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Impudiques du stylite - Ma vocation (suite)

Fragments autobiographiques: introspection, gratitude, remors, nostalgies, rêves et délires... Texte confus et sans intérêt sinon, peut-être, pour celui qui envisage d'embrasser une vie religieuse. Je me devais pourtant de l'écrire et de le publier en catimini parce que c'était mettre de l'ordre en moi et parce que assumer ma propre marginalité c'est aussi accepter de la dire à ceux qui désirent l'entendre avec un coeur gentil..

(Pour la première partie, cliquez ici)

Nous sommes le 24 décembre 2008.

Jusqu'il y a neuf mois, j'avais choisi ce jour pour entrer à l'abbaye. De fait c'est le jour que je considère comme celui de mon enrôlement. Tout est prêt. Je suis dans des conditions de travail et de réflexion que je peut considérer comme excellentes. Aujourd'hui je terminerai vers 16 heures quelques menus aménagements qui m'ôteront les dernières excuses matérielles qui pourraient ralentir mon efficience spirituelle. Le reste est question d'engagement, de volonté, de climat, d'endurance, de fidélité, de santé...

Je me préparais à ma nouvelle vie depuis longtemps et, en quelque sorte, je vivais déjà depuis plus de six mois dans un cadre et un rythme très proche de ce que je vivrai les trois prochaines années voire le reste de ma vie. J'ai voulu que ce jour, cette nuit plutôt, soit pour moi un peu plus solennelle que les autres: Noël cette fois, c'est un engagement concret pour faire grandir le Christ dans mon coeur.

Dans le travail de maturation de ma vocation, j'ai bien compris que je ne prononcerai jamais des voeux perpétuels. Je veux et je dois laisser au Bon Dieu le pouvoir de changer encore le tracé de ma route s'Il le désire. Je m'engage pour trois ans, quitte à devoir me réengager tous les trois ans jusqu'à ma mort. Cette durée me semble un minimum pour donner consistance à un tel projet de vie. Trois ans, une espèce de compromis entre la liberté que je laisse à Dieu d'agir sur moi et mon inertie.

Je m'engage à quoi? Ici aussi je me marginalise par rapport aux traditions monastiques chrétiennes.

 

Voeux de chasteté?

Oui, bien sûr, mais en comprenant la chasteté comme une paix corporelle, pas une lutte acharnée, stupide et essentiellement vaine. Je m'engage à essayer de rendre mes désirs naturels (non seulement la sexualité mais aussi bien la faim ou le sommeil) compatible avec le plus haut niveau de liberté qui soit à ma portée. Le but, pour le moment, n'est pas tant d'être sans désir que de favoriser ma concentration spirituelle. Je veux réduire autant que faire se peut les distractions que ces désirs ou la lutte contre ces désirs occasionnent. Je pourrais ajouter le désir de la richesse à la liste de ces grandes tentations touchées par l'esprit de mon voeu de chasteté mais cette dernière n'appartient pas vraiment à la même sphère parce qu'elle n'est pas vraiment 'naturelle' et exige donc un tout autre type de travail (même s'il est indéniable que cette catégorie du 'naturel' est pour le moins spécieuse).

Descendons sur le terrain:

-La faim: ce désir affecte l'équilibre corporel et mental. Le souci de manger et de manger bien est l'une des figure les plus lancinante et perverses de la distraction pour le spirituel débutant. Je peux peut toujours en faire un exercice de volonté mais je dois rester prudent pour ne pas obtenir l'inverse de la liberté que je cherche : la faim est intimement liée à la santé. La santé ne devrait évidemment pas être un sujet de distraction; une bonne santé c'est comme le langage ou la vie, un préalable indiscutablement souhaitable à toute entreprise spirituelle.

Par rapport à la faim, je m'engage à essayer de suivre la très vieille et excellente formule bouddhiste :

  • Jeûne quotidien autant que possible pour aborder au moins la méditation matinale et le premier travail intellectuel complètement à jeun. La solution bouddhiste qui consiste à jeûner tous les jours après le repas de midi me semble excellente parce qu'elle place pendant le sommeil la petite nausée inhérente au passage du métabolisme de l'économie glucidique simple à l'économie lipidique. Par ailleurs la petite faim qui naît dans la soirée me semble un petit exercice de volonté quotidien raisonnable. (À cet exercice, je devrai bien entendu ajouter un jeûne plus sérieux de un mois par an qui est recommandé par beaucoup de spiritualités).
  • L'indifférence à la qualité culinaire de ce que je mange: c'est bon? Tant mieux! C'est mauvais? Je ne devrais même pas m'en rendre compte! J'ajouterai cette nuance ; si c'est bon, il est impérieux que je m'en rende bien compte et vive cette chance comme cadeau.

-La sexualité, une autre distraction lancinante du spirituel débutant. Elle est aussi l'occasion d'un exercice de volonté. La prudence s'impose : la sexualité n'affecte la santé physique que très indirectement (le plus souvent par voie psychosomatique) mais l'activité sexuelle tout comme l'abstinence sexuelle peut avoir des effets désastreux sur la santé mentale et devenir une obsession incompatible avec la liberté recherchée. Pour compliquer tout je dois ajouter que pour moi, un délicat équilibre entre désir maîtrisé et satiété est essentiel pour nourrir la créativité plastique. J'en ai déjà fait le diagnostic très clair par résultats comparés (je n'oserais évidemment pas affirmer que c'est la même chose pour tout le monde et en particulier pour ceux qui n'ont jamais eu une véritable vie sexuelle).

La manière de se libérer de l'emprise du sexuel est un travail qui utilise trois outils que tout le monde connaît même si on n'aime pas trop en parler dans le cadre des conversations spirituelles: l'effort de volonté, la pratique de relations sexuelles et l'onanisme. Je devrai peut-être encore ajouter l'évitement des provocations, mais pour le reste, la Providence s'en occupe.

La stratégie doit bien prendre en considération la durée des effets obtenus:

  • L'onanisme baisse instantanément le seuil du désir mais n'aide ni pour le moyen ni pour le long terme.
  • Faire l'amour avec un partenaire peut réduire la tension sexuelle et tonifier le mental dans le court et moyen terme mais renforce tout le système libidinal sur le long terme.
  • L'abstinence renforce le désir à court terme et à moyen terme mais le réduit à long terme et peut même probablement conduire à une 'quasi-absence' de désir, ce qui peut être souhaitable pour beaucoup de spirituels (au pire, au titre d'un 'moindre mal').

Personnellement, je n'ai pas encore la formule définitive, mais faut-il l'avoir puisque la sexualité elle-même a des cycles, mature et vieillit.

-Le sommeil: encore un redoutable ennemi de la vie spirituelle! Il m'arrive de m'endormir pendant la méditation. Il m'arrive aussi de m'endormir pendant la Lectio Divina ou l'étude. S'endormir pendant une pratique spirituelle me semble déplorable. Je dois pourtant distinguer ici la fatigue du sommeil car des sages disent que la fatigue peut donner à la vie mentale un certain degré de relâchement utile à la vie spirituelle. Certains moines bouddhistes en ont même fait un usage systématisé. Je crois que là on touche aux sommets de l'expertise spirituelle. J'y repenserai le jour où cela me semblera pertinent d'y penser... D'ici là je me contenterai de considérer que le sommeil a quelques perversités en commun avec la sexualité et avec la faim. Elle demande donc un travail.

J'ai toujours eu besoin de beaucoup dormir et j'aime dormir; me laissant aller à mes propensions, je dormirais beaucoup trop. Mes outils pour construire un sain équilibre sont la volonté, la sieste, des horaires bien conçus, et peut-être un peu de café aux moments critiques comme après la méditation du matin? Une stratégie s'impose. Un simple déni du sommeil par la volonté risque de conduire au contraire de ce que j'escompte.

J'essayerai de ne jamais me remettre au lit après la méditation de trois heures trente du matin. Autant profiter au maximum du statut à jeun du corps qui convient parfaitement à l'activité créative intellectuelle (c'est donc le meilleur moment pour la Lectio Divina et assimilables). Grâce à une sieste à durée variable je peux trouver un rapport sommeil/éveil qui m'épargnera un excès de fatigue et favorisera ma lucidité malgré les éventuelles insomnies ou les lourdeurs climatiques inhérentes aux pays tropicaux. J'aurai encore la possibilité de récupérer du sommeil le jour du repos hebdomadaire, mon 'sabbat', (pourvu que je ne décale pas mon heure de réveil et respecte mes deux heures de méditation).

 

Le voeu de pauvreté?

Une première lecture des Evangiles laisse entendre que je devrais me dépouiller de tous mes biens matériels. Une relecture montre quand même que quelques nuances s'imposent. À l'Evangile du "jeune homme riche" s'oppose la "parabole des talents" par exemple. L'évolution de l'ordre symbolique doit aussi être pris en considération. Le christianisme ne se départit pas aisément d'un certain pragmatisme qui exige de faire la distinction entre l'argent et le rapport à l'argent. Ce que la spiritualité demande, ce n'est jamais un retour à l'âge de la pierre ni un nivellement par le bas. Du côté chrétien, les grandes Eglises ont consommé beaucoup d'argent pour le culte, ce qui est d'une utilité discutable j'en conviens. Mais elles en ont dépensé plus encore pour animer les centres intellectuels que furent les monastères, les universités... C'est sans dire les activités sociales. À côté de la tonique provocation de l'extrémisme franciscain (remis malgré tout en équilibre plus stable dès ses premières années d'existence de l'Ordre), il faut oser reconnaître que sans ces monastères, hôpitaux, séminaires et autres structures assimilables le christianisme perdrait beaucoup et de sa pertinence, de sa cohérence pratique, de son influence. Il est indéniable que dans ces institutions, la 'pauvreté' des moines, prêtres et autres clercs, n'a pas grand-chose à voir avec le sens que la modernité donne à ce mot. On ne peut se contenter de me répondre que le trappiste par exemple, ou le chartreux, ne possède rien personnellement; ce serait spécieux puisque de fait il a tout ce dont il a besoin, y compris la sécurité du lendemain, sans même avoir les soucis d'une gestion financière. La vraie question de la pauvreté évangélique est dans le rapport singulier qu'entretien le moine, le clerc ou le prêtre avec les biens matériels et la sécurité sociale.

En matière de pauvreté il ne me paraît pas trop compliqué de sentir au cas pour cas ce qui est Evangélique, ce qui ne l'est pas, et ce qui appartient à une autre sphère. La parabole des talents est un pilier central de cette structure de valeurs, celle du pauvre Lazare (Lc16,19-31) un autre. Puis viennent les colonnes accessoires que sont l'évangile de Zachée, la parabole de la Providence, celle du riche qui capitalise avant de mourir. Sans oublier l'épisode du denier de César et la parabole du gérant malin. Bonne chance pour les amateurs de conclusions simplistes; en conscience le devoir est évident mais sa formulation n'est pas simple, n'en déplaise à saint François et à sainte Claire (qui sont pourtant incontestablement parmi les plus grands saints de l'Occident et qui, eux au moins, comprenaient dans la 'pauvreté' exactement ce que la modernité entend par ce mot).

(Note faite en Avril 2012: la question de la pauvreté a été réétudiée plus profondément en octobre 2010. Voici le lien.)

Pour le moment, je ne me sens pas invité à me séparer de tous mes biens pour rester cohérent avec moi-même. Mais je devrai remettre la question sur le tapis souvent et en particulier dès que je ne pourrais plus moi-même donner une certaine productivité sociale à ces biens.

Il est hors de question que moi-même je vive dans le luxe ou dans un confort outrageant: ni matelas moelleux, ni fauteuil capitonné, ni vaisselle dorée, ni voiture, ni beaux vêtements... Par contre je ne me priverai ni d'un micro-onde, ni d'une bouilloire électrique, ni d'une machine à laver le linge, ni d'un frigo. Pas difficile de saisir l'esprit de ces choix. Que je sache toujours faire la distinction entre l'utile, l'indispensable, le superflu, le confort, le luxe et le beau... Je ne veux pas perdre beaucoup de temps pour des vétilles; le temps me manque énormément! Je ne veux pas ramollir mon corps. Je veux améliorer ma volonté, etc.

Par contre je ne m'interdirai jamais, puisqu'il s'agit ici moins d'argent que de formes et d'ingéniosité, de vivre dans un bel environnement. Un beau jardin dans la campagne est bien moins un luxe qu'un travail de contemplatif et une action de grâce! Il concerne peu la pauvreté car après tout on peut faire des floralies même de graines cueillies aux champs!

 

Le voeu d'obéissance?

Non pas conformisme à une Règle exogène ou à la volonté d'un abbé -cela ressemblerait trop à un esprit sectaire- mais consultation volontaire et prudente de l'une ou l'autre Règle, d'un abbé, d'un gourou, d'un sage confesseur ou de quiconque émet un jugement. Contrairement à ce qu'il est coutumier de croire, je pense que l'utilité et la nécessité de l'obéissance sont bien moins de briser l'orgueil -qu'il est laid l'orgueil qui naît de l'obéissance!- ou la constitution d'un corps communautaire que de découvrir plus nettement une direction et de 'maturer' plus rapidement.

Pour le dire vite, je suis convaincu que Dieu déteste les clones. Je me trompe peut-être mais il me semble que Dieu m'a trop donné, qu'Il a trop donné à chacun de ses enfants pour que par humilité nous en fassions des holocaustes. Je dois prendre le risque d'offrir à Dieu les fruits de ma spécificité. Je dois patiemment découvrir ma Règle, celle que Dieu me suggère, et y obéir.

Je m'engage à obéir le plus strictement possible aux règles de vie que mon activité spirituelle me dévoile. Je m'impose une écoute attentive à toute provocation extérieure qui m'inviterait à la nuancer car c'est le chemin que le Seigneur risque d'utiliser dans ce dessein.

J'eus dans ma vie au moins une expérience spirituelle très forte qui m'a révélé du fond de ma confusion quelques consignes normatives susceptibles de me guider et auxquelles je n'ai jusqu'ici, hélas, que peu obéi. Cette grâce, je l'ai reçue à Ayoutthaya et après mille introspections je ne peux qu'en confirmer l'authenticité spirituelle et la pertinence. Ces consignes constituent pour moi comme une Règle monastique et je n'y peux désobéir sans aussi avoir le sentiment d'aller contre ma maturation spirituelle. Cette 'Règle' est d'autant plus incontournable qu'elle est intimement adaptées à mes prédispositions natives: elle est vraiment un compromis de personne à Personne et non de moine à Personne! J'y vois comme l'indication de mon devoir sur terre et du moyen de l'accomplir. C'est un compromis autant vertical qu'horizontal. Y obéir n'est pas qu'une forme de prière, c'est aussi une attitude éthique. Je dois au monde ce que par ma règle je pourrais lui donner.

Aujourd'hui, vingt ans plus tard, après avoir fait un bilan catastrophique de l'observance de cette Règle, après avoir sombré dans les tourments de la désespérance et de la dépression, après avoir reçu ce qu'on pourrait considérer comme une deuxième chance le 14 mai 2006, après avoir enfin découvert qu'il n'y avait pas d'autre issue pour moi que d'obéir, je relis avec émotion ce texte. J'en apprécie la pertinence et l'actualité dont je n'ai en fait jamais été dupe. Je suis probablement le seul a vraiment pouvoir vraiment comprendre son introduction énigmatique, mais qu'importe. En quelques points seulement je dois actualiser le propos. rien d'important, juste des précisions contextuelles.

Je ne comprends pas pourquoi je n'ai pas obéi. J'en ai honte. Non! Ce n'est pas vraiment de la honte; c'est plutôt une forme de colère contre moi-même. Une colère que je dois vite tempérer par ma lucidité: je devais mûrir. J'étais «coincé» de partout. J'ai perdu tant d'années. Au bas mot quinze ans. Je ne saurais jamais rattraper ce temps perdu. En 1991, je m'étais lancé une première fois dans l'aventure de ma Règle. Lorsque j'essaye de comprendre pourquoi après moins de trois ans j'ai abandonné mes résolutions -alors que j'avais mis en place avec l'aide de la Providence la possibilité matérielle de continuer- je dois reconnaître, hélas, que la raison principale était éthique (j'étais vraiment très très immature et très très peu confiant en moi!). Mon inutilité sociale m'était insupportable. L'idée d'être un artiste raté, un artiste incompétent -et je l'étais objectivement et le sentais bien!- était un supplice. J'étais totalement incompétent mais avais-je donné assez pour gagner ce qu'il me manquait techniquement?

J'avais non tant soif de reconnaissance sociale et de considération que peur du mépris que je pensais mériter. Là était l'orgueil à abattre.

Dieu a fait fort pour me remettre à ma place; les années qui suivirent ma désobéissance furent atroces et génialement paradoxales. Dieu n'a pas dû que pleurer de mon inconséquence; Il a pu en rire aussi lorsque par exemple je reçus simultanément l'image sociale honorable d'un courageux médecin de mouroir (à laquelle j'aspirais pour me rassurer moralement et socialement) et l'humiliation absolue par la prison et la presse de caniveau.

Le passé est le passé. Je vais, je cours, je vole à ma deuxième chance. Tout est prêt. Depuis vingt ans, j'ai la Règle et il me semble encore que je ne doive pas en changer le cap. Depuis vingt ans j'ai des consignes de méthode qui sont précises. Je dois juste expliciter et adapter quelques points secondaires. Il me reste à établir l'horaire quotidien et bien sûr d'ajouter quelques nouvelles consignes qui s'imposent pour ne pas retomber dans les erreurs passées.

 

Chiangmai - Décembre 2008

Version 1.02 - Mai 2011

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