LA GENTILLESSE Abstract: La gentillesse ne naît pas de notre bonne volonté...
L'amour de soi, l'orgueil, la suffisance, la fierté... Voilà des sujets ennuyeux, agaçants, fatigants. Avec les Rochefoucauld et autres Pascal nous devrions pourtant y être sans cesse attentifs. Je me demande parfois si ceux-là qui aiment nous mettre en garde par rapport à de tels vices ne sont pas surtout en train de projeter sur le monde leurs problèmes personnels. Les Rochefoucauld et autres Pascal, avaient de très bonnes raisons de s'aimer avec passion et s'ils ne l'ont pas fait, ce fut certainement par vertus, mais de là à penser que l'humanité souffre de s'aimer trop... Au vu des acquis de la psychologie contemporaine, je pourrais développer sans la moindre difficulté une thèse qui affirme juste l'inverse. Sur ces questions d'humilité, victimes malgré eux d'une fausse modestie, ces génies moralistes se sont trompés. Les hommes ne s'aiment pas assez. C'est de ce manque d'amour - qui, hélas, est souvent fondé sur de très bonnes observations - que germent jalousies, frustrations et d'autres déchirements de l'âme... Surtout, et avant tout, ce manque d'amour nous prive de courage lorsqu'il s'agit de prendre des distances par rapport aux normes ambiantes, pour s'épanouir dans ces simples limites de ce que nous sommes. Ce manque d'amour de soi est peut-être la principale cause de toutes ces calamités que l'homme inflige à l'homme... Les plus magnifiques exemples d'hommes accomplis se sont aimés assez que pour aimer leurs frères en humanité et pour les aider à s'aimer eux-mêmes. A-t-on assez relevé que Jésus par exemple n'était pas un champion de la modestie. Lui, il n'était pas dupe de son origine divine et il s'aimait assez que pour ne pas envier les puissants. Il ne sentait pas le besoin de les séduire par de veines courbettes. Le Christ n'a jamais cherché à se valoriser par un zèle désuet à se plier au diktat des normes de la réussites de son époque. D'ailleurs, à bien y regarder, si le Christ n'avait pas de mots assez durs pour s'attaquer à l'orgueil pharisaïque, ce n'était pas tant parce que ces pharisiens s'aimaient démesurément qu'au contraire parce qu'ils tiraient toute leur fierté d'un renoncement à n'être 'que' eux-mêmes. Ce qui faisait enrager Jésus, c'est que ces pharisiens se vautraient dans cette basse passion de porter tel ou tel masque social. Ils n'étaient pas tant fiers d'être ce qu'ils étaient que fiers d'être là où le coeur de leur coeur ne peut pas être. Oui, derrière les colères du Christ, il y a toujours une attaque en règle d'un conformisme qui ment pour esquiver un vrai devoir: celui de renouer avec une vérité personnelle bafouée. Il ne faut pas être très érudits pour comprendre, pour entendre, que le Christ pensait l'amour de soi comme une des conditions clés de l'amour des autres: " Aime ton prochain comme toi-même !". L'amour de soi est la mesure de la faculté d'aimer l'autre! L'amour n'est pas une quantité limitée qu'il faudrait répartir avec intelligence et parcimonie en fonction d'un certain calcul des disponibilités. Aime-toi sans mesure si cela te permet d'aimer ton prochain avec la même passion. L'herméneutique du Nouveau Testament est limpide et imparable: pris globalement, les Évangiles sont une éducation à l'amour bien avant d'être une injonction à l'amour. L'amour forcé ou calculé n'est pas de l'amour. L'amour du prochain est plutôt la conclusion heureuse d'une procédure longue qui commence par une assomption d'instincts premiers qui consistent d'abord à aimer tout simplement ceux qui nous aiment, ceux qui nous veulent du bien, ceux qui aiment nous aimer sans effort particulier. C'est par ce simple cheminement-là que j'ai quelques chances d'arriver finalement à m'aimer moi-même assez pour aimer à mon tour ma mère et puis mon frère et enfin l'inconnu, ce frère de partout... Jésus sait très bien ce que tout le monde sait déjà vaguement : on n'aime pas sur commande et c'est aimer mal, très mal même, qu'aimer par devoir. L'Amour avec un grand A dont le Christ fait incessamment la promotion ("Agapè") est un processus avant d'être un état... un processus qui commence, oui, par l'assomption toute simple d'un narcissisme de nourrisson et dont l'effloraison produirait in fine ce qui est devenu presque un propre du Christianisme: l'amour de l'ennemi. Personne n'y arrive pleinement? Pleinement? Si "pleinement" il y a, c'est une performance rare en effet, mais ce n'est pas tant le terme du voyage que la direction prise qui importe ici. C'est par cette pédagogie de l'amour que tout le corpus évangélique prend sa cohérence. Ce corpus y gagne une puissance anthropologique imparable. Dès que j'accepte que cette pédagogie est une idée directrice des Évangiles, je comprends, par exemple, pourquoi dans la parabole de 'l'Enfant Prodigue', manifestement, le père, préfère son enfant prodigue à son frère obéissant! (Il y a dans cette parabole une forme d'injustice promue par Jésus dont personne n'a jamais été dupe.) C'est la parabole du "bon Samaritain" qui est la plus magnifique illustration de la pédagogie de l'Amour et d'ailleurs, les pères de l'Église ne se trompaient pas lorsqu'ils en établissaient les premières lectures canoniques. Ce n'est finalement que très tardivement dans l'histoire de l'exégèse qu'une interprétation perverse a laissé croire que le nerf de ce récit était l'obligation d'aimer "comme" le bon Samaritain plutôt que d'aimer le bon Samaritain. La restauration de cette lecture patristique de la parabole, dont Françoise Dolto, une psychologue!, a été une importante contributrice, fut une très bonne nouvelle pour les chrétiens, car, on en conviendra tous, aimer les Bons Samaritains qui simplifient et embaument nos vie est à la portée de n'importe lequel d'entre nous. Et Jésus a bien raison de penser que c'est ainsi, et seulement ainsi, que l'on arrivera à devenir à notre tour un bon Samaritain! 'Quelle est la loi principale? ' demande un pharisien. 'Aime Dieu et ton prochain comme toi-même ' répond Jésus. Qui est mon prochain ? Le prochain qu'il faut aimer, c'est celui ou celle qui nous aime assez pour prendre soin de nos difficultés. Aimer celui qui nous donne des signe de compassion! C'est la première étape incontournable de l'éducation à l'amour des autres! Mais aimer celui qui nous aime, c'est aussi comprendre que l'on est aimable malgré ce qu'une certaine éducation à l'humilité voudrait parfois nous faire croire... *** Pourquoi avoir commencé par parler de l'amour de soi alors que l'intention première de cet article est plutôt la démystification de la gentillesse? Parce que je dois confesser d'abord la source de mes certitudes! Cette source, j'ai beau chercher de tous côtés, j'en reviens toujours à la situer dans l'amour que j'ai de la gentillesse que je commis moi-même. C'est par prudence et honnêteté donc que pour parler de la gentillesse, je pars non pas d'une belle théorie de l'Agape, mais de l'amour que j'éprouve -uns de mes propres gestes. Pour un tel sujet, pas question de partir d'un rêve, d'une terra incognita idéalisée par des fantasmes ou des ouï-dire. Pour commenter la gentillesse, il me fallait non seulement m'aimer assez mais oser aussi affirmer, par-delà toutes les exigences de la modestie et de l'humilité, qu'il m'est arrivé d'être gentil. *** Mes plus puissantes productions de ce miracle rare et délicat qu'est la gentillesse, je les dois en partie à mon activité médicale. À l'époque que je vais évoquer, le hasard avait voulu que je travaille dans un mouroir pour sidéens en Thaïlande. C'était un environnement terrible; il y avait dans ma salle un à deux morts par jour. Seul médecin à bord, j'y travaillais bien plus par devoir que par envie d'être gentils. Je m'acquittais là de tâches que je n'hésite pas à qualifier de très désagréables. C'est dans ce mouroir donc que j'ai commencé à prendre conscience du pouvoir redoutable de la gentillesse (la mienne en l'occurrence). J'étais presque inquiet de ce pouvoir dont je devenais à l'occasion le dépositaire sans l'avoir vraiment choisi, par la simple autorité des contextes. Quelques mots, deux mains qui s'empaument, le corps du malade un peu plus proche du mien que ce que recommande le protocole et cela suffisait parfois à susciter le grand saut que l'on attendait pour plus tard. Poussée dans ses plus obscurs retranchements, la gentillesse produit des fluides capables de tuer. Même lorsque l'agonisant a perdu connaissance, lorsque depuis quelques heures, il n'en finit pas de retarder l'échéance, qu'il a pourtant les membres déjà froids et la respiration de la carpe hors de l'eau, même alors, il m'est apparu que des mots ciblés, une manière de mettre ma main à son front l'aident à abandonner le paquet d'os et de peau qu'il refusait d'abord de lâcher. Une mère qui accompagnait depuis quelques semaines son fils qui n'arrêtait pas de ne pas mourir observait attentivement les autres mourants de la salle. Elle venait parfois me prendre par la main lorsqu'elle pensait qu'il fallait simplifier telle ou telle agonie. Elle croyait dur comme fer que la qualité de ma gentillesse pouvait produire de ces fluides apaisants qui aident à mourir plus facilement. J'y ai cru aussi. Cette femme avait probablement raison.
…Et il partait
*** Pour atteindre les frontières du pouvoir et devenir plus qu'une belle qualité d'âme sans autorité, la gentillesse exige une association de rares coïncidences. Sur ces coïncidences, nous n'avons quasi pas prise. Peu les reçoivent du destin. On se contente donc d'être gentils «comme tout le monde »; gentils avec une vieille, le boulanger aveugle, un veuf dépressif, un enfant qui pleure... On n'ose demander le miracle parce que le contexte est trop naturel, parce que l'on croit le miracle réservé aux saints. Et pourtant, je vous l'affirme du fond de ma vanité, il n'y a pas de mérite ni de vertu conquise par l'effort qui donne à la gentillesse son plein pouvoir. J'ai vu des miracles et j'en ai produit parfois. Pour que la gentillesse puisse agir pleinement, le contexte ne suffit pas. Il faut aussi une aptitude physique qui ne relève ni d'une éducation, ni d'une réflexion, ni d'un travail. Pour s'incarner, la gentillesse utilise surtout le regard, des mots et des gestes. Mais l'alchimie de toute cette matérialité de la gentillesse est tellement complexe et subtile qu'il n'est plus mentalement en notre pouvoir de l'ordonner. Ce sont des milliers de petites contractions musculaires coordonnées les unes aux autres qui vont faire qu'un visage offre un regard chargé d'une douceur ineffable… Oui, voilà que le visage devient un écrin qui exalte, crée même la valeur étourdissante de deux pupilles qui boivent la chair souffrante et la transfigurent… De même, des milliers d'infimes nuances dans les contractions musculaires parfaitement coordonnées dans l'espace et le temps donnent à la gorge et à la bouche d'emballer chaque mot prononcé dans un timbre de voix chargé d'une tendresse redoutable. Le timbre dilate le sens du mot et permet à la gentillesse d'ouvrir ses grandes ailes dans l'espace du son… Le timbre devient pour le mot, ce que le parfum est à l'air. Dans son flacon, le parfum n'a de sens que sa formule chimique. Dès qu'il en sort, l'espace insignifiant existe soudain et se gonfle de propriétés enchanteresses. De même enfin, des milliers d'infimes nuances parfaitement subordonnées les unes aux autres dans les contractions des muscles des mains (lenteurs, pressions, évitements...) donnent aux gestes une valeur affective transcendant totalement la qualité technique des actes posés… La gentillesse peut alors littéralement couler des mains. Peu importe alors le but premier du geste: éponger les sueurs de la douleur, humidifier la bouche trop sèche, effacer un vomi, toucher simplement ou se laisser toucher ...ou injecter un produit létal. * C'est plus complexe encore. Un contexte excellent et une aptitude physique ne suffisent pas. Ce ne sont que des conditions incontournables. Il faut aussi que le désir de gentillesse soit d'une certaine nature et sur ce point aussi, hélas, la volonté a peu de prise. J'ai souffert moi-même la triste expérience de ce que le simple désir d'être gentil ne produit qu'un ersatz de gentillesse dont le mourant n'est pas dupe (ou rarement). Rien ne passe, rien ne se passe. Le grand théâtre de la fausse compassion. La gentillesse feinte ment mal. Alors qu'elle est quasi systématiquement le fruit d'un effort louable, elle n'en est pas moins, par le mourant qui s'en rendrait compte, ravalée au rang de supercherie. Parfois d'ailleurs, cela suscite en lui une espèce de colère paradoxale envers son accompagnateur. Plus souvent, le mourant se contente de produire un sourire compatissant (autre paradoxe!), parce qu'il sait que c'est aussi une vertu que de se faire «bienfaiteur » par devoir. D'où vient le désir pur, la vraie compassion qui donne à la gentillesse son plein pouvoir? Je ne sais pas. D'une source qui semble bien se situer quelque part en moi, mais n'est pas moi. Ni mon «je» ni son «je» ne semblent suffire pour les faire naître; une autre variable située hors de nous deux semble avoir son mot à dire. La gentillesse qui autorise le miracle et transforme le monde naît d'une inclination qui ne pose aucune condition; le bénéficiaire de la plus pure gentillesse ne doit pas nécessairement être un enfant, ni être beau ou d'un certain sexe, ni être poli, propre ou simplement aimable… La gentillesse n'est donc pas vraiment cet amour que l'on donne à un partenaire, un enfant, une mère…
Oui, cet amour-là est beau …mais lui est strictement réservé à mon enfant, à l'enfant en général, à mon partenaire, à mon père ou ma mère… Beaucoup plus facile cet amour, parce qu'il est plus instinctif que généreux… Mais il n'est qu'un mot dès qu'il quitte son petit royaume. Et puis il y a ces innombrables qui croient donner lorsqu'ils viennent prendre. Ersatz de gentillesse, rien de plus qu' ersatz sans pouvoir chez celui qui confond la personne souffrante et ce besoin d'une proie en pleurs qu'il cache au fond de lui. Il se donne de tout son coeur et le front haut à cette jouissance cannibale. Il ne sait pas les nouvelles plaies qu'il ouvre tant il jouit et s'admire en ce geste. Pas de miracles par là, mais beaucoup d'immaturité, voire de régression. J'ai passé des heures à démonter la nature du désir qui y conduit à la gentillesse. J'en suis vite arrivé à la question de l'amour ou de ce que nous croyons être de l'amour. Je démystifiais progressivement certains trompe-l'œil dont nos cultures se gavent et dont les enfants et les fous surtout font les frais (Les enfants, dès qu'ils deviennent adolescents, prennent leur revanche et nous rendent leurs frustrations de vrai gentillesse… Mais avec ces fous qu'on enferme «pour leur bien» dans les 'gentils rituels' des asiles, le silence… le silence… qui nous accable…). Je devais remarquer surtout que ce que j'appelais, moi, la gentillesse était proche de ce que quelques philosophes et théologiens d'aujourd'hui appellent: «Agapè»… La gentillesse serait alors la première étape du déploiement de l'Amour divin.
* Contexte, aptitude physique, désir… C'est clair, c'est limpide: au bout du compte, je ne suis pas plus responsable de «ma» gentillesse que je ne le suis par exemple de la couleur de mes yeux. Tout cela m'échappe. Tout au plus puis-je refuser qu'elle germe. C'est pourtant bien moi qui produis cette gentillesse. Elle vient d'un ailleurs et va vers un autre, en passant nécessairement par mon corps. «Je» n'est qu'un conduit entre cet «ailleurs» et l'autre. Les dieux sont avares; ils ont peut-être peur, comme moi, de tant de pouvoir en nos mains sales…
paul yves wery Version 2.0 -Août 2016
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