Version 1.02 -Chiangmai - Mars 2011
-1- L'âme des bêtes
Lorsque j'ai emménagé, il y avait déjà quelques poissons dans les deux grands bassins de la terrasse. J'ai eu pitié de la solitude du poisson rouge du bassin de droite. Je lui ai donc acheté trois compagnons. Lorsque je les ai plongés dans le bassin, j'ai vu que l'ancien solitaire a pris peur. Il ne cessait de les fuir. Il se cachait dans les tiges des nénuphars. Au risque de se faire picorer le dos par des oiseaux, il n'osait plus aller aux profondeurs parce que les nouveaux venus y jouaient en bandes. Il fallut plus de douze heures pour que sa vie redevienne un peu plus simple et une bonne journée pour qu'elle se normalise. Maintenant il nage sans cesse dans le groupe de ses nouveaux compagnons. Incontestablement, même les poissons rouges ont une vie psychique, un sens de la relation, la possibilité d'avoir peur ou d'être amis avec leurs semblables et la conscience d'une appartenance ethnique. Il faudra désormais que j'en tienne compte et que je condamne plus sévèrement la cruauté extrême de l'homme avec cet animal (bocal). * Depuis la nuit des temps, il y a des gueux qui savent entendre les bêtes, qui comprennent leurs mots et leurs symboles et qui établissent de véritables dialogues avec elles. Pourquoi alors René Descartes, homme subtil s'il en fut, homme libre et homme honnête, ne fut-il pas en mesure de percevoir en l'animal la maîtrise d'un ou plusieurs langages? Pourquoi sur cette question animale, notre excellent philosophe se ferait-il remettre en place par des gueux sans logique? Descartes, intellectuel par excellence, est né trop tôt pour poser correctement la question du langage. Trompé par une raison mal balancée qui a grandi plus vite que son propre squelette, il n'a pu voir en l'animal qu'une machines sophistiquées. Il lui déniait du coup une véritable sensibilité et une âme: ce qui, selon lui, animerait les corps des bêtes, ne serait rien d'autre que ce qui anime une tête fraîchement coupée et qui mord encore la poussière. Que resterait-il de la souffrance des bêtes dans une telle réduction? Ne serait-elle qu'un réflexe, qu'une crispation musculaire en réponse à quelques échanges d'humeurs, comme le genou qui se cabre sous l'impact du marteau du neurologue? Non, vraiment, notre penseur, ici, n'en déplaise à son grand génie, va contre une évidence plus certaine que sa raison! Qu'est-ce que la raison lorsque quelqu'un ou quelque chose souffre? Elle sera toujours, toujours, toujours incertaine ou fausse dès qu'elle nie une douleur ou un sentiment! L'intellectuel contemporain renoue progressivement avec la sensibilité des gueux. Oui, la lumière revient! Il en aura fallu du temps! Sortant d'une nuit de plusieurs siècles, les scientifiques d'aujourd'hui pénètrent enfin dans la complexité psychique des animaux. Ils sont tout ahuris par ce qu'ils découvrent: des systèmes symboliques complexes bien sûr, mais encore des dépressions, des mensonges, des détresses, des leçons données à la progéniture...
Je ne pense pas que de la compassion ou de l'amour soit possible ches l'être qui ne disposerait d'un découpage symbolique très fin du réel et dont la maîtrise serait partiellement prise en charge par un langage relativement sophistiqué. Pour pouvoir aimer l'animal a besoin d'une mécanique mentale qui autorise des projections, des associations, des identifications abstraites... Si, comme René Descartes le pense, le langage est le signe de l'existence de l'âme, l'animal, le chien, le chat, le singe, le dauphin, et tant d'autres en sont manifestement pourvus!
Il n'y a pas que le langage, l'amour ou la disposition à la souffrance qui caractérisent l'âme bien entendu. Il y a aussi cette soif de liberté (et donc l'usage de la désobéissance), l'intuition, la conscience de soi, un certain rapport à la solitude, le goût du beau... Laissons ouverte la définition de l'âme qui est toujours partiellement redevable d'une convention idéologique. Contentons-nous ici de cerner ce qui en elle est quasi unanimement reconnu et respecté. Cherchons-en ensuite des signes dans le monde animal. Celui qui ne voit pas que les vaches et les cochons que l'on entraîne vers les abattoirs souffrent d'une intuitions justes, celui qui n'est pas sensible à cette détresse animale-là, n'a lui-même probablement qu'une toute petite âme... Et que dire de l'amitié des oiseaux? Rien avant d'avoir interrogé un fauconnier... Rien avant d'avoir parlé à un homme qui fut assez sensible, patient et attentif pour obtenir qu'une corneille le taquine dans son salon ou toque de son bec à sa fenêtre les jours enneigés pour mendier un peu de chaleur à son ami humain. Et le sens du beau? Avez-vous entendu le chant de deux merles au lever des jours enneigés? Écoutez ensuite une fugue à deux voix de Jean-Sébastien Bach, le plus spirituel de nos compositeurs, et vous comprendrez ce que je veux dire...
Je ne veux pas tomber dans l'extrémisme de certains sages qui balayent devant leurs pieds pour éviter de blesser un frère reptile, arachnoïde ou gastropode. Je ne veux pas imiter tel ou tel bonze qui plutôt que d'accepter l'usage d'un insecticide préfère prendre le risque d'attraper l'un la malaria et l'autre une fièvre hémorragique. Je pense que la sagesse s'accommode très bien d'un certain pragmatisme voire des cruautés nécessaires. Ou, autrement dit, je pense que la sagesse peut perdre de sa qualité à ne pas vouloir prendre en compte certains revers de la nature. Je préférerais ne pas devoir parfois tuer des insectes mais c'est la sagesse elle-même qui à ce jour m'enseigne encore que la nature est imparfaite, ou -ce qui revient au même in fine- que je ne suis pas encore à la hauteur de sa perfection, et que dès lors je dois souscrire parfois à des compromis. Mais ce compromis ne peut jamais être une licence à la méchanceté ou à la cruauté commise par imprudence... Je ne suis pas en mesure d'affirmer que les moustiques éprouvent ou n'éprouvent pas de sentiments à l'égard d'autres êtres. Je ne suis pas en mesure de parler de leurs éventuelles souffrances ou de leurs intuitions. Mais pour le moment, mes sentiments, ma faculté de compatir et mon intuition m'invitent encore à penser que ces réalités appartiennent à toutes les espèces vivantes (en ce compris les plantes). Les sentiments, les souffrances, les intuitions sont peut-être même tout simplement des caractéristiques de l'existence, auquel cas même les pierres seraient vaguement concernées! Que je puisse ou non m'en assurer relève d'une question de degré et de visibilité, de la nature de mes moyens cognitifs... En conséquence, par prudence, je préfère par exemple surestimer la souffrance en toutes choses que de prendre le risque de la barbarie. Notre intelligence, hélas, répugne à distinguer les choses par des degrés. Elle préfère simplifier en s'inventant des catégories virtuelles et s'épargner ainsi, par exemple, de devoir penser qu'untel n'est ni coupable ni innocent, ni crapule ni ange, ni raciste ni égalitariste, ni sexiste ni naïf... Devant un fauve, l'intelligence paresseuse parlera de cruauté avant d'avoir fait l'effort de comprendre que c'est un subtil mélange de quantités particulières de peur, de faim, de réflexes, d'ignorances, ou de réminiscences qui le conduisent à user ainsi de ses dents et de ses griffes. C'est le même genre de simplisme qui pourrait nous faire affirmer que les animaux ne souffrent pas. Bien sûr, rien ne me permet d'affirmer que par-delà des variations de degrés il n'existe pas des sauts purement qualitatifs entre des espèces qui feraient que tel animal serait par exemple incapable de souffrir. Certains, à cause de l'observation de l'anatomie neurologique, s'autorisent à affirmer qu'une grenouille "spinalisée" (destruction mécanique de ma moelle épinière) ne souffre pas lors d'une vivisection. C'est en tout cas partiellement vrai puisque quelques sensations -et probablement pas les moindres- passent nécessairement par les nerfs et la moelle. Mais n'abusons pas des généralisations. Lier toute la souffrance au système nerveux, ce serait faire trop peu cas de quelques questions fondamentales qui restent sans réponses. J'ai pour ma part encore assez de raison et surtout d'imagination que pour pouvoir donner droit à des perspectives et des théories plus inquiétantes.
Qu'on le veuille ou non, avec la conscience, les frontières du moi, l'autonomie, (...), on est bel et bien devant des questions insolubles. On n'en sortira jamais sans quelque acte de foi. Je pense moi aussi que le système nerveux est un très sérieux producteur de souffrance mais il se pourrait que dans certaines figures existentielles, partir de la structure nerveuse pour juger de la souffrance serait aussi stupide et inadéquat que d'utiliser la science des télécommunications pour juger du contenu d'une conférence radiodiffusée. La raison a ses propres limites qui laissent bien assez de place à un sujet pour souffrir sans savoir le dire ou sans pouvoir être entendu. La souffrance se vit d'abord; les mots qui essayent ensuite d'en rendre compte deviennent eux-même capables de faire souffrir avant que d'avoir pu cerner intégralement leur sujet. Pour le peu que notre connaissance puisse en dire, la souffrance n'est pas la résultante d'une seule fonction d'un organe précis mais un effet de réseau. Au diable l'arrogance de nos simplifications mentales. Soyons simplement scientifiques et admettons que les souffrances les mieux verbalisées dans et par un système nerveux sont encore pleines de mystères. Qu'il nous suffise de considérer par exemple que nos propres souffrances peuvent être relatives pour se rendre compte de la complexité du sujet. Untel qui a vécu toute sa vie dans la misère et la disette peut très bien souffrir moins du saut d'un repas que tel autre qui a vécu toute sa vie dans l'opulence et que l'on prive seulement d'un dessert. On le sait par l'expérience des ascètes. Chacun de nous peut d'ailleurs apprendre à jeûner et remarquer qu'en quelques mois les privations volontaires deviennent plus supportables. De fait, la moindre caresse peut devenir un cruel supplice ...et une fessée peut devenir une félicité! Qu'oserais-je affirmer alors de la souffrance du moustique?
La perfectibilité du genre humain dont Rousseau -encore lui!- pu faire le diagnostic avec brio, est une des caractéristiques qui désigne un talent manifestement mieux développé dans notre espèce que dans les autres pourrait servir à établir quelques hiérarchies utiles pour cohabiter plus justement avec les autres espèces. Mais les frontières de la perfectibilité sont moins nettes que ce que Rousseau a pu croire. À bien y regarder, les animaux aussi sont perfectibles! Ici aussi il n'y aurait peut-être que différences que de degrés.
La spiritualité n'a jamais vraiment fui la question animale. Nous avons en commun avec les bêtes plus que l'existence; nous avons aussi une certaine conscience du non-moi, la possibilité de souffrir, ...la mort. Autant de confrontations à des réalités au moins partiellement transcendantes et qui sont aux fondations d'une vie spirituelle. En spiritualité, cette lutte contre les souffrances qui ne sont pas les nôtres est typiquement le pendant de notre lutte pour maîtriser notre propre souffrance. La lutte contre les souffrances qui ne sont pas les nôtres peut être bien plus que le principal moyen de nous éloigner de la barbarie; elle est l'essai de symbioses entre intériorité et altérité et, par là-même, une méditation sur nos frontières. Le christianisme ne parle pas beaucoup de la souffrance animale parce que les Evangiles n'en parlent pas du tout. Par contre, Jésus s'est clairement attaché à montrer qu'il accorde sans ambiguïté possible une supériorité hiérarchique de l'homme sur l'animal (cfr Mt6,26 Lc12,24 etc.). Il est important pour notre propos de voir de quelle manière Jésus établit cette hiérarchie: c'est toujours sous la figure du Père qui 'aime' les animaux et 'aime plus encore' les humains. On n'a donc pas une indifférence en face d'une prise en considération mais une différence de degrés entre deux amours! Par rapport à la souffrance des bêtes, il ne faut pas négliger non plus que le christianisme appartient à ces religions qui ont aboli la logique du sacrifice expiatoire dans lequel c'était souvent l'animal qui payait la facture. Il faudra se rappeler qu'à l'époque de Jésus, le Temple avait les allures d'un abattoir. Il y a une lecture de la colère de Jésus au temple lorsqu'il en chassait les marchants qu'on néglige trop aujourd'hui. Dans cet épisode, Jésus ne prend évidemment pas la posture d'un défenseur des consommateurs de viande: l'enjeu de sa colère n'est pas le prix trop élevé du bétail à sacrifier! C'est le commerce que Jésus condamne ...le commerce des animaux du sacrifice ou, pourquoi pas, le commerce sacrificiel lui-même. C'était d'ailleurs déjà dans l'air du temps. Bouddha et Mahâvîra (le fondateur du Jaïnisme) rayonnaient depuis cinq cents ans en Asie. Sans l'existence d'une compassion à l'endroit de ces animaux à sacrifier Jésus aurait-il agi comme il l'a fait? On ne peut pas trop vite repousser du revers de la main l'idée qu'il y aurait dans cet épisode une manifestation de la pitié pour ces bêtes autant qu'une lassitude des pratiques commerciales du temple et la dénonciation d'une éthique expiatoire. L'argument principal qui nous fait comprendre que le christianisme est radicalement bon pour la cause animale relève des principales paraboles qui utilisent des symboles animaux, ces fameux moutons par exemple, qui peuplent les métaphores pastorales du Nouveau Testament. Oublions quelques instants le côté désagréable (insupportable pour certains) de ces mises en scène à la fois conformistes et paternalistes que la modernité aime dénoncer, et épinglons deux autres lectures :
* On voit donc que les si les évangiles ne parlent pas de la souffrance des bêtes, il n'en est pas moins vrai que ces textes présupposent comme une évidence que les bêtes doivent être respectées. Un chrétien ne peut pas accepter les souffrances gratuites infligées aux animaux. Mais simultanément, les Evangiles, par la hiérarchie qu'ils promeuvent, pourraient très bien en certaines circonstances autoriser l'expérimentation animale. Encore une fois, le sens des nuances s'impose, n'en déplaise aux extrémistes des deux bords. En fait il n'est pas nécessaire de déconstruire les Evangiles pour arriver à ces conclusions. Tout un chacun sait très bien que l'homme promu par le christianisme est doux et compatissant vis-à-vis des bêtes et qu'il doit l'être plus encore à l'endroit des humains. C'est une évidence évangélique accessible à tout lecteur dépourvu de mauvaise foi! L'Ancien Testament y préparait déjà...
L'inculte lirait dans ce texte que Dieu mets les humains au même rang que le bétail... L'homme juste y lit plutôt qu'il faut aussi 'être humain' avec les bêtes. * D'autres spiritualités furent beaucoup plus explicites que les chrétiens et les juifs sur le sujet. Les Bouddhistes et les Jaïns, on le sait, ne badinent pas avec le respect de l'animal et l'hindouisme a théorisé des considérations particulières pour quelques espèces sous le chapeau de la théorie karmique. Les traditions laïques ne sont pas à la traîne: le mouvement écologique, les organisations de protection des animaux, les avatars du mouvement «hippie» ou du «New Age»... Si les intellectuels se méfient de ces mouvements peu rationnels, qu'ils aillent jeter un petit coup d'oil du côté des philosophes utilitaristes par exemple qui ne badinent pas non plus avec la souffrance des bêtes:
C'est au nom du potentiel mental des animaux, au nom aussi de ce potentiel de gentillesse et de générosité qui en découle, que pour ma part, dans la mesure du possible, je préfère accorder aux animaux des droits, selon leur espèce et dans les limites du possible. Il en va selon moi comme des droits que l'on se doit d'accorder aux enfants, à la nature, aux vieux, aux handicapés... Il n'y aurait même pas chez les animaux cette gentillesse et cette générosité en puissance qu'il y aurait alors notre propre gentillesse et notre propre générosité pour nous imposer les mêmes attitudes envers des êtres faibles et peut-être capables de souffrir. Agape l'exige. Cette gentillesse dont le Christianisme et le Bouddhisme ont fait grand cas, impose de prendre en considération la souffrance de tout ce qui n'est pas moi. C'est pourquoi une de ses première manifestation pratique serait d'essayer, autant que possible, d'épargner les souffrances inutiles à tout ce qui existe. Ce serait pour un chrétien en tout cas comme un impératif moral. Pour ma part, acceptant cet impératif, j'en suis arrivé à progressivement changer mon style de vie. La mutation est encore en cours. Pour éviter de rester dans l'abstrait, voici quelques règles de conduites simples que je me suis donné:
Les règles principales qui caractérisent actuellement ma relation avec les bêtes tournent donc essentiellement autour de la notion de souffrance. Mais tout de suite après la souffrance, c'est le devoir d'écoute qui dirige mes attitudes (l'un ne va pas sans l'autre d'ailleurs). Je pars de la croyance, un peu naïve peut-être, que les animaux sont autant de clés pour entrer dans des formes de savoir encore vaguement ineffables qui pourraient nous aider à vivre mieux. Je voudrais bien arriver à mieux comprendre pourquoi la fréquentation pacifique des animaux, et surtout celle des chiens des chats, des oiseaux et des grands herbivores (les vaches bien-sûr, mais aussi le dromadaire, le buffle, l'éléphant...) nous apaisent. Je n'hésite pas à affirmer que cette petite enquête n'est rien de moins qu'une grande quête spirituelle et que son issue pourrait me rendre meilleur.
paul yves wery - Chiangmai - Mai 2008 Version 1.02 -Chiangmai - Mars 2011
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