddhisme. On s'y perdrait. Il
faudrait entrer dans la déconstruction du temps et de la
mémoire au sein de son ordre
symbolique, ce qui en soi pourrait déjà remplir
une bibliothèque! Remarquons simplement que l'esprit
(qui doit donc ici être compris comme la conscience du moi,
comme la rencontre de la mémoire avec le corps, les désirs,
les sympathies limbiques, une lucidité encore balbutiante, et
une raison qui se cherche), est comme le tableau de bord de
l'activité méditative. Cette activité méditative, tout comme
une hormone qui mûrit un corps, produit la lucidité. Cette
maturation dévoile progressivement à cette conscience du moi
(l'esprit), que ses sympathies, son corps, ses désirs, (...)
ne sont qu'un agglomérat d'illusions créé par des hypostases illégitimes
("Anica").
Par l'activité méditative
la puissance performative de la lucidité scie la branche sur
laquelle toutes ces illusions s'appuient. La conscience du
moi, pour un bouddhiste, est donc comme une bulle dans la
bouilloire qui possède en elle cette légèreté qui la fait
remonter vers le ciel pour s'y évaporer finalement. Que
devient la lucidité dans cette évaporation? Bouddha n'est pas
dupe de cette ambiguïté, de ce cercle vicieux ; il ne faudra
donc pas s'étonner de la réponse bizarre qu'il donne et répète
tant de fois dans le Maha-Satipatthana-Sutta
et qui consiste à conseiller que la conscience soit établie
"...dans la simple mesure nécessaire pour, etc.". Donc,
établie "juste assez" mais "pas trop"; "pas assez" empêcherait
la volonté de mûrir (lucidité) et "trop" hypostasierait la
conscience du moi par rapport à la volonté qui perdrait alors
(dans un acte de foi) son autorité performative. On est un peu
dans la situation de la colombe de Kant qui, dans l'ivresse de
la vitesse, voulait supprimer l'air qui, croyait-elle,
ralentissait son vol.
"...La conscience que ceci est
'un corps' (ou ' la production d'une sympathie ' ou ' un
état d'esprit ' ou etc.) est établie en lui dans la
simple mesure nécessaire à la connaissance et à
l'observation attentive. Ainsi il (l'esprit du moine)
demeure libéré, ne s'attachant à rien dans le monde..."
Bouddha - Maha-Satipatthana-Sutta (quarante-deux
occurrences de ce passage dans le texte d'une trentaine de
pages!)
"...La colombe légère, lorsque,
dans son libre vol, elle fend l'air dont elle sent la
résistance, pourrait s'imaginer qu'elle réussirait bien
mieux encore dans le vide. C'est justement ainsi que
Platon quitta le monde sensible parce que ce monde
oppose à l'entendement trop d'obstacles divers, et se
risqua au-delà de ce monde, sur les ailes des idées,
dans le vide de l'entendement pur..." Kant -
Critique de la raison pure
En d'autres mots, un Bouddhiste affirme qu'un homme qui médite
découvre en lui une volonté impersonnelle ...et fatale parce
que performative! La méditation ne conduira donc pas à la
diversité des méditants. Et, en effet, dans cette religion,
rien ne ressemble plus à un méditant de haut vol qu'un autre
méditant de haut vol. Le Bouddhisme nous dit que par la
méditation, l'homme particulier, le moi, est toujours,
insidieusement d'abord et de plus en plus clairement ensuite,
travaillé par une réalité impersonnelle. Cette volonté
respecte d'abord les sympathies limbiques puisqu'elles sont
constitutives de cet esprit qui gère le travail méditatif,
mais, par la "gourmandise" performative de son autorité, cette
volonté/lucidité grandissante transformera progressivement ces
sympathies.
Sous une autre perspective, qui conviendra peut-être mieux à
l'intelligence occidentale, Bouddha semble nous dire ici que
la volonté/lucidité (un peu à la manière spinoziste?) se
révèle progressivement comme étant elle-même une sympathie
limbique, mais une sympathie limbique particulière: la
sympathie limbique par excellence, la dernière et suprême
sympathie qui saute au plaisir sans devoir passer par le
désir! Elle cesserait donc de susciter des désirs. Ce
"souverain bien", ce plaisir indépendant du désir, c'est ce
que bien d'autres ont appelé la joie bien sûr!
Entre l'exaltation de cette puissante volonté performative et
une destruction pure et simple des sympathies limbiques, il y
a une nuance symbolique que l'Occidental n'est pas
naturellement enclin à penser. L'absence de sympathie
limbique, c'est l'équivalent de la mort bien sûr (même s'il y
a survie biologique), mais l'absence de désir ce n'est pas la
même chose! L'Occident, qui déjà confond trop facilement
désirs et sympathies limbiques, assimile trop facilement la
volonté d'en finir avec les désirs à une volonté de mourir
parce qu'il néglige l'existence de cette sympathie
particulière qui ne produit pas de désir. L'Occident ne s'est
d'ailleurs pas privé, au cours de son histoire, d'identifier
le Nirvana au néant. Mais c'est à tort.
*
Ces subtilités qui marquent les frontières entre l'identité,
le désir et la volonté, sont en apparence très abstraites,
mais elles sont importantes pour entendre une incontournable
prémisse d'un dialogue sérieux entre Bouddhisme et
Christianisme.
La volonté
de s'affranchir de l'esclavage du désir pénétrerait le
territoire de l'Homme (avec un grand 'H') sans aller
nécessairement jusqu'à infiltrer les sous-territoires
spécifiques qui font que, dans cette humanité, chaque homme
est aussi une personne singulière. En d'autres mots, chaque
homme peut vivre en son for intérieur une tension (voire une
souffrance) entre une volonté de liberté et certains désirs
suscités par ses sympathies limbiques personnelles. Dans notre
coeur, désirs et volonté dessinent leurs frontières
respectives l'une par l'autre, comme les morceaux d'un vase
brisé. Pour chaque personne, cette volonté commune à tous se
présente pourtant à chacun avec un visage légèrement différent
puisqu'elle est "touchée" par des désirs différents (tout
comme la Belgique et la Suisse ont des idées différentes de la
France pourtant "une et indivisible" parce que les réalités
frontalières ne sont pas les mêmes). Le Bouddhisme se focalise
sur l'universalité, la forme unique, de cette volonté par-delà
les différences des frontières par lesquelles chaque
spécificité personnelle la touche. Le Christianisme lui
préfère se focaliser sur ces singularités de frontières qui
contribuent au fait que chaque Homme est aussi une personne.
Cette importance
accordée par le Christianisme aux frontières de la
personne se retrouvera par exemple dans sa délectation
toute particulière à peindre les spécificités de ses
modèles spirituels. Saint François ne ressemble pas
vraiment à saint Ignace et Dom Bosco n'a pas vraiment le
profil de la petite Thérèse de l'Enfant Jésus. A ma
connaissance, on ne trouve pas une diversité de caractères
de cette ampleur au panthéon des Éveillés.
Alors que le Bouddhiste est tout affairé, au
dépend des spécificités personnelles, à atteindre au plus vite
une lucidité performative, le Chrétien s'attarde non seulement
aux singularités de sa rencontre personnelle avec "La
Lucidité" mais aussi aux singularités des frontières
interpersonnelles. Le Chrétien s'obstine à s'attacher à toutes
ces frontières parce qu'elles sont la condition première de
l'usage d'Agapê dont Jésus fit si grand cas. (On peut tourner
et retourner les Évangiles dans tous les sens, 'l'amour
Agapê', dans l'ordre symbolique chrétien, reste l'outil
par excellence du salut spirituel.)
"Le Royaume des désirs abolis" et "le Royaume
d'Agapê" (qui n'exige pas l'abolition de tous les désirs, mais
de certains seulement) sont deux pays du salut qui, dans les
deux religions, ne sont d'ailleurs décrits que de manières
très abstraites (probablement pour nous épargner de graves
malentendus). La formule «Par Lui, Avec Lui et En Lui»,
avouons-le, laisse notre imagination de foetus spirituel aussi
informe que le mot «Nirvana» ou la formule «Jérusalem Céleste»
ou la «Fin des réincarnations»! Qui oserait affirmer que,
derrière ces formulations différentes, on ne parle pas d'un
seul et même pays? Il serait bien fou celui-là, ou en tout cas
il manquerait de perspective.
Certes, le bouddhiste, qui a surtout manoeuvré pour abolir ses
désirs, n'est pas bien armé pour découper dans le réel les
frontières symboliques du Dieu monothéiste, de l'altérité ou
du pardon (...) dont il ne parlera relativement mal (sous la
réserve de mon ignorance de la littérature bouddhiste). Le
chrétien, tout focalisé qu'il est sur les spécificités
personnelles, est lui bien mal armé pour découper dans le réel
les frontières des illusions perceptives (et donc des racines
du "je" dont il perçoit par contre mieux les caractéristiques
singulières, les symptômes) ou de la mort (...). Il en parle
donc relativement mal (c'est particulièrement vrai de la mort
que le Christianisme aborde toujours, avouons-le, d'une
manière infantile voire ridicule faute d'outils mentaux
adaptés (la mort me semble du coup une bien plus grande
tragédie en Occident qu'en Orient...). Quand Bouddha parle de
dieux, il ne fait pas références aux frontières symboliques
par lesquelles l'Occident découpe son Dieu personnel. Et
lorsque Jésus parle de Pardon, il est bel et bien hors des
frontières de la fatalité Karmique (qui peut compenser par de
nouvelles actions mais jamais effacer le passé). À obsessions
différentes, correspondent des manières différentes de diviser
le réel en parties pour mieux le comprendre. Mais ce réel
divisé symboliquement et ensuite verbalisé, est-il multiple?
Le langage, les théologiens, les philosophes et les
traducteurs font ce qu'ils peuvent pour identifier et faire
passer d'une sphère à l'autre les pièces de ces deux puzzles
différents. Ces deux puzzles aux pièces différentes ne
représentent-ils pas possiblement (probablement!) le même
paysage?
Entre les Bouddhistes et les Chrétiens, qui a la bonne
approche spirituelle du salut? À cette altitude-ci, cette
question n'a plus aucun
sens. L'idée de deux puzzles découpant différemment un
même paysage nous a aidé à comprendre l'absurdité de la
question. Pas besoin de tolérance ou d'humilité ou d'une autre
vertu morale pour obtenir la cohabitation harmonieuse de ces
deux religions; la lucidité suffit!
La métaphore des puzzles peut nous aider aussi à mieux
comprendre le travail de réconciliation qui reste à faire:
couper et redécouper les pièces des deux puzzles. Il faudra
diviser les pièces bouddhistes ET les pièces chrétiennes en
pièces élémentaires plus petites de telle sorte qu'à partir de
ces pièces élémentaires on puisse reconstruire à sa guise les
pièces du puzzle bouddhiste ou les pièces du puzzle chrétien.
Il n'y aura alors manifestement plus qu'un seul et même
puzzle. Les codes de passage d'une religion à l'autre seront
démystifiés sans qu'aucunes des deux religions n'y perdre ses
spécificités. C'est la tâche
des intervenants du dialogue interreligieux... (La distinction
nette entre désir, sympathie limbique et volonté est un
exemple de cette démarche. La distinction
dans l'amour entre Eros, Philia et Agapê est un autre
exemple...Le réductionnisme mis en oeuvre n'est pas
condamnable parce qu'il voudrait trouver les briques qui
construisent à la fois le Bouddhisme et le Christianisme sans
pour autant prétendre hiérarchiser les orientation
méthodologiques de ces deux constructions. Ce réductionnisme
vise seulement à trouver les notions élémentaires qui
permettent au Bouddhistes de comprendre le Christianisme et
vice-versa: une ambition sémantique donc, rien de plus.)
D'aucun dira que l'entreprise est vaine et que les paysages
que ces puzzles découpent ne sont pas identiques. En d'autres
mots, la spiritualité ne serait pas 'une' dans le sens où, par
exemple, l'espace est un. Cette affirmation est étrange et va
au moins contre l'intuition commune. En effet, qui osera
affirmer que la spiritualité est le fruit de la religion
plutôt que l'inverse? Il faut retourner à l'aveuglement ou
l'orgueil des intégristes pour prétendre comprendre
parfaitement ce que, par exemple, Dieu essaye de nous dire...
L'humilité s'impose et c'est ce que le Bouddhisme au moins
sait admettre d'emblée en commençant la démarche spirituelle
par la méditation.
*
Avant d'en terminer avec cette ballade autour des désirs, de
l'identité, des sympathies, et de la volonté, il faudrait tout
de même essayer de préciser un peu plus la position
chrétienne. Pour le Bouddhiste, tout est clair: la voie du
salut tourne autour d'une lucidité performative (Vipassana),
de la disparition des désirs (Nirvana), etc. Mais pour le
Chrétien? En pratique, c'est quoi la 'méthode Agapê'?
Certains désirs peuvent gêner l'oeuvre salutaire d'Agapê,
d'autres peuvent être de précieux auxiliaires. La 'méthode
Agapê' exige de ses adeptes un éclectisme dans les désirs que
le Bouddhiste a parfois du mal à comprendre. "Tout est
possible, tout est permis, pourvu que l'on aime mieux", semble
dire le chrétien. Or, mieux aimer, dans la 'méthode Agapê',
c'est aimer sans condition (cf. oeuvre théologique de
Nygren... et les déconstructions plus récentes de l'amour par
Conte Sponville et assimilables). Agapê, c'est donc aimer en
assumant toujours les imprévus de l'altérité...L'altérité...
Un symbole dont le Bouddhisme, à vrai dire, n'a pas
grand-chose à faire!
Dans la reconnaissance
de l'altérité, il y a l'assomption d'un mystère. Dans
la formule d'une personne, il n'y aurait donc pas que des
variables (dans le sens mathématique du mot), il y aurait
aussi des 'inconnues inconnaissables' qui, en pratique,
rendent la formule 'indécidable'. "Tu n'es jamais identique
à l'idée que j'ai de toi"... Pire: "'JE' est un autre"!
(Rimbaud nous dit là qu'il y a de l'altérité même en "je" et
Rimbaud a sûrement raison; la contingence de "ma" sympathie
limbique en est peut-être la plus lumineuse illustration.)
En d'autres mots, la "méthode Agapê" c'est aimer en
respectant l'inconnaissable, l'imprévisible inconnaissable.
Jésus s'était fait connaître à Pierre par ce qu'il est convenu
d'appeler sa "vie publique". Pierre avait déjà accepté et aimé
ce visage reconnaissable de Jésus (Philia
qui naît à partir des sympathies limbiques). Mais après sa
Résurrection, au bord du lac (chapitre
XXI de Jean), Jésus-Christ affiche la nature mystérieuse
de son visage à un Pierre qui, du coup, n'est plus tout à fait
certain de le reconnaître. Jésus-Christ insiste deux fois
(versets 15&16): Il veut Agapè ...mais Pierre n'arrive pas
à se jeter dans cet amour-là. Ce serait folie; ce visage
"mystérisé" pourrait être celui de tous! Pierre préfère en
rester à ce qu'il sait déjà du Visage de Jésus: à la demande
expresse d'un "Amour-Agapè" par le Ressuscité, Pierre répond
qu'il préfère en rester à un "amour-philia" du Jésus qu'il
connaît (amour conditionné). L'incroyable vérité du
Christianisme, c'est que la troisième fois (verset 17), le
Ressuscité se plie finalement à la "faiblesse" de Pierre (à
ses sympathies limbiques):
"Ok Pierre, aime-moi comme tu le peux. Je me contenterai donc
de l'amour-philia "
...Et Pierre stupéfait (lucidité), qui regrette de ne pas
pouvoir aimer mieux (philia; désir trop conditionné par des
sympathies...), par ce regret, par cette tristesse même
(verset 17), prouve qu'il commence déjà, à Aimer le Ressuscité
comme "il" le voulait (une volonté performative germe! Et si
j'ai mis ici le "il" entre guillemets et sans majuscule, c'est
parce qu'il désigne une identité dont la sagacité spirituelle
de mon lecteur saura sonder l'abyssale imprécision!) (NB: ces
nuances entre Philia et Agapè sont prises en charge en
français dans les traductions
Chouraki, Colombe, Osty, Deiss... mais pas par Tob,
Jérusalem, Darby, Segond...)
Voilà l'énigme chrétienne, voilà la "méthode
Agapè" sur laquelle le bouddhiste jette un regard bienveillant
mais perplexe. Quel labyrinthe que cette histoire de
Ressuscité que les disciples ne
reconnaissent même pas d'une manière certaine!
Au premier regard, pour mieux aimer l'Autre, on pourrait
sacrifier une fois pour toutes nos propres désirs (souvent
trop capricieux) pour faire place au devoir. Certains
chrétiens se sont lancés sur cette voie très ascétique, très
volontariste (que les Bouddhistes jugeront sûrement très
méritante d'ailleurs). Mais ce serait, à mon avis, mal
comprendre la beauté et la spécificité de la "méthode Agapè"!
Le devoir, un des premiers sous-produits de la volonté
(lucidité), n'est pas a priori un mouvement du coeur de notre
coeur. Le coeur de notre coeur, il est du côté de ses
sympathies limbiques (bien plus capricieuses que le devoir!)
et des désirs inspirés par ces sympathies. Plutôt que de
renoncer aux désirs, le chrétien essaye de transformer les
devoirs en actes désirés!
Soyons concret: il faut un désir bien singulier issu d'une
sympathie limbique très rare pour arriver à ce que changer les
couches d'un vieillard paralysé et incontinent soit un acte
d'amour et non plus simplement un devoir. De même, c'est un
désir particulier issu d'une sympathie limbique particulière
qui pourra métamorphoser l'aumône rituelle en gentillesse.
Ce que le désir peut ajouter au devoir c'est justement ce
petit "supplément d'âme" salutaire. Puisque c'est
essentiellement par la manière de gérer nos désirs et notre
volonté qu'on a quelque chance de modifier les tendances
dominantes de nos sympathies limbiques, cette gestion est un
outil pour réorienter les désirs à venir. Le Chrétien jouit et
jeûne donc d'une manière très éclectique en espérant non pas
que ses désirs disparaissent mais qu'ils évoluent dans le bon
sens. «Surtout, dit le Chrétien, évitons la disparition des
désirs puisqu'ils peuvent changer le plomb en or! (le devoir
en désir)» Comme l'évolution des sympathies limbiques reste
malgré tout contingente, le chrétien est en négociation
permanente avec un Dieu Personnel, un Dieu-Agapè, pour obtenir
que cela se passe bien.
Et si cela se passe mal? Si le chrétien de bonne
volonté n'arrive pas à transfigurer le dégoût qu'il éprouve
devant ce vieillard incontinent atteint par la maladie
d'Alzheimer, lorsqu'il n'arrive pas à maîtriser l'exaspération
que suscitent en lui les mendiants de Calcutta? ...Eh bien, il
faudra bien que ce chrétien-là porte sa croix et cherche
simultanément un autre moyen de négocier les mutations du
coeur de son coeur! (On sait combien les milieux chrétiens
sont friands de retraites, d'introspections morales, de
lectures. C'est leur méditation à eux.)
Tant que le chrétien n'est pas en mesure d'éprouver un désir
et, in fine, un plaisir, d'accomplir ce que le devoir propose,
il n'y a pas vraiment d'Agapè à l'oeuvre et il a encore au
moins un travail spirituel précis à faire: essayer de laisser
évoluer autrement ses sympathies limbiques. Le péché des
péchés, pour un chrétien, ce n'est jamais d'avoir tel ou tel
goût mais de refuser d'évoluer dans ses goûts (sympathies
limbiques) ou plutôt de refuser de les laisser évoluer dans la
direction indiquée par Agapè. Le texte évangélique clé qui,
par excellence, traite de ce travail sur la plasticité des
sympathies limbiques par une ouverture à l'altérité, c'est à
mes yeux la première
des trois tentations de Jésus au désert (Mt4).
Cette "méthode Agapè" demande une prudence extrême
puisqu'elle touche aussi à la qualité de l'amour que tout
chrétien porte à lui-même, à ses propres spécificités. Le
fameux "Aime ton prochain comme
toi-même" souvent répété par Jésus nous rappelle
cruellement que celui qui ne s'aime que partiellement, qui
n'aime pas ses spécificités personnelles, n'aime personne.
Pour arriver à cette prouesse de s'aimer soi-même, le
chrétien va devoir jongler entre un travail de
complexification du monde (pour que ses spécificités
puissent 'exister' dans son environnement et le rendre
heureux), et un travail sur ses propres sympathies limbiques
afin de laisser ses désirs qui en découleraient évoluer
lorsque, par malheur, les désirs "actuels" sont trop
singuliers que pour pouvoir espérer une harmonie entre le
moi social et le moi singulier. Il y a une parabole de Jésus
qui traite spécifiquement de cette prudence-là. Elle est un
véritable défit à notre sagacité spirituelle lorsque le "je"
est balancé entre l'idée du suicide, la croix, la
marginalité extrême, l'hypocrisie et la militance. Cette
parabole c'est celle du retour du démon (Mt
2,43-45 et Lc 11,24-26)... Parfois, souvent, porter sa
croix ne peut être qu'une solution intermédiaire, un
pis-aller, car à moins d'être masochiste, on ne peut jamais
vraiment aimer la porter ce qui hypothèque gravement notre
faculté de nous aimer tel qu'on est ...et donc d'aimer. Il
faut évidement rapprocher cette parabole de la consigne du
juste milieu de Bouddha...
*
Le Chrétien qui par méthode s'est d'abord acharné à repérer
et à aimer en l'autre (et en lui-même) un mystère a
évidemment peur de la perspective toute verticale du
Bouddhiste qui, pour appeler un chat un chat, s'en fout un
peu de ce mystère. Le Bouddhiste, tout en verticalité, voit
sans anxiété arriver un chrétien dans sa salle de méditation
alors que le chrétien imbu d'horizontalité hésitera à donner
la communion au Bouddhiste. Au Temple du Bouddha, qu'importe
ce que le chrétien emmène avec lui; de toute façon il s'en
allégera lui-même, par sa propre lucidité! Le Bouddhiste ne
se sent pas mis en danger par la perspective chrétienne.
Mais l'inverse n'est pas vrai. Selon la perspective
chrétienne, le "moi" et les "toi" personnels, uniques,
irremplaçables ont une fonction à remplir. Tous ces
décapages méditatifs du Bouddhisme les mettent en péril.
Voilà peut-être une raison qui explique pourquoi la demande
du dialogue interreligieux vient bien plus des rangs
chrétiens que des rangs bouddhistes. Ce sont d'abord les
Chrétiens qui risquent de perdre des plumes dans ces
diverses formes de syncrétisme qui germent à l'ère de la
mondialisation... (on sait tous au fond de nous-mêmes que
l'on n'évitera pas ces tendances syncrétiques parce que, si
la spiritualité est première, il n'y a que des raisons
spécieuses ou piteusement partisanes de proscrire ces
tendances).
*
Je voudrais enfin faire remarquer combien les intuitions du
Bouddhisme à propos du désir et de la sympathie limbique
sont malgré tout déjà présentes dans le monde chrétien et
combien les intuitions du Christianisme en ce qui concerne
la personne et la charité (Agapê) a déjà infiltré le
Bouddhisme. Cela laisse présager un bel avenir pour notre
cohabitation car ni le Bouddhisme ni le Christianisme n'a
perdu quoi que ce soit dans ces échanges de bons procédés.
Il y a simplement eut une complexification des intelligences
spirituelles.
Le Christianisme a su se préserver un espace qui est
socialement et moralement plus bouddhiste que chrétien dans
ses monastères contemplatifs. On peut se gaver de mots
autant qu'on le voudra et parler de la charité des
trappistes ou des chartreux, du respect des spécificités de
la personne dans la règle de saint Benoît ou de saint Bruno,
de... il n'en reste pas moins vrai qu'un bon moine chrétien
fait subir de drôle de traitement à ses sympathies limbiques
et qu'il a une approche étrange pour ne pas dire spécieuse
de la charité chrétienne. Il est déjà en plein dans la
gestion bouddhiste de ces choses. La charité monastique
chrétienne est soit totalement limitée au cadre de la
communauté des moines - "Philéa" donc, et non "Agapè", comme
dans n'importe quelle famille-, soit n'implique la personne
du moine que très indirectement par les donations (et
assimilables) que l'abbé décide de faire au monde. Tout cela
en pratique ressemble à s'y méprendre à la manière de gérer
la charité dans le monde Bouddhiste où le mérite premier
pour le laïc consiste à faire donation aux moines (le "taam
boun" en Thaïlande)!
De la même manière, il ne faudrait pas croire que dans le
monde Bouddhiste, les tendances à la charité dans le sens
chrétien du mot (Agapê) ne se font pas pressantes. J'ai pu
personnellement remarquer (en Thaïlande) que même si le
Panthéon spirituel thaïlandais reste encore très peu
diversifié dans ses modèles (moines ayant des pouvoirs
magiques ou orateurs brillants ou moines dont le conformisme
confine au prodige), depuis une cinquantaine d'années, on
voit se presser des modèles de sages dont la principale
valeur fut une charité très chrétienne.
paul yves wery - Chiangmai - Mai 2010
Version 1.2 - novembre
2014.
Pour mieux comprendre comment le
bouddhisme essaye de gérer le védana par sa technique de
méditation appelée "Vipassana", je vous propose de cliquer
ici