Version 1.00 - Octobre 2014
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"Compassion sans empathie"

Abstract: La gentillesse (cf. Agapè) nous demande d'être capable de compatir sans ressentir de l'empathie...

 

Comparer des douleurs a quelque chose de sordide. Lorsqu'une femme accouche, elle peut, dit-on, ressentir des douleurs qui sont parmi les plus pénibles que l'humanité puisse connaître. La banalité de ces maux-là nous laisse, nous, les mâles, parfois trop indifférents parce que pour nous, c'est certaines maltraitances des testicules qui semblent pouvoir provoquer la pire des douleurs. Que dire des migraines, des supplices du Moyen Âge, de la perte d'un enfant... Il y a trop de différences de nature entre les douleurs pour qu'il nous soit possible de les comparer et par là, éventuellement, ressentir une empathie bien proportionnée et d'entrer dans une démarche compassionnelle bien mesurée, bien ajustée aux faits.

La douleur dite "mentale" comme la dépression ou l'anxiété est certainement prise plus au sérieux que dans le passé, mais elle reste malgré tout incapable de susciter une compassion très forte chez celui qui n'a pas vécu lui-même une grave dépression, une grave crise d'anxiété. J'ose dire cela parce que je ne suis pas l'homme le plus insensible à la douleur des autres, mais je n'ai connu que très tardivement les affres de la dépression et celles de l'anxiété; je peux donc comparer ce que j'ai pensé de ces douleurs avant de les avoir moi-même éprouvées. Par ailleurs, si pour l'un, une dépression peut conduire l'un à préférer le suicide, pour l'autre, elle peut n'être qu'un malaise.

Il y a bien sûr des intuitions puissantes qui nous inclinent tous à sous-évaluer la douleur mentale. On peut déclarer sans grand risque d'erreur que celui qui souffre d'une rage de dents n'est plus dépressif ou anxieux à l'apex de sa rage... et, autre exemple, on peut penser que l'innocent torturé à mort ne pense plus à l'injustice qui l'a conduit sur ce maudit échafaud.

Il est à parier que si monsieur Untel doit choisir pour l'heure qui va suivre la douleur d'un dépressif ou celle d'une rage de dents, il prendra la dépression...

Et pourtant... Analyser ainsi, c'est toujours aborder la douleur mentale d'une manière qui n'est ni juste ni intégrale. C'est comme dire que la mort n'est rien puisqu'on ne la vit jamais; la mort, c'est d'abord la mort des autres et la penser en termes rationnels dans la sphère de l'ego, c'est ne pas prendre en compte son principal aiguillon.

Il faudrait éviter de comparer des douleurs. Il faudrait accepter une fois pour toutes que nous devions essayer de compatir avec toutes les douleurs possibles et imaginables en se disant a priori qu'il est possible qu'une douleur insignifiante pour l'un soit une torture pour un autre.

Et puisque la douleur s'évalue mal, ne calculons jamais notre réaction compatissante, ne la mesurons pas, essayons plutôt de la rendre toujours maximale indépendamment de ce que nous savons de la douleur par notre propre expérience et par l'intelligence.

La compassion n'est pas une denrée qui peut se tarir; les stocks sont illimités et il semble même que, plus on en consomme, plus les stocks accessibles augmentent. Il n'y a pas lieu d'être avare en la matière.

Il y a moyen par des exercices de concentration ciblée d'augmenter la quantité et la qualité de notre production de compassion... c'est en tout cas ce qu'affirment certains spirituels (Matthieu Ricard, Guenka...). Pour ma part, cette gymnastique mentale ne va pas de soi parce que j'ai toujours tendance à mépriser ceux qui se plaignent vite. Or ces exercices-là m'invitent au contraire à considérer la moindre des douleurs d'un autre que moi, la moins spectaculaire, la plus éloignée de mon expérience. Je devrais arriver à prendre au sérieux la souffrance de mon voisin que j'éprouve moi-même (ou que j'ai déjà éprouvé) et que je n'arrive pas, moi, à considérer comme des douleurs méritant d'être prises en considération pour mon propre cas. C'est que, contrairement à l'empathie, la compassion exige d'abord et avant tout la reconnaissance de la radicalité de l'altérité et que cela nous entraîne ipso facto à admettre la possibilité d'énormes dissemblances dans les perceptions douloureuses. C'est le corps et l'esprit de l'autre qui construit l'importance de sa propre douleur.

Je ne pense pas qu'il faille s'attarder beaucoup sur la question de l'empathie parce que, dès que l'on atteint une certaine maturité relationnelle, il devient préférable de ne plus trop la prendre en considération pour faire de bons choix. Elle n'est qu'un réflexe devant un spectacle. L'empathie n'a pas cette noblesse qui lui donnerait une valeur morale. Certes, l'empathie vaut souvent mieux que l'indifférence, mais, etc. La compassion par contre, même si elle est souvent allumée par de l'empathie, se balade beaucoup plus haut et, du coup, en arrive vite à faire peu de cas de ce trouble douloureux que suscite le spectacle de la souffrance.

La compassion a toujours quelque chose du regard médical...

*

A force d'avoir vu souffrir et mourir des malades en phase terminale, à force de fréquenter des vieux et, maintenant, des quadriplégiques, à force -pourquoi ne pas le dire aussi- d'avoir pratiqué diverses formes d'ascèses et d'autodisciplines (jeûne, lever aux petites heures, Vipassana-Yoga...), il est arrivé que pour certaines douleurs (seulement certaines, hélas!), j'ai placé la barre de ce que je qualifie moi de "supportable" relativement haut. Je dois donc souvent faire un effort pour entendre sans sourire, sans agacement, sans mépris, ces peuples outrageusement prospères (au regard des ressources limitées de la planète) qui se plaignent de la baisse de leur pouvoir d'achat, ...ces riches désoeuvrés qui souffrent de dépressions 'parce que' et 'à cause de' leur désoeuvrement, ...ces obèses qui n'arrive jamais à maigrir, ...ces avares qui sont les bénéficiaires des plus belles assurances et autres sécurités sociales. (...) Pour dépasser ces premières sentiments négatifs, je peux, par exemple, reprendre en considération toute l'ampleur du concept d'altérité et donc l'ampleur de la différence formelle, sociale, culturelle, éducationnelle, entre les personnes et qui pourrait éventuellement justifier certaines de leurs plaintes. Parfois je n'ai pas même besoin de faire un détour 'philosophique' puisque la simple déconstruction historique de la vie d'un 'gémissant chronique' peut m'incliner à prendre enfin en considération ses tout petits bobos ridicules au regard des miens...

Il est clair que des exercices spirituels mal balisés peuvent compromettre l'aptitude à compatir. Le problème vient de ce que l'on a tendance à éprouver moins d'empathie lorsqu'on supporte soi-même plus facilement telle ou telle souffrances. Moins d'empathie peut nous conduire à moins de compassion si l'on n'y est pas attentif. Il y a certainement beaucoup d'experts en ascèse dans les cloîtres et sous des figuiers qui, quoiqu'ils en disent, se foutent éperdument de la misère du monde (et dont la pseudo-compassion verbeuse empoisonne la sphère des souffrants plus qu'elle ne l'aide). Pour pérenniser l'aptitude à compatir lorsque l'on devient un "dur à cuire", il nous faut faire un effort qu'autrefois, grâce aux propriétés secondes de l'empathie, nous ne devions pas faire!

Il est clair que ce fut par un privilège du destin que je pus passer d'innombrables heures à faire du Vipassana, à observer et à déconstruire médicalement la douleur dans tous ses états... C'est aussi un privilège du destin que de n'être pas indifférent aux joies spirituelles qui m'ont permis d'aborder les vertus de l'ascèse hors des catégories désuètes de la punition ou du mérite. In fine, c'est parce que je suis né le cul dans le beurre, le cul dans les opportunités et le cul dans quelques dispositions innées, que je me suis construit et me construis encore une armure relativement efficace contre l'aiguillon de certaines des douleurs les plus universelles (solitude, faim, angoisse de la mort, carences affectives...). Je ne dois évidemment pas baisser le niveau de la barre des douleurs qui me sont supportables, je dois même la monter encore si cela m'est possible; j'ai trop à y gagner. Mais en plus, simultanément, je dois m'entraîner mentalement, me forcer mentalement, à abaisser cette barre lorsque je pense aux autres. La promotion de l'Agapè l'exige.

En d'autres mots, il me faut apprendre à compatir sans l'assistance de l'empathie.

Puisque, par exemple, à force de jeûner, je supporte plus facilement la faim, la faim d'un autre ne suscite plus le malaise empathique que je pouvais ressentir autrefois. Du coup cette "pitié" naturelle que je pouvais éprouver autrefois vis-à-vis de l'obèse condamné à la diète par son médecin n'existe plus et je ne peux donc plus l'utiliser pour pouvoir compatir à son sort. Pour compatir encore, je dois maintenant faire un travail mental supplémentaire. Il me faudra, dans le cas de l'obésité, considérer par exemple les études médicales qui ont montré l'existence de facteurs psychologiques favorisants, des prédispositions génétiques, des facteur environnementaux tel que la publicité... Je dois aussi assumer que l'autocritique la volonté et la tolérance à l'effort demandent, exigent, un background spirituel qui n'est pas donné à tout le monde.

 

*

Parce que cela faisait partie des engagements fondateurs de ma nouvelle vie, cela fait maintenant plus de sept ans que tous les matins, à trois heures trente, je me lève et commence ma journée par ce que certainement les croyant appelleront une prière, et que les profanes préféreront appeler une "méditation" ou une "plongée introspectives", voire une "autocritique". C'est un rituel en trois étapes:

•  Décryptage et reconnaissance de ce que j'ai reçu de positif la veille (en termes religieux, on parlerait donc "d'action de grâce" mais si quelque chose de très négatif s'est produit, j'y penserai aussi et essayerai tant bien que mal d'en tirer la meilleure part).

•  Pensée solidaire et reconnaissante vis-à-vis des défunts qui ont participé à l'élaboration de ma sensibilité, de mon confort de vie, de ma santé... (Une autre "action de grâce" donc... Pour moi, l'ingratitude est une terrible faute morale!) Au début, je ne pensais qu'aux défunts qui m'aimaient ou que j'ai aimé, mais ce cercle s'est maintenant élargi aux anonymes qui ont contribué à nous sortir tous des rugosités de la vie dite "naturelle" ou "sauvage"...ces artisans de la science et des cultures raffinées, ces concepteurs d'universités, de cathédrales et de cloîtres, ces artistes, ces maçons et, surtout, ces esclaves souvent maltraités... Sans eux nous serions probablement encore à vivre perclus de rhumatismes dans des grottes insalubres et mangés par des moustiques paludiques...

•  Solidarité et compassion pour les vivants d'aujourd'hui... Les religieux et les religieuses qui inlassablement promeuvent l'Agapè... Les anciens amants, les amis et ceux qui le sont moins... Ceux qui souffrent et que je ne connais pas personnellement... Le monde animal tellement maltraité... Ceux qui pourrissent en pleurant dans des prisons (qu'ils soient coupables ou innocents)... Ceux à qui j'ai fait mal sans m'en rendre compte, par mon immaturité ou mon impatience, ou mon manque de sensibilité, ou mon manque de persévérance...

Je n'ai jamais dérogé à ce rite matinal. Mais je m'inquiète de ce qu'il éveille en moi de moins en moins d'empathie. Il m'arrivait, aux premières années de sa pratique, de pleurer en pensant à ces malheureux et j'étais certain que ces larmes leurs profitaient par la mystérieuse solidarité des choses et des êtres... Ce n'était peut-être que de l'empathie, mais il me semblait que ces crises de larmes, qui ajoutaient mes souffrances à leurs souffrances, amélioraient le monde et pas seulement ma nature.

Il fallait encore que j'ose remettre cette impression de "pleurer utilement" en question. Ces crises n'étaient-elles pas plutôt un bon alibi pour ma paresse, mon indifférence, la fuite de mes responsabilité? Il ne s'agit pas ici de vouloir me culpabiliser à tout prix mais de vouloir me libérer d'un mensonge.

Je ne veux évidemment pas dire que la compassion très contemplative d'une petite Thérèse de Lisieux ne vaut rien au regard de la compassion très active de l'immence Teresa de Calcutta... Mais, au moins, qu'il soit clair que le destin de Thérèse de Lisieux n'a de sens que par la vertu supposée d'une solidarité quasi miraculeuse des choses et des êtres. Ce miracle a peu de chances de valoir beaucoup dans le cas de mes exercices. Il y a, de fait, peu de chances que ma prise de conscience des maux du monde et mes larmes consécutives suffisent pour promouvoir l'Agapé... Et si mon empathie a malgré tout un effet sur la promotion de l'Agapé par un travers que j'ignore, alors il est ridiculement petit au regard de ce que je pourrais faire par des actes compatissants plus concrets et à ma portée. (Ces questions sur l'empathie, la compassion et l'utilité tourmentent probablement la conscience de quasi tous les contemplatifs chrétiens... Heureusement, les plus sages moines savent bien que même si les purs contemplatifs n'arrivent pas à rivaliser avec les humanitaires pour panser les plaies du monde, ils gardent néanmoins l'utilité principale de tout contemplatif et qui est d'un tout autre ordre, plus culturel, plus théologique, et, surtout, vis-à-vis de Dieu, plus "philéique"; les plus sages moines sont des époux avant d'être des médecins.

L'introspection poussée un peu plus en avant m'a fait découvrir aussi que si ces larmes signaient bien des émotions vraies et fortes en relation avec des malheureux, elles étaient peut-être moins des souffrances empathiques qu'une forme sophistiquée et subtilement cryptée de jouissance (cette même jouissance qui, tout en faisant pleurer, scotche les classes populaires aux spectacles des échafauds (cf. le succès des plus cruels documents accessibles sur Youtube). En fait, il est bien possible que j'ai aimé mes crises de larmes de solidarité comme monsieur Untel aime voir (sans oser se le dire) la décapitation d'un otage par des jihadistes. Ces souffrances empathiques n'étaient donc peut-être pas de vraies souffrances quoi qu'elles pussent faire couler de vrais larmes...

La bonne volonté ne me suffit manifestement pas pour restaurer une solidarité empathique défaillante...

Est-ce par effet de l'habitude, ce monstre froid, que l'empathie ne fonctionne plus lorsqu'il s'agit de sujets récurrents? La réponse est évidemment "oui".

Est-ce que les grands compatissants de l'histoire humaine travaillaient sans l'aide de l'empathie ou, au contraire, arrivaient-ils à préserver et à amplifier leur empathie pour pouvoir "financer" leur charité? Je crains que la réponse à cette dernière question soit tout aussi évidente: ces saints-là travaillaient plus que probablement sans l'aide de l'empathie. Ces saints étaient bien des héros et non de bons serviteurs de leurs instincts. Leur empathie tout comme la nôtre n'était qu'un vulgaire réflexe que la bonne volonté n'augmente pas et que la répétition fatigue.

Je ne veux ni ne peux prétendre aux performances compatissantes des maîtres de la charité, mais je voudrai tout de même réussir à faire le deuil sereinement et utilement de mon empathie qui fout le camp. En d'autre mots, je voudrais préserver l'envie de compatir au sort des souffrants sans avoir besoin de l'empathie, vivre une vraie compassion qui ne serait née que de la raison, de la conscience, et non de la souffrance personnelle éprouvée au vu ou au su de la souffrance des autres. Ce n'est pas un insurmontable défi. Pour un médecin par exemple cela revient simplement à travailler consciencieusement. Dans la sphère médicale, cette distance par rapport à l'empathie est d'ailleurs quasi une nécessité pour la santé mentale des soignants de la ligne de front. Même si aujourd'hui je ne me considère plus comme un médecin, je devrais, je voudrais, garder cet idéal professionnel.

Une compassion froide donc... Une compassion qui risquera à toute seconde de virer à l'indifférence... Il me faudrait pouvoir la préserver envers et contre tout pour devenir un sage... Tout un programme...

 

paul yves wery - Chiangmai

Version 1.0 - Octobre 2014

 

 

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