"Compassion sans empathie"
Comparer des douleurs a quelque chose de sordide. Lorsqu'une femme accouche, elle peut, dit-on, ressentir des douleurs qui sont parmi les plus pénibles que l'humanité puisse connaître. La banalité de ces maux-là nous laisse, nous, les mâles, parfois trop indifférents parce que pour nous, c'est certaines maltraitances des testicules qui semblent pouvoir provoquer la pire des douleurs. Que dire des migraines, des supplices du Moyen Âge, de la perte d'un enfant... Il y a trop de différences de nature entre les douleurs pour qu'il nous soit possible de les comparer et par là, éventuellement, ressentir une empathie bien proportionnée et d'entrer dans une démarche compassionnelle bien mesurée, bien ajustée aux faits. La douleur dite "mentale" comme la dépression ou l'anxiété est certainement prise plus au sérieux que dans le passé, mais elle reste malgré tout incapable de susciter une compassion très forte chez celui qui n'a pas vécu lui-même une grave dépression, une grave crise d'anxiété. J'ose dire cela parce que je ne suis pas l'homme le plus insensible à la douleur des autres, mais je n'ai connu que très tardivement les affres de la dépression et celles de l'anxiété; je peux donc comparer ce que j'ai pensé de ces douleurs avant de les avoir moi-même éprouvées. Par ailleurs, si pour l'un, une dépression peut conduire l'un à préférer le suicide, pour l'autre, elle peut n'être qu'un malaise.
Il faudrait éviter de comparer des douleurs. Il faudrait accepter une fois pour toutes que nous devions essayer de compatir avec toutes les douleurs possibles et imaginables en se disant a priori qu'il est possible qu'une douleur insignifiante pour l'un soit une torture pour un autre. Et puisque la douleur s'évalue mal, ne calculons jamais notre réaction compatissante, ne la mesurons pas, essayons plutôt de la rendre toujours maximale indépendamment de ce que nous savons de la douleur par notre propre expérience et par l'intelligence.
Il y a moyen par des exercices de concentration ciblée d'augmenter la quantité et la qualité de notre production de compassion... c'est en tout cas ce qu'affirment certains spirituels (Matthieu Ricard, Guenka...). Pour ma part, cette gymnastique mentale ne va pas de soi parce que j'ai toujours tendance à mépriser ceux qui se plaignent vite. Or ces exercices-là m'invitent au contraire à considérer la moindre des douleurs d'un autre que moi, la moins spectaculaire, la plus éloignée de mon expérience. Je devrais arriver à prendre au sérieux la souffrance de mon voisin que j'éprouve moi-même (ou que j'ai déjà éprouvé) et que je n'arrive pas, moi, à considérer comme des douleurs méritant d'être prises en considération pour mon propre cas. C'est que, contrairement à l'empathie, la compassion exige d'abord et avant tout la reconnaissance de la radicalité de l'altérité et que cela nous entraîne ipso facto à admettre la possibilité d'énormes dissemblances dans les perceptions douloureuses. C'est le corps et l'esprit de l'autre qui construit l'importance de sa propre douleur. Je ne pense pas qu'il faille s'attarder beaucoup sur la question de l'empathie parce que, dès que l'on atteint une certaine maturité relationnelle, il devient préférable de ne plus trop la prendre en considération pour faire de bons choix. Elle n'est qu'un réflexe devant un spectacle. L'empathie n'a pas cette noblesse qui lui donnerait une valeur morale. Certes, l'empathie vaut souvent mieux que l'indifférence, mais, etc. La compassion par contre, même si elle est souvent allumée par de l'empathie, se balade beaucoup plus haut et, du coup, en arrive vite à faire peu de cas de ce trouble douloureux que suscite le spectacle de la souffrance. La compassion a toujours quelque chose du regard médical... * A force d'avoir vu souffrir et mourir des malades en phase terminale, à force de fréquenter des vieux et, maintenant, des quadriplégiques, à force -pourquoi ne pas le dire aussi- d'avoir pratiqué diverses formes d'ascèses et d'autodisciplines (jeûne, lever aux petites heures, Vipassana-Yoga...), il est arrivé que pour certaines douleurs (seulement certaines, hélas!), j'ai placé la barre de ce que je qualifie moi de "supportable" relativement haut. Je dois donc souvent faire un effort pour entendre sans sourire, sans agacement, sans mépris, ces peuples outrageusement prospères (au regard des ressources limitées de la planète) qui se plaignent de la baisse de leur pouvoir d'achat, ...ces riches désoeuvrés qui souffrent de dépressions 'parce que' et 'à cause de' leur désoeuvrement, ...ces obèses qui n'arrive jamais à maigrir, ...ces avares qui sont les bénéficiaires des plus belles assurances et autres sécurités sociales. (...) Pour dépasser ces premières sentiments négatifs, je peux, par exemple, reprendre en considération toute l'ampleur du concept d'altérité et donc l'ampleur de la différence formelle, sociale, culturelle, éducationnelle, entre les personnes et qui pourrait éventuellement justifier certaines de leurs plaintes. Parfois je n'ai pas même besoin de faire un détour 'philosophique' puisque la simple déconstruction historique de la vie d'un 'gémissant chronique' peut m'incliner à prendre enfin en considération ses tout petits bobos ridicules au regard des miens... Il est clair que des exercices spirituels mal balisés peuvent compromettre l'aptitude à compatir. Le problème vient de ce que l'on a tendance à éprouver moins d'empathie lorsqu'on supporte soi-même plus facilement telle ou telle souffrances. Moins d'empathie peut nous conduire à moins de compassion si l'on n'y est pas attentif. Il y a certainement beaucoup d'experts en ascèse dans les cloîtres et sous des figuiers qui, quoiqu'ils en disent, se foutent éperdument de la misère du monde (et dont la pseudo-compassion verbeuse empoisonne la sphère des souffrants plus qu'elle ne l'aide). Pour pérenniser l'aptitude à compatir lorsque l'on devient un "dur à cuire", il nous faut faire un effort qu'autrefois, grâce aux propriétés secondes de l'empathie, nous ne devions pas faire!
En d'autres mots, il me faut apprendre à compatir sans l'assistance de l'empathie.
* Parce que cela faisait partie des engagements fondateurs de ma nouvelle vie, cela fait maintenant plus de sept ans que tous les matins, à trois heures trente, je me lève et commence ma journée par ce que certainement les croyant appelleront une prière, et que les profanes préféreront appeler une "méditation" ou une "plongée introspectives", voire une "autocritique". C'est un rituel en trois étapes:
Je n'ai jamais dérogé à ce rite matinal. Mais je m'inquiète de ce qu'il éveille en moi de moins en moins d'empathie. Il m'arrivait, aux premières années de sa pratique, de pleurer en pensant à ces malheureux et j'étais certain que ces larmes leurs profitaient par la mystérieuse solidarité des choses et des êtres... Ce n'était peut-être que de l'empathie, mais il me semblait que ces crises de larmes, qui ajoutaient mes souffrances à leurs souffrances, amélioraient le monde et pas seulement ma nature. Il fallait encore que j'ose remettre cette impression de "pleurer utilement" en question. Ces crises n'étaient-elles pas plutôt un bon alibi pour ma paresse, mon indifférence, la fuite de mes responsabilité? Il ne s'agit pas ici de vouloir me culpabiliser à tout prix mais de vouloir me libérer d'un mensonge.
L'introspection poussée un peu plus en avant m'a fait découvrir aussi que si ces larmes signaient bien des émotions vraies et fortes en relation avec des malheureux, elles étaient peut-être moins des souffrances empathiques qu'une forme sophistiquée et subtilement cryptée de jouissance (cette même jouissance qui, tout en faisant pleurer, scotche les classes populaires aux spectacles des échafauds (cf. le succès des plus cruels documents accessibles sur Youtube). En fait, il est bien possible que j'ai aimé mes crises de larmes de solidarité comme monsieur Untel aime voir (sans oser se le dire) la décapitation d'un otage par des jihadistes. Ces souffrances empathiques n'étaient donc peut-être pas de vraies souffrances quoi qu'elles pussent faire couler de vrais larmes... La bonne volonté ne me suffit manifestement pas pour restaurer une solidarité empathique défaillante... Est-ce par effet de l'habitude, ce monstre froid, que l'empathie ne fonctionne plus lorsqu'il s'agit de sujets récurrents? La réponse est évidemment "oui". Est-ce que les grands compatissants de l'histoire humaine travaillaient sans l'aide de l'empathie ou, au contraire, arrivaient-ils à préserver et à amplifier leur empathie pour pouvoir "financer" leur charité? Je crains que la réponse à cette dernière question soit tout aussi évidente: ces saints-là travaillaient plus que probablement sans l'aide de l'empathie. Ces saints étaient bien des héros et non de bons serviteurs de leurs instincts. Leur empathie tout comme la nôtre n'était qu'un vulgaire réflexe que la bonne volonté n'augmente pas et que la répétition fatigue. Je ne veux ni ne peux prétendre aux performances compatissantes des maîtres de la charité, mais je voudrai tout de même réussir à faire le deuil sereinement et utilement de mon empathie qui fout le camp. En d'autre mots, je voudrais préserver l'envie de compatir au sort des souffrants sans avoir besoin de l'empathie, vivre une vraie compassion qui ne serait née que de la raison, de la conscience, et non de la souffrance personnelle éprouvée au vu ou au su de la souffrance des autres. Ce n'est pas un insurmontable défi. Pour un médecin par exemple cela revient simplement à travailler consciencieusement. Dans la sphère médicale, cette distance par rapport à l'empathie est d'ailleurs quasi une nécessité pour la santé mentale des soignants de la ligne de front. Même si aujourd'hui je ne me considère plus comme un médecin, je devrais, je voudrais, garder cet idéal professionnel. Une compassion froide donc... Une compassion qui risquera à toute seconde de virer à l'indifférence... Il me faudrait pouvoir la préserver envers et contre tout pour devenir un sage... Tout un programme...
paul yves wery - Chiangmai Version 1.0 - Octobre 2014
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