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Impudiques du stylite - Ma vocation (suite) - Journal -

Fragments autobiographiques: introspection, gratitude, remors, nostalgies, rêves et délires... Texte confus et sans intérêt sinon, peut-être, pour celui qui envisage d'embrasser une vie religieuse. Je me devais pourtant de l'écrire et de le publier en catimini parce que c'était mettre de l'ordre en moi et parce que assumer ma propre marginalité c'est aussi accepter de la dire à ceux qui désirent l'entendre avec un coeur gentil.

 

(Pour la première partie, cliquez ici) - (Pour la deuxième partie, cliquez ici)

Journal 01- 02- 03- 04- 05- 06- 07- 08-

01

Le quatorze mai 2006, à l'âge de 49 ans, je reçu ce que je cru d'abord être un privilège : une vocation à la vie contemplative. Il n'y eut ni tonnerre, ni éblouissement, ni une voix tombant du ciel, ni un quelconque miracle. J'étais assis dans un jardin de Chiangmai et une certitude est née. Rien de plus. Mais j'en pleurais de joie.

Tout cela est finalement extrêmement banal.

Il était question de vie contemplative mais de rien d'autre. Je ne savais ni le nom de l'Ordre ni le lieu du monastère. Mais je savais qu 'il me restait environ trois ans pour régler mes affaires et en finir avec le monde. J'aurais voulu entrer plus vite mais je me suis vite rendu compte que trois ans ce ne serait pas trop.

Il me fallait d'abord annoncer cela à mes amis et à ma famille. Annoncer une vocation de ce type à des proches, c'est quelque chose de lourd, de provoquant, d'impolis presque. quelque chose comme un aveux d'homosexualité ou comme la révélation d'une contamination par le virus du SIDA , ou comme la déclaration d'un divorce lorsqu'on a des enfants. Ma maman et tout mes amis ont très bien réagit.

J'ai décidé d'en parler aussi dans ce site estimant qu 'il n'y avait là ni exhibitionnisme ni orgueil mais un sujet utile à traiter. Le clergé a plutôt une mauvaise odeur au nez de ceux que je fréquente et même, plus globalement, au nez de ma génération (Les adolescents d'aujourd'hui sont peu être un peu plus indulgents voire gentiment intrigués). Je devais vaincre ma honte et oser en parler parce que d'autres certainement sont terrassés par une vocation similaire et sont tenté de ne pas l'assumer... Les introspections induites par mon appel à la vie contemplative pure sont multiformes, nombreuses, étranges parfois... J'en rendrai compte dans ce journal lorsqu'elles me sembleront potentiellement utiles à l'un ou l'autre vivant le même "problème". Elles seront toutes numérotées. Ce numéro ne reflétera pas nécessairement un ordre chronologique.

02

Tout de suite après avoir reçu ma vocation, j'ai connu un grand bonheur. Ce furent d'abord quelques jours d'euphorie pure et simple. Et puis encore quelques semaines de joie quasi permanente. Tout est calme. Tout prend un sens.

J'étais surtout éberlué d'avoir été en quelques minutes libéré de toutes les angoisses existentielles classiques : plus de questionnement sur mon utilité sociale, plus de questionnement sur mon vieillissement, plus de questionnement sur mon avenir professionnel. Je dormais mieux, j'avais de beaux rêves, je redevenais plus créatif, j'aimais la vie et les gens. Je souriais et chantais sans même m'en rendre compte.

Je ne faisais pas que perdre ces tracas qui empoisonnent souvent la vie des célibataires de mon âge. Je gagnais aussi quelque chose : un plaisir spirituel. En d'autres mots, en langage chrétien, je retrouvais Dieu. La solitude, je l'ai toujours aimée. Elle ne m'a jamais fait souffrir. Mais voila qu 'elle redevenait ce qu 'elle avait été durant mon enfance et mon adolescence: un énorme jardin habité par l'amitié de Dieu. Je recommençais à prier.

Tout cela est tout à fait banal et n'est même pas spécifique à la vocation religieuse. L'amour produit le même genre de félicité. J'avais pourtant quelques avantages sur les privilégiés de l'amour : l'ubiquité de Dieu entre autres, et sa bonne odeur qui gagne même les marécages de la métaphysique.

En tant que moine, je renoncerai à pas mal des plaisirs du corps, c'est vrai. Mais j'en gagnerai d'autres : une communauté d'abord, une communauté dont l'idéal est élevé et les intérêts proches des miens. Moins de bruit aussi, et plus de profondeur en tout...

Le vieillissement en particulier prend une autre dimension. Je vois ici, en Thaïlande , tant de ces « vieux beaux » de l'Occident, qui, refusant leur âge, ont cru trouver en s'expatriant une parade de quelques années à la fatalité du temps.

J'expliquais à un Occidental de soixante-dix ans mon intention de devenir un moine contemplatif. Je l'aime bien. Il n'est pas vraiment comme les autres vieux d'ici parce qu 'il a migré il y a plus de trente-cinq ans. Il parle d'ailleurs relativement bien le thaïlandais. Il est aussi plus avenant que la plupart des retraités blancs de Chiangmay parce qu 'il est un artiste, un musicien, et qu 'il a cette vibrante honnêteté des meilleurs artistes lorsqu'il est question d'eux-mêmes.

Après m'avoir entendu, il s'est tu. Puis il m'a dit qu 'il aurait du quitter la Thaïlande quinze ans plus tôt, mais qu 'il n'en a pas eu le courage parce qu 'il savait trop ce que lui coûterait un retour au pays. Il est trop tard maintenant. On ne recommence pas une nouvelle vie à soixante-dix ans. ' Cinquante-soixante ans, c'est la dernière limite" ajouta-t-il .

C'est dur de bien vieillir. Le raisonnement pur perd son acuité, la mémoire est moins performante, le corps s'affaiblit, la sexualité dégénère. Parfois aussi la prostate gonfle et des artères se bouchent, etc. Il y a pourtant quelque chose qui peut encore évoluer dans la bonne direction si on s'y efforce avec zèle : la « sagesse ».

La sagesse, tout le monde sent bien ce que c'est. Elle inclut l'humilité, la tolérance, la qualité d'écoute, la persévérance, la profondeur. Pour ma part, ce qui m'intéresse surtout, c'est que la sagesse prédispose à une contemplation de meilleure qualité et à quelques avancées spirituelles. Cela pourrait suffire pour accepter avec empressement une vocation religieuse à mon âge ! Et, comme le faisait remarquer mon vieil ami, il ne faut plus trop tarder ! J'ai trop vu de ces hommes qui meurent d'ennuis et de désespoir à la pension parce qu 'ils ne sont plus souples assez pour s'adapter aux exigences d'une nouvelle vie.

Chiangmay , janvier 2008

03

Quelques mois après avoir reçu l'appel à une vie contemplative, je ne savais toujours pas où je prendrais l'habit. Sur ce point ma vocation restait mystérieusement silencieuse. J'ai fait de longues recherches. Au début, sur la toile bien-sûr, puisque je vivais en Asie. J'ai cru trouver. J'ai été en Normandie la passion au cour. Non... Je me trompais... En Bourgogne. Non. Je me trompais encore. C'était manifeste. et Dieu me donnais chaque fois de le comprendre en quelques heures sur place.

J'ai finalement trouvé le monastère que je cherchais, par un enchaînement de raisons logiques et de circonstances historiques que je jugeais providentielles.

Il ne fallait plus perdre de temps. J'étais brûlé par le désir d'entrer malgré ce délai de trois ans que j'avais ressenti comme inhérent à mon appel à la vie contemplative et que tout m'invitait à respecter.

J'ai donc écrit un E-mail au supérieur de ce monastère. D'autres auraient été frapper à la porte tout de suite mais moi, pour des raisons professionnelles, j'avais dû retourner en Thaïlande.

« (.) J'ai quarante-neuf ans. Je ne suis pas en situation précaire. Sur le plan professionnel, ce que je vis est intéressant. Je suis célibataire par choix, pas par malchance. J'ai d'ailleurs fait deux expériences de vie conjugales pour m'en convaincre définitivement. Ma vie sexuelle est active et elle est équilibrée au regard de ma nature (ce ne fut pas toujours le cas). Ma santé est bonne. Ma situation financière est saine et même confortable. Je vis en Asie depuis de nombreuses années dans un pays que j'aime toujours plus pour mille raisons précises: la Thaïlande.

Je ne pense donc pas que ma vocation religieuse soit une fuite d'un quelconque mal-être social. Je ne consomme d'ailleurs ni psychotropes, ni neuroleptiques, ni aucune sorte de drogue. Je pense simplement que j'ai reçu un appel de Dieu.

Ma personnalité est plutôt baroque, mon intelligence compliquée et mon caractère pas particulièrement facile. Je porte sur mon dos un passé lourd que je ne souhaite à personne, même si, sous certains angles, faute d'être plaisant il peut paraître intéressant par sa diversité. J'ai entre autre fait deux ans et demi de prison ferme pour faits de mours et j'ai passé plus de sept ans dans les «bas-fonds» du monachisme théravadien (pour des raisons professionnelles, pas religieuses!). J'ai aussi depuis dix-sept ans la responsabilité morale et matérielle d'un fils (pas un fils de sang ni un fils légal). Il va bientôt terminer ses études et il est très certainement celui que je chéris le plus sur cette terre.

Rentrer dans une communauté monastique ne sera pas une affaire facile. et c'est sans dire que du côté de la communauté qui osera prendre ma vocation en considération, ce ne sera pas vraiment un apaisement que de devoir considérer la candidature d'un tel postulant.

Ma vie spirituelle est un désastre. Je suis sans excuse puisque depuis ma tendre enfance, j'ai reçu de Dieu des grâces ineffables: sa Présence au coeur de mon ventre a bien des fois mouillé mes yeux de bonheur. Oui, Il a toujours été pour moi une Présence dans tout mon corps bien plus que dans ma tête ou dans les symboles et l'Ecriture. Je suis résolument plus «mystique» que «liturgique» ce qui, je le sais déjà, risque bien de poser problème pour celui qui postule dans une tradition contemplative occidentale.

Je ne suis pas dupe du fait qu'il n'y a pas ici qu'un petit problème de goût. Dans cette passion qui me brûle aujourd'hui, je pourrais bien avoir déjà perdu mon chemin et interpréter mal mon appel (.) »

04

J'ai beaucoup fouillé sur le net pour pouvoir discerner l'Ordre et le lieu de ma vocation. Très naturellement, je suis arrivé sur des pages signées par des Carmes.

Les gens comme moi ont un a priori très favorable sur la spiritualité du Carmel à cause des Carmélites. Il y a là, et par l'effort de femmes surtout, quelque chose qui fascine : le silence, la clôture, l'humilité, l'intégration de ces communautés même au sein des villes, la petite Thérèse. Ce que je ne comprends toujours pas, c'est pourquoi l'Ordre du carmel a supprimé (a-t-il existé?) l'équivalent des carmélites du côté des hommes. Les Carmes me semblent très différents de leurs grandes sours, ne serait-ce que par leur vocation apostolique. Je n'arrive pas à considérer qu'un Carme «quitte le monde» alors qu'une Carmélite le fait indiscutablement.

Aujourd'hui je n'entends pas que ma vocation doive avoir une action directe sur le monde. Je ne me sens pas prêt à y prendre cette fonction un peu «paternaliste» voire «missionnaire» que ces frères ou pères apostoliques aiment assumer. (Seuls les pervers, les tordus, les désespérés, pourraient tirer quelques profits de ma fréquentation directe. et ceux-là ne cherchent pas tant à être convertis qu'à être guéris ou compris).

Je voudrais tout de même nuancer ce que je viens de dire ; je ne conçois pas non plus ma vocation comme l'effacement de mon nom de la liste du genre humain. Je me comprends encore comme appartenant à l'humanité et donc devant interagir d'une manière ou l'autre avec l'humanité. Mais j'ai un tempérament secondaire et suis enclin à la timidité ...et ma vocation en fait grand cas. (C'est d'ailleurs deux traits de caractère très habituels dans le milieu des moines contemplatifs). Il me semble ne pouvoir «parler vraiment» que par l'intermédiaire de l'écriture, du dessin ou quoi que ce soit d'autre qui permette une plus ou moins longue «rumination» préalable. Je suis de ceux qui détestent téléphoner.

Le mur du monastère que je cherche m'empêchera de parler ou de parler trop avec celui ou celle qui voudra partager avec moi une relation fraternelle, amicale voire une confidence spirituelle. Le monastère que je cherche a donc des murs épais, des murs d'un genre plus cistercien, chartreux, bénédictin ou carmélite que carme. Mais au travers de ses murs, j'aimerai aussi pouvoir remarquer qu'il y a une petite trappe. Une petite trappe qui laisse couler des datas imprimés ou digitaux.

Digitaux tant que faire se peut parce qu'ils sont non seulement plus pratiques mais épargnent mieux la chair des arbres, ces grands frères que j'aime tant. Par «petite trappe» j'entends donc mieux une connexion Internet qu'une hôtellerie par exemple. Il me semble que l'hospitalité traditionnellement associée à la règle de saint Benoît n'aurait rien à perdre en se laissant re-méditer à partir des nouvelles réalités relationnelles du monde. Internet est devenu en quelques années - et pour causes! - l'outil le plus souple pour échanger du sens. Sa prodigalité est telle qu'elle en est aussi le principal danger; la tentation de la superficialité. Sur le net, je peux trouver le commentaire le plus pertinent, le plus pénétrant, le plus subtil d'une parole évangélique. Mais je peux aussi trouver le commentaire le plus brutal, le plus insane. Internet, en gros, est devenu l'équivalent d'une bibliothèque nationale où le torchon a même importance que la dentelle. C'est aux «ruminants» d'y construire quelques salles plus spécialisées, plus éclectiques, telles que le furent les meilleures bibliothèques monastiques.

Les monastères carmes semblent donc avoir des murs trop poreux pour moi. J'éprouve la même difficulté en face des communautés de jésuites ou celles des prémontrés ou simplement devant les murs des cures de nos bons curés. Trop de sentiments inutiles passent la porte. Trop de bruits aussi.

C'est dommage pour moi car ces Carmes écoutent le silence deux heures par jour au moins! Je veux dire qu'ils dédient totalement deux heures par jour à cette tâche unique et merveilleuse. Cela me fascine. Cela m'attire. Ils semblent prendre la liturgie par son plus noble coté. Je pense que le Bon Dieu préfère ce silence consacré aux psaumes. Il est tellement moins contraignant que les psaumes pour laisser glisser une Parole inattendue en nous. Ces psaumes, même s'ils ont beaucoup de qualités - ne serait-ce que par l'importance que la tradition leur a conféré - doivent quand-même aussi pouvoir être regardés comme des textes pauvres sous bien des angles dès qu'ils sont débarrassés du «sacré» dont nos pères avaient une soif insatiable! Ce n'est pas tant qu'on y fracasse la tête des bébés des ennemis contre les rochers ou qu'on y soit jeté vivant dans les charniers qui me gêne que la rareté justement de ce genre de métaphore déroutante, étonnantes et parfois très belles. Si les psaumes touchent à presque tous les registres du sentiment humain, globalement, ils ne le font pas souvent - me semble-t-il - avec beaucoup de sensibilité. Mais voilà, y avait-il dans la Bible un autre corpus de textes, de chants plutôt, mieux adapté aux formes de nos aspirations liturgiques naturelles? Probablement que non. Est-ce par peur du silence (et par peur du sommeil auquel le silence prédispose) que les psaumes sont devenus le corps par excellence de la liturgie?

Liturgie silencieuse, oui. pour ruminer, pour écouter. Mais mur épais aussi pour éviter la dispersion, la compassion envahissante et le devoir civil tout simplement.

Qu'ais-je dit? Eviter la compassion? Fuir le devoir civil?

Ah, j'y arrive finalement! L'égoïsme, l'égocentrisme, la lâcheté du moine contemplatif!

Eh bien oui! J'ai trop vu le monde que pour pouvoir nier cette évidence : la «compassion par la prière» seule est une injure à ceux qui souffrent. Mettre Dieu du coté de ce sinistre abus de langage est probablement bien peu charitable et donc peu chrétien.

A cela je ne peux répondre que par la "petite trappe" dans le mur épais. Cette petite trappe qui laisse passer des datas. Parce que la rumination elle, elle manque dans le monde. La misère de l'humanité contemporaine est due aussi et surtout à ce manque de rumination.

Puisque l'humanité enrichit l'uranium pour nourrir à la fois des centrales électriques et des bombes, le monde a un urgent besoin de centrifugeuses de spiritualité ! Il faut d'urgence enrichir les relations humaines. L'ermite dont on ignorerait tout jusqu'à l'existence même serait effectivement inutile, égoïste, égocentrique et lâche. Peut-il au moins jouir de Dieu et intercéder? Jouir? Certainement. De Dieu? Peut-être. Intercéder? ...Mmmm... Cela semble très verbeux, très «spéculatif» comme approche de la charité ...Je ne suis pas Dieu et ne puis répondre avec certitude donc. Mais mon intuition suspicieuse est aussi inspirée par la détresse des agonisants.

 

 

 

 

 

05

Mentalement, j'associe toujours le monachisme à la contemplation d'une part et à l'isolement du monde d'autre part. Est-ce légitime? Ne dois-je pas plus simplement dire que je désire qu'il en soit ainsi?

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Je ne m'imagine pas entrer en vie monastique pour sauver mon âme par exemple, ou pour améliorer mon karma. Je sais que des centaines de milliers de prises d'habit furent ainsi motivées, mais ce ne sera pas mon cas. Je n'ai toujours pas en moi l'angoisse de l'au-delà, l'angoisse de l'après, et c'est tant mieux d'ailleurs. Pour le moment en tout cas, je veux bien n'être qu'un mortel. Je ne suis pas sûr que je gagnerais à désirer plus qu'une vague et futile persistance dans l'univers culturel des hommes. Après tout, le désir d'éternité est accablant! Il est plus sage et plus conforme aux choses, d'aspirer au destin des feuilles caduques. L'espace où l'histoire athée confine l'eschatologie individuelle -un peu de rémanence culturelle- me suffit. Ce n'est pourtant pas grand chose; mon existence participerait à celle de l'Eglise comme une cellule participe à l'existence d'un corps .pendant la durée non du corps mais de la cellule!

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Renforcé plutôt qu'affaiblit par l'humilité de mes ambitions eschatologiques, la morale et la 'pénitence' sont ravalées dans la sphère d'un simple «art de vivre» en société. Quittant le monde pour entrer au monastère, la morale perdrait même ce peu de prétention qui lui restait. Cela pourrait être une raison valable de quitter le monde tant il est vrai que la question morale ne simplifie pas la démarche contemplative (qui est le but premier). Pour moi, la prise d'habit n'est donc pas plus une démarche morale qu'un pari eschatologique.

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Ceci me ramène à un sens hic et nunc de la vocation monastique. En fait, «j'accepte» de rentrer au monastère parce qu'il me semble que c'est le meilleur compromis pour conquérir la paix et de la joie à l'âge que j'ai. (Je fais ici volontairement abstraction de la «vocation», de «l'appel de Dieu» puisque cette variable ne dépend pas de moi!)

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Une vie monastique pour améliorer mes dispositions contemplatives! Par elle, aimer la vie de la meilleure manière possible selon mes convictions -que la vocation transforme- et compte tenu de ce que je suis capable d'être. Oui! Pour moi, être moine c'est quitter le monde .et la vie est d'autant plus monastique qu'elle est hors du monde. Oui! Pour moi cet isolement est au service de la contemplation; il est sensé me détacher des questions éthiques et, surtout, me débarrasser du «bruit» qui pourrait distraire ma quête.

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Autant je n'espère pas gagner un mérite en franchissant le seuil du monastère pour contempler, autant je m'expose à la condamnation morale des autres. J'en ai déjà parlé. Je reste donc malgré tout alerte par rapport à ma mission sociale de moine: non pas tant produire du fromage, une bonne liqueur, ou que sais-je d'autre qui me donnerait une existence économique dans le corpus social, mais offrir sinon ma joie et ma paix, au moins l'idée qu'elles existent et sont accessibles par un certain renoncement et un certain regard (plus lent et plus «symbiotique») sur les choses. Le fromage et la bonne liqueur, d'autres peuvent les produire. Mais ajouter un peu de passion contemplative dans le monde, cela c'est vraiment les moines et les artistes qui avant tous les autres peuvent l'offrir. C'est d'ailleurs explicitement la mission du sage bouddhiste mahayana dans sa dernière étape de croissance: lui aussi quitte le monde. lui aussi laisse des datas passer par la «petite trappe» (dont j'ai déjà parlé plus haut) creusée dans la muraille épaisse de son ermitage.

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Je n'ai pas peur que l'on dise que ma sortie du monde est «égoïste» et que d'autres parlent de «fuite» et d'autres encore de «facilité». J'ai exploré la chair du monde. Ces manières de voir ne tiennent pas la route. Le bon sens montre qu'il n'y a rien de plus «égoïste» que la vie du monde, que la «fuite» en avant du monde n'est qu'une forme de lâcheté par rapport non seulement à l'effort de rumination que la nature lui demande mais aussi à l'effort d'ascèse que la lucidité exige de chacun pour rendre le monde plus aimable. Quant à la «facilité», il faudrait être de mauvaise foi pour croire que la vie monastique est «facile». Elle est tellement exigeante que pour pouvoir être assumée, la vocation est mentalement requise et parfois ne suffit même pas.

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J'ai parlé contemplation, de rumination : le coeur de l'ouvrage! Ne plus laisser les choses «couler» hors de moi sans qu'elles prennent et donnent sens en moi. On n'est même plus ici dans une sphère spécifiquement chrétienne ou bouddhiste. On est au coeur du sens qui éventuellement autorise le Christianisme ou le Bouddhisme! Avec la contemplation, la prétention de la conscience, c'est de se générer elle-même en quelque sorte. Percevoir tout en tout pour exalter les possibilités symbiotiques non seulement matérielles mais spirituelles du monde et donner ainsi aux hommes une forme de lucidité probablement agréable et apaisante -je suis bien obligé d'écrire «probablement»- parce qu'elle dissout totalement la question de «sens» dans celle de la «participation». L'existence des différentes religions ne serait alors pas plus problématique que la coexistence de l'autre.

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Krisnamurti qui recentre toute la spiritualité sur la lucidité écarte nécessairement sa pensée de tout système religieux .et en même temps il intéresse tous les religieux contemplatifs. La lucidité est intimement liée à l'activité contemplative. J'en arrive donc -mais ne m'en étonne évidemment pas- à considérer que ma prise d'habit est une démarche finalement «a-religieuse» dans ma recherche de la jouissance contemplative. mais qui s'opérera pour moi à travers et par la religion chrétienne parce que pour moi un ordre symbolique spirituel et matériel s'impose dès que je veux grandir. C'est le prix d'une dialectique entre moi et moi ou moi et les autres ou moi et les traditions spirituelles. La contemplation en soi -et la paix et la joie qu'elle procure- ne passe pas par la «petite trappe dans la muraille du monastère», mais des datas formatés en langage chrétien y arrivent et à l'occasion offrent au monde assoiffé de paix et de joie l'occasion d'en tirer quelques profits voire une motivation pour accepter le prix des choses.

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Krisnamurti est un génie spirituel. Il peut travailler sa lucidité hors des sphères religieuses. Pas moi. Je ne suis pas capable de trouver en moi toutes les ressources nécessaires à ma croissance spirituelle. Pour moi, la dialectique est nécessaire. En quête de lucidité, ma petite intelligence doit donc passer par un langage formaté dans un ordre symbolique à ma mesure. J'échapperais à cette limitation si j'étais moi aussi détenteur de plusieurs langages religieux se déshabillant l'un l'autre. Mais je ne le suis pas. Ma croissance spirituelle doit donc se formater dans un langage qui inclus des unités sémantiques comme «agape», «philea», «altérité», «Eglise», «Dieu», «sacrifice», «personne», «prière», «don», «conscience morale», «incarnation», etc. Dans ma dialectique spirituelle, je ne pourrai utiliser des mots comme «karma», «réincarnation», «éveil», «illusion du moi», «non-dualité», «vacuité» (.) sans risquer d'immenses ambivalences parce que ces mots qui sont aux racines du bouddhisme sont formatés trop différemment dans notre sphère que pour mériter justement d'être aux racines du Bouddhisme. Tout au plus pourrais-je, très loin derrière Krishnamurti, utiliser cette perspective dans une méta-religion pour justifier l'universalisme «des» religions (en ce incluse la mienne). et peut être enrichir «ma» religion par une nuance théologique ou une nouvelle technique contemplative inspirée par ce trouble qu'une réflexion méta-religieuse peut induire.

 

 

 

 

06

Si je veux faire une analyse critique de ma vocation, je ne peux pas éviter d'affronter la redoutable question de ma santé psychologique.

Je ne suis pas un homme 'comique'. Je ne suis pas un homme 'social'. 'Je suis d'une nature timide. Jusqu'ici, rien de très grave. C'est dommage mais on s'y adapte, on s'y habitue comme à une calvitie, une allergie ou un bégaiement. On n'est pas dans des matières qui, inconsciemment, pervertissent le sens reconnu et déclaré d'une vocation.

J'ai une nature sexuelle qu'il ne convient pas d'avoir dans notre société. C'est très ennuyeux mais, là encore, on peut trouver quelques compromis qui permettent de survivre sans devoir se faire moine ou se suicider. Après tout, la frustration sexuelle chronique est une souffrance tout à fait commune dans le monde et on peut la surmonter sans nécessairement devoir rester puceau, ni devoir acquérir les caractéristiques du 'mal baisé', ni devenir un puritain compulsif. (Il faudra d'ailleurs que j'aborde cette question de la sexualité marginale dans mon site parce que j'ai quelques idées à ce propos qui pourraient peut-être aider ceux qui ont un problème comparable et qui sont loin d'être rares, en particulier dans le monde des «fous de Dieu»). A notre époque, la sexualité n'est plus (ou en tout cas ne devrait plus être) un sujet qui puisse 'inconsciemment' pervertir le sens reconnu et déclaré d'une vocation.

J'ai un besoin énorme de solitude, de silence et de temps vide. Je déteste les responsabilités. Je déteste devoir donner des ordres. Je déteste les rassemblements de plus de trois personnes. Je déteste téléphoner. Je déteste penser et gérer l'argent.

Ici encore, dans une société où l'on ne meurt pas de faim, on peut s'adapter sans devoir pour autant se faire moine ou se suicider.

Jusqu'ici, je n'ai évoqué en fin de compte que des marginalités et des inconforts existentiels. Je ne me donne pas le droit d'assimiler de tels 'handicaps' à des souffrances 'pathologiques' qui puissent réellement et dangereusement m'illusionner sur le sens de mon appel à la vie contemplative.

Par contre, en 2002, j'ai souffert d'une vraie maladie mentale, moi qui étais jusque-là solide comme le fer. Rien de plus normal si l'on considère ma vie d'alors: j'avais des responsabilités écrasantes, je fréquentais la mort une à deux fois par jour en moyenne, je sortais de prison où j'avais connu la haine et l'humiliation. Je n'étais pas reconnu professionnellement, je vivais chichement (peu de revenus). Avec l'aide du vipasana et d'une autobiographie d'un auteur très singulier («Mars» de Fritz Zorn - Folio) qu'un ami m'avait conseillé, j'avais pu finalement appeler un 'chat' un 'chat': je n'étais plus dans le champ de la 'difficulté d'être' mais bel et bien dans celui des maladies. Je souffrais d'une douleur mentale inutile et paralysante qui brisait mon efficience, cassait mon repos, détruisait mes relations humaines, déracinait toute forme de joie : la dépression. Or, dans cette occurrence particulière, cette dépression semblait relativement facile à traiter.

J'avais donc finalement accepté que, pour vivre mieux, je devais d'abord me soigner. Il m'est vite apparu que pour me raffermir le 'prozac' (un antidépresseur parmi d'autres) devait être le traitement de première ligne.

Ce médicament m'a effectivement très bien aidé. Après un an, je pensais pouvoir m'en passer et, effectivement, je pus m'en passer sans souffrir d'insomnie au petit matin, sans être encombré de mille cadavres dans mes rêves, sans me sentir en permanence fatigué, sans penser au suicide tous les jours.

Cette première maladie mentale aura au moins eu le mérite non seulement d'arriver à dédramatiser l'importance de la prise d'un neuroleptique mais aussi de m'introduire dans les arcanes complexes de la maladie mentale. J'avais déjà pu observer des effets ravageurs de la dépression chez des proches, dans des services de psychiatrie, parmi les détenus, chez des religieux. et bien sûr chez mes propres patients agonisants. Souffrir d'une dépression et l'observer chez un autre, ce n'est pas du tout la même chose!

Et puis? Eh bien, j'ai continué à vivre, sans prozac, sans repenser à ma santé psychologique. Le mal ré-infiltrait pourtant sournoisement ma vie mentale mais sans que je ne le diagnostique clairement. Je me croyais en bonne santé lorsque j'ai reçu ma vocation. De fait, je dormais correctement (le réveil aux petites heures est un symptôme classique de la dépression) et je ne me sentais pas fatigué en permanence. Je n'avais pas non plus ces troubles de mémoire qui avaient caractérisés ma dépression en 2002 et dont le prozac m'avait aussi miraculeusement guéri.

Pourtant je souffrais de quelques autres symptômes dont j'aurais peut-être dû faire plus grand cas: je repensais très régulièrement au suicide par exemple (un 'suicide de raison' en quelque sorte, une manière comme une autre de résoudre un problème lancinant et qui se résume en quelques mots: l'absurdité de la vie, de ma vie.) Il y avait un autre symptôme qui aurait dû m'alerter: hormis cette sexualité 'compensatoire' que je consommais avec gourmandise depuis plus de deux ans parce qu'elle m'était devenue plus accessible (ville), je n'éprouvais aucune vraie joie dans la vie.

Puis, je reçus la vocation.

Quelques mois plus tard, euphorie calmée, a commencé ce que j'appelais dans mon journal un grand «silence de Dieu». C'est alors et seulement alors que je me rendis compte que je souffrais encore d'une mauvaise santé psychologique. Cette constatation s'appuyait sur quelques indices complémentaires décisifs:

Je n'étais pas heureux avant ma vocation et redevenais progressivement malheureux quelques mois après malgré la perspective d'une nouvelle vie!

Je n'étais pas heureux avant ma vocation et redevenais progressivement malheureux quelques mois après alors que, suite à la mort malheureuse mais attendue de mon papa, j'avais hérité de resources matérielles qui m'autorisaient à ne plus trop me tracasser de questions pécuniaires.

Je n'étais pas heureux avant ma vocation et redevenais progressivement malheureux quelques mois après alors que mon travail ressemblait à ce que j'aurais le plus aimé faire professionnellement.

Je souffrais d'un manque de reconnaissance sociale alors que quelques indices contraires auraient du m'apaiser sur ce point (surtout l'énorme succès de mon site web).

Mes relations avec mon entourage ne cessaient de se dégrader. Elles avaient pourtant été déjà solidement réduites par les effets de ma première dépression. Je ne supportais absolument plus de voir ces masques sociaux dont tout le monde aime - et c'est bien normal - se revêtir. Je voyais de la bêtise, du conformisme par manque de lucidité critique et de la couardise chez quasi tous ceux que je fréquentais encore. Cela me donnait d'être prétentieux, orgueilleux, élitiste. Cela atteignit un tel niveau que je ne supportais plus d'accueillir les gens que j'aimais plus de deux-trois jours.

Oui, je devais oser comparer ce que je vivais à cette maladie mentale dont j'avais souffert quelques années plus tôt. Je souffrais bel et bien d'une nouvelle forme de dépression, certes moins sévère mais réelle. Il me fallait donc être sûr que cette nouvelle dépression ne fut pas la raison de ma décision d'entrer en religion. J'en étais donc arrivé à la question très simple et pourtant cruciale: dois-je reprendre du 'prozac' pour voir si oui ou non ma vocation résisterait aux effets d'une bonne santé mentale?

J'ai finalement décidé de n'en rien faire parce que ma vocation n'était à mes yeux, après longues introspections, pas tant une fuite qu'un appel. Pas tant une échappatoire qu'une déduction. Que ma dépression aie suscité l'état réceptif nécessaire à cette vocation est très probable, mais le bon sens m'indiquait que je devais de toute façon acquérir cette réceptivité pour d'autres raisons. Je ne pourrais de toute façon jamais invalider la foi (source de l'appel) et pas mal d'autres pressions ou coïncidences existentielles qui m'invitaient à prendre l'habit d'une manière totalement indépendante de mon état thymique: la pression de la vieillesse qui arrive, celles de mon histoire personnelle, de ma «ligne de vie». Il me semblait que cette vocation était autant un choix logique qu'un appel. En l'occurrence, je considérais donc que ma 'vocation' n'était pas invalidée par cette vague dépression qui m'y inclinait aussi. J'en arrivais même à penser: «grâce à ma dépression larvée, j'ai eu le courage de voir et de dire ma vocation».

Je ne mis donc pas ma vocation à l'épreuve du prozac.

C'était un choix dangereux. Aujourd'hui, je ne le regrette pas. Je ne suis pas encore rentré à l'abbaye. Il ne me reste qu'une dizaine de mois. Mais je suis devenu heureux, très heureux. Cela fait de nombreux mois que cela dure. J'imagine que si j'avais atteint cet état grâce à du prozac, j'aurais pu (et j'aurais dû!) me poser d'autres questions embarrassantes par rapport à ma vocation.

C'est un homme heureux qui continue de vouloir être moine. C'est bon signe. C'est plus sain que d'éprouver ce bonheur pendant un noviciat car alors je pourrais gagner cette illusion d'être à la bonne place uniquement parce que je viendrais à peine de me débarrasser du poids des choses du monde.

Aujourd'hui je peux résumer les choses ainsi (et je peux encore le dire puisque je ne suis pas encore moine, que j'ai toujours une vie mondaine utile, une vie sexuelle active, une activité créatrice. Je ne suis donc pas encore susceptible d'être la "victime" d'un merveilleux micro-système d'endoctrinement peaufiné par par abbés et gourous de toutes obédiences depuis des millénaires) :

Celui qui ressent la vocation devrait oser la critiquer non seulement en termes purement religieux mais aussi en termes de santé mentale! S'il n'était pas un homme pleinement satisfait avant sa vocation - ce qui serait la plus normale des choses - il devrait avant tout arriver à être sûr que cette insatisfaction ne fut pas la cause de sa vocation mais que tout au plus elle fut pour lui une opportunité de la faire apparaître, de la faire sortir de l'ombre, de la verbaliser. Et si cette certitude n'arrive pas?

Je lui conseille de se soigner jusqu'à devenir 'normalement heureux'! Il n'y a rien de dangereux dans une pilule de prozac au regard des effets incomparablement plus sournois que peut avoir un noviciat sur une autonomie mentale! Il faut qu'il sache et se prépare au fait qu'en s'isolant du monde, le jeune novice quitte beaucoup de luttes, quelques angoisses plus ou moins avouables, pas mal de devoirs et que - même s'il paye très cher ces privilèges - il est probable qu'il éprouvera un énorme bonheur qui n'indique pas nécessairement qu'il est bien là où il doit être. Dans cette figure la vocation risque aussi de n'être qu'une fuite du monde et risquerait fort - à mon avis - de ne pas correspondre à une volonté du Seigneur à son endroit.

J'ai vu trop de moines manifestement non épanouis voire franchement malheureux alors qu'ils disent quasi tous avoir connu une joie extrême et une grande paix intérieure durant les premières années de leur noviciat. J'en ai connu qui ont alors quitté l'abbaye, après avoir prononcé des voux solennels. Peu m'importent ces voux, je ne juge pas bien-sûr, mais ces voux ne devait pas simplifier leurs décisions! Le plus grave, ce sont les autres moines malheureux, ceux qui restent parce que dans une obstination malsaine, ils ne voient dans leur malaise croissant qu'une volonté, une « grâce » du Seigneur qu'il faut supporter pour grandir spirituellement. incapable qu'ils sont de laisser au Seigneur ne serait-ce qu'un seul moyen de les convaincre qu'ils ne sont pas là où ils devraient être!

Et que faire si le prozac (mais cela pourrait aussi bien être de 'l'haldol' ou l'une ou l'autre 'benzodiazépine' dans le cas d'autres maladies mentales) rend le bonheur? Alors et seulement alors il faut commencer à reposer la question de la vocation de la manière classique :

-Avez-vous bien reconnu les beaux côtés de la sexualité? -De la famille? -De l'indépendance financière? -De la vie culturelle? -De la vie associative? -(...)

Si c'est le cas, alors, il ne sert plus à rien d'attendre. C'est le Seigneur lui-même qui risque d'attendre! Il faut aller frapper à la porte du monastère au plus vite pour y subir sans trop de danger le dernier test : le noviciat.