Retour page précédente - Accueil - Menu - AA - AA - Laptop ou PC

version 1.03 - Novembre 2016

Le Prologue Johannique

Abstract: Le langage et la logique sont au coeur de la religion chrétienne. Le dieu qui ne se soumettrait pas lui-même aux conditions du langage ne serait pas un dieu chrétien.

Pour comparer diverses traductions du Prologue, cliquez ici

Le prologue johannique met en perspective une liste de symboles qui seront ensuite régulièrement réutilisés dans le corps de l'Evangile: lumière, vie, Dieu, chair, ténèbres... Il ne s'agit pas tant d'établir une nouvelle convention langagière, un nouveau lexique de termes techniques que d''essayer de nous faire entrer dans une nouvelle division symbolique du réel. Tout comme on fabrique et assemble des engrenages pour le boîtier d'une horloge, Jean nous propose ici de découper et articuler des symboles neufs d'une certaine manière, ce qui, dans un deuxième temps, permettra au langage asservi à ce nouvel ordre symbolique de faire intrusion dans des strates très intimes de la spiritualité. La fertilité de cette nouvelle approche du réel, les traducteurs ne pourront nous en rendre compte que par d'astucieuses combinaisons des mots anciens (un mot n'est pas un symbole!).

Il est inévitable donc que l'usage commun du langage soit mis à mal. Notre raison d'abord chancelle. D'aucun parlera de psychose puisque dans la sphère johannique, il est devenu normal de boire l'eau vive, de manger le corps de Jésus, d'être comparé à une brebis, de naître d'eau et d'Esprit, de répandre en quelques instants un an de salaire en parfum sur des pieds... Et que penser de la Résurrection? Dans une sphère où les mots «chair» et «vie» se mettent au service de ce nouvel arrière-plan symbolique, l'interprétation médicale de la Résurrection que le langage commun suggère est tout simplement devenue obsolète.

Depuis le prologue jusqu'au chapitre XXI, la Résurrection est le point central et la motivation du quatrième évangile. Mais que faut-il entendre par ce mot? Avec l'usage convenu du langage, qui, pour le dire vite, est aussi le langage de la médecine, on brouille les pistes et parler de la Résurrection fait ricaner ceux qui ne font pas autant de tralalas autour de la question de la mort, ceux qui acceptent de mourir sans devoir recourir à des espérances scientifiquement absurdes. Avec Jean, il faut reprendre le sens d'une éventuelle survie après la mort à la racine. Or, la médecine est ici d'un pauvre secours. Il faut commencer par le début, c'est-à-dire commencer par identifier mieux ce qui fait que je suis moi et que je continue d'être moi même lorsque je perds un bras ou la raison ou ma liberté sociale. C'est dans le même ordre d'idées que je cesse d'être moi (je meurs donc), lorsque j'obéis inconsciemment aux automatismes de la chair, aux publicités et autres conditionnements culturels (alors même que je garde intact mes bras, ma raison, mon métabolisme biologique, ma liberté de déplacement...). Quel est le lien entre ce moi-là et mon corps médical? C'est cet enjeu-là qui est derrière la reconnaissance hésitante du Christ Ressuscité par ses disciples au chapitre XXI.

Dans le quatrième Evangile, les phrases ne prennent donc vraiment sens que si le Prologue réussit à sortir le lecteur de son ancienne division symbolique du réel et de l'usage convenu des mots. Le vieil ordre symbolique et le langage commun qui en rend compte sont impropres à transmettre tout ce dont Jean veut nous parler. Spirituellement, nous y sommes trop à l'étroit. Pour entrer dans la sphère johannique, nous devons entendre plus délicatement, plus subtilement, le sens de l'appartenance, de la hiérarchie, de l'identité, de la paternité ou de l'amour (je ne cite volontairement que des formes de relations qui sont toutes plus ou moins explicitement utilisées dans le Prologue). Le Prologue arrête net l'élan de tous ceux qui, à force de simplifications, dans un grand effort de laïcisation, voudraient faire du christianisme une simple théorie humaniste avec quelques superstitions en plus.

Pour le dire brutalement, Jean qui croit en la Résurrection sait bien que cette Résurrection ne nous libère ni de la mort médicale ni de l'angoisse qui peut l'accompagner. (La finale du chapitre XXI est éloquente à ce propos!)

Dans ce Prologue qui prépare le lecteur à la réception de l'Evangile, le génie des traducteurs du grec ancien est mis à l'épreuve. On aura compris que les problèmes les plus difficiles qu'ils auront à surmonter ne sont pas des problèmes spécifiques au grec et au français. Le traducteur devra entrer dans une herméneutique «supra-philologique» parce que la parfaite maîtrise du grec et du français (et même de l'araméen!) ne résout pas les questions les plus importantes. L'herméneutique démontre l'impertinence de quelques traductions trop influencées par la philologie. Mais ce que l'herméneutique juge pertinent est difficile à transmettre avec les mots de tous les jours; il faut des métaphores, des figures de style, de la poésie peut-être... Bref, tout un arsenal d'inventions langagières qui feront par exemple de Chouraki à la fois un traducteur génial et un très étrange rhétoricien.

Donnons trois exemples. Le premier est caricatural et le dernier est le plus subtil de sorte que dans cette progression vers la subtilité, on sente mieux à la fois la hauteur du propos où le Prologue nous convie et la difficulté de la tâche du traducteur.

Exemple 1, le plus caricatural:

Après être entré dans les conventions johanniques, je ne pourrais jamais accepter qu'un traducteur (ou un commentateur) laisse croire que Jn 6, 34-59 soit une apologie du cannibalisme ("...mangez mon corps, buvez mon sang...", etc.). L'herméneutique est ici sans appel. Il y aurait sinon une flagrante contradiction avec le sens donné au mot «corps». Il n'est même pas nécessaire de s'appesantir sur ce point, mais l'on pressent déjà que le corps ressuscité est aussi concerné par cette nuance.

Exemple 2:

Je ne peux plus accepter qu'une traduction (ou un commentaire) me laisse croire que Jean comprend la Résurrection de Jésus comme un médecin contemporain pourrait la penser à partir de sa science. Il y aurait sinon une flagrante contradiction avec au moins le chapitre XXI et en particulier avec la non reconnaissance immédiate du Christ Ressuscité par Pierre, Jean et, surtout, Thomas, lui aussi présent, et qui, au chapitre XX , venait de mettre ses doigts dans les plaies...

Exemple 3:

Je ne peux plus accepter qu'au chapitre XXI, le traducteur (ou le commentateur) permette de croire que le Christ ait posé trois fois la même question à Pierre (comme le laisse entendre la traduction donnée dans l'exemple). Impossible donc de rapprocher ce passage évangélique du triple reniement de Pierre comme une certaine exégèse le fait pourtant depuis des siècles. La confusion entre 'Philia' et 'Agapê' était peut-être un fait dans l'usage commun du grec de cette époque, mais Jean, qui n'était pas natif grec, voulait deux mots différents et usa de fait de deux mots différents pour une raison symbolique précise. Qu'il ait choisi maladroitement dans le vocabulaire grec pour rendre compte de cette nuance symbolique qui l'obsède depuis le Prologue jusqu'à la finale de son Evangile est une toute autre question. L'herméneutique tolère donc mal que certains traduisent par trois questions identiques un texte grec qui donne deux questions de fait différentes dans les mots dont l'une, la première, est répétée deux fois pour obéir à une règle rhétorique évidente (il fallait montrer que c'est à contre coeur que le Christ se replie finalement sur la version «faible» de l'amour, 'Philia', au dessus de laquelle Pierre refuse de monter). En dépit de la synonymie entre Philia et Agapê pour les natifs grecs de cette époque, lorsque Jean utilise Philia, il ne pense pas Agapê. Il cherche encore et toujours à établir une distinction et une hiérarchie dans les genres de l'amour. C'est un leitmotiv de tout son évangile.

Sur ce point extrêmement délicat, je vous invite à entrer dans l'analyse du chapitre XXI.

Dans les diverses traductions mises à ma disposition, sur ce point précis du chapitre XXI, la «Deiss», la «Chouraki», la «Parole Vivante» et la «Nouvelle Bible Segond 2002» arrivent à assumer totalement les implications de l'herméneutique. «Osty», «Parole de Vie», «Semeur» et d'autres encore y arrivent presque victorieusement, mais ces derniers traducteurs calent encore au verset 17 (nuance entre «la troisième fois» et «trois fois» qui ne signifient pas la même chose. Sur ce détail dans le détail, remarquons que la «Chouraki» a trouvé une solution encore une fois brillante parce qu'elle respecte à la fois une réalité textuelle (philologique) ambiguë et les exigences strictes de l'herméneutique.)

Mon lecteur aura remarqué que l'herméneutique parle avant même de savoir par quels mots français Osty, Colombe, Deiss, TOB et les autres traduisent successivement Philia et Agapê. Cette dernière étape est une question bien plus ordinaire  de convention verbale. Que chacun juge par lui-même de la pertinence de la convention choisie par tel ou tel traducteur. Presque tous les choix se valent puisqu'il ne s'agit que d'une convention, pourvu que l'attention ait été préalablement éveillée sur la différence symbolique mise en jeu!

Je ne peux que me réjouir de la nécessité d'une herméneutique «supra-philologique» pour bien traduire Jean. Cela signifie qu'avec les siècles, j'entrerai toujours plus subtilement dans la profondeur de ce que Jean dit ou ne dit pas. Cette apparente maladresse dans le choix des mots 'Philia' et 'Agapê' que je montrais dans le troisième exemple fut comme une alarme pour ma propre attention. La combinaison des efforts parfois pathétiques de Jean avec ceux des traducteurs de Jean ne cesse de replacer dans des nouvelles perspectives des labyrinthes symboliques que ne pouvaient même pas imaginer les lecteur grecs du premier siècle de notre ère. Par les jeux de ces efforts de traductions, la verbalisation favorise un raffinement du découpage symbolique du réel par ceux qui traduisent d'abord et puis par ceux qui lisent et commentent ces traductions. C'est parce qu'il existe pour le genre humain cette relation interactive entre son langage et l'ordre symbolique qui sous-tend à son langage qu'il est purement et simplement impossible d'arrêter une lecture d'un texte à un moment précis de l'histoire de la pensée. L'arrêt forcé à une étape symbolique précise, qui est une tentation récurrente (surtout dans les sphères intégristes), est par essence non respectueuse du texte. La spiritualité a tout à gagner dans cette théologie qu'il est convenu d'appeler la théologie de la Parole Vivante. («Vivante» parce que encore et toujours en marche vers quelque chose d'un peu imprévisible.)

«Parole Vivante»; nous voilà revenu au jargon du Prologue! C'est bien un des enjeu du prologue johannique que d'affirmer la marque du Divin dans ce mouvement imprévisible, cette «vie», de la Parole.

 

*

 

Mon lecteur aura compris que dans ma pratique de la 'lectio divina', j'aime comparer les différences de traductions. Ces différences étoffent mon pouvoir de discernement en fissurant mes symboles initiaux en divers symboles plus fins. Cette manière de travailler explique aussi pourquoi j'offre de plus en plus à mes lecteurs la possibilité de comparer des traductions très contrastées. Je laisse aux traducteurs d'êtres les seuls gérants des contraintes et des arguments philologiques, puisque je ne suis pas moi-même un savant. Après avoir fait remarquer que, tout scientifiques qu'ils sont, ils produisent des résultats très différents les uns des autres, je me contenterai du plaisir de faire monter ensemble ces génies du langage sur l'arène. En contemplant leurs querelles, je m'enrichirai toujours plus qu'à essayer de devenir moi-même savant en étudiant le grec et l'araméen. Mon cerveau est déjà trop vieux ne serait-ce que pour désirer devenir moi-même un savant. Je sais que pas mal de mes lecteurs sont, hélas, aussi dans ma situation.

 

***1***

 

  • 1.. Entête, lui, le logos
  • et le logos, lui, pour Elohîms,
  • et le logos, lui, Elohîms. (Chouraki)

 

  • 1.. Au commencement était la Parole ,
  • et la Parole était avec Dieu,
  • et la Parole était Dieu. (Colombe -'Segond révisé'-)

 

  • 1.. Au principe était la parole,
  • la parole était chez Dieu
  • et la parole était Dieu. (Grosjean -'Pléiade')

 

  • 1..Au commencement était le Verbe
  • Et le Verbe était auprès de Dieu,
  • Et le Verbe était Dieu (Maredsous)

 

  • 1..Au principe était le Verbe
  • et le Verbe était face à Dieu
  • et le Verbe était Dieu (Elisabeth de Solms -'Sigier'-)

Autres traductions TOB - Semeur - Jérusalem - Colombe - Segond - Chouraki - Osty - Deiss - yyy - zzz

 

'Logos', 'Verbe', 'Parole'... A travers la diversité des traductions, c'est toujours plus ou moins directement le langage qui est mis en jeu dans la première proposition du premier verset du Prologue, avant même de mettre en relation ce langage avec les autres symboles (Dieu, le Fils de Dieu, la Vie, la lumière, etc.).

Dans cette manière d'évoquer le langage, Jean fait même un peu d'ironie: par son style, il singe une cosmologie. Le premier mot qu'il utilise fait qu'il est à peu près impossible, à cause du contexte, de ne pas faire le rapprochement entre ce Prologue et «la» cosmologie qui avait cours à son époque et dans sa sphère (juive): la Genèse. Je parle d'ironie parce que, à bien y regarder, Jean, en un clin d'oil, fait glisser la Genèse en aval de son Prologue sans que personne ne puisse y trouver à redire; dans la Genèse, pour créer le monde, Dieu 'dit'. Il utilise un langage qui préexiste donc aux cieux, à la terre, aux ténèbres, à l'abîme. On pourrait d'ailleurs ajouter que le temps et l'espace aussi y préexistent. Nous affronterons cette autre difficulté plus loin.

L'ironie est pertinente; avant de parler du ciel, de la terre et du reste, il faut savoir reconnaître que tout ce qui se dit et ce qui se pense, en ce compris le temps et l'espace, même dans les plus hautes strates de la spiritualité et de la cosmologie, se fait sous la férule des contraintes langagière «pré-existante».

Ce faisant, je crois que le Prologue nous donne déjà une première leçon importante:

-I- La sphère dans laquelle Jean parle de spiritualité n'est pas une sphère de l'ineffable.

Il ne s'agit pas tant ici de nier la possibilité de l'ineffable que de dire d'emblée, par principe (si j'ose dire!), qu'en ce qui le concerne, Jean n'ira pas en amont du langage. C'est une limite dont il a conscience, une limite acceptée, et une limite assumée. (En science on parlerait peut-être d'axiome.)

On ne spéculera donc pas dans la spiritualité johannique autour par exemple du sujet de la «non-dualité» comme les bouddhistes aiment le faire, car s'il est question de langage, il faut au moins que deux entités soient 'autres' l'une par rapport à l'autre.

(La «non-dualité» à évidemment maille à partir avec un certain christianisme qui a aujourd'hui le vent en poupe: Eckart, Grégoire de Nysse... L'Evangile de Jean, me semble-t-il, nous invite à être extrêmement prudent par rapport à ce courant spirituel dit «apophatique». Ce sujet est extrêmement compliqué et je ne suis, hélas, pas encore en mesure aujourd'hui d'oser m'y aventurer...)

L'air de rien, cela nous entraîne déjà très loin: le chrétien johannique refusera, par exemple, de prendre en considération que Dieu peut se «contre-dire» (contrairement à ce qu'un certain Islam intégriste aime dire et rappeler). Dans la spiritualité de Jean, Dieu se donne aux hommes en aval des règles du langage, Il «joue le jeu» du langage. C'est au coeur de ce qu'une certaine théologie appellera la Révélation.

*

Est-ce dire que, pour Jean, il n'y a pas de mystère en Dieu? Est-ce dire que, pour lui, tout problème spirituel n'est qu'énigme et pourrait, au moins en droit, se résoudre dans une méditation plus pointue? Jean ne se prononce pas directement sur ce point parce qu'il ne donne pas ici un cours de métaphysique. Indirectement pourtant, me semble-t-il, dans son Prologue comme dans la suite de son texte, Jean reconnaît bel et bien le mystère non seulement au coeur de Dieu mais aussi au coeur de l'Homme.

On touche ici la question de l'altérité et il y aurait évidemment beaucoup à dire en partant, par exemple, de Jn3,8 où à la fois 'j'entends' et 'je ne sais pas'.

«Le vent souffle où il veut; tu l’entends, mais tu ne sais pas d’où il vient ni où il va. Il en est ainsi de quiconque est né de l’Esprit...» Jn3,8 (Trad. Nouvelle Bible Ségond 2002)

Autres traductions TOB - Semeur - Jérusalem - Colombe - Segond - Chouraki - Osty - Deiss - yyy - zzz

Ce verset dit clairement et d'une très belle façon, la limite à la fois sublime et typique d'un langage qui par vocation cherche à dire mais ne peut pourtant offrir totalement ce qu'il a reçu à dire à cause de l'altérité qui sépare celui qui dit de celui qui entend. Jn3-8 paraphrase en quelque sorte ce que dit le premier verset du Prologue mais assume déjà une propriété du langage que le Prologue ne fait qu'annoncer.

Rappelons tout de même ici que le concept d'altérité n'était pas encore opérationnel dans la pensée de cette époque. Le christianisme contribua à établir la distinction entre la personne et l'individu qui aujourd'hui s'est généralisée dans le monde entier, mais il ne faut pas s'étonner de ce que, au moment où cette distinction se découpe dans l'étoffe du réel, Jean use d'une pédagogie encore compliquée, indirecte, métaphorique...

Jean fonde le mystère à l'intérieur des limites de la communication et non sur une nature «supra linguistique» de Dieu et c'est là que sa spiritualité fait la différence par rapport à ces théologies qui acceptent sans limitation une incohérence de Dieu.

Il est utile de remarquer ici que les scientifiques disent aussi, à leur manière, qu'il y a place pour un mystère dans la sphère de la communication, qu'il soit ou non question de Dieu, puisque pour les sciences du langage, il n'y a pas d'information qui puisse se transmettre intégralement. Cela est inhérent au langage que de perdre quelque chose dans son cheminement entre deux interlocuteurs. Un langage n'est pas une simple interaction comme on pourrait peut-être la concevoir en physique traditionnelle par exemple. Pour un chercheur en communication, la transmission parfaite n'existe pas, elle ne fait que tendre vers cet idéal.

Le langage se situe toujours entre deux extrêmes chimériques: d'un côté la mathématique où le récepteur entend tout ce qui est émis par l'émetteur et de l'autre côté, l'ignorance totale. Dans le premier comme dans le dernier cas on peut, stricto sensu, parler de chimère parce que dans ces deux figures extrêmes, à bien y regarder, il n'y a pas d'altérité mise en jeu. Dans un déterminisme absolu, tout le passé dit à la fois le futur et le présent. Le temps n'est l'expression que d'une distinction purement illusoire entre deux choses qui en fait, de toute éternité, sont "une et indivisibles" dès qu'on prend suffisamment de perspective pour les regarder. Il n'y a pas de place pour la personne dans la mathématique pure. A l'autre extrémité du langage, il n'y a pas plus de place pour la personne puisque rien ne permet d'entendre son existence. On sent que le langage, qui se situe entre ces deux extrêmes, est inhérent à la réalité de la personne, de 'l'autre'. C'est probablement la raison pour laquelle Jean lui accorde cette place initiatique dans son Prologue et la raison pour laquelle il dit ensuite explicitement que tout naît par le Logos. La spiritualité de Jean se développe dans l'espace creusé entre la science et l'ignorance, entre un déterminisme absolu et la non-conscience absolue, entre un Panthéisme à la Spinoza et le silence par absence d'interlocuteur.

En éveillant notre attention sur le langage, Jean nous dit qu'il faudra s'attendre à des failles à la réception de tout ce que le Dieu veut donner. La spiritualité de Jean est justement un effort pour tenter de récupérer toujours un peu plus de ce que le langage perd dans son trajet entre deux interlocuteurs. (C'est donc une invitation exactement inverse à celle de l'intégriste qui justifie une fois pour toute l'incohérence de Dieu en «entendant» ce que son instinct est très prédisposé à entendre (pour d'autres raisons moins avouables), à savoir que Dieu n'a à se plier à aucune règle, pas même à celle du langage.)

Pour ma part, je tire donc dès ce premier verset du prologue une deuxième leçon:

-II- Des mystères spirituels se déploient en aval des règles du langage auxquelles le Dieu johannique se plie. Mais par un travail sur ces entraves structurelles qui brident toute parole, Dieu nous donne de pouvoir toujours améliorer notre manière de le comprendre.

 

*

Je ne veux pas esquiver la difficulté que pose aussi l'expression «Au commencement.», même si mille exégèses nous ont déjà donné la clé de cette énigme dès les premiers siècles de notre ère (Origène, Cyrille d'Alexandrie, etc.).

À travers la diversité des traductions de cette expression («Entête», «Au Principe», «Au commencement», etc.), il reste toujours que Jean essaye de donner un ordre des choses. Les traductions les plus communes laisseraient croire que c'est un ordre dans le temps (succession temporelle). Mais s'il était question d'un ordre dans le temps, alors le temps préexisterait à tout. Le Prologue sombrerait aussitôt dans le même genre de piège que celui dans lequel tombait la Genèse avec son Dieu qui «dit» (cf. supra). Or on est en droit de penser au contraire que les durée sont des sous-produit ("logiquement seconds") de nos existences plutôt que l'inverse. J'en arriverai vite sinon à dire que le seul vrai Dieu c'est ce temps qui fit germer la Parole et tout ce qui s'en suit. Y aurait-il encore une spiritualité possible si la durée n'appartenait qu'à Dieu? Y aurait-il encore une spiritualité si la durée ne nous appartenait pas personnellement?

Cette spiritualité existe peut-être, mais c'est alors une spiritualité "spinosiste" (ou assimilable), pas une spiritualité johannique. Or Spinoza pose, à mes yeux en tout cas, quelques affirmations que je ne suis pas en mesure d'accepter à cause de l'expérience que j'ai, moi, du réel. Je ne peux m'intéresser à une théorie des choses qui négligerait ma liberté de faire naître par moi-même une «nouveauté» qui soit à la fois une «surprise» pour les physiciens et une surprise pour Dieu. Je ne peux pas plus me résoudre à porter crédit à une philosophie qui par la connaissance rationnelle seule ferait monter joyeusement un condamné sur l'échafaud... (Ce fut aussi le travers d'un certain christianisme que je refuse tout autant!)

S'il faut choisir une analyse philosophique du réel, je préférerais celle de Bergson évidemment. Bergson a écrit des pages sublimes pour articuler cette différence entre le temps des physiciens (prédéterminant et déterminé) et les durées véritables (plurielles) inscrites à l'envers de la connaissance scientifique (appartenant aux êtres et non rien qu'à l'ensemble de ces êtres) et dont le signe est l'émergence d'une «imprévisible nouveauté». Pour nous aider à comprendre ceci, il nous suffit de penser au destin d'un galet. Quelques formules de scientifiques semblent pouvoir épuiser la connaissance du destin d'un galet. Le temps, certes est une des variables de ces formules physico-chimiques mais, à bien y regarder, est-ce vraiment le temps que le physicien assume par cette variable? Pour ce galet sans vie (encore que...), tout semble déjà préinscrit de toute éternité. En d'autres mots, son avenir est déjà dans son présent et dans son passé. Ce pseudo-temps n'est pour lui qu'une abstraction utile pour le cerveau du physicien qui voudrait se donner une image utile de son existence de galet, mais il n'existe pas. La durée véritable ne commence que si le galet est détenteur d'un avenir qu'il peut choisir, un avenir imprévisible, un avenir dont on attendrait le surgissement pour pouvoir découvrir si oui ou non les formules des physiciens comprenaient correctement le réel.

Si cette durée-là, si ce véritable temps ne nous appartient pas en propre mais appartient par exemple à Dieu ou à l'Ordre de la Nature, alors, une vraie spiritualité ne peut plus exister.

Notons au passage que cette réflexion sur le temps doit aussi se faire à propos de l'étendue. les deux sont liés. Le temps organise les successions de différences, et l'espace distribue les différences dans chaque instant (ou vice versa).

On ne sortira donc pas de l'impasse si l'on ne cherche d'abord à se dépêtrer d'une topique spatio-temporelle. J'ai dû placer les mots «nouveauté» et «surprise», entre guillemets pour alerter mon lecteur. Il n'y a de «nouveauté» et de «surprise» que dans le langage ancien. Dans celui de Jean, on préfère parler de Vie. De cette Vie-là, le temps des physiciens n'a pas la totale maîtrise. C'est en tout cas ce que moi je veux, ce que moi j'exige, d'une spiritualité digne de ce nom!

Le positionnement dont il est question par le premier «commencement» du Prologue ne doit pas se comprendre comme un positionnement spatio-temporel mais comme un positionnement «didactique». (Quelques traductions nous mettent habillement la puce à l'oreille: Chouraki, Maredsous.). Il sera tout de suite question d'une vraie durée dans le Prologue, mais en aval du Logos. On est d'abord dans un non-temps, une succession formelle: le même genre de temps que celui qui, dans une démonstration mathématique, ordonne les formules successives d'une thèse. (La thèse mathématique démontrée est évidemment vraie avant la démonstration, mais c'est par soucis «didactique» que les formules de la démonstrations se succèdent les unes aux autres.)

De la même manière, il nous faut comprendre que dans la spiritualité johannique, il n'y a jamais eu de «commencement» temporel du Logos. Il faut y entendre l'équivalent du «Il était une fois...» des fables de notre enfance.

Par contre, une fois que ce «commencement» non-temporel du langage est bien assis, la durée naît, dans et par le langage. La mesure du temps peut alors entrer dans la discussion spirituelle tout comme dans et par le «il était une fois...» la fable peut tracer une ligne de temps virtuelle hors de l'informe.

J'invite mon lecteur à entrer dans la subtilité abyssale de l'usage du temps (grammatical et symbolique) par André Chouraki lorsqu'il traduit le Prologue. Un véritable délice. Il faut voir la profondeur de sa lucidité non seulement dans le choix du mot «Entête» (l'ordre persiste malgré l'abolition pure et simple d'une idée de temps.), mais aussi dans le sort qu'il fait à notre indécrottable verbe «être», et dans l'enchaînement hallucinant de son «devenir» et de son «advenir». (Ce choix fait parfaitement sentir que l'espace aussi est dans cette affaire et qu'il faut savoir jongler entre «un genre particulier de l'existence» et «l'existence matérielle  dans le sens scientifique du mot» pour ne pas se retrouver perdus comme les interlocuteurs de Jésus (la fin de Jn6 par exemple) lorsque Jésus leur parlait de chair et de nourriture. Chouraki a bel et bien réussi préserver la nuance entre une topique non-spatio-temporelle et une topique spatio-temporelle.

D'aucun a voulu voir dans ces finasseries de topique, le moyen d'éviter de faire croire que le Verbe aurait une date et un lieu de création tout en admettant qu'il fût 'engendré et non pas créé' (Crédo de Nicée). Je me contenterai pour le moment d'y voir la raison pour laquelle Jean reparle de «commencement» dès le deuxième verset. Il fallait compléter ce qui venait d'être dit «hors espace et hors temps» pour que tout soit dit. (Que tout soit entendu est une autre affaire!...)

 

***2***

 

 

2.. Lui entête pour Elohîms. (Chouraki)

2.. Elle était au commencement avec Dieu. (Colombe)

2.. Elle était au principe chez Dieu. (Grosjean)

2..Il était au commencement près de Dieu (Maredsous)

2..Il était au Principe face à Dieu (de Solms)

Autres traductions TOB - Semeur - Jérusalem - Colombe - Segond - Chouraki - Osty - Deiss - yyy - zzz

Cette fois, il y est bien question de durée. Le mot «commencement» a changé sa valeur symbolique parce que dans sa deuxième occurrence, la durée existe par l'effet de sa première occurrence et il fallait donc tout de suite en profiter pour corriger un possible malentendu que le premier verset laissait possible et qui ferait de Dieu un effet du langage: un «Logos-suprême» qui regarderait Dieu tout comme nous, nous regardons notre propre main! Or, ce que Jean aimerait faire entendre c'est que dans son vocabulaire, c'est le langage qui est partie de Dieu (la seule partie qui nous soit accessible dans l'espace et dans le temps) et pas l'inverse. Pour nous donc, le Logos est la totalité du Dieu opérationnel; mais que Dieu soit plus que ce que le langage en dit, c'est son affaire. Que pourrions-nous en savoir d'ailleurs puisque cela est indicible! Jean ne spécule pas hors des frontières de la conscience (mais il fallait tout de même qu'il commence par le dire).

La spiritualité de Jean est donc incarnée et il appuiera cette caractéristique symbolique de plus en plus clairement par la suite du Prologue. Oui, cette deuxième occurrence du mot «commencement», parce qu'elle est spatio-temporelle cette fois, invite tout naturellement à entrer dans l'Histoire. Et c'est donc tout naturellement que les événements temporels de la Révélation vont pouvoir se succéder dans la suite du Prologue.

Pour nous, petites choses humaines, la troisième leçon à tirer des deux premier versets du Prologue, quoi qu'en disent les théologiens -je m'en tiens ici aux contenus de deux versets - est donc peut-être celle-ci :

-III- Si Dieu est Parole, cela ne veut pas dire que la Parole est Dieu dans son intégralité; d'ailleurs s'Il lui arrivait de déborder du langage que pourrions-nous en savoir sans langage?

 

*

 

Dans notre espace et dans notre temps (pour notre conscience donc), le Logos est bien Dieu. Mais en même temps, nous dit Jean, ce Logos est tout aussi clairement «en face de» Dieu.

Laissons ici de côté la question philologique pour retrouver l'exigence plus radicale de l'herméneutique. «En face de», «pour», «avec», «chez», «près de», (...). Peu importe la convention langagière choisie par le traducteur pourvu qu'il nous rende compte d'une distance, d'un découpage symbolique.

A bien y regarder, cette apparente contradiction ne gênerait personne s'il ne s'agissait pas de symboles étrangement découpés par Jean et il faut le rappeler avant de nous laisser partir en des envolées lyriques avec un peu de Trinité par-ci, un peu d'ineffable par-là ou un peu de mystère à gauche, un peu de miracle à droite...

Aucun philosophe ne serait vraiment gêné de ce que je fasse moi aussi un prologue à la manière de Jean; le philosophe se contenterait de me dire «Attention Paul-Yves, aujourd'hui les philosophes ont des manières plus simples, plus claires, plus précises pour s'exprimer!" Mais ils pourraient me comprendre sans crier à la contradiction!

 

Au commencement était l'instinct

Et l'instinct était orienté vers la pensée

Et la pensée était l'instinct!

Au commencement était le Verbe

Et le Verbe était vers Dieu

Et Dieu, Il était le Verbe.

Au commencement, l'instinct était orienté vers la pensée

Celui-ci était au commencement vers Dieu.

Et tout fut conscientisé par l'instinct

Hors de l'instinct rien ne fut conscientisé

Ce qui fut conscientisé en l'instinct était l'intelligence.

Et l'intelligence était l'objectif des savants.

Tout par Lui fut

Et en dehors de Lui, rien ne fut

Ce qui fut en Lui était Vie,

Et la Vie était la lumière des hommes

Et cet objectif brille dans l'obscurantisme

Et l'obscurantisme ne l'a pas compris

Et la Lumière dans les ténèbres luit,

Et les ténèbres ne l'ont pas comprise.

Un savant fut donné par la pensée

Son nom : Pythagore.

Fut un homme envoyé d'auprès de Dieu. Son nom: Jean.

Etc.

Etc.

Il n'y a évidemment aucune prétention dans mon prologue imaginaire d'approcher le sens du Prologue johannique! Mais la colonne de gauche, le pseudo-prologue immaginé par moi, est cohérent. Ce que je veux montrer, c'est que ce n'est pas tant la forme que le contenu symbolique qui pose problème pour la lecture de Jean. La logique formelle (du langage) est relativement bien respectée dans le Prologue. Il n'est pas nécessaire de recourir déjà au mystère de la Trinité pour assumer à la fois que le Logos est Dieu et que le Logos est «en face de» Dieu. La contradiction n'est qu'apparente. En prenant en considération cette finasserie de topique qui fait du deuxième 'commencement' un commencement dans le temps, Jean est en droit logiquement parlant de dire successivement (mais pas simultanément) que Logos est Dieu et puis qu'Il n'est plus Dieu. Le lecteur attentif aura remarqué que dans mon pseudo-prologue imaginé pour la cause, le premier commencement et le deuxième répondent aussi à des topiques différentes.

Il faut utiliser l'opportunité qui est offerte ici pour déconstruire plus profondément encore la "finasserie" des topiques car cela nous révélera une autre leçon du Prologue :

Ceux qui connaissent un peu l'informatique aimeront rappeler qu'en informatique aussi on peut avoir ce genre d'affirmations contradictoires mais pourtant opérationnelles pour rendre compte du réel. Lorsque un informaticien écrit «A égal à B», cela ne l'empêchera pas d'écrire ensuite une formule du genre: «alors A différent de B». Cela semble défier les règles du bon sens mais, en fait, si l'on approche le problème par une perspective plus élevée, on verra qu'on ne fait que respecter le réel tout en acceptant une contrainte langagière.

L'astuce c'est qu'ici aussi il n'y a pas de topique temporelle dans la première affirmation alors qu'une topique temporelle gère la relation entre cette affirmation et la suivante. Le processeur travaille par volées de calculs qui se succèdent dans le temps. Dans la première volée de calculs du processeur l'occasion est éventuellement donnée à la variable X de prendre telle ou telle valeur. Cette valeur est traitée comme telle dans la deuxième volée de calculs, ce qui va éventuellement donner une nouvelle valeur à la variable. En d'autres mots cela pourrait s'écrire: «Si X égal à 1 alors X différent de 1»; aucun informaticien n'est gêné par cette contradiction. (Donnons un exemple: si X=1 lors de la première opération du processeur alors le programmeur décide que X=2 pour la deuxième opération du processeur, donc si X=1 alors X=2... En pratique ce genre de programme pourrait demander par exemple de corriger une faute d'orthographe: si X= 'mail' alors X='mèl', etc. ) Ce n'est qu'apparemment illogique. Le langage de l'informaticien n'est pas le langage du mathématicien tout en restant bel et bien utilisable en science.

Utilisons cet éclairant parallèle pour bien faire comprendre que le Logos dont parle Jean obéit strictement à la loi de l'information parce que c'est bien dans la communication que Jean pense Dieu. L'informatique (et plus généralement la science de l'information) n'est pas de la même sphère que la mathématique! Si mon lecteur veut méditer sur ce point il admettra vite que ce qui fait la différence entre la sphère de Jean (ou celle de l'informatique) et la sphère de la mathématique, c'est la reconnaissance d'une initiative exogène, d'une «imprévisible nouveauté» ayant sa durée propre. Entre la sphère de la mathématique et celle de l'information, il y a le coeur de ce qui est le langage, c'est-à-dire la reconnaissance d'une donnée exogène que le langage seul accepte d'assumer. La proposition mathématique ne dit rien de ce qu'elle ne possède dès le départ. La mathématique découvre ses propres secrets alors que la proposition langagière informe d'un secret «venu d'ailleurs», ...et elle n'informe jamais que dans la mesure où l'interlocuteur est disposé à lui accorder crédit!

La quatrième leçon à tirer du Prologue à ce niveau de l'analyse, c'est, me semble-t-il, celle-ci:

-IV- Dieu s'est véritablement entravé dans une logique de langage pour naître à nos consciences (pourvu que nos consciences acceptent qu'Il naisse). Il n'y a plus de Dieu-Tout-Puissant. Ou plutôt: Dieu ne se donne aux hommes qu'en Dieu-faible.

La sphère spirituelle se creuse pour accueillir un Dieu crucifié...

 

Résumons:

Dieu, s'il est Logos, n'est pas que Logos. Mais en se livrant à nous sous le genre du Logos, Il nous offre son impuissance qui est celle d'une altérité ...et nous gardons le droit de la reconnaitre ou non.

Cette dynamique intime entre Dieu et les Hommes n'aurait pas pu se dire à notre conscience si le mot «Dieu» n'avait été qu'un autre mot pour dire «Logos». Il fallait la double occurrence du «commencement» avec les deux topiques respectives pour nous faire comprendre que Dieu n'est pas que Logos et que Dieu se laisse entraver par le Logos, ce "possible en Lui-même", pour entrer dans une certaine qualité de relation que les calculs et les éprouvettes ne peuvent gérer.

 

***3***

 

  • 3.. Tout devient par lui;
  • hors de lui, rien de ce qui advient ne devient. (Chouraki)

 

  • 3.. Tout a été fait par elle,
  • et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans elle. (Colombe)

     

  • 3.. Tout a été créé par lui;
  • rien de ce qui a été créé n'a été créé sans lui. (Semeur)

 

Autres traductions TOB - Semeur - Jérusalem - Colombe - Segond - Chouraki - Osty - Deiss - yyy - zzz

Avions-nous remarqué que, dès le premier verset, Jean ne donnait pas à Dieu la fonction d'un interlocuteur mais celle du langage proprement dit? La spiritualité johannique appelle Dieu/Logos ce qui est la racine de l'altérité qui sépare des interlocuteurs (qui ensuite, grâce à elle, pourront se parler plutôt que simplement interagir comme des produits chimiques dans une éprouvette). Remarquons aussi au passage, que cette approche peut très bien être considérée comme une définition de mots et de référents et pas comme une création du réel (dans le sens de la Genèse).

Oui mais!... Ainsi entendu, le Dieu de Jean n'apparaît à nos consciences que dans la mesure ou un autre (n'importe qui en fait) est reconnu comme autre, ce qui est TOUJOURS un acte de foi!

Cette distinction symbolique est vertigineuse car si exister c'est exister hors des règles du déterminisme, hors des éprouvettes et des calculs, alors on sent bien qu'il n'y a plus d'existence véritable que sous l'effet de ce que Jean met sous le label «Logos». Dans le même mouvement, on est conduit à penser que ce Logos n'existe pas en soi. Il est un «accident» de l'autre, (comme la couleur par exemple n'existe que par l'objet qui peut porter une couleur)! (Bravo Jean qui a pu préalablement distinguer quelque chose entre Dieu et Logos, car c'est la part dite «Logos» de Dieu et elle seule qui est sous la férule de notre reconnaissance de l'altérité. Dieu peut donc continuer d'être pleinement Dieu sans l'homme... mais alors, si j'en crois le ton du quatrième Evangile, Dieu sera triste.)

Cinquième leçon que j'aime tirer du Prologue:

-V- Le Logos (qui n'est rien de moins que tout ce que l'on peut, nous, entendre de Dieu) sera toujours et toujours conditionné par la reconnaissance de l'autre. L'autre est la condition de la spiritualité johannique.

Nos bons vieux théologiens avaient raison de dire que le christianisme a une dimension verticale et, contrairement aux autres religions, aussi une dimension horizontale.

A-t-on bien mesuré que le Prologue n'est pas une cosmologie? Ce dont Jean nous parle c'est de l'arrachement de ce qu'il considère être l'existence hors du magma radicalement un et indivisible du déterminisme. Une cosmologie au contraire doit répondre du déterminisme si elle ne veut pas n'être qu'une poésie. Jean lorsqu'il élabore un nouvel ordre symbolique et langagier pour décrire le réel est au service de la spiritualité! C'est peut-être surtout cela qu'il voulait nous faire sentir en ironisant sur la Genèse. La cosmologie, c'est un problème de science, pas de spiritualité, ...ou en tout cas pas de la spiritualité johannique (je le précise parce que j'entends un Spinoziste qui grogne au fond de la salle!).

Pour la spiritualité johannique, chaque partie de l'univers qui ne se serait distinguée préalablement des autres parties par la marque de Dieu/Logos, n'existe que d'une manière illusoire; elle n'est pas «autre»! Elle n'est au contraire que prédéterminée, elle est engrenage, elle singe peut-être une relation langagière avec moi, mais ce langage n'est que mathématique ou le sera bientôt par l'avancée de la science. Le pseudo-langage par lequel je la contacte n'est jamais qu'interaction scientifique, sans durée propre. Cette partie-là n'a aucune durée propre et si en tant qu'objet de la pensée elle m'étonne parfois, ce n'est que comme une énigme peut le faire. On reste hors du mystère qui seul est susceptible de donner la vie (par opposition au «mouvements figés» des astres par exemples).

Osons alors dire cette puissante 6e leçon du Prologue:

-VI- L'univers n'est pas Un!

 

***4-5***

 

  • 4.. En lui la vie ­ la vie la lumière des hommes.
  • 5.. La lumière luit dans la ténèbre, et la ténèbre ne l'a pas saisie.(Chouraki)

 

    • ..4 En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes.
    • ..5 La lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont pas accueillie.(Colombe)

 

  • 4.. En lui résidait la vie, et cette vie était la lumière des hommes.
  • 5.. La lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres ne l'ont pas étouffée. (Semeur)

 

Le Dieu/Logos tel qu'il est pensé par Jean offre donc à l'homme une possibilité de sortir des feuilles de calculs et des éprouvettes. Il lui offre la possibilité d'être imprédictible. La recette est simple; il suffit d'entrer dans la sphère du langage (entendez ici tout simplement de reconnaître l'existence du mystère, de l'autre en l'autre et en lui-même).

Cette imprédictibilité que ce Dieu/Logos nous donne, Jean la met sous le label «Vie» et il a bien raison. Nous le ferions nous aussi. Nous sommes bien obligé de reconnaître que «Vie» «liberté», «imprédictibilité» et autre «autonomie» ne sont qu'une seule et même entité symbolique dont les frontières très riches exigent parfois que le vocabulaire s'étoffe pour que nous puissions en prendre conscience. La «Vie» selon Jean, c'est juste l'inverse du déterminisme auquel est soumis le galet.

Mais remarquons bien qu'il y a une part active de l'homme dans cette affaire. L'homme peut tout aussi bien ne pas prendre entièrement ce qui lui est donné. Il lui suffit de dénier le mystère en lui-même et en l'autre. Dieu/Logos qui lui a donné la possibilité de choisir lui donnait en ce faisant aussi la possibilité de faire le choix de renoncer à choisir.

L'autre qui naît en l'homme dès qu'il accepte cette source de vie (d'imprédictibilité), ne brise pas la sphère mathématique et avec elle la toute puissance du déterminisme. Mais il peut maintenant aller au-delà des engrenages. «Mon» réel, le réel au sein duquel je me débats, acquiers une ampleur que la science ne peut alors plus épuiser (cf. «De la liberté, de la détermination et de l'indéterminable» et aussi de «La main dans la limaille», deux article dans ce site qui étudie spécifiquement cette question).

Avec cette Vie, une nouvelle sphère se met en place qu'il est convenu d'appeler l'éthique. En donnant la possibilité à l'inconnu de pénétrer en toute chose, il y a place non seulement pour une théorie de l'altérité mais aussi pour l'élaboration d'un système de valeur. Toutes les relations possibles ne se valent pas nécessairement dans la mesure où elle ne conduisent pas toutes de la même manière à la promotion de l'altérité et donc à la 'naissance' de Dieu/Logos. Notre conscience à acquis par Dieu/Logos la possibilité aussi bien de ne pas jouer le jeu, de chosifier l'autre et de nier Dieu du même coup. (Pas de Dieu sans au minimum un Autre!).

C'est ici, au verset 4 donc, que le Prologue a cessé d'être purement descriptif pour devenir un engagement: après avoir parlé de vie, Jean parle de Lumière!... A mon sens, il faut prendre ce mot «lumière» dans son sens le plus trivial: ce qui nous permet de bien voir, de marcher sans tomber, de nous orienter correctement, d'apprécier... Il y a jugement de valeur! Et les ténèbres? Les ténèbres n'existe pas en soi bien sûr. Plus précisément, elle est un non-acte de l'homme. Elle est l'absence de prise en considération de la lumière. Elle est une dénomination par exclusion tout comme le désordre dans une chambre n'existe pas, il n'est que l'absence d'un certain ordre dont j'aurai préalablement établi les frontières de sens. Bergson a ici aussi des mots très éclairants sur l'existence ou la non existence du vide, du néant, des ténèbre, de l'absurde et toutes ces valeurs assimilables que l'on se crée pour mieux s'entendre

La septième leçon que je tire personnellement du prologue est donc un jugement de valeur arbitraire (un autre aurait pu être choisit):

-VII- Si nous vivons, nous pouvons aussi choisir de ne plus vivre mais le Prologue prétend que vivre vaut mieux. Vivre contre la tyrannie du déterminisme; la lumière contre les ténèbres.

Le Prologue n'explique pas précisément ce que c'est, en pratique, que de choisir la vie; son but n'est que de dire l'intention de l'Evangile qui va suivre. Il fallait creuser les fondations de l'édifice, ce qui vient d'être fait.

La suite de l'Evangile de Jean ne travaille effectivement quasi qu'à ce que le Prologue annonce: la promotion d'un genre particulier de relation. Cette relation lumineuse qui devrait séduire la sphère humaine, Jean la circonscrit sous un mot qu'il a choisi dans le vocabulaire grec mais qui pourrait aussi bien être «smilblik» ou «zorglub». C'est le mot «Agapê». Pas «Philia» ni «Eros» mais «Agapê»! Une fois vivant, obéir à l'invitation de la Lumière, c'est choisir «Agapê» autant que possible et avant tout le reste. C'est d'ailleurs très explicitement le sujet de la dernière rencontre de Jésus avec ses disciples.

 

***

 

Pour moi, le Prologue s'arrête ici, au verset 5.

La suite devient plus simple et l'on pourrait l'intituler par exemple: «Petite histoire de la Révélation» ou «petite histoire de la difficulté qu'a rencontré Dieu/Logos pour faire reconnaître l'altérité par les hommes», ou... Mais peu importe... Le lecteur verra qu'il y est question de Moïse, de Jean le Baptiste et, surtout, de l'arrivée du Christ dans l'histoire de la chair!

 

paul yves wery - Chiangmai - Février 2010

Version 1.02 - Février 2011

Version 1.03 - Novembre 2016