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Ascèse

Abstract: Pas de vie spirituelle sans ascèse parce que le désir, la volonté et la sympathie sont trois entités symboliques distinctes dont la gestion est au coeur de la liberté.

L'ascèse est par définition désagréable. Mais elle est nécessaire parce qu'elle m'aide à n'être jamais l'esclave de mes penchants. Il m'est utile de pouvoir facilement laisser sans suite un désir parce que je suis susceptible comme n'importe qui d'être confronté un jour ou l'autre à un désir dont l'assomption nuirait à ma vie spirituelle ou corporelle ou sociale.

Si la pratique de l'ascèse n'avait pour effet que d'obtenir cette plus grande autonomie par rapport à mes passions, je ne me poserais guère plus de question à son propos qu'à propos de la gymnastique. Mais l'ascèse est plus qu'une gymnastique. Elle est aussi et surtout:

    • Un outil (parmi d'autres) de transmutation de nos désirs.
    • Un outil de réorientation du flux de sympathies "limbiques" qui suscite les désirs et les répulsions.
    • ...Et un outil d'ouverture cognitive à l'altérité. (Le rôle de l'ascèse sur la perception de l'altérité, je l'ai découvert en analysant la pratique ascétique de Jésus telle qu'elle est décrite dans les Evangiles et en particulier dans le récit de la première tentation. Je renvoie donc mon lecteur à cet article plutôt que de développer ce sujet une deuxième fois.)

 

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Lorsqu'un de mes désirs est modifié, il n'y a pas vraiment péril en la demeure. Le désir n'est qu'un symptôme superficiel de quelque chose de plus intime. Dans la quête des plaisirs, le désir est une étape inspirée par une sympathie première (une 'sympathie limbique') née 'de moi, en moi et malgré moi'; le désir est une réaction à cette sympathie.

Une seule et même sympathie limbique peut être à l'origine de mille désirs différents. Éprouver une sympathie vis-à-vis d'une femme peut me conduire à désirer ne plus la voir, à désirer en faire ma partenaire, à désirer en faire une amie... Le désir naît en aval de ce cette sympathies premières et, alors même qu'il est en train de se cristalliser, le désir se laisse travailler par la morale, la religion, la peur, l'intelligence, des neuroleptiques, des hormones, des priorités contextuelles, etc.

Ce n'est pas mon désir qui identifie ma singularité, mais c'est ce flux de sympathies premières. D'ailleurs, je n'ai pas du tout l'impression de sacrifier mon identité lorsque je travaille l'orientation d'un désir sans chercher à réorienter mes sympathies limbiques qui suscitent ce désir. Au contraire! Par un tel défi à 'moi-même', j'ai l'impression paradoxale d'être plus 'moi-même' parce que je deviens plus fort pour être 'moi-même' !

La plupart des hommes mariés et heureux en amour gardent intactes leurs sympathies originelles pour les belles femmes, mais ils ne laissent pas nécessairement germer en eux des désirs sexuels à chaque nouvelle rencontre. Autre est l'effort de maîtriser un désir sexuel, autre est l'effort pour transformer ce désir en celui d'une amitié chaste par exemple, et autre est l'effort pour changer le cap du flux de sympathies limbiques secrétées 'de moi, en moi et malgré moi' (la transformation du penchant pour les belles femmes dans cet exemple).

L'effort pour transformer un désir est parfois plus héroïque qu'un effort pour ne pas y donner suite. Cet effort est aussi une forme d'ascèse. En général, cet effort-là est plutôt bien considéré par les religions. Mais que penser alors d'un effort qui cherche à transformer les grandes tendances de ma production de sympathies limbiques (mon goût des belles femmes par exemple)?

La réponse ne va pas de soi.

N'en déplaise au courent de pensées qui domine aujourd'hui, le désir (que je l'assume, que je le maîtrise ou que je le transforme), n'occupe pas une très grande place dans l'élaboration de mon identité. À bien y regarder, ce qui est important dans l'identification du coeur de mon coeur, c'est plutôt cette tension qui existe entre le flux de sympathies limbiques qui me dit en tout contexte (et toujours au présent!) "j'aime", "je n'aime pas" ou "cela me laisse indifférent" et une volonté de donner suite ou non aux désirs que ces sympathies suscitent. Provoquer un changement de cap du flux de sympathies limbiques (en supposant que c'est possible!) soulève donc des questions éthiques fondamentales: ma singularité est en jeu!

Cette 'volonté' dont il est question ici, il ne faudrait pas non plus la confondre avec un désir; elle est orientée vers moi-même et elle pourrait même être considérée comme une sympathie limbique particulière qui serait à la fois réactionnelle et intemporelle (je renvoie mon lecteur à l'étude qui lui a été consacrée).

Tout se complique encore d'un cran lorsque je remarque que le traitement que j'inflige à mes désirs (par l'ascèse ou par d'autres techniques) peut influencer l'orientation du flux de sympathies limbiques que je secrète.

Travailler sur un désir (désir sexuel, désir de manger du chocolat, désir de sécurité...) peut à la longue agir non seulement sur la forme et l'intensité de mon désir (obsession, boulimie, compulsion, fétichisme, phobies, dénis, projection, etc.) mais aussi sur l'orientation de mes tendances limbiques originelles (ne plus aimer le chocolat, éveiller de nouvelles orientations sexuelles, création ex nihilo de nouvelles passions par sublimation, etc.).

J'observe surtout que cette influence sur le flux de sympathies limbique n'est prédictible ni dans son intensité ni dans son orientation! Cette impuissance de la science devrait en toutes circonstances exciter mon intérêt et ma sagacité spirituelle; les enjeux sont énormes! 

Pour appeler un chat un chat, c'est un travail d'apprenti sorcier que de chercher à travailler sciemment nos sympathies limbiques. La science peut vaguement transformer des désirs mais dès qu'elle cherche à toucher à l'orientation plus globale des sympathies limbiques, elle n'est vraiment plus que l'ombre d'une science; la seule transformation d'un flux de sympathie qu'elle puisse opérer relativement précisément, c'est sa destruction. Or cette destruction, c'est "tuer" ou "amputer"! (La lobotomie chirurgicale ou chimique est l'exemple emblématique.)

La maturation de ma sensibilité m'a déjà forcé d'admettre qu'une société est faite de personnes et non d'individus. Dans cette maturation de ma perception de l'autre, il ne s'agit pas tant de repérer une variable qu'une inconnue. En philosophie et en théologie, une 'personne' est un mystère et non une énigme. Plus précisément, il ne s'agit même pas tant de repérer en elle une inconnue que de reconnaître la possibilité d'une inconnue. À bien y regarder, cette possibilité n'est pas tant un caractère de l'autre qu'une conscience plus critique de mon fonctionnement cognitif! Reconnaître l'existence de la personne, c'est avant tout admettre, non par choix politique ou par préférence mais par maturité cognitive (lucidité) que la science n'aura jamais d'elle une formule totale.

En pratique, le lieu du coeur de la personne, le lieu de ce mystère, de son identité, de sa singularité, c'est justement la contingence de chaque affinité limbique qu'il produit. Dès que je nie ou détruit cette sympathie par un acte technique que guiderait ces 'pseudo-science', je ne respecte plus l'intégrité de la personne, je la "tue" plutôt, et je crée -éventuellement- une autre personne dès que je guide la mise en marche d'un nouveau type de sympathies.

L'ordre symbolique mis en jeu ici n'autorise donc pas à la fois de respecter la vie d'une personne et d'en choisir précisément ses orientations limbiques: la personne et ses contingences limbiques, relèvent de la même source ontologique!

Par contre, la manipulation des désirs est de mieux en mieux maîtrisée par la science et la technique (endocrinologie, assommoir neuroleptique, traitements comportementalistes, pédagogie, etc.). Ces manipulations agressent aussi les productions limbiques, d'une manière quasi imprédictible.

On pressent vers quelles tragiques confusions de genres la science peut exposer les juges et les princes, ...et nous y sommes déjà! La personne 'différente' (le pédophile aujourd'hui, l'homosexuel hier, l'esclave, la femme, le fou, l'enfant, etc.) risque d'être de plus en plus fréquemment obligée de choisir entre l'ascèse et le suicide psychiatrique, la prison et la peine capitale. Le bourreau-neurologue en haut de l'échafaud affûte déjà ses tranchants. Pour le juge et pour le prince, c'est évidemment plus facile d'emprisonner ou de monter des échafauds pour gérer des singularités ennuyeuses (propagande, traitements hormonaux, camp de redressement, lobotomie chimique...). Chercher à complexifier la conception du monde et le monde lui-même est un travail plus exigeant et souvent découragant...

 

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L'ascèse est le seul 'coup de pouce' sur l'orientation du cours de mes sympathies limbiques qui soit à peu près universellement toléré voire encouragé par les spiritualités du monde ...et ce, malgré (ou grâce à?) ce côté toujours imprédictible de ses effets!

Mais pour mieux gérer ces dangereuses mutations du 'je' que l'ascèse peut susciter, la spiritualité m'offre un outil précieux: la méditation. Elle me permet d'évaluer pas à pas les effets de l'ascèse sur mes désirs d'une part et sur l'orientation du flux de sympathies limbiques que je produis d'autre part.

Une religion au moins attache une importance énorme à la pratique de cette forme de méditation: le Bouddhisme (voir le Maha Satipatthana Sutta et en particulier la contemplation du 'Vedana' (= sympathies limbiques) dans la déconstruction des désirs).

Le christianisme semble moins raffiné sur ce terrain mais il propose tout de même quelques autres outils de contrôle en feedback (confession, recherche théologique, directeurs spirituels, prière silencieuse...).

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Quelques traditions religieuses ont contribué à embrouiller encore un peu plus cette mécanique déjà compliquée qui lie ascèse, désirs et sympathies limbiques en y introduisant de la morale. La tradition chrétienne a pu ainsi élaborer toute une théologie de la pénitence où l'ascèse aurait une vertu purifiante: la mortification pour le «rachat» de péchés, etc.

Cette récupération de l'ascèse par la morale chrétienne ne me gênerait pas s'il n'y avait là le symptôme d'un archaïsme moral qui n'est pas du tout évangélique. Jésus fut justement le combattant de cette morale archaïque qui ne fait pas grand cas du pardon, de la gratuité, de la Rédemption... La morale évangélique n'est pas un marchandage.

 

 

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En termes spirituels, l'ascèse est donc dangereuse puisqu'elle peut transformer d'une manière paradoxale ma singularité. Le statut de ce genre de risque dans la spiritualité en appelle à ma sagacité... On est vite aux frontières symboliques du suicide. Et pourtant, il faut la pratiquer! C'est avec des arguments fort que Bouddha ET Jésus (et beaucoup d'autres grands spirituels) m'invitent à prendre ce risque.

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Le Bouddhisme me dit que la meilleure raison de me faire mal, ce n'est pas d'effacer mes péchés mais de favoriser une évolution de mes désirs. En un mot, l'ascèse serait surtout et avant tout une technique pour obtenir à terme l'extinction pure et simple de mes désirs. Et puisque l'ascèse a toujours un effet imprédictible sur le flux de mes sympathies limbiques, le Bouddhisme ne cesse de m'inviter à pratiquer simultanément une méditation rigoureuse. Cette méditation me permettra de diagnostiquer les effets paradoxaux et contre-productifs de l'ascèse. Des ajustements judicieux pourront ainsi s'opérer en cours de travail. Ces réajustements ne sont pas que des préventions contre l'orgueil ou le masochisme. La consigne bouddhiste du «juste milieu», par exemple, est tout autre chose qu'un vulgaire 'ni trop ni trop peu'. Il s'agit toujours de protéger l'ascète contre l'émergence d'un désir réactionnel plus toxique que le désir combattu au départ. (Le désir de maîtriser certaines pulsions naturelles peut en effet nous transformer en soldats idiots imbus de performances, d'obsessions et de conformismes.)

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Et le Christianisme?

En supposant même que l'ascèse puisse transformer mes désirs sans affecter mes sympathies, l'ascèse pourrait encore, parfois, être considérée comme dangereuse. Pour un chrétien, certains de mes désirs sont à protéger à tout prix parce qu'ils peuvent être d'excellents alliés dans ma conquête du Royaume d'Agapê. Il y a des contextes où le désir seul peut transformer le devoir en amour, l'aumône en gentillesse, la compassion en charité. Le désir peut aussi favoriser indirectement ma maturité, ma lucidité et la prise de conscience de ma volonté. Plus prosaïquement, le désir peut combattre ma paresse, ma somnolence...

Mais Jésus nous met en garde; pour Lui aussi il faut rester pragmatique et donc se méfier des effets paradoxaux de l'ascèse. Le texte évangélique le plus éloquent à ce propos c'est la parabole du «retour de l'esprit impur» dont le contenu idéologique est limpide et ne demande donc, à mon avis, aucun éclaircissement complémentaire.

Là où le Christianisme prend distance par rapport au Bouddhisme, c'est à propos des objectifs à atteindre.

    • N'en déplaise au Bouddhisme, l'important pour Jésus, ce n'est pas tant de détruire mes désirs que de me libérer des effets toxiques de quelques-uns de mes désirs. Cette nuance est mise au service de mes spécificités personnelles qui seraient susceptibles de faire avancer la cause de «l'Amour Agapê» (le Graal du Christianisme!).
    • Dans le Christianisme, l'ascèse peut aussi m'ouvrir au souffle vivifiant de l'altérité dont mes désirs et le flux bouillonnant de mes sympathies limbiques me distrait parfois, ...souvent. C'est une autre manière de dire que l'ascèse m'ouvre une porte vers l'inconnu, vers l'imprévisible, ...ce dont le Bouddhisme n'a pas grand-chose à faire mais qui est par contre fondamental pour le 'règne d'Agapê'!
    • Pour un chrétien, il y a aussi ce rôle moral de l'ascèse auquel il a été fait allusion plus haut (théologie de la pénitence).

 

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Pour résumer:

Je sens bien que l'ascèse peut et doit faire partie de ma vie spirituelle. Ce n'est pas rien qu'une question de gymnastique de la volonté; dès que je me donne des ambitions spirituelles, l'ascèse prend aux côtés de la contemplation, de l'étude, des actes dévots, (...), un rôle central pour me faire mûrir. Mais cette ascèse me sera d'autant plus profitable et d'autant moins dangereuse qu'elle sera strictement et régulièrement réajustée par les renseignements que fournit une pratique intensive de la méditation (dans le sens bouddhiste du mot). L'ascèse sans méditation me paraît n'être qu'une forme vulgaire de l'obéissance. L'obéissance à une Règle -dût-elle avoir été rédigée par un saint Benoît ou un saint Ignace plutôt que par moi- si elle n'est pas en parfait accord avec ce que me recommande une pratique méditative pointue, pourrait me transformer sinon en robot au moins en «constipé». Le sourire paisible des robots et le sourire crispé des «constipés» à quelque chose de pathétique qui ne convient ni à la souplesse ni à la fluidité d'une spiritualité digne de ce nom. Le coeur de la personne a beau être un mystère que je dois respecter, il n'en est pas moins vivant; ce qui doit y entrer doit pouvoir y entrer et ce qui doit en sortir doit pouvoir en sortir.

 

paul yves wery - Chiangmai - Mars 2008.

Version 2.01 - Mai 2010.

Version 2.02 - Mars 2011

 

(Voir aussi le texte sur la chasteté et celui sur les sept mots clés de la contemplation)