Ascèse
L'ascèse est par définition désagréable. Mais elle est nécessaire parce qu'elle m'aide à n'être jamais l'esclave de mes penchants. Il m'est utile de pouvoir facilement laisser sans suite un désir parce que je suis susceptible comme n'importe qui d'être confronté un jour ou l'autre à un désir dont l'assomption nuirait à ma vie spirituelle ou corporelle ou sociale. Si la pratique de l'ascèse n'avait pour effet que d'obtenir cette plus grande autonomie par rapport à mes passions, je ne me poserais guère plus de question à son propos qu'à propos de la gymnastique. Mais l'ascèse est plus qu'une gymnastique. Elle est aussi et surtout:
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Lorsqu'un de mes désirs est modifié, il n'y a pas vraiment péril en la demeure. Le désir n'est qu'un symptôme superficiel de quelque chose de plus intime. Dans la quête des plaisirs, le désir est une étape inspirée par une sympathie première (une 'sympathie limbique') née 'de moi, en moi et malgré moi'; le désir est une réaction à cette sympathie.
Ce n'est pas mon désir qui identifie ma singularité, mais c'est ce flux de sympathies premières. D'ailleurs, je n'ai pas du tout l'impression de sacrifier mon identité lorsque je travaille l'orientation d'un désir sans chercher à réorienter mes sympathies limbiques qui suscitent ce désir. Au contraire! Par un tel défi à 'moi-même', j'ai l'impression paradoxale d'être plus 'moi-même' parce que je deviens plus fort pour être 'moi-même' !
L'effort pour transformer un désir est parfois plus héroïque qu'un effort pour ne pas y donner suite. Cet effort est aussi une forme d'ascèse. En général, cet effort-là est plutôt bien considéré par les religions. Mais que penser alors d'un effort qui cherche à transformer les grandes tendances de ma production de sympathies limbiques (mon goût des belles femmes par exemple)? La réponse ne va pas de soi. N'en déplaise au courent de pensées qui domine aujourd'hui, le désir (que je l'assume, que je le maîtrise ou que je le transforme), n'occupe pas une très grande place dans l'élaboration de mon identité. À bien y regarder, ce qui est important dans l'identification du coeur de mon coeur, c'est plutôt cette tension qui existe entre le flux de sympathies limbiques qui me dit en tout contexte (et toujours au présent!) "j'aime", "je n'aime pas" ou "cela me laisse indifférent" et une volonté de donner suite ou non aux désirs que ces sympathies suscitent. Provoquer un changement de cap du flux de sympathies limbiques (en supposant que c'est possible!) soulève donc des questions éthiques fondamentales: ma singularité est en jeu!
Tout se complique encore d'un cran lorsque je remarque que le traitement que j'inflige à mes désirs (par l'ascèse ou par d'autres techniques) peut influencer l'orientation du flux de sympathies limbiques que je secrète.
J'observe surtout que cette influence sur le flux de sympathies limbique n'est prédictible ni dans son intensité ni dans son orientation! Cette impuissance de la science devrait en toutes circonstances exciter mon intérêt et ma sagacité spirituelle; les enjeux sont énormes!
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L'ascèse est le seul 'coup de pouce' sur l'orientation du cours de mes sympathies limbiques qui soit à peu près universellement toléré voire encouragé par les spiritualités du monde ...et ce, malgré (ou grâce à?) ce côté toujours imprédictible de ses effets! Mais pour mieux gérer ces dangereuses mutations du 'je' que l'ascèse peut susciter, la spiritualité m'offre un outil précieux: la méditation. Elle me permet d'évaluer pas à pas les effets de l'ascèse sur mes désirs d'une part et sur l'orientation du flux de sympathies limbiques que je produis d'autre part. Une religion au moins attache une importance énorme à la pratique de cette forme de méditation: le Bouddhisme (voir le Maha Satipatthana Sutta et en particulier la contemplation du 'Vedana' (= sympathies limbiques) dans la déconstruction des désirs). Le christianisme semble moins raffiné sur ce terrain mais il propose tout de même quelques autres outils de contrôle en feedback (confession, recherche théologique, directeurs spirituels, prière silencieuse...). Quelques traditions religieuses ont contribué à embrouiller encore un peu plus cette mécanique déjà compliquée qui lie ascèse, désirs et sympathies limbiques en y introduisant de la morale. La tradition chrétienne a pu ainsi élaborer toute une théologie de la pénitence où l'ascèse aurait une vertu purifiante: la mortification pour le «rachat» de péchés, etc. Cette récupération de l'ascèse par la morale chrétienne ne me gênerait pas s'il n'y avait là le symptôme d'un archaïsme moral qui n'est pas du tout évangélique. Jésus fut justement le combattant de cette morale archaïque qui ne fait pas grand cas du pardon, de la gratuité, de la Rédemption... La morale évangélique n'est pas un marchandage.
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En termes spirituels, l'ascèse est donc dangereuse puisqu'elle peut transformer d'une manière paradoxale ma singularité. Le statut de ce genre de risque dans la spiritualité en appelle à ma sagacité... On est vite aux frontières symboliques du suicide. Et pourtant, il faut la pratiquer! C'est avec des arguments fort que Bouddha ET Jésus (et beaucoup d'autres grands spirituels) m'invitent à prendre ce risque. * Le Bouddhisme me dit que la meilleure raison de me faire mal, ce n'est pas d'effacer mes péchés mais de favoriser une évolution de mes désirs. En un mot, l'ascèse serait surtout et avant tout une technique pour obtenir à terme l'extinction pure et simple de mes désirs. Et puisque l'ascèse a toujours un effet imprédictible sur le flux de mes sympathies limbiques, le Bouddhisme ne cesse de m'inviter à pratiquer simultanément une méditation rigoureuse. Cette méditation me permettra de diagnostiquer les effets paradoxaux et contre-productifs de l'ascèse. Des ajustements judicieux pourront ainsi s'opérer en cours de travail. Ces réajustements ne sont pas que des préventions contre l'orgueil ou le masochisme. La consigne bouddhiste du «juste milieu», par exemple, est tout autre chose qu'un vulgaire 'ni trop ni trop peu'. Il s'agit toujours de protéger l'ascète contre l'émergence d'un désir réactionnel plus toxique que le désir combattu au départ. (Le désir de maîtriser certaines pulsions naturelles peut en effet nous transformer en soldats idiots imbus de performances, d'obsessions et de conformismes.) * Et le Christianisme? En supposant même que l'ascèse puisse transformer mes désirs sans affecter mes sympathies, l'ascèse pourrait encore, parfois, être considérée comme dangereuse. Pour un chrétien, certains de mes désirs sont à protéger à tout prix parce qu'ils peuvent être d'excellents alliés dans ma conquête du Royaume d'Agapê. Il y a des contextes où le désir seul peut transformer le devoir en amour, l'aumône en gentillesse, la compassion en charité. Le désir peut aussi favoriser indirectement ma maturité, ma lucidité et la prise de conscience de ma volonté. Plus prosaïquement, le désir peut combattre ma paresse, ma somnolence... Mais Jésus nous met en garde; pour Lui aussi il faut rester pragmatique et donc se méfier des effets paradoxaux de l'ascèse. Le texte évangélique le plus éloquent à ce propos c'est la parabole du «retour de l'esprit impur» dont le contenu idéologique est limpide et ne demande donc, à mon avis, aucun éclaircissement complémentaire. Là où le Christianisme prend distance par rapport au Bouddhisme, c'est à propos des objectifs à atteindre.
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Pour résumer: Je sens bien que l'ascèse peut et doit faire partie de ma vie spirituelle. Ce n'est pas rien qu'une question de gymnastique de la volonté; dès que je me donne des ambitions spirituelles, l'ascèse prend aux côtés de la contemplation, de l'étude, des actes dévots, (...), un rôle central pour me faire mûrir. Mais cette ascèse me sera d'autant plus profitable et d'autant moins dangereuse qu'elle sera strictement et régulièrement réajustée par les renseignements que fournit une pratique intensive de la méditation (dans le sens bouddhiste du mot). L'ascèse sans méditation me paraît n'être qu'une forme vulgaire de l'obéissance. L'obéissance à une Règle -dût-elle avoir été rédigée par un saint Benoît ou un saint Ignace plutôt que par moi- si elle n'est pas en parfait accord avec ce que me recommande une pratique méditative pointue, pourrait me transformer sinon en robot au moins en «constipé». Le sourire paisible des robots et le sourire crispé des «constipés» à quelque chose de pathétique qui ne convient ni à la souplesse ni à la fluidité d'une spiritualité digne de ce nom. Le coeur de la personne a beau être un mystère que je dois respecter, il n'en est pas moins vivant; ce qui doit y entrer doit pouvoir y entrer et ce qui doit en sortir doit pouvoir en sortir.
paul yves wery - Chiangmai - Mars 2008. Version 2.01 - Mai 2010. Version 2.02 - Mars 2011
(Voir aussi le texte sur la chasteté et celui sur les sept mots clés de la contemplation)
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