" De la religion et du virtuel - Le christianisme est-il un jeux VDO?"
Les deux frères ricanent en regardant papy aller à la messe. Hier, le vieux qui va au Rite du Crucifié, leur a interdit de jouer un jeu sanglant sur la console! Ils ironisent les gamins, parce que papy disait aussi qu'ils avaient mieux à faire que de perdre leur temps dans toutes ces virtualités... Il y eut ensuite, entre maman et papy, une longue discussion. Papy a dit mille fois que ces jeux conduisent insensiblement les jeunes à se décrocher de la réalité. Maman l'aurait dit, passe encore ...mais sortant de la bouche de ce moulin à prière, non, c'était vraiment trop!!! La semaine passée, c'est papa qui lui avait fait remarquer qu'avoir une bonne orthographe c'est bien mais que savoir utiliser un clavier et un ordinateur c'est tout de même plus important. Depuis lors, grand-père n'ose plus dénoncer trop haut la débilité des loisirs virtuels. Mais il faut ajouter ici que la dernière fois que papy a mis ses mains à la console -probablement moins par désir de jouer que pour rompre son isolement- il fut mis devant son infériorité intellectuelle manifeste. Il était incapable, lui qui est pourtant un grand joueur d'échec, de gérer un contexte ludique dont il ne soupçonnait pourtant que le quart de la complexité... Ces gamins ont tort de se moquer de la messe et des prières de Papy. Ils ignorent tout de la théologie. Ils y vont vite en besogne lorsqu'ils comparent les virtualités mises en jeu. Mais il faut bien admettre que la différence entre un jeu virtuel et une religion comme la nôtre n'est pas claire! *** ...Et voilà donc que l'identité de nos enfants file irrésistiblement vers leurs «avatars». La vie de l'au-delà migre vers celle de «Second Life». Les touches de clavier suppléent aux grains de chapelet. Les super-héros sont les nouveaux anges-gardiens... Les armées de robots androïdes remplacent diables et démons. Les mains sont jointes sur le "joystick" et le regard est vissé sur un au-delà pixellisé... Dans ces occupations virtuelles, l'extase de nos enfants est incontestablement plus opérationnelle qu'à l'église. Rien ne manque pour la liturgie, pas même les victimes sacrificielles. ...Et nos fils «rebouteront» comme nous retournions à la messe. Leurs sacrements, ce sont les «logins» et les «passwords» auxquels ils accordent une confiance presque aveugle; ils savent qu'ils seront aussitôt mis «on-line» avec des félicités suprasensibles! Le rythme liturgique est régulier, souvent quotidien... L'angélus! ...Ou les complies! Et il n'est pas rare, lors des grandes fêtes, que l'office se prolonge jusqu'aux matines! Durant leurs offices, on passera sûrement pour la collecte. Au passage, ils iront lire le sermon de leur «bloggeur» préféré. mais les amateurs de grasses matinées se donneront le droit de sauter le sermon pour aller directement aux sacrements. Le latin de cuisine est passé au «basic English», la nouvelle langue consacrée des fidèles et des prêtres. Aux grands conciles, les nouveaux papes et les nouveaux inquisiteurs, avec leurs bibles à la main, établissent les nouvelles règles de la liturgie. La technologie n'acceptera pas l'anarchie; la morale s'établit donc en conformité avec les dogmes révélés du CSS ou de l'HTLM. Il y a les péchés véniels, ceux que les navigateurs pardonnent, et les péchés mortels qui plantent les machines. Bien-sûr, l'élite dirigeante du web fait aussi quelques concessions stratégiques aux puissances temporelles qui essayent de mettre la grande machine virtuelle au service de leur pouvoir. Il y a incontestablement des liens pervers entre la sphère virtuelle et le monde. La querelle des investitures informatiques n'est as terminée; il y a déjà des webs d'états (en Iran, en Chine ...et ça commence chez nous). C'est sans difficulté que des brigades de flics spécialisés ont infiltré routeurs et programmes. Ils scrutent les actes de naissance des «noms de domaine» et des avatars. Tels ces micros d'autrefois, ils cachent en nos nouvelles alcôves des spywares et des cockies. Les fidèles des rites virtuels qui ne maîtrisent pas parfaitement les resources du "darknet" doivent bien se tenir sans quoi ils seront déconnectés voire livrés aux juges temporels. Mais même sans la flicaille du bas-monde, même si vous sortez des plus prestigieux Grands Séminaires de l'informatique, vous ne pourrez pas créer tout à fait n'importe quoi dans «Second Life» et plus généralement sur le web. Gagner du pouvoir, de l'argent ou de l'audience se paye: nuits blanches, persévérances de fourmi, études compliquées, recherches pointues, innombrables brouillons décevants. Il faut être un ascète pour vaincre! Google, le grand vicaire apostolique du réseau, ne canonise pas n'importe qui et n'importe comment! Les webmasters sont parfois des faiseurs de sectes. Les nouveaux prêtres, comme les anciens gourous de l'Inde ou les marabouts de l'Afrique, comprennent mieux que nous les caractéristiques de nos soifs de règles. Mais aujourd'hui ces nouveaux prêtres qui comptent dans le cours des choses peuvent se permettre de ne posséder ni charisme physique, ni aura, ni regard envoûtant. Ils peuvent même être timides. Ils pourraient aussi bien être des tuberculeux maigrichons toussant et crachant leurs derniers morceaux de poumons que leur audience n'en serait pas affectée! Le métier de néo-gourou est presque à la portée de tous! *** Les parallèles sont troublants. Notre raison a mal, parce que nous au moins, les naïfs croyants d'autrefois, nous sentons qu'il y a quelque chose de fondamental qui n'est pas dit mais qui fait la différence entre nos vieilles religions et ces jeux virtuels. Nous sommes d'autant plus perplexes que nous sentons simultanément que notre enfant qui a déjà un pied dans sa «Second Life», qui investit du temps, de l'intelligence, de l'argent et des espérances dans son culte, vit aussi quelque chose de profond et d'écclésial. Son Eglise est d'ailleurs objectivement bien plus universelle que les nôtres! Son espace virtuel informatique existe sans exiger un acte de foi... Qui oserait prétendre que notre religion change réellement les vies alors que la ludosphère informatique n'est qu'un rêves? Depuis que le 'linden' (la monnaie de «Second Life») est convertible en devises forte (1 'euro' s'échange contre 350,082 'linden' au moment ou j'écris ces lignes), depuis qu'il y a moyen de s'enrichir par la spéculation immobilière sur des espaces virtuels, depuis que l'ordinateur nous donne -en lui, par lui, et avec lui- d'exister et de peser aux yeux d'autres, il est manifeste que débarquer sur l'un des ces nouveaux espaces peut changer une vie réelle autant qu'une conversion religieuse, une vocation sacerdotale ou une vocation monastique. Qu'il y ait dans le christianisme par exemple une dynamique qui nous pousse à la charité et aux soucis des autres est certainement très louable, mais n'oublions pas que le christianisme n'a pas l'exclusivité de la charité; il existe dans ces mondes virtuels des espaces associatifs, et des tribunes de sensibilisation dont les Royaumes proclamés ne vont pas sans influencer leurs fidèles ici-bas et dès maintenant. Facebook a des leçon de politique à donner aux politologues. L'entraide et l'amitié y sont bien développées et il va sans dire que le timide, ce grand délaissé de l'ancien régime, peut s'y déplacer sans complexe... Racisme? Oui, il paraît qu'il y a du racisme qui sévit ici et là dans la nouvelle ludosphère, mais on y change de peau et de sexe à l'envi vous diront les accros. (N'oublions pas non plus, pour mettre tout en perspective, qu'il y a aussi, hélas, des religions, en ce incluses des Eglises chrétiennes, qui ne brillent ni par leur altruisme, ni par leur ouverture, et qui même ne craignent pas d'encourager la guerre!) Où est ce qui fait la différence entre la sphère virtuelle électronique et la religion? Il n'y a peut-être pas de différence fondamentale. Mais pour un vieux rat chrétien comme moi il y en a une, pas très nette, qui me suffit. Elle tourne autour du mot «désir». Pour faire court, on peut dire que dans le jeu virtuel le désir est idolâtré, tandis que dans la religion, on n'hésite pas à l'attaquer. Je m'explique: il y a au coeur du christianisme une lutte avec le corps. La religion chrétienne ne lâche pas la chair! Voilà, le mot est dit! La chair! Le christianisme lui 'colle aux baskets'. Le christianisme par-delà les énormes concessions faites au virtuel pur et dur garde au coeur de son coeur une proximité et un combat avec la chair. À travers la rugosité du symbole de la croix, ce que le christianisme veut ce n'est pas oublier les limites de la chair, mais une lutte pour les dépasser. «Ni déni, ni oubli, mais lutte!» Voilà un slogan qui s'imposerait difficilement dans la ludosphère informatique (bien plus proche en cela de la sphère des drogués que de celle des chrétiens). Jetons un regard sur la gestion du sexuel. Dans l'univers des internautes, faute de pouvoir s'exprimer dans la chair, le désir sexuel, sans vraiment se remettre en question, tend à nous faire glisser vers un érotisme virtuel; l'internaute est poussé vers une forme plus ou moins sophistiquée d'onanisme. D'ici peu, les phéromones seront synthétiques et notre gamin masturbera sa partenaire avec sa console, sans jamais l'avoir rencontrée. S'il tripote la manette comme un nul, elle n'aura qu'à switcher vers un meilleur "consoleur"... Dans l'univers religieux par contre il n'est pas question que d'imagination et de compétances; plutôt que d'essayer d'assumer un désir plus ou moins correctement identifé, on ose (et on doit!) le contempler pour le juger, le travailler, le baliser, le réorienter, le dépasser... Le plus souvent la religion condamne toute identification excessive du «je» à un désir premier. Le désir du pouvoir, le désir d'être fort ou le désir de posséder, au même titre que le désir sexuel, est sans cesse remis en question dans l'idéal religieux alors que dans l'univers du jeu virtuel, il est sans cesse invité à s'exprimer, en dépit des limites de la chair. Par la contemplation et la méditation religieuse, le «je» se dégage insensiblement de ses prédispositions natives alors que la ludosphère les assume toujours un peu plus. On pourrait croire en s'arrêtant ici que le jeu me respecte mieux que la religion. Ce n'est évidement vrai que si l'on fait du désir le coeur du «je». * La ludosphère informatique respecte-t-elle l'autre, cet autre grand acteur de la psychologie, celui qui me distingue de l'informe en dessinant ma limite, celui qui me fait exister, ...le co-auteur du moi? Sur ce plan la sphère informatique ne se défend pas trop mal. Même le plus solitaire des joueurs y est confronté à autre chose qu'à sa propre maladresse ou sa propre limite cognitive. Ce n'est pas tant l'usage du nombre aléatoire (dont les fabriquant de jeux usent et abusent) que l'interactivité avec d'autres internautes qui sauve l'expérience de l'altérité. Dans le jeu virtuel, le désir en soi n'est jamais mis en cause, il est mis en scène tant bien que mal et confronté au «non-moi» alors que dans la religion, s'il est aussi confronté à l'autre, il est surtout et avant tout confronté au «je» pour être retravaillé en conséquence. C'est là à mes yeux, une spécificité de l'engagement chrétien au regard du jeu virtuel. Être chrétien, c'est non pas cultiver le «moi» natif mais oser le mettre à l'épreuve d'une 'force' susceptible de me faire désirer autrement. Mon esprit, n'est plus alors un 'avatar' au service du désir mais le «driver» d'un «je» plongé dans des désirs auxquels il refuse de se confondre. Selon ce point de vue, le christianisme ressemble à d'autres religions d'ailleurs, et en particulier au Bouddhisme bien entendu. *** Je ne veux pas jouer au grand prophète, mais il me semble que tout ceci laisse prévoir l'orientation de travaux théologiques qui seront importants pour les décennies à venir. Confrontés à la production d'autres univers virtuels plus performants, nos religions (pas rien que le Christianisme) seront d'abord obligées de revoir progressivement leurs conventions langagières. «L'esprit», «l'âme», le «je», la «personne»,(...), devront se définir plus clairement par rapport aux «avatars», aux «pseudos», aux «logins» et autres mots clés de la ludosphère (parfois pillés dans le lexique religieux). Le temps, la vie, la règle, l'incarnation, les démons, la mort, (...), devront une fois encore redéfinir leurs limites symboliques. Il faudra aussi éviter que les mythes religieux (paradis, déluge, création...) soient ravalés aux enjeux souvent extrêmement pauvres voire ridicules des mythologies qui fondent les jeux électroniques. Je crains, que par une identification excessives de l'esprit aux désirs, nos descendants ne voient dans nos religions qu'un jeu parmi d'autres.
paul yves wery - Chiangmai - Décembre 2007 Version 2.01 - Avril 2009 Version 2.02 - Mars 2011 Version 2.03 - Janvier 2014
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