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La maturité morale ou Généalogie du jugement universel Abstract: La production typiquement morale d'un sentiment de culpabilité est d'abord liée au non respect de la loi. Puis, au non respect de la conscience (qui impose parfois de ne pas respecter telle ou telle loi)... Enfin, ce sentiment peut être produit malgré une obéissance stricte à la conscience morale à cause d'un regard critique sur la diversité des consciences morale. A ce niveau, il ne s'agit plus de distinguer le codes et la conscience; pour ne pas ressentir de la culpabilité, il faut encore en passer par une espèce de Cour de Cassation morale (dont l'usage donne un avantage sélectif). Le jugement moral mûrit donc d'une manière discontinue, en quatre étapes liées à des étapes clés, elles aussi discontinues, de la maturation cognitive. La capacité de distinguer la catégorie de l'inconnu de celle de l'inconnaissable ruine l'espoir de trouver la formule d'une conscience morale universelle. Plan: 1-Le problème - 2-Premier stade - 3- Deuxième stade - 4-Troisième stade - 5-Quatrième stade - 6-Annexe à propos de Job 1- Le problème La morale travaille à travers un jeu de règles pour produire ses 'vérités'. Certes, la morale n'est pas la logique, mais elle mérite malgré tout d'y être comparée. La morale d'un enfant ressemble d'abord à un système logique binaire (deux 'valeurs de vérité'; le 'mal' et le reste; c'est-à-dire le 'non-mal'). Ensuite, elle ressemble à un système logique ternaire (trois 'valeurs de vérité': le 'bien', le 'mal' et le 'ni bien ni mal'). Chez un bébé, il n'y a probablement pas d'activité morale... Ou, plutôt, pour le dire plus précisément, les catégories du bien et du mal sont encore indistinctement mêlées à celles du plaisir et du déplaisir parce que la vie mentale du bébé n'est pas encore en mesure de s'intéresser à ces finasseries qui distinguent le sujet de son environnement, la source du déplaisir, les diverses sous-catégories de l'inconfort, etc. Ce n'est probablement pas le plaisir mais un déplaisir très particulier, le sentiment de la culpabilité, qui, le premier, fait germer une morale hors de cette mélasse de plaisirs et de déplaisirs. Le sentiment de culpabilité, c'est une mésestime du "je" par le "je", une espèce particulière d'autoflagellation spontanée. Pas de vie morale avant cette aptitude-là. Le “bien”, lui, se dégage de la mélasse probablement beaucoup plus tard, en aval de la distinction du mal. C'est par rapport au mal qu'il existe et pas par rapport au plaisir ou au déplaisir. Le bien ne devient une catégorie morale que s'il n'est pas la conséquence d'une recherche triviale d'un plaisir (récompense). Le bien moral ne produit pas nécessairement un plaisir. Etc. L'architecture formelle de la morale évolue donc avec l'âge. Cette maturation est discontinue et cette discontinuité est liée à des étapes clés de l'évolution cognitive. Ces aptitudes cognitives précises sont comme des marches qui séparent des étages. Pour mieux comprendre cette discontinuité, je n’ai qu’à penser à une autre croissance discontinue en biologie: l'évolution gynécologique d'une femme. Des hormones présentes ou absentes délimitent des étapes: il y a l'enfance, la période féconde et la période qui suit la ménopause... Dans ces étapes cognitives cruciales qui permettront d'arracher la morale du couple plaisir/déplaisir, je vois surtout la capacité de distinguer le moi du non-moi, la capacité de distinguer dans le non-moi des variables comprenant ou non des inconnues, la capacité de faire la différence entre l'inconnu et l'inconnaissable... Si le jugement moral est inféodé à la maturité cognitive de celui qui juge, alors je peux penser que, comme dans les sciences, les jugements formulés par une personne qui, par exemple, n'est pas capable de manipuler des inconnues, ne sont pas nécessairement "inexacts" mais certainement moins universels et donc plus susceptibles d'être "dépassés en exactitude" par les jugements formulés par ceux qui possèdent ce pouvoir d'abstraction. Chaque acquis cognitif devient comme un outils supplémentaire pour améliorer à la fois l'organe du jugement et l'analyse de ce réel dans et par lequel nous jugeons... Je préfère donc prendre en considération cette maturité cognitive en plus (ou même en lieu et place) du contenu des codes moraux pour évaluer la validité de tel ou tel jugement moral. En ce faisant, je me donne enfin des arguments solides pour oser dire tout haut que tel ou tel jugement est vraiment trop infantile par exemple... Mais surtout, cette prise en compte de la maturité cognitive me permettra peut-être d'arracher la morale de ce relativisme qui menace celui qui observe la diversité des jugements moraux posés sur tel ou tel acte (achever un mourant, interrompre une grossesse, consommer de l'alcool...). C'est le graal des philosophes moralistes qui se laisse entrevoir avec ce critère de la maturité: montrer avec des argument mesurables (neurobiologiques) que la morale n'est pas qu'une affaire de conventions ou de pragmatisme comme le "code moral" pourrait le laisser croire (lorsqu'il est confondu avec la morale). Au cours de sa maturation cognitive -en supposant qu'elle aura lieu- un homme, quelque soit sa culture ou sa religion, constatera que dire qu'un acte est 'immoral' (et donc susceptible de le faire souffrir d'un sentiment de culpabilité) n'est PLUS nécessairement le fruit d'un simple syllogisme du style: 'Si je fais..., puisque 'mon' code l'interdit,... alors je suis coupable". En d'autres mots, ce n’est qu’aux démarrage de sa vie morale qu'un homme peut associer sa souffrance morale (culpabilité) au non-respect d'un code. Plus tard, (si tout se passe bien!) il disposera de ce qu'on appelle une conscience morale qui lui permettra de ne plus confondre la moralité avec le respect des lois (codes). Cela va dans les deux sens; le sujet moral non seulement pourra ne plus souffrir de culpabilité lorsqu'il ne respectera pas le code, mais il pourra aussi souffrit d'un sentiment de culpabilité alors qu'il est parfaitement en règle avec le code moral! Si cet homme continue d’évoluer moralement, il n’en restera pas à une simple mise en perspective des codes qui régissent son environnement social; Il va aussi prendre distance par rapport à sa conscience. Ses facultés de discernement et d'empathie (mais pas rien qu'elles!), vont lui faire voir qu’autour de lui, tous les jugements "en conscience" d'un même acte ne sont pas identiques, loin s'en faut. Il va comprendre -par "lucidité" et non par convention ou éducation- que tout jugement "en âme et conscience" (donc indépendamment de ce que disent les codes) dépend lui aussi de critères irrémédiablement contingents plus ou moins liés sinon à la culture au moins à la personnalité de celui qui l’énonce. En étudiant la question, il devra admettre que le fonctionnement de la conscience, loin d'être universel, semble in fine intimement lié à des convictions eschatologiques. À ce stade de la maturation morale, lorsqu'il s'agira non pas de se juger soi-même mais de juger un autre, celui qui jugera risque même de retourner la suspicion de culpabilité d'un autre vers lui-même. Le sujet jugeant ne peut que partager les culpabilités qu'il dénonce chez le sujet jugé parce que se sont ses propres convictions eschatologiques qui font sa propre définition du mal. Juger devient plus que jamais un acte pénible, lourd d'ambiguïtés insolubles... Cet homme pourra souffrir moralement alors même qu'il aura obéi à sa conscience sans la moindre ambiguïté. On pourrait croire alors que rien n'a changé entre les balbutiements de la vie morale et la maturité puisque la conscience apparaît finalement comme aussi contingente, aussi arbitraire qu’un code. Ce principe qui dirige ma conscience et qui diffère d’une personne à l’autre, qu'a-t-il de plus qu’une simple loi d’un code? A y regarder mieux, quelque chose d'important à changé: entre la ligne du départ et celle de l'arrivée, le “bien” a pris ses fonction et a introduit mon jugement moral dans une autre type de problématique!... C'est la différence entre la règles que deux enfants se donnent pour se partager un jouet sans se disputer et le choix d'acheter tel jouet plutôt que tel autre dans un magasin de jouets. Le premier projet n'est jamais qu'un contrat social, un compromis de cohabitation... alors que je deuxième est plus clairement un choix eschatologique... *** N.B. Avant de passer à une étude plus pointue de ce qui vient d'être résumé, j'ajoute deux remarques qui font valoir, je l'espère du moins, l'importance d'étudier les différentes étapes de la maturation morale: 1- Comme le droit et la morale sont toujours complices l'un de l'autre, dans à peu près toutes les sociétés, les juges sont sélectionnés à partir de critères académiques et à partir de leur irréprochabilité morale... Ils ne sont pas sélectionnés à partir de test de maturité cognitive. A mes yeux, il est évidemment devenu souhaitable que les sciences neurocognitives produisent des tests de maturité fiables (la matière s'y prête bien) et que ces tests deviennent des critères de sélection plus importants encore que les autres. Ce n'est pas vraiment à l'ordre du jour parce que journalistes, philosophes, psychologues et programmes académiques sont beaucoup plus préoccupés par le fonctionnement mental du sujet jugé (tendances compulsives, psychopathie, perversion...) que par la maturité des juges qui sont un peu trop facilement idéalisés. Seuls quelques artistes (cinéastes et écrivains) ont aimé toucher à cette délicate question de la maturité (et non de la méchanceté) des juges sans sombrer dans un manichéisme désuet. Peut être pourtant que les mentalités évoluent sur ce point depuis l'affaire Léwinsky?... 2- Dans nos sociétés cosmopolites qui se veulent démocratiques, les moralistes, philosophes et législateurs, main dans la main, sont comme obsédés par la recherche de lois universelles, alors que ce sont manifestement les moyens d'améliorer la maturité cognitive et l'utilisation de cette maturité dans le jugement moral qui devraient avoir la priorité absolue. Contrairement aux apparences premières, il me semble que dans les difficultés de cohabitation dans les sociétés polyculturelles, les problèmes naissent bien moins d'incompatibilités entre les codes (civils, moraux et religieux) des parties que de l'immaturité cognitive/morale de telle ou telle partie ou de toues les parties. Ce n'est pas un quelconque code, aussi vidé puisse-t-il être de contenus manifestement culturels, qui pourra dissoudre les conflits du monde, mais la complexification de l'intelligence du monde. Sous cette perspective, la diversité des codes est un puissant stimulant de cette complexification. *** Voici les principaux 'acteurs' qui vont intervenir au cours de la déconstruction des différentes étapes de la maturité morale: Le code moral (ensemble des lois morales plus ou moins naturellement assumées par ceux qui jugent et ceux qui sont jugés moralement). Les jugements moraux ('valeurs de vérité' morales). Au moment où j'écris ce texte, je ne perçois que quatre jugements possibles: «mal», «non-mal», «bien» et «ni-bien-ni-mal». (La différence entre le «non-mal» et le «bien» ou le «ni-bien-ni-mal» ne peut vraiment se comprendre qu'à partir du troisième stade de la maturité morale. Je n'exclus évidemment pas que la morale mûre puisse avoir encore d'autres valeurs de vérité qu'il me resterait à comprendre en vieillissant, mais ce n'est pas une question vraiment importante pour le moment. L'acte jugé moralement (dont le degré de contingence aura une importance qui varie selon la maturité du juge). Le sujet qui juge et le sujet jugé. Dans les questions strictement morales, ils sont souvent une seule et même personne. Les réflexions spirituelles sur l'identité et la liberté sont évidemment des outils incontournables dans l'élucidation des frontières symboliques de ces deux acteurs. Les niveau de maturité cognitive impliqués dans la maturité du jugement moral. (Au moins quatre niveaux distincts irréductibles l'un à l'autre. Peut-être plus? Les sciences cognitives en décideront. Il va de soi qu'il faut aussi considérer la diversité des codes: code moral, codes civils, code déontologiques, code religieux... Mais, à bien y regarder, les distinctions d'origines des codes finissent souvent par perdre leurs utilités dans la production des jugements moraux. Toutes les lois, quelques soient leurs origines, sont susceptibles d'enclencher in fine une "instruction" morale... *** Plan: 1-Le problème - 2-Premier stade - 3- Deuxième stade - 4-Troisième stade - 5-Quatrième stade - 6-Annexe à propos de Job 2- Premier stade de la maturité morale Il y a dans le cerveau du juge en herbe (le bébé, le jeune enfant, ...mais aussi le psychopathe? Certains malades mentaux? Certains animaux?) une cosmologie où la distinction mentale entre le 'moi' et le 'non-moi' est peu ou mal fixée. Même si je ne suis pas un homme particulièrement doué d'empathie, je sens bien que le bébé couché dans son berceau qui prend son pied en main hésite encore à l'intégrer dans la catégorie du 'moi' ou dans celle du 'non-moi', ces deux catégories étant elles-mêmes encore relativement confuses. (Cette hésitation reviendra d'ailleurs bien plus tard dans le travail spirituel de l'adulte (méditation, introspection...), mais cette fois dans un jeu de catégories et de mots mieux définis, ce qui présage une relation complexe entre spiritualité et morale!) Le bébé est encore dans son premier travail de symbolisation du cosmos. S'il n'est pas en mesure de distinguer clairement la différence entre le "moi" et le "non-moi" il est encore moins en mesure de discerner clairement dans le "non-moi" quelque "Autre" qui au sein du "non-moi" aurait sa propre autonomie. Le "non-moi" émerge dans sa conscience comme un grand mécanisme d'horlogerie dont il essaye bien plus de comprendre et de prévoir les mouvement que d'en étudier des caractéristiques structurellement imprévisibles qui éventuellement l'habitent. Stricto sensu, cet enfant qui ne fait pas encore clairement la différence morale entre le cactus et le monsieur mal rasé qui l'embrasse (ils sont tous les deux "méchants"), n'est donc pas encore vraiment un être social et ne peut donc pas produire un jugement véritablement moral. Le jugement dont il est capable et qui, pour lui, tient lieu de jugement moral, se confond encore avec ce qui distingue l'agréable du désagréable. S'il arrive progressivement à distinguer dans le non-moi sa maman, le cactus et le docteur, c'est pour dire ensuite que maman est gentille parce qu'elle est douce. Le docteur et le cactus sont méchants parce qu'ils piquent... On est dans un monde angoissant parce que l'on y subit tout sans pouvoir esquiver. Cette manière d'appréhender le monde est trop simple et ne permet pas à l'enfant d'y survivre sans protection. Il y a manifestement dès la ligne de départ un avantage sélectif à croître moralement, ...c'est à dire, à distinguer le plus clairement possible les catégories morales des catégories du plaisir. *** *** Plan: 1-Le problème - 2-Premier stade - 3- Deuxième stade - 4-Troisième stade - 5-Quatrième stade - 6-Annexe à propos de Job 3- Deuxième stade de la maturité morale 3-1 Les invariants et la loi L'enfant grandit physiquement et mentalement dans ce flux d'agréments et de désagréments. Parce qu'il préfère fuir les désagréments, parce que sa mémoire devient plus opérationnelle, parce que sa programmation génétique l'y pousse, son système nerveux s'enrichit de connexions et de spécialisations. Sa vie mentale s'étoffe. Il devient capable de discerner plus nettement parmi ces choses qui font la mélasse de son 'non-moi' quelques constantes et quelques noeuds d'imprévisibilités. Les barreaux de son berceau restent froids et immobiles mais cette autre chose, plus tiède, qui apaise sa faim lorsqu'il crie et le couvre de bisous lorsqu'il sourit, sa maman, reste à la fois indivisible et imprévisible. Après sa maman, d'autres choses indivisibles et imprévisibles arrivent sur la scène: papa, le chien, le frère... Avec le temps les tentatives de mise en formules de la plupart de ces objets-là ne progressent pas vraiment. Les formules ont beau se complexifier, des objets restent pour une bonne part imprévisibles. Cette tension lancinante entre une réalité empirique et une représentation mentale pourtant de plus en plus élaborée est probablement la fondation de ce qui deviendra pour cet enfant, beaucoup plus tard, une assomption de l'altérité. Mais on ne peut pas encore parler d'altérité pour une raison très simple: cet enfant est encore incapable de comprendre la différence conceptuelle entre l'inconnu et l'inconnaissable. Pour comprendre cette différence, il faut un regard réflexif sur nos propres limites. Or ce retour du regard vers soi-même n'est possible que dans un deuxième temps; il faut d'abord être capable de voir avant de se voir. Le regard critique est un aboutissement pas une prémisse. Avant d'avoir atteint ce regard critique, l'univers de cet enfant est chargé d'énigmes, mais pas encore de mystères et s'il aime quelqu'un, c'est malgré ce qu'il ignore de cette personne, pas encore grâce à sa manière de produire du neuf, d’être imprévisible donc, par-delà des spécificités déjà connues... Je parle ici d'un enfant, mais il va de soi, que cet état d'immaturité n'est pas réservé aux enfants! Pas mal d'adultes ne feront jamais usage de la distinction entre l'inconnue et l'inconnaissable... La comprennent-ils seulement? Rien de moins certain. Ils resteront peut être toute leur vie incapable d’utiliser voire même de penser jusqu'en ses racines la différence entre l'énigme et le mystère, l'individu et la personne, la spécificité et l'altérité, l'immanence et la transcendance, etc. Cette stagnation mentale (ayant des répercussions dans le fonctionnement moral) vient de ce que, lorsque l'on n'a ni grand caractère, ni grande lucidité, ni grande créativité on peut très bien vivre sans faire usage de ces finasseries. Puisque le concept d'inconnaissable n'appartient pas encore à son outillage mental, pour ce jeune enfant le monde est censé se développer au sein d'une combinatoire finie dont il croit pouvoir, au moins en droit, connaître tous les éléments constituants. En pratique cela veut tout simplement dire qu'il est déterministe. Il est curieux de tout parce qu’il espère encore qu'il lui suffira d'explorer le monde pour le rendre prévisible et pouvoir consécutivement en atténuer ou en esquiver la violence. Son cosmos est comparable au mécanisme d'une grande horlogerie. Il finira bien, à force d'observations, par pouvoir prédire le plus infime de ses mouvements et il pourra ensuite s'armer en conséquence pour y vivre bien. ...Et puis... et puis... et puis, malgré le temps qui passe et les expériences qui s'accumulent, il reste devant un mur; cette belle horloge a quelques rouages qui, parfois, refusent d'accomplir les tâches pour lesquelles ils semblent pourtant être désignés! Crier ne fait pas toujours venir le lait dont il a soif, sourire n'entraîne pas systématiquement un flux de bisous, etc. L'angoissante imprévisibilité des adultes... L'enfant arrivera à s'en sortir tant bien que mal en pensant des devoirs. Le devoir, c'est pour lui une manière de sauver son monde déterministe tout en assumant qu'il ne l'est pas encore parfaitement mais qu'il pourrait l'être si, etc. Le devoir fait partie de sa marge de manoeuvre lorsqu’il veut fuir les catastrophes... Les outils cognitifs dont cet enfant dispose pour penser le monde ne sont pas encore très sophistiqués. En se formulant des devoirs il croit sans doute n'inventer rien mais découvrir; il lui suffirait donc, pour améliorer sa vie, tel un chercheur scientifique, de chercher les devoirs qu’ils ignorerait encore. Il devient alors un infatigable collectionneur de lois: “Tu peux pas”, “Papa veut pas”, “Papa a dit”, ...”Dieu a dit”, “Marx a dit”... La loi morale prendrait donc le statut d'une loi naturelle au même titre que la pesanteur par exemple. Il obéirait à son père (à son Dieu, au Parti, à la Nature...) pour contourner ses représailles comme il s'accroche aux barreaux de son berceau pour éviter une chute; ce sont les même catégories mentales qui travaillent. Son angoisse de l'imprévu s'apaiserait par ce subterfuge cognitif qui préserve tant bien que mal ce déterminisme auquel son immaturité cognitive le condamne. Qu'il puisse lui-même formuler la loi, et donc contester celle qu'il reçoit de l’Univers est encore techniquement impensable... Voilà donc que son monde s'est coupé en deux: d'un côté un monde tel qu'il devrait, tel qu’il pourrait être... Et, de l'autre côté, le monde imparfait parce que ses habitants ne respectent pas la morale... Monde simple s'il en est où l'utopie (le paradis, le grand soir, la fin des temps...) traîne la patte à cause de l'immoralité. C'est évidemment sur ce schéma mental, fascinées et obsédées par l'interdit, que se cristalliseront les cultures archaïques, les dictatures utopistes et autres sectes intégristes. Cet enfant (ou n’importe quel immature) surévaluerait l'importance de ces lois morales qu'il croit découvrir dans le monde, mais il ne faudrait pas s'en étonner: toutes les lois sont, pour lui, issues d'un ordre inéluctable et celles qui sont, pour nous, typiquement des conventions morales ne sont, pour lui, pas plus conventionnelles que la loi de la gravitation. Ce sont des caractéristiques du réel, le fruit de sa lucidité, point à la ligne. S'il existe des choses qui ne respectent pas les formules du devoir, tant pis pour elles, elles seront exilées dans le monde de l'impur, du méchant, du damné, du tabou, de l'exclu, ...autant de nuances sur le thème de la chute des corps! Papa (ou Dieu, ou le Parti...) est installé sur un trône qui, pour nous, semble évidemment bien trop haut perché! S'il le place aussi haut, c'est parce que lui désobéir est facile, mais peut avoir des conséquences qui sont désastreuses, comme lorsqu'on ne respecte pas les lois de l’équilibre. En pratique, s'il y a des lois de Papa (ou de Dieu, ou de...) qui semblent absurdes (interdiction de manger du serpent, interdit de l'inceste, etc.), elles sont malgré tout irrévocables puisqu’elles sont prononcées par Papa dont la colère peut être terrible. Pour l'enfant, se soumettre à de telles lois, c'est tout simplement se soumettre à ce que les psychologues dénomment le principe de réalité. Pour éviter les catastrophes, quand la mémoire ne fait que commencer à travailler, l'imprévisible est évidemment le premier ennemi à vaincre! L'expérience balbutiante de l'enfant lui laisse croire que c'est par l'obéissance à la loi de papa (ou assimilable) qu'il évitera l'imprévisible. Or ce papa, c'est une pieuvre dont la loi n'est jamais assez claire; il faut être attentif à la fois pour l'entendre et pour l'observer. Ce surplus d'attention respectueuse qu'est-ce sinon une sacralisation? Morale simpliste? Certes, mais quelle évolution tout de même! On est bel et bien déjà en présence d'une 'vraie' morale; le couple «mal/non-mal» ne correspond plus nécessairement au couple «agréable/désagréable». Les valeurs s'établissent au-delà de la sphère étroite des sensations. L'univers s'est élargi. Le «mal» c'est le non-respect de la règle cosmique. Le «bien»? Il n’y a pas encore de bien, ou, plutôt, le bien, c'est tout le reste, ni plus ni moins. Système moral à deux valeurs de vérité. Cette morale, faute d'outils cognitifs suffisamment sophistiqués, n'a pas encore besoin d'un "no man land" qui séparerait le bien de ce qui n'est pas mal. Dans cet univers, l'enfant a droit à tous les plaisirs pourvu qu'il respecte les "tu dois" ou autres "tu ne peux pas". Notons qu'ici "tu ne peux pas"="tu dois ne pas" et "tu dois"="tu ne peux pas ne pas"... À ce stade de maturité, dire "tu dois donner au pauvre " n'est rien de plus et rien de moins que dire "tu ne peux pas ne pas donner au pauvre", quitte à l'inventer s'il n'existe pas encore. * Il n'y a malheureusement pas encore une place bien large pour ce que nous appelons “l'intention morale” dans une telle mécanique. La représentation que l'enfant possède du monde condamne sans appel la marginalité, le non-conformisme des "autres" dont la faculté de désobéir n'est jamais une noblesse ou un droit, mais une faille. Dans cette manière de voir l'univers, il n'y a pas de choses susceptibles de relativiser ou de reformuler les lois de papa. Soit l'acte enraye l'horloge et il est mauvais, soit il trouve son rôle dans la mécanique et il est bon. Il n'a à pas encore vraiment de prise en compte des contraintes contextuelles qui forcent éventuellement l'agent à agir d’une manière illicite bien malgré lui; seule la conformité de son acte entre dans le calcul moral. À ce stade de maturité, il est donc possible de commettre une faute morale sans être libre de ne pas la commettre. Dans ce monde dual, il n'y a pas de place pour une “bonne volonté”. Il n'y a pas d’intention rédemptrice; il n'y a que le mal qui est la désobéissance au devoir. Pour cet enfant, cet homme immature, cette société archaïque, puisque la morale n'a que deux valeurs de vérité, puisqu'il n'y a pas de “bonne volonté” à prendre en considération, on peut traduire “bien” par “pur” et “mal” par “impur”... On peut aussi utiliser les couples “fidèle/hérétique”, “permis/tabou”... À ce niveau de la maturité morale, le bien et le mal sont encore susceptible de se confondre totalement avec la conformité à un code religieux, un code familial, voire même un code civil. La seule condition à ajouter pour qu'une loi religieuse, familiale ou civile, devienne morale, c'est qu'elle soit assez intériorisée ('naturelle') pour être susceptible d'être à l'origine de souffrances typiquement morales (remords, sentiment de culpabilité...). Un tel immature ne fait donc pas dans la dentelle; lorsqu'un marginal arrive, il est vite jugé et, autant que possible, mis hors d'état de nuire! Pour pouvoir intégrer dans son horloge cosmique un rouage qui lui semble inadapté, "mal conçu", "mal foutu" (un pédophile, ou un handicapé, ou un terroriste ou n'importe quel autre marginal), il faudrait commencer par comprendre qu'il est possible de penser l'horloge sur de nouvelles bases. Les horlogers savent que pour arriver à intégrer un rouage d'une nouvelle forme (le marginal) dans une mécanique existante (une société), c'est vraiment toute l'architecture de la machine qui doit changer. Un travail titanesque et, le plus souvent, quasi impossible sans des efforts énormes... En pratique, si le pas, l'axe, la taille ou l'épaisseur d'un nouveau rouage est géométriquement incompatible avec les standards déjà utilisés dans la machine, l’entreprise d'intégration est quasi vaine; aucune chance de trouver un compromis de cohabitation! S'il y a une solution pour remettre toutes les réalités cosmiques en cohabitation harmonieuse, elle consistera à passer de l'horloge à ressort au clepsydre par exemple, où à la montre à quartz, ...bref, un changement paradigmatique qui ne sera possible qu'à la condition d'avoir acquis préalablement un outillage cognitif relativement lourd (regard critique, différence entre l'énigme et le mystère...) et de pouvoir l'utiliser avec souplesse. * Hélas, surveiller et punir n'ont jamais suffi pour avoir la paix ni dans le monde des enfants ni dans celui des adultes. Les prisons se remplissent plus et plus, mais rien ne change sinon le nombre des suppliciés dont l'importance devient aussi une menace pour l'équilibre de l'ensemble. Le grain de sable dans les rouages d'une société qui punit trop, c'est, entre autres choses, l'empathie, cet étonnant processus neurologique (neurones miroir, etc.) qui tout à fait indépendamment de la valeur morale que telle ou telle société lui accorde (compassion), surgit et grandit avec l'amélioration des performances mentales. Plus l'empathie grandit, plus il est difficile d'être heureux lorsque l'on voit des voisins sur l'échafaud ou derrière des barreaux. Il y a un autre grain de sable plus important encore que l'empathie qui va encourager l'évolution des paradigmes malgré les difficultés: la découverte progressive que, si l'on n'a pas reçu à la naissance la solidité d’un saint ou d’un surhomme, certaines lois peuvent être quasi impossibles à respecter, surtout ces lois qui se formulent d'une manière positive ("tu dois faire" au lieu de "tu ne peux pas ne pas faire"). La lecture immature d'une loi du genre "tu dois donner ton superflu aux pauvres" est d'une exigence terrible en fait; puisque ma morale n'est capable de produire que deux valeurs de vérité, lorsque je ne donne pas tout mon superflu, je suis mauvais! Dans ce système moral, pas moyen de ne pas être parfait sans être mauvais... Dans une morale immature, cette association étrange entre un devoir sans nuances et une réalité personnelle toujours limitée par des contextes peut devenir une source d'angoisse quasi insupportable, surtout pour les marginaux. Pour les marginaux, accepter le devoir et fuir l'interdit signifie souffrir, sombrer dans l'autoflagellation, l'abnégation, ...intransigeance, le déni du réel. Cet enfant sensible pense dur comme fer que le Bon Dieu aime et exige la pénitence et il se macère jusqu'à mettre sa santé en péril... Cet homosexuel est devenu homophobe... Ce pédophile dénonce ses semblables et castre symboliquement tous les enfants pour mieux cacher ou nier ses propres penchants... Tous deviennent comme des fakirs dont la posture est parfois purement et simplement insoutenable pour le commun des mortels. Le support narcissique, s'il existe encore, viendra du suicide de l'ego qui inclinera les plus misérables à entrer dans une sacralisation purement et simplement débile de la loi. Et les voilà qui entrent en militances traditionalistes, voire intégristes... Ce marginal est devenu laid et toxique; il rayonne d'une haine de la vie à laquelle il ne peut donner son vrai nom. Pour d'autres, heureusement, cette malchance de la marginalité conduit à une maturation précoce, une disposition particulière à évoluer, à comprendre, à fédérer autour de causes difficiles à défendre (l'art est peut-être la plus heureuse figure de ces combats-là). * Sans maturation cognitive, les révolutions paradigmatiques sont impensable, donc impossibles. Sans maturation, l'enfant restera incapable de penser le bien et le mal comme des intentions. Mais quand la maturation aura fait son œuvre, il n'y aura plus que des intentions à juger! *** 3-2 L'impossible et l'intention Au début de ma vie morale, l'idée grossière que j'avais de «l'autre» en faisait l’objet moralement obligé (comme moi-même) des caprices de l’horloge cosmique. Mais plus j'étoffais ma vision du monde, plus je prenais conscience que je ne pouvais pas demander à mon chien de grimper aux arbres. Il n'est heureusement pas nécessaire d’être un génie pour “capter” mentalement que sa marge de manoeuvre est non seulement limitée par sa configuration canine mais aussi par des contextes. Le chien ne peut pas être propre s'il n'est pas sorti de sa cage quotidiennement par exemple... Je voyais donc de plus en plus clairement que, même en appréhendant la loi morale comme une vérité cosmique, l'obéissance à cette loi, elle, était conditionnée par la possibilité matérielle d'y obéir. Empathie aidant, je perdais progressivement l'envie de condamner et punir systématiquement l'acte mauvais qu'il n'y avait pas moyen d'éviter. La praxis m'incitait progressivement à donner à certains contextes un pouvoir neutralisant sur le jugement strictement légal: le «mal» n'avait plus la même force culpabilisante lorsque le cosmos ne donnait pas le moyen d'obéir à la loi. Oui, la morale, tout en restant centrée sur la loi confrontait de plus en plus la conformité légale aux contraintes contextuelles avant de me punir ici par des remords, là par un sentiment de culpabilité ou une honte... La praxis me donnait des coups de pieds au culs... je devais changer mes algorithmes... "J'ai tué, mais je ne l'ai pas fait volontairement", "j'ai mangé du porc, mais je ne savais pas que c'était du porc" et cela suffisait parfois pour provoquer ma mutation... Il y a, heureusement, même au sein des communautés encore très (trop?) conformistes telles que certains monastères, des sectes, des tribus, ..., la possibilité de voir une première complexification de la morale qui nuance son légalisme et exempte des punitions aux “coupables” d'actes illicites involontaires. Mais attention, la variable contextuelle prise en compte ne peut évidemment pas être une inconnue! Et c'est pour cette raison précise que l'on ne peut pas encore parler du passage à la phase supérieure de la maturité morale. La troisième étape de la maturité exige une compétence cognitive supplémentaire. *** Plan: 1-Le problème - 2-Premier stade - 3- Deuxième stade - 4-Troisième stade - 5-Quatrième stade - 6-Annexe à propos de Job 4- Troisième stade de la maturité morale 4-1 L'autre et le mystère Après avoir cherché à esquiver par une observance des lois supposées naturelles tout ce qu'il y a d'imprévisible et, parfois, d'agressif, dans cette mélasse du “non-moi”, après avoir essayé aussi de confiner l'imprévisibilité résiduelle de certaines parties de ce “non-moi” dans le respect de cette même “morale naturelle”, il fallait encore que je m’efforce de comprendre mieux les nuances et les limites de cette puissance supposée incontournable du réel. Il est étrange (et parfois pénible!) de condamner indéfiniment quelques gestes "immoraux" lorsque ces interdits semblent ne servir à rien, ne calment rien, ne privilégient plus une cohabitation facile avec le non-moi. Quelques habitants du non-moi sont manifestement indifférentes à certains préceptes moraux qui, pour moi, sont pourtant importants. Pire: certains habitants y désobéissent d'une manière qui semble prendre en compte des variables inconnues jusque-là et que Papa (ou Dieu, ou...) n'avait pas pris en considération lorsqu'il donnait ses catalogues de lois. À quoi bon obéir à des listes de devoirs lorsqu'en pratique elles ne favorisent manifestement pas (ou plus) la prédictibilité dans cette maudite mélasse? Après tout, si je cherche les meilleures formules du cosmos, ce n'est pas tant par goût des interdits que pour mieux contrôler l'imprévisible. Il y a bien assez à souffrir dans le réel que pour vouloir y ajouter des contraintes inutiles. En fait, pour expliquer une telle mise en perspective de ma manière d'appréhender la loi morale, il n'y avait pas tant un raisonnement qu'une mutation cognitive. J'étais devenu capable de distinguer l'inconnu de l'inconnaissable et cela portait à conséquence! Il ne s'agissait plus comme autrefois de reconnaître en "l'autre" une marge de manoeuvre dans une palette connue et limitée de possibilités; «l'autre» pouvait faire un choix qui n'appartenait pas à l'ensemble de ces possibilités! La source de l'imprédictibilité n'était plus seulement dans l'acte de choisir (auquel cas, la morale garderait sa fonction apaisante); l'imprévisible pouvait aussi provenir d'une évolution de la palette des choix disponibles. Il devenait clair, par exemple, qu'un partenaire sexuel pouvait manifester un désir, une attitude, que je n'avais jusque-là jamais imaginé et que j'allais en conséquence devoir choisir et juger dans une sphère de possibles élargie. Des découvertes médicales, des nouvelles formes d'assistance sociales, une nouvelle prospérité, de nouvelles inventions technologiques... autant de réalités émergentes qui changeaient sans arrêt la donne morale... Derrière cette fluidité, à bien y réfléchir, il y a bien plus qu'une banale prise en compte des contextes. Ce que je découvrais et prenais maintenant en compte, c'était non plus la texture des contextes mais l'instabilité de cette texture, la vie de cette texture. J'admettais enfin qu'il y a dans l'étoffe des personnes et des choses une part éventuellement inaccessible à ma connaissance. C'est l'arrivée du regard critique sur la connaissance elle-même. L'altérité s'exprime non seulement par des choix que l'on ne maîtrise pas mais aussi par des variations dans la texture des contextes au sein desquels les choix s'opèrent et dont notre lucidité ne peut garantir un savoir exhaustif. En un mot, l'inconnue peut éventuellement être inconnaissable, et cette insaisissabilité est une révolution paradigmatique qui est encore inaccessible aux petits enfants, aux psychopathes et aux pervers. Beaucoup d'adultes sains refuseront aussi d'assumer ce nouveau paradigme, mais pour ces derniers, ce sera par immaturité morale plutôt que par immaturité cognitive... * Voici donc, me semble-t-il, la succession des moments-clés qui ont jalonné ma manière de juger: 1. Les formules de l'enfant que j'étais contenaient d'abord des variables supposées connaissables par l'observation. Grâce à cette première formulation du "non-moi", il m'était déjà possible de prédire et d'esquiver certains événements. Ainsi, par exemple, l'observation de la pesanteur et des relations géométriques entre les choses a permis au cerveau (cervelet) de l'enfant que j'étais de faire quelques calculs balistiques utiles pour organiser mes contractions musculaires de sorte que je pus finalement marcher sans tomber. 2. Plus tard, mes formules intégraient aussi des variables moins maîtrisables parce que dépendantes du choix de tiers (inclus dans la mélasse du non-moi). L'enfant que j'étais essayait de prendre conscience des palettes de choix possibles et essayait de les intégrer dans un nouveau type de régulation: la morale. Même si l'imprédictibilité restait présente, elle me semblait malgré tout considérablement diminuée. Le monde pouvait encore m'être pénible parce que les obligations morales ne sont pas plus agréables que les lois de la pesanteur, mais je pouvais esquiver quelques catastrophes relationnelles en les observants moi-même. Et si des attitude de tiers sont immorales, elle restent malgré tout confinées dans une combinatoire de possibilités connaissables. Ces règles de la morale, je pensais les découvrir. En fait, ce n'était pas tout à fait vrai, mais il me fallait mûrir encore pour pouvoir le comprendre. 3. Cette mise en équations du non-moi n'abolissait pas encore tout le pouvoir qu'avait le monde de me surprendre. Malgré quelque incontestables utilités de ma nouvelle formulation du monde, une certaine imprédictibilité m'empêchait d'esquiver encore bien des désagréments de la vie. Cela m'a conduit à admettre que les formules de l'univers, pour être encore plus opérationnelles, devraient intégrer un troisième type de variable: il y avait en plus des inconnues (à découvrir par un travail d'exploration), des "inconnues inconnaissables". Assumer l'inconnaissable, voilà le nouveau défi! L'autre ne se réduira jamais plus avec certitude à l'idée que j'en ai et cela pourrait changer tout! Je pense aujourd'hui que si mon adolescence fut tellement longue, c'est parce que ma morale personnelle (ma manière de produire ma propre honte, mes propres remords, mon propre sentiment de culpabilité) n'a pu faire l'assomption de cette performance cognitive que très tard, bien après mes vingt ans. «L'Autre» commence à gagner son étoffe; c'est lui bien plus que la loi, qui va maintenant demander à la fois attention et crainte... Piaget a très bien décrit cette révolution symbolique dans la manière d'approcher les règles du jeu chez les garçons vers l'âge de la puberté. (Cf. "Le Jugement Moral chez l'Enfant", Piaget, PUF) Il y a évidemment un rapprochement qui peut être fait entre les règles morales et les règles des jeux. C'est pour étudier la morale que Piaget étudie les jeux... même si, de fait, Piaget n'articule pas très clairement l'assomption par la morale adulte de cette faculté cognitive acquise par l'enfant au cours de ses jeux. (La transformation du statut de la loi dans le jeu peut se faire sans que cette transformation n'impacte le statut de la loi morale! Il y a une étude complémentaire demandée ici qui établirait pourquoi une performance cognitive est ou n'est pas utilisée dans le fonctionnement moral d'une personne.) La lecture de Piaget est d'autant plus poignante qu'il met très bien en évidence cet abandon de la sacralité jusque-là inhérente à la règle. Dans le cadre du jeu, la règle devient même, dans l'occurrence décrite, un lieu de débat démocratique chez ces enfants. (Ce serait peut-être un débat moins démocratique s'il s'agissait d'autres règles comme le droit des filles sur leurs territoires à la récré ou celui des clans ou celui des plus petits, mais cette nuances est sans importance pour le moment!). «L'autre» n'est plus une simple énigme; il pourrait aussi bien être un mystère! Ses frontières qui furent prétendument ‘découvertes’ pour le définir ne furent en fait que des productions de mon imagination pour essayer de le "confiner" dans un champ de possibles. Or, tel ou tel événement qui a surpris n'était ni possible, ni impossible, il n'était ni contingent, ni nécessaire avant sont surgissement. ...Il n'était pas du tout, un point c'est tout! Cette imprévisibilité structurelle de la nature, qui peut laisser les codes moraux sans voix, il faudra en tenir compte pour que la formule du monde soit bien celle du monde! Cette 'humilité' critique naît d'une lucidité et n'a donc rien d'un choix. A fortiori, elle n'a rien de vertueux. Cette intégration d'un éventuel «mystère» dans les rouages du fonctionnement mental de ce grand enfant ou de cet adolescent, cette prise en compte de «l'Altérité» avec un grand "A" dans sa formule du cosmos, n'est en fait qu'une réaction intelligente à sa peur du monde. Par-delà cette prise en compte du mystère qui accorde à toute chose la possibilité d’avoir une étoffe métaphysique, celui qui devient déjà adulte n'est en fait que l'esclave de son ‘sale petit besoin de le dominer’, de son envie de briser aux racines la possibilité d'être surpris... Ce n'est pas par générosité, mais par sensibilité et intelligence qu'il finit par admettre l'ampleur métaphysique de son semblable. À cause de la ‘boite noire’, la combinatoire des conjonctures possibles est devenue inconnaissable; aucun code ne pourra donc assumer toutes les figures d'un "possible" qui vient de prendre une extension infinie. Le code moral, parce qu'il peut être sans voix devant certains événements qui remuent pourtant des question éventuellement culpabilisantes, vient de perdre sa sacralité. Cette simple possibilité d'une inconnaissable inconnue contraint l'homme mûrissant d'assumer qu'une loi n'est plus la nature de la Nature mais une invention faite par l'homme à un moment de son histoire à partir d'une base de données dont il disposait à ce moment-là, qu'il croyait exhaustive et qui pourtant ne l'était pas. La loi est née d'une erreur d'évaluation, d'un manque de perspective... Elle devra tomber de son piédestal, s'abaisser à n'être plus que compromis, convention... On n'est pas ici dans une spéculation rhétorique; il suffit de regarder l'histoire du monde pour comprendre ce que cet adolescent vit et ce qu'il cherche depuis qu'il sait mieux à la fois son ignorance et l'incomplétude des codes moraux. Ce qu'il vit au niveau personnel a des résonances historiques dans toutes les sociétés. Les codes moraux de l'Ancien Testament, par exemple, sont manifestement tous incapables de répondre sans ambiguïté aux questions de responsabilités posées par la génétique, par la pratique médicale moderne, par les armes de destruction massive, etc. Des lacunes graves dans les codes moraux traditionnels avaient déjà été dénoncées par Bouddha, par Jésus... Il y avait par exemple les questions du pur et de l'impur, la distinction de plus en plus conscientisée entre la sphère temporelle et la sphère spirituelle... Depuis Spartacus au moins, il a fallu repenser la question de l'esclavage... Et puis comment jugera-t-on l'arrivée d'un Islam tout-puissant qui allait faire vaciller la question de l'intolérance, etc. 4-2 L'émergence de la conscience morale Sur le terrain l'adolescent assume maintenant qu'il y a des situations de vie qui ne sont prises en charge ni par les lois naturelles ni par les listes de règles dites morales. Devrais-je essayer de créer moi-même des nouvelles lois sur mesure? Oui, peut-être, ne serait-ce que par pragmatisme, ...mais alors, cette loi-là sera inventée, pas découverte! Cette loi serait trop manifestement ni naturelle ni intemporelle! L'interdit qu'elle édicte serait toujours simplement conventionnel puisque ce ne serait pas un sacro-saint Papa (un dieu, le Dieu, le Phallus tout puissant ou une autre Nécessité Cosmique) mais moi, ou un conseil ministériel, ou un pape, qui l'aurais conçue -et peut-être mal conçue!- pour les besoins de la cause. Autant dire tout de suite que cette loi-là ne suscitera pas nécessairement des malaises typiquement moraux (remords, etc.) lorsqu'elle sera enfreintes! Puisqu'une loi inventée et non pas découverte par l'homme n'est jamais qu'une convention, un contrat, un compromis de cohabitation, on va insidieusement glisser du code "naturel" omnipotent des cultures "archaïques" vers une multitude de codes distincts plus ou moins moralisés en fonction de la manière dont ils seront intériorisés par les citoyens (et donc plus ou moins susceptibles de susciter des remords!): codes civils, codes déontologiques, codes de politesse, etc. Or, il se fait que sur le terrain, des lois manifestement artificielles peuvent aussi susciter un sentiment de culpabilité, des remords, certaines hontes... La morale continue de surveiller hors de la sphère des codes dit "naturels". Si ces symptômes de la morale survivent aux bouleversements paradigmatiques de la cognition, c'est grâce à l'émergence d'un nouvel acteur: la conscience. «Conscience, conscience, instinct divin, immortelle et céleste voix, guide assuré d'un être ignorant et borné, juge infaillible du bien et du mal, qui rend l'homme semblable à Dieu.» (cf. "Le vicaire Savoyard" de Rousseau). La conscience est la réponse spontanée, naturelle, de l'organisation morale de notre cerveau lorsqu'il change sa manière de comprendre le non-moi. Avec la conscience (morale), l'investissement moral de n'importe quel interdit ou devoir (les vieux codes moraux mais aussi le Code de la route, le devoir citoyen, les droits de l'homme...) se fera maintenant au cas par cas, d'une manière personnalisée. C'est dire que la morale parfois entre et parfois n'entre pas dans le problème soulevé par un interdit. L'observation de l'émergence de sentiments de culpabilité (ou du devoir accompli) devient le seul critère qui permet de dire s'il y a oui ou non de la morale en action. Autrefois, tout était moral. Mais depuis que le code légal n'est plus le critère définitif pour définir ce qui est moralement bien ou mal (susceptible de produire des remords), le code est devenu plutôt civil, ou religieux, déontologique, culturel... L'acte illicite, s'il est nécessairement une faute civile, religieuse, déontologique ou culturelle ne sera aussi immoral que pour ceux qui y sont condamnés par leur immaturité, ...ou pour ceux que la conscience morale oblige d'une manière pour le coup tout à fait subjective et contextuelle. Autant la connaissance en évoluant se décentre du sujet vers l'objet, autant la morale, au cours de sa maturation, dérive de l'objet vers le sujet. Le Code de la route dit au piéton que c'est un devoir (civil) de traverser la route aux passages cloutés lorsqu'il y en a, mais l'investissement moral impliqué dans le chef du piéton qui enfreint cette règle est fonction de sa manière d'assimiler, de "naturaliser", cette règle. Pour certains, il n'y aura jamais ici un investissement moral mais simplement une convention pratique; ils enfreindront donc cette règle sans difficulté particulière lorsque aucune voiture n'est en vue, etc. Mais il existe manifestement d'autres personnes qui préféreront faire le détour ...ou qui prendront la liberté de ne pas faire le détour, mais en ressentant une pointe de culpabilité malgré l'absence de voitures. Cette maturation du jugement moral, le passage à l'usage de la conscience, se produit au mieux durant l'adolescence. Parfois, elle se produit beaucoup plus tard, lorsque le sujet est plongé dans des responsabilités ou confronté à des questions de marginalité. Souvent, hélas, cette évolution n'aura jamais lieu... 4-3 Trois valeurs de vérité en morale Attention au trompe-l'oeil: l'immature commet volontiers un abus de langage en osant dire: “En âme et conscience, je n'ai rien à me reprocher; ce que j'ai fait de mal, ce fut par ignorance ou parce que je n'avais pas la liberté de faire autrement.” Cette “conscience” dont il parle ici ne prend pas nécessairement en charge l'ampleur et la complexité du non-moi. Parfois -souvent?- cette pseudo “conscience” est simplement une prise en compte de contraintes contextuelles au sein d'une sphère morale encore légaliste (deuxième degré). Le sujet immature qui est certain de sa pureté parce qu'il connaît et applique les lois “dans la mesure du possible” ignore encore la radicalité de l'ignorance qui caractérise son approche du monde. Il ignore encore la différence entre l'énigme et le mystère qui pulvérise bien des certitudes morales. Un tel homme, dupe de sa faille cognitive, ne pourra jamais comprendre ce que, par exemple, le livre de Job essaye de lui dire. Le livre de Job, c'est typiquement le récit du passage d'une morale du deuxième stade de sa maturation au troisième: le passage de l'homme qui juge en fonction de codes et de contextes simples, à l'homme pour qui le code n'est plus le centre névralgique de la morale. Un tel immature éprouvera la même difficulté pour comprendre les épîtres de Paul; il ne pourra pas, ne saura pas, comprendre Paul, ce “névrosé obsessionnel” qui ne se considère pas comme un homme pur parce que sans vouloir faire, il fait, et parce que tout en voulant faire il ne fait pas... Cet homme qui stagne au deuxième degré de la maturation morale, même s'il est tout près de rejoindre la troisième étape (puisqu'il distingue déjà l'intention de l'acte), confond encore le “bien” et le “non-mal”... Il est encore binaire moralement... C'est à cause de cela qu'il est désemparé devant Job qui renonce finalement à condamner moralement Dieu, ou devant un Paul qui se frappe la poitrine alors qu'il ne fait rien de mal. Il est en effet IMPOSSIBlE de comprendre la prosternation finale de Job ou le sentiment d'imperfection de Paul dans une morale qui produit des jugements ou le “bien” se confond avec le “non-mal”. L'effet émergent de la prise en compte de l'inconnaissable, de nos limites cognitive donc, c'est aussi l'apparition d'une troisième valeur de vérité dans les jugements moraux. La morale jusque-là binaire devient ternaire. (Son rapport à la morale subit une mutation comparable à son rapport à l'espace lorsque sa perception psychique de l'univers passe du 2D au 3D) L'enfant fonctionnait avec deux valeurs de vérité; le “mal” et le “non-mal”. Le “bien” n'était encore pour lui qu'une conformation à un interdit (dont la formulation est parfois retournée: “Tu dois...” =”Tu ne peux pas ne pas”.). Autrement dit, lorsqu'il est n'est pas “impur”, il est “pur”. Or pour un homme mûr, si je veux absolument rester dans la terminologie du “pur” et de “l'impur”, ne pas être “impur” ne veut pas dire être “pur”. En pratique, le moraliste qui veut traiter de la conscience morale sera enclin à abandonner la terminologie du “pur” et de “l'impur” parce qu'elle est inadaptée à la verbalisation de l'expérience du jugement en conscience. Le “pur”, c'est ce qui s'oppose au mélange qui est donc “l'impur”: l'eau n'est “pure” que s'il n'y a que de l'eau dedans. Pour s'opposer à la pureté, il n'y a pas de “ni-pur-ni-impur”, il n'y a que “l'impur”. Ce piège sémantique est moins vrai pour le binôme bien/mal; l'eau dont je parlais plus haut peut évidemment être “bonne”, “mauvaise” ou “ni bonne ni mauvaise”. L'Occidental moralement mûr a d'ailleurs plus ou moins consciemment intégré ces pressions sémantiques; il utilise peu le binôme pur/impur dont Jésus, lui, tout à fait consciemment, avait somptueusement fait valoir l'ambiguïté avec sa leçon sur ce qui sort et ce qui entre dans le corps en opposition avec ce qui sort et ce qui entre du coeur... Bouddha avait eu la même lucidité en dénonçant l'ambiguïté des ablution purificatrices des eaux du Gange... Pour Bouddha, pour Jésus, pour l'homme qui a atteint la troisième étape de sa maturation morale, il y a trois valeurs de vérité en morale: le «bien», le «mal» et le «ni-bien-ni-mal». Et Piaget? Lorsqu'il étudiait la perception de la règle du jeu chez le grand enfant, Piaget a très bien observé ce passage d'un jugement de deux à trois valeurs de vérité dans la gestion de la règle, mais peut-être n'a-t-il pas exploité toutes la portée théorique de son observation. Il remarquait, sans y voir une nécessité catégorielle neuve, que le jeune enfant qui joue avec les grands est très attaché à jouer avec des partenaires, mais ne se préoccupe pas vraiment de jouer 'contre' des adversaires. Il aurait fallu ici mettre en avant la différence structurelle entre «tricher/ne pas tricher» (qui en morale ternaire ET en morale binaire deviendrait la question du «mal») et «bien-jouer/mal-jouer»= «gagner/perdre» (qui, en morale binaire, a une seule et même valeur (le «non-mal») alors qu'en morale ternaire elle toucherait à la distinction entre le bien et le "ni-bien-ni-mal"). Pour ce jeune enfant dont le système de valeurs fonctionne encore en régime binaire, seul le «mal» («tricher») et le «non-mal» («jouer») sont impératifs. Il ne sait pas encore qu'il y a moyen de bien jouer et de jouer moins bien sans jamais tricher pour autant. Dans son fonctionnement mental, il faudra encore comprendre qu'en observant les règle, sans être fautif donc, il y a encore moyen de "jouer" ou de "jouer bien". Cet enfant est donc encore incapable de concevoir une règle que l'on pourrait soit enfreindre purement et simplement, soit respecter bien, soit encore respecter "moins-bien-que-bien-sans-pour-autant-l'enfreindre"... Piaget a bien vu que pour le petit, le but du jeu n'est pas le même que pour le grand; se conformer lui suffit pour se sentir grand alors que pour le vrai grand, la conformation aux règles du jeu n'est qu'une petite partie du problème! Que devient le rôle du code pour l'homme mûr qui possède une conscience morale? Pour les questions de mal en tout cas, il semble que la conscience ne travaille que si le code le demande. En d'autres mots, il semble que cet homme se sent d'abord obligé de respecter le code comme auparavant... Mais ce qui a changé, c'est qu'un choix illicite (non-observance d'une loi) n'est susceptible de causer une douleur véritablement morale (remords) que si sa conscience confirme l'interdit énoncé par le code. Stricto sensu, pour les questions de mal, c'est le code qui engage une procédure d'instruction morale et c'est la conscience qui juge. Mais la grande affaire de la conscience, c'est bien plus souvent la question du «bien» qui a de fait TOUJOURS préséance sur le «mal». La conscience a ce terrible pouvoir -Paul nous le rappelle mieux que n'importe qui- de susciter une culpabilité morale lorsque le bien n'a pas été suffisamment cherché, même si par ailleurs aucun acte foncièrement mauvais n'a été commit. Celui qui au cours de son évolution est devenu pleinement chrétien, le saint, c'est celui qui, parfois malgré lui, est confronté aux invitations ultra-subtiles d'Agapè et à ce titre ne se sent jamais assez bon puisqu'il peut toujours l'être plus. Le respect des interdits ne dispense que les immatures des remords, de la repentance, de la honte, car il y a toujours moyen d'être plus gentil qu'on ne l'est. Le mal, la belle affaire, mais le bien... le bien... L'inaccessible étoile... On comprend que ce terrain est fertile pour les théologies du "péché originel" voire pour la névrose! *** Plan: 1-Le problème - 2-Premier stade - 3- Deuxième stade - 4-Troisième stade - 5-Quatrième stade - 6-Annexe à propos de Job 6- Quatrième stade de la maturité morale 6-1 Incompétences de la conscience La conscience donc, tout en respectant le code (ce n'est pas vraiment son job que de changer la loi), peut décréter qu'un acte illicite, dans tel contexte, n'est pas immoral. Parfois même, il peut devenir un devoir. C'est la situation classique du médecin qui ne souhaite pas la légalisation de l'euthanasie ou l'avortement mais simultanément, en âme et conscience, les pratique parfois. Ce médecin ne semblera hypocrite que pour l'immature. Il y a deux mille ans, Jésus avait déjà parfaitement verbalisé cette nuance en (Mt5,17-47). "Pas un iota ne doit être retiré de la loi...", disait-il, (ce en quoi il aurait peut-être tort s'il ne fallait entendre sa sentence comme un slogan), mais simultanément, lorsque la conscience le lui permettait ou l'exigeait, il n'a pas respecté cette loi! (Sabbat, purifications rituelles, etc.) Les lois donnent aux cultures des couleurs, des caractéristiques singulières et ce sont elles qui lancent la plupart des procédures d'instruction morales... mais ce sont les consciences qui jugent. Il y a certainement un principe général qui dirige la conscience morale de chaque homme qui a atteint le troisième degré de la maturation morale, mais ce principe n'est pas nécessairement bien reconnu par le sujet et, du coup, ce que la conscience demande, souvent, il ne sera pas en mesure de le justifier clairement. Si on lui demande pourquoi il n'a pas respecté telle ou telle loi à tel ou tel moment, il se contentera d'une réponse plutôt sentimentale et parlera indifféremment de paix de gentillesse, de douleur, de pardon ...sans percevoir clairement qu'il y a, de fait, une téléologie qui rassemble toutes ces notions. Chaque personne ayant atteint ce degré de maturité morale, à l'instar du curé savoyard, ressent d'abord la requête de sa propre conscience morale comme une injonction venue d'on ne sait pas où... Cet ordre est né en amont de sa volonté et de ses choix. Cet ordre est bien une injonction morale parce que ne pas y obéir conduit à une souffrance typiquement morale. Si cette personne vit ou croit vivre dans une culture très homogène où les principes qui gouvernent les consciences de son entourage ressemblent au sien, elle pensera, sans pouvoir le prouver, qu'elle est soumise à la pression d'un impératif moral universel. Pourtant, cet impératif, rien de sérieux ne permet d'affirmer qu'il est le même pour tout le monde. Plus cet homme voyagera, plus il vivra dans un milieu cosmopolite, plus la conviction de cette universalité va s'affaiblir. Un malaise neuf émerge: il commence à imaginer la possibilité de quelque chose qu'il sera très difficile d'assumer: l'existence de terroristes, de militants pédophiles, de faiseurs de guerres et autres criminels qui seraient parfaitement lucides, responsables et, ...fondamentalement bons! Le principe qui dirige une conscience morale, qui l'aide à formuler son impératif, pourrait être le fruit d'une configuration de déterminants plus ou moins connus, peut-être mystérieux, qui caractériseraient un passé personnel: l'éducation, les croyances et les pratiques religieuses, l'environnement politique?... La diversité des impératifs qui dirigent les consciences humaines, même si elle n’est pas démontrable, est possible et cela suffit pour susciter ce malaise moral chaque fois qu'un homme mûr juge un autre. L'homme mûr n'aime pas juger les autres... ("Qui m'a établi pour être votre juge?" (Lc12,14) Jésus lui-même n'aimait pas juger, alors qu'il a tant jugé les pharisiens, les riches, les intellectuels...) Avec l'amélioration des performances intellectuelles, rien ne s'arrange; le malaise de l'homme mûr n'en sera que plus marqué. Nier la possibilité d'une diversité des impératifs des consciences morales, ce serait réduire l'autre à l'idée que l'on en a, et, donc, ne pas prendre en compte le caractère éventuellement inconnaissable d’une inconnue. Le mystère, la “boîte noire”, le regard critique sur les limites de notre propre connaissance, lorsqu'il entre dans nos moyens cognitifs, dans nos formulations du monde, pulvérise la possibilité de démontrer une universalité des principes de la conscience en morale. De fait, lorsque l'on devient capable d'y faire attention, sur le terrain, la diversité des principes qui guident les consciences est indéniable; ouvrir les yeux suffit pour s'en rendre compte. Tout au plus observe-t-on que chaque culture favorise l'un ou l'autre principe très généraliste pour orienter la conscience morale de ses ouailles: l'Amour avec le grand "A" de "Agapè" dans l'Occident chrétien, la Délivrance avec le grand "D" de "Détachement" dans la sphère bouddhiste, le Conformisme avec le grand "C" de "Coran" en Islam... L'Islam est une figure d'école pour le moraliste puisqu'il incline la conscience morale du Musulman à revenir vers des codes (de conformité). Cela crée une ambiguïté difficile à gérer, car c'est soit la conscience morale, soit l'immaturité morale qui demande de prendre en considération un code... L'Islam n'est d'ailleurs pas la seule religion confrontée à un principe de conscience qui renvoie au conformisme: certaines sectes de l'Hindouisme, du Judaïsme, certains traditionalismes chrétiens, etc. Un Musulman Chiite comme un Témoin de Jéhovah ou un Adventiste du Septième Jour, lorsqu'il mûrit, par simple humilité intellectuelle (humilité qui est ici une lucidité, pas une vertu... une performance cognitive donc!) est bien forcé de reconnaître, même s'il ne l'a pas expérimenté dans sa vie personnelle (?!?), qu'il y a éventuellement du mystère dans le monde et que cela empêche une connaissance exhaustive des contextes. Il voit - il ne peut plus ne pas voir- qu'il y a des questions morales que les anciens codes sont incapables de traiter parce qu'il y a des contextes et des problèmes qui n'existaient pas autrefois, qui étaient même inimaginables. Ces fidèles-là auront une tendance compulsive à amortir, à neutraliser, l'importance de tout ce qui dans le présent semble affirmer l'émergence de questions morales neuves. Effort parfois pathétique, désespéré, pour nier les évolutions irréversibles de la connaissance, de l'environnement, de la technique, de la logique même... S'il faut absolument trouver quelque chose d'invariant en morale, ce n'est ni du côté des lois, ni du côté des impératifs de conscience qu'il faut chercher, mais du côté de sa maturation par paliers discrets et très caractérisés. S'il y a une grammaire formelle de la morale, elle relève de cette organicité qui évolue d'une manière discontinue: le passage irréversible d'un jugement à deux valeurs de vérité à un jugement à trois valeurs de vérité par exemple, ou la prise en compte de la différence entre l'énigme et le mystère au cours de l'instruction morale... Celui qui juge "en âme et conscience" se sent moralement compétent pendant quelques mois, quelques années ou quelques décennies et cette trêve est d'autant plus longue qu'il est peu confronté aux différences culturelles, à la méchanceté, aux responsabilités, au travail spirituel... Mais un jour plutôt qu'un autre, cet homme va donc vivre un nouveau type de malaise moral grâce ou malgré le bon usage qu'il fait de sa conscience. Il ne va plus pouvoir éluder les problèmes suscités par la diversité du principe de conscience. S'il arrive, par exemple, à comprendre qu'un terroriste peut agir sous la pression de sa conscience morale et non pour compenser un sordide problème narcissique, il en arrivera vite à s'interroger sur le rôle, la pertinence de la morale susceptible ici d'encourager un terroriste à agir, et là de condamner son acte. La condamnation d'un homme qui agit en obéissant strictement et courageusement à sa conscience provoque inévitablement un trouble chez tous ceux qui possèdent un minimum d'introspection et une faculté d'empathie (ce qui dépend bien moins de l'enracinement culturel que de la croissance neuropsychologique: neurones miroir, expérience de l'amour physique, etc.). Ce trouble moral neuf indique que celui qui s'en tient au jugement “en âme et conscience” peut encore mûrir... La cité cosmopolite demande une complexification supplémentaire dans sa manière de juger. L'étude de la morale ne peut pas se contenter de distinguer codes et consciences. Le juste, le sage, monte encore d'un cran son altitude de vol! ...A moins qu'il préfère carrément renoncer à ses jugements moraux et, pour vivre paisiblement, se résolve à accepter les sentences d'un quelconque utilitarisme? Ce serait alors en dépit du sentiment de culpabilité qui naîtrait chaque fois que sa conscience en serait offensée; des sentences cruelles qui torturent des individus malchanceux sont quasi inhérentes à toute éthique utilitariste puisque le bonheur, la paix ou autre idéal sur lequel s'articule un utilitarismes peut signifier aussi le malheur, le massacre, la torture, l'isolement d'une minorité! Cet utilitariste, serait-il encore un juste, un sage, en laissant sa morale personnelle de côté? Qu'il vole plus haut donc, s'il a assez de santé pour le faire. Ce que je sais avec certitude, c'est que moi, paul yves wery, dilettante en bien des choses, marginal et faible, médecin ayant migré hors de sa culture native, artiste à ses heures, je me sens parfois enclin par ma morale à dépasser mes jugements en “âme et conscience”, pour essayer d'être juste et sage à mes propres yeux et pour ne pas ressentir trop des regrets, de la honte, des remords... Je ne me sens pas pour autant incliné à changer le principe par lequel ma conscience me guide. Chrétien nord-européen immergé dans le Bouddhisme thaïlandais, je garde mes manières de chrétien pour juger “consciencieusement” du bien et du mal, mais mon fonctionnement moral semble parfois me demander de désobéir à ma conscience sous peine de ressentir une forme de culpabilité. Je ne suis pas ici dans une spéculation abstraite; lorsque je travaillais comme médecin dans un mouroir pour sidéens en Thaïlande (ce mouroir était aussi un monastère du Bouddhisme théravada), ma conscience morale chrétienne me demandait d'être plus agressif pour empêcher l'exhibition des cadavres embaumés et nus de mes patients sidéens (avec une étiquette donnant le nom et l'âge!) dans un musée très particulier accessible à tous les visiteurs et donateurs. Ma conscience me demandait aussi d'être plus agressif pour empêcher les visiteurs anonymes ou les journalistes qui passaient dans les salles de soins, de filmer les agonisants sans même demander leur consentement... Pourtant, après quelques années de travail, le plus souvent, je me contentais de grogner. Je remarquais que manifestement cette désobéissance à ce que ma conscience me recommandait n'était plus un critère suffisant pour me faire ressentir de la culpabilité, des remords, des regrets lorsque je rentrais à la maison. Les algorithmes de ma morale avaient évolué et cela ne fera que s'accentuer lorsque, plus tard, je m'investirai plus intellectuellement dans ces questions de morale, lorsque je lirai le discours du Bouddha sur la contemplation des cadavres, ...lorsque j'étudierai la signification centrale dans le Bouddhisme du mot "Vipassana". Le Bouddhisme a une approche de la mort, de la vie privée, de l'identité, (...), incontestablement très, très, très, différente de celle des Chrétiens. Il y a parfois quelques incompatibilités de devoirs moraux lors des rencontres interculturelles. Par ailleurs, bien ancré dans la cinquantaine, j'ai probablement déjà perdu cette plasticité mentale qui pourrait changer le principe de ma conscience. L'Agapè chrétien, la gentillesse donc, sera probablement l'horizon de mon devoir jusqu'à mon dernier jour. Mais l'âge n'empêche pas de mûrir et cette maturation me met maintenant en demeure d'assumer que le principe qui guide la conscience de mes hôtes n'est que rarement l'Agapè chrétien même si, de fait, tous ces Thaïlandais qui m'acceptent et m'entourent sont souvent plus gentils que ces Européens de mon pays d'origine. Comment décrire cette nouvelle étape dans le fonctionnement moral? Il ne s'agit certainement pas d'abolir la conscience. Il s'agit plutôt de mettre ses ordres sous tutelle, de la traiter comme elle-même avait traité la loi... Par un regard critique sur le fonctionnement de ma morale, j'ai été mis en demeure non seulement de relativiser les lois -ça, en fin de compte, c'était plutôt facile- mais aussi de débusquer la subjectivité de l'impératif qui guide ma conscience au sein des contextes. Ma maturation cognitive qui me faisait admettre la possibilité d'une variable contextuelle non pas "inconnue" mais "inconnaissable" (une "inconnaissable inconnue"), m'imposait une nouvelle appréhension du rôle de ma conscience: le «possible mystère» devenu inhérent à l'altérité m'obligeait à voir chaque homme sous une nouvelle perspective. Un principe de conscience ne peut être considéré comme universel qu'en niant l'étoffe de l'altérité. Au départ, cette mise en perspective n'est pas un ordre moral, mais un effet de lucidité, cette lucidité qui depuis ma naissance m'aide à tracer toujours plus précisément ma limite. (Puisque par ma naissance, le Destin m'a mis en ménage avec le non-moi, pour éviter les disputes conjugales, j'ai tout intérêt à prendre en considération les caractéristiques manifestes ou possibles de ce non-moi!...) Pour guider ma propre action, parfois, ma propre conscience peut me suffire... À voir... Mais pour juger de l'attitude des autres (ce que la vie peut imposer même à ceux qui n'aiment pas juger), la prise en compte de ma seule conscience ne suffira plus jamais. À cette altitude morale-là, les jugements et les ordres que je reçois de ma conscience doivent encore être avalisés par une espèce de Cour de cassation hiérarchiquement supérieure à ma conscience. Dorénavant, si j'esquive ce protocole en trois étapes pour juger (loi, conscience, cassation), obéir à ma conscience pourra me faire souffrir moralement, exactement comme lorsque autrefois je souffrais de n'avoir pas obéi à ma conscience... Je suis passé au quatrième stade de ma maturité morale. 6-2 L'étrange consensus moral qui accepte la diversité des principes de conscience Lorsque je cherche à comprendre pourquoi, moi, je juge de telle ou telle manière, alors qu'un Bouddhiste, un Musulman ou un matérialiste juge autrement, je n'ai finalement rien de mieux que les ressources de ma religion (ou assimilables) pour répondre. Pour moi, Chrétien, c'est au nom de la gentillesse (Agapè) que je ne respecterai pas telle loi dans tel contexte. C'est au nom d'une certaine approche du détachement (et donc de la liberté) que le Bouddhiste, etc. Cette observation de la diversité des jugements en consciences suggère qu'il n'y a probablement pas un lien immuable entre le monde et le principe directeur de la conscience. Le regard critique sur ma conscience me conduit à découvrir dans la spécificité de mon propre jugement quelque chose qui ressemble plus à un choix qu'à un invariant instinctif. En termes clairs: en croyant obéir à un impératif de conscience universel, je n'obéissais en fait jamais qu'à des convictions. Le sentiment de culpabilité, les remords, la bonne volonté et autres hontes, ne sont pas les sous-produits d'un impératif universel mais les sous-produits d'un impératif qui m'est personnel et qui est lui-même le fruit d'une digestion, d'une rumination, d'une assomption de "choix" téléologiques ou eschatologiques plus ou moins confusément intériorisés. Dans cette affaire, pas de fatalité neurologique ou cosmique, mais une “orientation de vie” contingente. Que cette orientation soit le fruit d'une libre volonté ou l'effet d'une action prosélyte de mon milieu, ou la conséquence d'une nécessité contextuelle, n'est pas tant la question ici que cette contingence. En pratique, ces divers jugements fait “en âme et (bonne) conscience” imposent des attitudes vertueuses qui peuvent être parfois très différentes, voire contradictoires. Ce n'est heureusement pas très fréquent dans la vie quotidienne, mais l'actualité internationale nous abreuve d'exemples: le sang coule un peu partout dans le monde à cause de la divergence des impératifs moraux. Il serait simpliste ou présomptueux de croire que tous ces conflits existent uniquement parce qu'il y a par là des brutes sans morale ou des brutes immorales. Il faut voir au cas par cas, mais souvent j'en arrive, moi, à penser que ces brutes qui font mal et qui tuent sont moralement immatures plutôt qu'immorales ou amorales. Elles stagnent au deuxième ou au troisième degré de la maturation morale. À mon sens, pour gagner une cohabitation paisible avec les brutes, la priorité c'est de travailler à leur maturation. La maturité est mesurable et elle n'est pas idéologique. Il n'y a pas ou peu de volonté hégémonique à vouloir la promouvoir; c'est comme apprendre à un enfant à marcher ou à rouler en vélo. (Je ne peux pas toujours affirmer qu'il y a autant de respect chez ceux qui, pour favoriser la paix, cherchent à convaincre, à transformer des convictions métaphysiques ou politiques...) * Quel est l'intérêt de favoriser l'accès au quatrième degré de la maturité morale si les impératifs de consciences peuvent être incompatibles? - La première raison (la plus importante!) c'est que même si la divergence des jugements en “âme et (bonne) conscience” continue d'exister, entre les hommes qui ont un regard critique sur la subjectivité du fonctionnement de leur conscience, il n'y a pas de conflits sanglants à craindre. (Le problème de la violence peut évidemment persister si les adversaires ont un degré de maturité différent.) Un chrétien pourrait penser qu'il y a ici l'indice d'une supériorité voire d'une universalité du principe directeur de la conscience des chrétiens (Agapè/gentillesse), mais ce serait penser en rond. Ce n'est pas par Agapè que l'effet pacifiant de la maturité s'explique. En cas de "disputation" interculturelle, la conscience d'un (ou des deux) adversaire(s) n'est pas dirigée par "l'Agapè". Si la gentillesse est appréciée par quasi tout le monde, la gentillesse n'est malgré tout pas pour tous les hommes mûrs la priorité absolue de la conscience. A ceux qui pensent encore que la prise en considération de l'altérité serait toujours une forme de gentillesse d'où découlerait une volonté pacifiante, il reste à comprendre que cette prise en compte de l'altérité est d'abord et avant tout un effet de lucidité et non d'Agapè! La clé de cet effet pacifiant de la maturité tourne autour de deux propriétés consubstantielles à cette maturité et que je devrai développer plus loin: d'une part, la découverte de deux formes de tolérances irréductibles l'une à l'autre et, d'autre part, l'assomption de ce que la punition (ou, plus généralement, toute violence réactionnelle: correction, sanction, dénonciation...) ne relève pas du même jugement que ce jugement qui évalue la malignité d'un inculpé (en d'autres mots, pour punir, venger, incarcérer, dénoncer, prévenir (...), il faut deux jugements; un premier qui juge la malignité d'un acte et un deuxième qui décide d’un acte vengeur ou punitif ou éducatif ou (...), en réponse à cette malignité... - Une deuxième raison d'encourager le passage au quatrième stade de la maturation morale est tout simplement de l'ordre du plaisir! Au quatrième degré de maturation, les disputes éthiques (qui deviennent des disputations) plaisent parce qu'elles sont bénéfiques en matière d'intelligence, de sensibilité... Le plaisir de discuter... Le plaisir de se distinguer... Le plaisir paradoxal de ne pas se sentir seul tout en se sentant différent... Un homme qui a atteint le quatrième stade de la maturité morale sait maintenant ce qu'il gagne à ces disputations, même lorsqu'il n'est qu'un piètre avocat de sa propre cause, même lorsqu'il se confronte aux plus talentueux sophistes... - La troisième raison d'encourager la maturation morale malgré les divergences des impératifs de conscience qu'elle confirme, c'est l'amortissement de l'envie de convertir... (ce qui en deuxième intention a aussi un effet pacifiant!). Dans cette sphère morale-là, un homme ne se réjouit plus d'avoir métamorphosé la texture spirituelle d'un autre homme puisqu'il n'ose plus affirmer la pauvreté d'une spiritualité qui n'est pas la sienne. Il préfère organiser une complexification de sa propre spiritualité à l'occasion de ce contact. L'homme mûr sait mieux que l'immature la différence entre l'énigme et le mystère... il n'y échappera plus jamais... L'homme moralement mûr supporte donc très bien les diversités culturelles et individuelles. Cela semble d'abord paradoxal puisque l'homme mûr sera aussi plus attentif qu'un autre aux mille causes possibles de conflits... mais c'est un fait observable me semble-t-il. Par le voyage, l'art, la lecture, l'homme mûr en arrive même souvent à chercher la rencontre interculturelle parce qu'elle enrichit sa vie intellectuelle (philosophie, théologie...) et sa vie sensuelle (la sexualité interraciale, la cuisine exotique...) de subtilités qui se fécondent les unes par les autres et qui sont moins présentes parce que moins nécessaires dans un environnement culturellement plus homogène. * Entrons dans un problème déontologique médical banal pour mieux comprendre ce qui est le plus important pour la cité cosmopolite, c'est-à-dire l'effet pacifiant du regard critique sur la conscience morale. Tuer un bébé mal né, achever un cancéreux, éteindre une grossesse non souhaitable sont des actes que les lois de quasi toutes les religions (et assimilables) condamnent. Ces lois sont enfreintes dans certains contextes précis, par de bons chrétiens, de bons musulmans, de bons bouddhistes, parce qu'un impératif de conscience peut exceptionnellement l'autoriser voire l'ordonner (gentillesse pour le chrétien, détachement pour le bouddhiste, pureté pour le musulman... ). Prenons un avortement: Un musulman ou un bouddhiste consciencieux qui aurait pratiqué un tel acte par devoir moral se trouvera éventuellement en conflit avec un bon chrétien qui n'aurait pas commis cet acte dans le même contexte. Le premier réflexe du tiers sera éventuellement violent au nom par exemple de la protection du faible (l'avorton). Il suffit de généraliser cet exemple d'écolier en d'autres domaines de la vie et l'on comprendra la genèse de réactions violentes comme l'incarcération, le terrorisme, la guerres même... Mais, dans ce genre de contexte, il arrive aussi que chrétiens, musulmans et bouddhistes, se regardant les uns les autres dans les yeux, comprennent la bonne foi de ceux qui agissent comme eux-mêmes ne l'auraient peut-être pas fait! Alors, ils ne s'entre-tueront pas, même si cela peut paraître d'abord incohérent en termes purement comptables (car, pour le dire d'une manière lapidaire, tuer ou enfermer un avorteur peut être considéré par certains comme une manière de sauver de nombreux futurs-bébés). Ce jour-là, ce chrétien mûr, ce musulman mûr, ce Bouddhiste mûr ne violentera pas l'avorteur mûr non pas par pragmatisme, non pas parce que Agapè le demande ou l'exige, non pas par la peur du gendarme, mais parce qu'il voit que cet avorteur est un homme mûr. (La gestion de l'avorteur immature sera évidemment différente et soulève des questions moins difficiles qu'il n'est pas utile de développer pour le moment.) L'homme qui possède un regard critique sur le principe de sa propre conscience et qui assume moralement le poids du mystère "tolère l'intolérable" s'il remarque que son adversaire a, lui aussi, un regard critique sur le principe de sa conscience. En mots simples et simplificateurs, on dira qu'il "tolère l'intolérable" parce qu'il constate que son adversaire n'est pas une brute immature. Si maintenant, dans une société policée, il faut malgré tout en passer par un tribunal à cause, par exemple, de la hargne bruyante d'un journaliste populiste ou d'un intégriste infantile, l'anti-avorteur mûr préférera certainement que la justice prononce à l'endroit de cet avorteur mûr une condamnation symbolique, un sursis ou une peine très faible au regard du délit. Ce mystérieux consensus entre personnes moralement mûres, qui, au dépens des avortons, "relaxe" moralement l'avorteur "mûr" dans les sociétés les plus sophistiquées (et essaye, autant que possible, de ne pas le punir ou de ne le punir que symboliquement) obéit à un principe qui supervise la conscience morale comme une cour de Cassation. Ce "méta-impératif" de la cassation morale est bel et bien formel, il ne dépend PAS de l'étoffe toujours compliquée d'un contexte ou d'une appartenance culturelle, mais d'un critère objectif, simple, explicite, vérifiable: le niveau de maturité de l'inculpé. Le "méta-impératif" de la "cassation morale", avec la force et la faiblesse d'un axiome dans un modèle mathématique, peut rendre moralement impossible de punir l'acte d'un autre sans susciter aussitôt d'un sentiment de culpabilité. Je suis donc passé subrepticement du jugement moral d'un délit au jugement moral d'un jugement moral, et c'est pour cela que parler de cassation n'est pas déplacé. Le quatrième stade de la maturation morale, le regard critique sur l'impératif de conscience, oblige d'assumer que la "punition" n'est pas consubstantielle à la faute puisque la faute elle-même n'est pas consubstantielle à l'acte impliqué. Il y a un premier jugement qui me positionne par rapport à l'autre et qui est comme un effet d'identité ("Je suis chrétien et donc, ici, il y a potentiellement une faute, etc.") et puis, il y a un jugement formel de deuxième intention qui, lui, est au service de la cohabitation. Ce regard critique qui juge le jugement à partir de critères formels serait alors la clé de voûte d'une morale qui assume la diversité des jugements "en âme et conscience". Cette tendance à l'indulgence vis-à-vis d'un inculpé qui a un regard critique sur sa propre définition du mal, aussi discrète puisse-t-elle être serait le ferment de la coexistence pacifique dans la ville cosmopolite. La Nature (ou le Réel, ou Dieu, ou autre chose d’assimilable) ferait donc souffrir l'homme mûr d'un sentiment de culpabilité, d'une sorte de honte, lorsqu'il sanctionne un autre homme qui a, lui aussi, atteint le quatrième degré de la maturité morale et qui aurait commis un délit en obéissant à sa conscience sous le haut contrôle de cette maturité... Mais pour être clair et effacer quelques ambiguïtés résiduelles, il faut ajouter ici que l'on peut inverser la formule: un inculpé qui a un regard critique sur sa propre manière de définir le bien et le mal ne va évidemment pas suivre les consignes de sa propre conscience exactement de la même manière que celui qui ne possède pas ce regard critique. Pour lui aussi la conscience n'est plus la plus haute instance de sa morale, ...et cela porte à conséquence! Si l'avorteur que nous étudions ici a agi en "âme et (bonne) conscience", mais en est toujours au troisième stade de sa maturation morale, tout change! Cette immaturité devient alors le problème central. Une forme de violence réactionnelle comme l'incarcération risque de s'imposer qui sera comprise et admise par toutes les personnes mûres, même par celles qui soutiennent politiquement le principe d'une libéralisation de l'avortement. Pour l'homme mûr, cet avorteur-là ne sera évidemment pas considéré comme immoral (il obéit à sa propre morale) mais comme immature. Il sera éventuellement considéré aussi comme dangereux par cette immaturité. Des lieux d'incarcération, hélas, restent peut-être nécessaires, mais ils ne seraient alors plus tant des lieux de punition que des lieux de maturation... (les vrais "pénitenciers" restant réservés à un traitement de l'immoralité? A voir... Pas moyen d'en exclure la possibilité pour le moment.). Les personnes mûres, quelles que soient leurs divergences idéologiques, à cause de leurs facultés critiques, remarqueront que parfois (souvent?), les plus monstrueuses barbaries, les guerres les plus vaines ne sont pas tant l'oeuvre de l'immoral que de l'immature qui obéit strictement à sa propre conscience morale... Des terroristes intégristes en sont des figures emblématiques au XXIe siècle comme la plupart des grands "chefs de guerre" idéologues l'étaient au XXe siècle (Staline, Mao, Pol Pot...). Lorsque la maturité morale affecte une procédure judiciaire, devant une relaxe (ou assimilable) inspirée par la maturité de l'inculpé, un journaliste immature ou un intégriste dénoncera peut-être une complicité de classe, la “mafia” des puissants... Effectivement, la maturité morale, si elle n'est pas directement liée à l'intelligence, à la classe sociale, à l'éducation ou au niveau de pouvoir, est tout de même favorisée par l'éducation, l'intelligence, la gestion de responsabilités... Ce n'est pas par essence mais par accident donc qu'effectivement sur le terrain, en général, une “faiseuse d'anges” qui utilise les aiguilles à tricoter pour gagner sa croûte est plus sévèrement punie qu'un médecin qui commet le même acte... C'est par la même logique qu'autrefois le bougre était plus facilement mis au bûcher que l'artiste illustre ayant commis le même délit; on a coupé court au procès pour mauvaises moeurs de Léonard de Vinci... mais quel sage aurait osé douter de l'immense maturité d'un Léonard de Vinci? Au XXe siècle, dans l'affaire Lewinsky, même si la maturité du président Clinton reste discutable, l'immaturité du procureur fut tout simplement océanique. Tout cela rappelle à l'homme capable d'un regard critique sur l'impératif de sa conscience que des actions judiciaires, sans être nécessairement des erreurs judiciaires, peuvent conduire à des actions radicalement immorales parce que juges et jurés stagnent trop souvent au troisième degré de la maturation morale... Tout cela devrait nous inviter à filtrer les juges, jurés, députés, généraux, prélats et autres hommes de pouvoir non seulement sur des critères académiques, sur leur "bonne tenue" morale antérieure ou sur leur popularité mais aussi à partir de tests psycho-cognitifs qui prouvent leur capacité d'assumer moralement la différence entre l'énigme et le mystère. Cela ne remettrait pas en cause les fondements de la démocratie qui après tout assument déjà sans état d'âme l'exclusion des mineurs des listes électorales. 6-3 Deux tolérances différentes Entre personnes mûres, une sorte de tolérance s'impose donc qui ne relève pas d'une sentence de la conscience, mais d'un fait mesurable: la maturité. L'anti-avorteur mûr, aussi révulsé soit-il par l'avortement, tolère l'avorteur pourvu qu'il soit monté au même niveau de maturité que lui-même et qu'il soit donc comme lui en mesure de peser le poids des questions sans réponse qui sous-tendent ses engagements: la différence ou la ressemblance entre une personne en gestation (avorton) et une personne consciente, l'égalité ou la différence en droits entre une personne "en puissance" (avorton) et une personne "en acte", etc. Le mot "tolérance" est à prendre avec des pincettes; ce mot porte deux concepts qui ne signifient pas la même chose en morale. Il ne faudrait pas croire que la tolérance qu'il y a derrière ce mystérieux consensus (tolérance inspirée voire exigée par le quatrième stade de la maturation morale), correspond à la tolérance que, par exemple, la gentillesse (agapè) demande aussi, parfois, à celui qui en est encore au troisième degré de la maturation morale. Ce n'est pas au nom de la gentillesse (Agapè) que le chrétien mûr "tolère" l'avorteur moralement mature, même si cela peut être une raison supplémentaire de l'épargner. Les deux tolérances dont il est question ici et qui conduisent au même résultat ne travaillent pas sur le même plan; l'une des deux ne dépend pas d'un impératif de conscience et il faut l'avoir compris pour pouvoir ensuite répondre sans trop de difficulté à la question classique des limites de la tolérance. Faut-il être tolérant avec l'intolérant? L'intolérant (le violent, le punisseur, le dénonciateur...), s'il est intolérant parce qu'il stagne au deuxième ou au troisième stade de sa maturité morale sera abordé par les matures comme un immature, quelle que soient l'idéologie ou la religion des parties en présence... Le problème à régler est avant tout une incompétence cognitive, un infantilisme en quelque sorte. C'est dire que le juge, le confesseur, le confident ou autre directeur spirituel tiendra compte du point de vue de cet intolérant comme un mathématicien tient compte de l'avis d'un profane qui chipote le résultat d'un théorème, ou comme un médecin tient compte du diagnostic affirmé par le patient lui-même au cours de l'anamnèse. Dans des cas extrêmes, par pragmatisme, le tiers qui juge tiendra compte de l'avis de cet intolérant immature simplement comme un parent tient compte de l'avis d'un petit enfant et il le grondera si nécessaire, comme on gronde un petit enfant; en l'occurrence, l'intolérant immature sera confronté malgré lui à la réalité qu'il ne perçoit pas encore clairement. Dans un tel jugement, on est insidieusement sorti de la sphère morale pour entrer dans celle de l'éducation, de la protection, de la sécurité... Par contre, si l'intolérance (délit, action violente...) est manifestement fondée sur des prémisses qui prennent en compte le réel jusqu'en la subjectivité du principe de conscience, le tiers (juge, confesseur, confident, directeur spirituel...), est sommé d'assumer jusqu'à la subjectivité de son propre impératif de conscience par lequel il doit se prononcer. Cet inculpé-là est en train de lutter contre un déni de réalité ou l'incompétence cognitive de ceux qui l'inculpent. Le bon juge (ou confesseur, confident, directeur...) se rappellera ici qu'il n'est pas le fabriquant du "non-moi", même si sa fonction le somme d'assumer une responsabilité qui pourrait le faire croire. Dame Nature (ou assimilable) garde ses prérogatives; le réel ne s'efface pas du revers de la main... Pire; la lucidité de ce tiers (et non sa morale) lui rappelle qu'il n'a qu'une approche imparfaite et incomplète de ce qu'il faut bien appeler le mystère du "non-moi". Et voilà que ce juge ou ce confesseur ou ce directeur tend maintenant à l'indulgence... Chacun de nous vit en concubinage avec ce "non-moi" dont l'inculpé fait partie! Le divorce avec le "non-moi" n'est pas possible. La trahison conjugale entraînerait des remords dans son sillage, il le sait. Il doit vivre avec la vérité de ce maudit inculpé comme il doit vivre en s'accommodant de l'incompatibilité de l'huile avec l'eau. S'il punit cet intolérant-là, il fait lui-même un déni d'une partie de la réalité qu'il devrait prendre en considération pour de multiples raisons qui n'ont rien à voir avec cet inculpé en particulier. Aucune société ne peut se fonder sur un déni du réel. Il n'est ni bien ni mal que l'eau ne se mêle pas à l'huile, c'est un fait qui n'est pas de nature morale et que je dois intégrer dans mes formules du monde comme à peu de chose près tout ce que la science m'apprend. Certains aimeront peut-être repérer ici le retour de l'utilitarisme?... Peut être, mais dans la stricte mesure où, d'une part, il est hors de question d'articuler cet utilitarisme-ci autour de la souffrance, de la prospérité, d'un idéal religieux... et, d'autre part, dans la mesure où on reste bien dans le champ de la morale, c'est-à-dire dans cette organisation mentale qui fait spontanément naître des souffrances et des satisfactions morales (on est ici en amont d'un calcul sociologique ou politique). 6-4 La combinatoire du jugement moral mûr Pour résumer, je propose simplement d'entrer dans une petite combinatoire à partir de cette histoire d'avorteur: supposons qu'un juge chrétien très "vieille France", très sensible aux mystères des choses, très consciencieux et très opposé à la dépénalisation de l'avortement, soit obligé de juger un médecin ayant commis un avortement illégal (grossesse trop avancée par exemple) que lui-même, en conscience, n'aurait jamais commis dans le même contexte. Ce juge a pouvoir d'incarcérer ou de relaxer. Voici la combinatoire des manières possibles de faire usage des impératifs de sa propre morale lorsqu'il choisit la sentence: Obéissance à la conscience + obéissance à l'impératif formel (cassation morale)  pas d'état d'âme. Faire incarcérer un avorteur immature, par exemple, ne provoquerait en lui ni remords ni honte, ni sentiment de culpabilité... Ces jeux-là, pense-t-il peut-être, sont réservés aux gens capables d'évaluer correctement les enjeux d'un tel acte, même s'ils relèvent de questions sans réponse (mystères et non énigmes). Ce juge sait que l'immaturité n'est pas nécessairement l'immoralité, et c'est la dangerosité de l'inculpé qui devient le noeud du problème, comme toujours en face des inculpés immatures. Obéissance à la conscience + désobéissance à l'impératif formel  honte et remords... Si ce juge fait incarcérer un avorteur manifestement consciencieux et mature, ce juge va ressentir un malaise moral, un sentiment de culpabilité, dans l'exacte mesure où lui-même est mûr. Par sa maturité, ce juge ne peut plus comprendre son job comme le simple exécuteur d'un algorithme légal. Dans cette figure, il y a donc un juge immoral (il n'obéit pas aux consignes de sa propre morale) mais il n’y a pas d'erreur judiciaire à proprement parler. Désobéissance à la conscience + obéissance à l'impératif formel  OK! Ce juge qui, par exemple, a relaxé un avorteur manifestement consciencieux et mature va quitter le tribunal sans état d'âme... Ce genre de procès est vraiment un classique dans les démocraties avancées; des juges doivent souvent y juger des gynécos consciencieux, mûrs et occasionnellement avorteurs... Ils relaxent ou prononcent des peines symboliques, et l'on parle alors de circonstances atténuantes par exemple. Mais la vraie raison de la relaxe est plus du côté de la maturité du médecin impliqué (ce médecin étant alors évidemment le mieux placé pour analyser les circonstances). Désobéissance à la conscience + désobéissance à l'impératif formel  honte et remords... Cette figure d'école (qui peut aussi bien concerner des relaxes que des incarcérations) serait par exemple celle du juge corrompu, au service de son parti, qui agit contre sa propre conscience sans avoir la moindre caution formelle qui pourrait justifier ou imposer cet écart à sa conscience. En fait, la désobéissance à l'impératif formel n'est possible que dans le cas d'un avorteur mûr. Dans une morale mûre, il n'y a pas d'arrêt formel de ce type à faire valoir en cas d'immaturité de l'inculpé, la conscience morale d'un juge mûr a une autorité suffisante. Le même type de combinatoire pourrait se construire autour d'un acte meurtrier volontaire (banditisme, autodéfense, terrorisme, guérilla, euthanasie...). En ce qui concerne le terrorisme, rien n'est évident. On pense d'abord que la relaxe est quasi toujours inacceptable (moralement)... mais ce serait aller vite en besogne et d'ailleurs, des anciens terroristes sont devenus des chefs d’État avec l'assentiment de grands peuples. De fait il est difficile mais pas impossible d'imaginer qu'un homme mûr moralement devienne un terroriste puisque même le meurtre n'a plus en lui-même de valeur morale dès que l'on dépasse le deuxième stade de la maturation morale. 6-5 La sélection darwinienne et la maturité morale Je ne peux évidemment pas affirmer l'universalité de cette règle formelle qui, dans mon for intérieur, a le pouvoir de casser systématiquement l'impression de devoir "corriger" l'homme qui serait à la fois "mûr" (selon les critères définis plus haut) et "bon" selon son propre fonctionnement moral. Il me semble que d'autres hommes jugent comme moi, mais qui serais-je pour affirmer que tous les hommes capables d'assumer la différence entre le mystère et l'énigme se sentent comme moi contraints par les arrêts d'une cassation morale? Qui serai-je pour oser démystifier à ce point-là la morale des autres? Et pourtant... Je n'ai fait que décrire et interpréter ce que j'ai systématiquement observé dans les disputations en Asie et en Europe. Entre les personnes qui possèdent un regard critique sur leur bonne conscience, ce respect mutuel, qui va parfois jusqu'à effacer l'envie de convaincre, de "convertir", peut être timide, mais il me semble toujours présent et cela me suffit pour croire en la possibilité d'une paix cosmopolite qui serait non pas un calcul pragmatique mais un impératif moral “très bien partagé”. Cela me suffit pour encourager un certain travail politique et théologique plutôt que d'autres. Si mon observation est confirmée, ce mystérieux consensus autour de ce devoir de “tolérer l'intolérable”, lorsqu'il émane d'un marginal mûr et consciencieux, pourrait être considéré comme un cadeau de Dame Nature. Ce modeste consensus, l'air de rien, augmente considérablement les possibilités d'organiser pacifiquement la diversité des individus au sein d'une même espèce... au point que le concept même d'espèce perdrait un peu de sa vigueur originelle. Et c'est sans dire que cette marginalité-là que toutes les morales toléreraient deviendrait alors comme le coeur de l'évolution de l'humanité (l'équivalent au niveau moral (voire culturel!) de ce que sont la mutation et l'introgression au niveau génétique. Sans mutation génétique "nous" n'aurions jamais pu exister; "nous" serions encore bactérie ou moins que cela... Mais sans l'assomption des marginaux, notre espèce dépourvue de griffes et d'ailes se serait éteinte faute d'avoir eu assez de temps pour laisser des mutations et autres introgressions intéressantes se cumuler et venir au secours de notre faiblesse. A bien y regarder, l'intelligence, cette belle arme qui vaut bien les ailes et les griffes, est fille de l'intégration des marginaux, et donc de notre maturation morale autant que l'inverse. Il y a un jeu de va-et-vient. Je peux penser que la Sélection Naturelle est impliquée dans tout cela, ...et même qu'elle s'est compromise elle-même dans cette affaire! Que la morale offre un avantage sélectif pour l'espèce humaine n'est pas trop difficile à argumenter. Pour une espèce sans griffe et sans aile qui peut jouer avec ses prédéterminations natives, la loi du "chacun pour soi" affaiblit considérablement la possibilité de mutualiser les ressources pour compenser ce manque d'ailes et de griffes. Mais la pulsion du "chacun pour tous", aussi minime puisse-t-elle être, passe chez nous par une connaissance de plus en plus fine de ce qui spécifie le "tous" pour lequel "chacun" se donnerait. Cette connaissance qui délimite le "tous" de la formule "chacun pour tous" (qui détermine donc ceux qui sont concernés par les droits et les devoirs moraux), a considérablement évolué en quelques millénaires. Au départ, le "tous" ne concernait que la famille ou la tribu et à l'arrivée, il concerne l'homme en général (...voire beaucoup plus... mais c'est un autre sujet). Pour passer de la famille à l'espèce, de la tribu à l'humanité, le chemin est long et borné d'un côté par des aptitudes et des données cognitives cumulées au cours des siècles et de l'autre par des cohabitations de plus en plus diversifiées grâce (tolérances de plus en plus élargies). Les avantages sélectifs ne sont pas les mêmes en début et en fin de parcours. Si la morale est un avantage sélectif, alors la maturation de cette morale en étapes successives est un avantage dans l'avantage! Dans un environnement très hostile tel que celui de nos ancêtres préhistoriques, une morale qui aurait assumé trop de marginalités aurait sévèrement fragilisé la communauté; le marginal qui émergeait dans cette tribu primitive devait se plier, disparaître, ou au moins se taire, car ce qui importait s'il voulait prétendre aux mêmes repas, c'était qu'il ajoute une main armée à celles des chasseurs-fermiers et à celles des soldats lorsque les loups attaquaient. Pour gérer ces urgences, la morale de la tribu primitive se contentait d'organiser les devoirs et droits à partir d'une tolérance de différences très massives: les femmes et les hommes, les enfants et les adultes de la tribu... point à la ligne. (Je me suis laissé dire que dans certaines tribus, même les vieillards passaient à la trappe!) L'éveil cognitif des membres de la tribu n'était pas encore à la hauteur de distinctions plus subtiles. Le manque de discernement était tel que le loup d'en face qu'il fallait abattre pouvait être un homme. L'espèce était dangereuse pour l'espèce... En ces temps bénis de la sauvagerie, on pouvait collectionner les têtes réduites des hommes d'en face comme on collectionne les papillons, ...sans état d'âme! C'est dire à quel point il fallut améliorer nos capacités cognitives et les catégories qui en découlent avant de pouvoir donner à un homme d'une autre tribu et au marginal une signification morale autre que celle du parasite ...ou du gros gibier! Progressivement, notre pouvoir cognitif nous a permis de distinguer les loups des loups, les marginaux des marginaux, et notre morale y a pris des gages. La définition et le statut de "l'autre" ont changé. Heureusement, puisque la survie de certains loups et de certains marginaux, en termes darwiniens, s'imposait de plus en plus pour assurer la survie de notre propre tribu, même lorsque leurs idéaux et leurs valeurs ne s'identifiaient pas du tout aux nôtres! Après Hiroshima, un raisonnement de bachelier peut faire comprendre cela d'une manière imparable: depuis que des meutes différentes animées par des idéaux différents (les Chrétiens et les Musulmans par exemple) sont détentrices de bombes atomiques (ou assimilables), on a de bonnes raisons de penser que si un tyran intégriste pousse sur le bouton rouge, il n'aura pas même le temps de ramener sa main jusqu'à la table que le bouton rouge de son adversaire aura déjà été pressé par les vertus de tel ou tel algorithme préprogrammé... Il suffit d'extrapoler la dynamique de cet exemple simple aux petits gestes quotidiens de la cité cosmopolite pour comprendre que l'unité conflictuelle fondée sur une morale du quatrième degré de sa maturation est devenue un impératif non seulement moral mais aussi vital pour l'espèce! La prise en compte des finasseries imprévisibles de l'altérité n'est plus un luxe pour philosophe de sofa, mais une condition de survie. La cassation morale qui est là pour tracer les limites de "la tolérance" est bel et bien un avantage sélectif pour notre espèce, ou, dit d'une autre manière, elle est une arme de notre espèce contre les rigueurs meurtrières de la toute puissante Sélection Naturelle! Une morale purement conformiste ne pourrait plus assurer la survie de l'humanité parce qu'elle ignore ignorer ces finasseries devenues vitales. La morale au deuxième stade de sa maturation (conformisme) fédère autour d'un chef pour mieux combattre et la morale au quatrième stade de sa maturation (pour l'élite dirigeante et plus si possible) favorise une diversité intra-muros. Vu de haut, ce que fait la morale du quatrième degré, c'est bien d'obliger quelques hommes à comprendre que certains loups (et autres mal foutus) "d'en face" sont aussi de "notre" tribus. Cette intégration de l'altérité, de la marginalité dans "notre" camp, permet, demande, suscite, favorise, le partage et la spécialisation des tâches, qui à son tour permet, suscite, favorise l'avancée des savoirs et des techniques, qui à leurs tours nous offrent des pouvoirs neuf (des armes plus puissantes!), qui peuvent se retourner contre nous et, donc, nous imposent d'assumer d'autres dimensions de l'altérité, ...et la boucle et repartie... Ce cercle, c'est la marche impérieuse, probablement irréversible et certainement auto-entretenue de la complexification culturelle (qui renvoie le chrétien aux belles intuitions de Teilhard de Chardin par exemple)... A ce jeu, la Sélection Naturelle, cette toute puissante faucheuse d'espèces, semble perdre des plumes: la petite bête nue sans aile et sans griffe, en acceptant d'intégrer ses handicapés, ses vieillards et autres "mal foutus" dans ses rangs est en train de fausser la règle du départ. La petite bête nue surprend Dame Nature sur son propre terrain. La grande Sélection Naturelle se sent mal armée pour contrer la tendance. La manipulation génétique, la télépathie électronique et autres translocations mnésiques ou cognitives l'oblige déjà à faire ici et là un pas en arrière... La Sélection Naturelle n'est plus ce qu'elle était! Les néodarwiniens avaient déjà dû revoir la copie au XXe siècle, mais aujourd'hui d'autres théoriciens (Michel Serre, Thierry Lodé...) revoient la copie des néodarwiniens. L'homme se crée manifestement une niche de plus en plus marginale et il faut bien que cette tendance encore balbutiante soit prise en compte pour comprendre l'histoire... L'humanité, dans laquelle cette grande sotte de Sélection Naturelle avait toléré la germination de la morale, lui tient tête maintenant. On peut déjà parler de négociations imposées! Les trans-humanistes qui jubilent au spectacle de la Sélection désemparée ne sont que des gamins tant il est vrai qu'il y a quelque infantilisme à voir une victoire en ce repli ponctuel du cosmos sous les coups de boutoir de notre volonté, mais il y a tout de même quelque chose de vrai et d'encourageant dans cette affaire. Des nouveaux compromis de cohabitation s'élaborent entre l'humanité solidarisée et le reste de l'Univers! C'est un fait! Nous, l'humanité moralisée, nous avons déjà gagné quelques conforts, quelques années de vie, quelques plaisirs, quelques repos... Ce qu'il faut pouvoir reconnaître ici, c'est que in fine, tout, tout, absolument tout, nous le devons à ces marginaux "inutiles" voire "toxiques" que nous intégrons dans nos rangs alors qu'ils ne sont ni soldats, ni fermiers, ni femmes, ni enfants. paul yves wery - Chiangmai, décembre 2013 Version 1.0 - Chiangai - Mai 2009 Version 2.01 - BXL - Juin 2009 Version 2.02 - Chiangmai - Juillet 2009 Version 3.01 - Chiangmai - Décembre 2009 Version 3.02 - Chiangmai - Janvier 2011 Version 4.01 - Chiangmai - Décembre 2013 Version 4.02 - Chiangmai - Janvier 2017 Plan: 1-Le problème - 2-Premier stade - 3- Deuxième stade - 4-Troisième stade - 5-Quatrième stade - 6-Annexe à propos de Job Annexe: Illustration spirituelle du propos: Le Livre de Job Le Livre de Job est l'illustration littéraire par excellence de la maturation morale d'un homme coincé dans le conformisme. Au début du récit, Job est un homme encore moralement infantile qui est conduit à l'épreuve non tant par Dieu que par la justice humaine dont Satan se fait l'avocat. La thèse de Satan, à laquelle Dieu est bien forcé de reconnaître une pertinence, c'est que dans sa ferme natale, Job a de la chance avant d'avoir du mérite. Facile d'être "pur" lorsque l'on est comme Job protégé du monde par "une très nombreuse domesticité", dans une propriété cossue derrière une belle enceinte! C'est la moindre des choses que d'être bon et dévot lorsque par ailleurs le Très Haut bénit tout ce que l'on fait et protège le fruit de nos entreprises des aléas du monde... La vertu coûte plus cher! En somme, ce dont Satan fait valoir, nous en conviendrions tous. Satan a raison! Satan n'est peut-être pas bon, mais incontestablement il est mûr. En théorie morale, on ne lui fait pas la leçon! Le respect de la loi et même l'inclination naturelle à faire le bien ne suffisent pas pour faire la vertu. Il faut encore et surtout résister à une propension naturelle à faire le mal, combattre la tentation d'offenser son frère, lutter contre une tendance naturelle au nom d'une valeur... La loi interdit d'empoisonner sa femme, mais serait-ce une vertu que de ne pas l'empoisonner lorsqu'on l'aime? Dieu vacille: le soupçon de Satan est pertinent! Dieu a tant favorisé le destin de Job que personne ne pourrait trouver dans tout son passé un seul acte qui témoignerait indubitablement de sa vertu. Job vivait heureux dans un état quasi-foetal et Dieu qui aimait son petit coeur innocent lui aurait bien accordé la pérennité de ce bonheur-là... Mais le monde exige la naissance! Il y a dans ce livre la logique d'un accouchement. Dans la chair du plaisir et du déplaisir, le bien et le mal essayent de gagner leurs autonomies. La naissance est difficile; l'enfant est resté trop longtemps dans la matrice dorée. Job voudrait ne pas bouger, mais maintenant un impitoyable accoucheur applique ses fers! Dieu, cette mère maladroite qui demandait à Satan de cautionner sa grande admiration pour son fils Job, n'était de fait pas en mesure de montrer vraiment qui était ce Job! Pour cautionner, Satan exige l'immersion dans la peau: "Peau pour peau! " La preuve de la bonté de Job viendra, mais à quel prix... Satan l'aura extirpée de la chair de Job en usant et abusant de ce pouvoir qui lui a été donné, à lui comme à chacun de nous d'ailleurs. Satan arrache Job de son idylle en lui donnant une chair accessible au monde ...c'est-à-dire en lui donnant un monde qui a accès à sa chair! Le pouvoir que Dieu a donné à Satan, nous l'avons reçu aussi, moi qui écrit, et vous qui me lisez. Ce n'est pas sans importance pour celui qui lit aussi dans ce texte un cours sur la souffrance du juste et l'injustice de Dieu! Cette histoire n'est pas tant l'affaire d'un Dieu qui fait naître ou autorise l'existence du mal que l'affaire d'un Dieu qui s'incline devant l'aspiration qu'a chacun de nous à comparer, à discerner, à mesurer, ...à juger, ...à vivre selon NOTRE justice! Le pouvoir accordé à Satan d'exécuter NOTRE justice et de redéfinir la règle du monde, Dieu nous l'a déjà donné lorsqu'il nous a fait homme et il ne peut nous le retirer s'Il se veut être un Dieu de la Relation! Le récit met donc en présence un Job dans sa deuxième phase de maturation (passage du deuxième stade au troisième), un Satan déjà mûr (quatrième stade), et des amis de Job bons mais immatures (deuxième stade) à qui il manque encore, en conséquence de cette immaturité, la possibilité de penser par exemple l'impuissance de Dieu. Les amis de Job illustrent les failles d'une morale bloquée au deuxième stade de sa maturation; c'est vainement qu'ils essayent de consoler Job malgré leurs bonnes intentions. Ils sont bloqués par leurs paradigmes infantiles. Leur sacralisation d'un dieu tout-puissant les prive du contact avec la réalité de Dieu et du monde ...alors qu'en face, simultanément, Satan discute, négocie, avec Dieu! Job ne rencontrera Dieu qu'à la fin du récit parce que Job était d'abord, comme ses amis, aveuglé par ses fantasmes. Job aussi appelait "dieu" un rêve qui n'était pas Dieu. C'est la perception de l'impuissance de Dieu (qui est aussi la perception de la bonté de Dieu!) qui provoquera le bouleversement paradigmatique de la morale de Job à la fin du récit. Cette faiblesse de Dieu, Satan l'avait comprise et manipulée dès le départ du récit! De l'ironie de Satan, on pourrait d'ailleurs déduire deux interprétations morales: soit Satan est immoral, soit la conscience morale de Satan ne fonctionne pas du tout avec le principe de conscience morale proposé par Dieu (Agapè) Il serait un réductionniste matérialiste par exemple. Cette remarque apparemment importante ne mérite pourtant pas un approfondissement exégétique car manifestement Satan n'est PAS le sujet du Livre de Job). Dans les derniers chapitres du récit, Job a bien vu ce que n'ont pas vu la plupart des grands interprètes de ce livre: le désarroi de Dieu lui-même devant sa création. Dieu lui-même est surpris et désemparé par les malfaiteurs qui se moquent des ténèbres (Jb38,12-15), par le lion qui choisit lui-même ses proies (Jb38,39), l'autruche qui délaisse ses petits (Jb39,13), le Bohémot qui n'a cure des trompes d'eau (Jb40,23), le Léviathan qui ne donne aucune tendresse (Jb40,27), etc., ...et par Satan bien sûr! C'est la découverte de cet espace incontrôlable, de cette autonomie, qui sépare Dieu de ses créations ainsi que des créations entre elles qui conduit Job à comprendre combien Dieu est lui-même désemparé par le monde. L'inconnaissable, ce mystère qui libère de la place pour un Dieu défantasmé, un Dieu impuissant, un Dieu crucifiable, devient une révolution paradigmatique pour la morale de Job à un moment très précis: quelque part entre le verset 7 du chapitre 40 et le verset 26 du chapitre 41 (Probablement pendant les derniers verset du chapitre 41, mais de toute façon après la fin du premier des deux monologue de Dieu qui essayait de répondre à son ado révolté). Job comprend alors que ce qu'il cherche n'est pas une réponse à une énigme, mais de pouvoir assumer la conséquence d'un mystère qui fait mal à Dieu lui-même. Dieu qui a créé pourrait, peut-être, décréer, mais ce serait aller contre son goût de la Relation; il y a mis quelques gouttes de mystère en chacune d'elles pour qu'aucune d'elle ne soit Lui. Il ne s'agit donc pas tant ici d'une prise en compte du mystère de Dieu que d'une prise en compte DES mystères DES créatures de Dieu qui dans leurs souverainetés individuelles, tels autant de Satans, prennent distances par rapport aux préférences de Dieu. Aucune de ces créatures n'est réductibles aux idées que pourrait produire la meilleure et la plus complète des théologies puisque même Dieu ne les comprends pas. Ce mélange de puissance et d'impuissance de ce Dieu créateur est inhérent à son propre mystère et à celui qu'il a accordé à sa création. L'auteur nous livre ici que c'est lorsque son lecteur verra la création jusqu'en cette épaisseur-là qu'il saura la vraie grandeur de Dieu, qu'il verra son vrai visage… Puisque c'est au moment précis où, enfin, Job voit cet ineffable visage ou, plutôt, l'ineffabilité de ce visage (42,2-6) que s'opère sa réconciliation avec Dieu, il faut donc comprendre que c'est précisément ce verset-là qui est la pointe du récit. Il nous donne à voir la maturité que Job devait atteindre. Dieu n'est plus l'explication totale de la forme qu'a prise le monde. Par cette révolution paradigmatique, Job s'est libéré définitivement du paradigme qui faisait du "bien" le "contraire du mal", "le non-mal". Entre le début du Livre et la fin, Job passe d'une morale binaire à une morale à trois valeurs de vérité. (Mais Job continue obstinément de croire -et c'est manifestement son droit- qu'au sein de cette mélasse de Dieu et de ses Créatures, c'est Dieu qui est bon. C'est la foi inébranlable de Job!) La première vie de Job est comme une étrange partie d'échecs dont on connaîtrait les règles pour rester dans la partie, mais dont on ignorerait le but du jeu. Un cheval peut sauter au-dessus d'un fou, une tour marche en ligne droite, le roi ne peut se suicider, la reine... Etc. Il y a moyen de tricher ou de ne pas tricher, mais, pourvu qu'on ne triche pas, toutes les attitudes se valent! Le joueur qui ignore le but du jeu n'est pas en mesure de comprendre qu'il y a moyen non pas de "jouer", mais de "jouer bien" et que cela n'a rien à voir avec le fait de ne pas tricher! Job ne trichait pas, mais dans ce fonctionnement mental immature, il n'y avait pas de "bien"! Il n'y avait que le "mal" qui était de ne pas observer les lois, dussent-elles être des préceptes charitables. Ne pas tricher pour rester dans la partie... À ce jeu-là, Job immature ne pouvait rien gagner parce qu'il avait déjà tout dans son paradis. Le fruit défendu ne l'intéressait pas parce qu'il n'était pas encore capable d'imaginer ce qu'il pouvait ajouter à sa vie. L'état fortuné initial de Job a quelque chose de ce paradis perdu du premier âge où tout est donné pourvu que 'Maman-Dieu' soit contente et qu'on reste en relation avec elle. Après avoir lu en ce récit comme la description d'une naissance, de la mise au monde de Job, on peut y lire aussi comme une sortie de l'enfance, une crise d'adolescence. Après avoir intégré le mystère dans son fonctionnement mental, après avoir pu voir le vrai visage de Dieu, après avoir distingué le 'bien' du 'non-mal', Job voit enfin un but dans la partie qui est tout autre chose que de ne pas tricher. Enfin, il peut essayer de bien jouer. Enfin, il comprend qu'il jouait mal alors même qu'il ne trichait pas! Et il y a toujours moyen de mieux jouer! «...Le bien que je veux, je ne le fais pas. » dira Paul bien plus tard (Ro7,19) Ce que Paul dit, tout être moralement mûr le dit un jour ou l'autre. Il est condamné à une certaines insatisfaction qui a, bien sûr, quelque chose à voir avec ce que les chrétiens appelleront plus tard le péché originel. Toujours est-il qu'il n'y a donc rien d'un abandon plat et servile dans cette repentance finale d'un Job qui est resté aussi pur qu'au départ, mais plutôt le regret de comprendre tellement tard le but de ce jeu où Dieu le conviait. Job n'est pas un chien battu qui recule, un soldat défait en retraite mais un homme prêt à s'engager dans une nouvelle vie. Il existe enfin vraiment et singulièrement... La partie va pouvoir commencer! Par sa foi tenace, par sa fidélité dans ses engagements métaphysiques, le 'Bien' pour Job, est devenu l'intention de Dieu... Ce projet se confronte aux intentions (au pluriel!) de ses créatures. En acceptant de "voir" l'impuissance de Dieu à maîtriser tous les engrenages de l'horloge cosmique, Job devient susceptible de "voir" le "Bien": la volonté qu'a Dieu de proposer sans l'imposer un plan de salut singulier, celui qui fut repris et promis par le Christ: une unité conflictuelle et inconditionnelle: Agapè... Pour une analyse plus fouillée et largement argumentée par des références précises au texte biblique, je suggère à mon lecteur de lire sur ce même site l'exégèse dédiée au Livre de Job. paul yves wery - Chiangmai, décembre 2013 Version 1.0 -Chiangai - Mai 2009 Version 2.01 - BXL - Juin 2009 Version 2.02 - Chiangmail - Juillet 2009 Version 3.01 -Chiangmai -Décembre 2009 Version 3.02 -Chiangmai - Janvier 2011 Version 4.01 -Chiangmai -décembre 2013