"M'Aimes-tu? M'Aimes-tu? ...M'aimes-tu?" Jn 21- le plus beau des Evangiles
Voici le texte biblique qui va être étudié dans cet article: "...Après cela, Jésus se manifesta encore aux disciples, à la mer de Tibériade. Voici comment il se manifesta. Simon Pierre, Thomas, celui qu’on appelle le Jumeau, Nathanaël, de Cana de Galilée, les fils de Zébédée, et deux autres de ses disciples étaient ensemble. Simon Pierre leur dit: Je vais pêcher. Ils lui dirent: Nous venons avec toi, nous aussi. Ils sortirent et montèrent dans le bateau; cette nuit–là, ils ne prirent rien. Le matin venu, Jésus se tint debout sur le rivage; mais les disciples ne savaient pas que c’était Jésus. Jésus leur dit: Mes enfants, avez–vous quelque chose à manger? Ils lui répondirent: Non. Il leur dit: Jetez le filet à droite du bateau, et vous trouverez. Ils le jetèrent donc; et ils n’étaient plus capables de le retirer, tant il y avait de poissons. Alors le disciple que Jésus aimait dit à Pierre: C’est le Seigneur! Quand Simon Pierre eut entendu que c’était le Seigneur, il attacha son vêtement à la ceinture -car il était nu- et il se jeta à la mer. Les autres disciples vinrent avec la barque, en traînant le filet plein de poissons, car ils n’étaient pas loin de la terre, à deux cents coudées environ. Lorsqu’ils furent descendus à terre, ils voient là un feu de braises, du poisson posé dessus, et du pain. Jésus leur dit: Apportez quelques-uns des poissons que vous venez de prendre. Simon Pierre monta dans le bateau et tira à terre le filet, plein de cent cinquante-trois gros poissons; et quoiqu’il y en eût tant, le filet ne se déchira pas. Jésus leur dit: Venez déjeuner. Aucun des disciples n’osait lui demander: Qui es–tu, toi? Car ils savaient que c’était le Seigneur. Jésus vient, prend le pain et le leur donne, ainsi que le poisson. Après qu’ils eurent déjeuné, Jésus dit à Simon Pierre: Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux–ci? Il lui répondit: Oui, Seigneur! Tu sais bien, toi, que je suis ton ami! Jésus lui dit: Prends soin de mes agneaux. Amen, amen, je te le dis, quand tu étais plus jeune, tu passais toi-même ta ceinture et tu allais où tu voulais; mais quand tu seras vieux, tu étendras les mains, et un autre te passera ta ceinture pour te mener où tu ne voudras pas. Il dit cela pour signifier par quelle mort Pierre glorifierait Dieu. Après avoir ainsi parlé, il lui dit: Suis–moi. C’est ce disciple qui témoigne de ces choses et qui les a écrites. Et nous savons que son témoignage est vrai. Jésus a fait encore beaucoup d’autres choses ; si on les écrivait en détail, le monde même, j’imagine, ne pourrait contenir les livres qu’on écrirait." Jn 21,1-24 Traduction: "Nouvelle Bible de Ségond - 2002" Nudité Le rédacteur parle de la nudité de Pierre. Une approche historique rudimentaire du contexte laisse penser que d'autres dans la barque étaient aussi nus que Pierre, mais qu'importe pourvu que l'on remarque au moins que la simple hypothèse de la présence de Jésus induit dans le chef de ce disciple-là un réflexe de pudeur. La pudeur est une stratégie du paraître qui peut servir autant à se protéger du désir de l'autre qu'à manipuler l'intérêt de l'autre par un subterfuge. La pudeur peut ainsi nous permettre d'esquiver un inconfort relationnel, exprimer une honte de soi, servir une stratégie de séduction, désigner des limites, etc. Pierre se déguise-t-il pour faire croire au maître qu'il est mieux que ce qu'il est? Pierre se déguise-t-il juste pour ne pas importuner le maître par sa laideur, en pure humilité donc?... Dans ce contexte-ci, on pense plutôt à l'humilité, mais qu'importe. Une seule chose me semble indiscutable: que ce soit par humilité ou par stratégie, en face de Jésus, Pierre ne se donne pas entièrement. Et s'il y a déguisement de son corps, c'est que la relation n'est pas désincarnée. Pour moi, passager du XXIe siècle, cette pudeur de Pierre me rappelle surtout que sa relation au Christ, à ce moment-là, n'est ni un abandon impudique à ce genre d'intimité qui unit par exemple le petit enfant à sa mère ou le mari à son épouse, ni un abandon par lucidité à l'autorité impudique du médecin. On n'est pas ici comme dans une rencontre entre deux sâdhus nus de l'Inde éternelle. Il ne faudra pourtant pas penser que l'évangile nous invite à encourager cette pudeur de Pierre avec le Christ; manifestement, au chapitre XXI, Pierre à plutôt le rôle de celui qui doit encore faire mûrir son rapport au Christ. S'il faut mettre Jn21 en résonance avec notre propre relation au Christ il y a plutôt invitation à ne PAS imiter l'attitude de Pierre à ce moment-là, à ne PAS cantonner le Christ hors de la sphère de nos instincts (sexuel, maternel...), à ne Pas le cantonner hors de la sphère, plus impudique encore, du médical, de la science (Jésus ne fut-il pas guérisseur?). Une plongée méditative sur la pudeur en Jn 21 sera d'autant plus fertile qu'elle saura aussi tenir compte d'un autre détail du texte: le vêtement de Pierre est évoqué une deuxième fois, lorsque le Christ prophétise le supplice à venir de Pierre! À nous de repenser le lien entre cette ceinture qui va cacher l'intégralité de Pierre au début du récit et celle qui servira de prise pour les bourreaux. La méthode que Pierre utilise pour se cacher ressemble curieusement à celle qu'utiliseront ses ennemis pour le perdre... 7 Alors le disciple que Jésus aimait dit à Pierre : C'est le Seigneur ! Dès que Simon Pierre eut entendu que c'était le Seigneur, il mit son vêtement, car il était nu, et se jeta dans la mer. (traduction "Colombe") ...et: 18 En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais plus jeune, tu attachais toi–même ton vêtement et tu allais où tu voulais ; mais quand tu seras vieux, tu étendras tes mains, et un autre te l'attachera et te mènera où tu ne voudras pas. (traduction "Colombe")
Je ne vais pas m'attarder davantage sur cette nudité parce que ce serait négliger que ce XXIe chapitre soulève des questions autrement plus importantes. (Quelques autres articles de ce site sont déjà dédiés au corps, à la sexualité et à la morale...) *** Retournons à cette délicate affection que Jésus donnait à ses disciples avant la Résurrection... C'est par cette tendresse-là que l'auteur va pouvoir mettre en avant l'incomplétude qui les habite après la mort de Jésus, ...une incomplétude dans laquelle chacun de nous peut se reconnaître. Selon le texte, les disciples reconnaissent Jésus juste suffisamment pour souffrir de ne pas l'avoir reconnu assez. C'est la foi qui est au coeur du coeur de cet équilibre ambigu. L'évangéliste nous dit, nous avoue, cette souffrance par une succession de petites nuances langagières facile à repérer puisqu'elles reflètent notre propre frustration lorsque nous confessons notre foi au Christ tout en ayant une idée trop simple de la Résurrection:
Ne faisait-Il donc que se 'manifester' de temps à autre? Jésus ressuscité n'était donc plus 'présent' comme n'importe quel vivant peut l'être, comme Il l'avait été avant d'être crucifié?
Ne reconnaissaient-ils donc plus sa silhouette alors qu'ils n'étaient qu'à environ cent mètres de Lui? (Jn21,8) ...Et quelques instants plus tard, le timbre de sa voix ne les aidera pas? N'avaient-ils pas marché avec Lui pendant plus de deux ans? Ils l'avaient même revu quelques jours plus tôt (Jn20,26-31). Bien sûr, le supplice a dû marquer son visage et sa manière de marcher et, suite à toutes ces épreuves, son corps a dû maigrir beaucoup... Mais est-il possible que même Jean ne l'ait pas reconnu? Quelques jours plus tôt, quelques semaines tout au plus, Jean, dans un abandon à l'affection qui l'unissait à son ami, n'avait-il pas laissé sa tête s'appuyer sur son sein? Jean DEVAIT être capable de le reconnaître instantanément!
Eh!?! Doit-il le dire plutôt que de plonger aussitôt pour le rejoindre et se jeter dans ses bras?
Pierre devait-il l'entendre dire par le gamin? Lui, le bon vieux Pierre, le compagnon d'armes, le bras droit, le seul vrai 'grand frère' de Jésus! (47 ans à la passion selon Aulagnier) La presbytie empêche de lire, mais jamais de reconnaître un passant à cent mètres bon sang!
À quoi joue le rédacteur? Qu'a-t-il à évoquer la possibilité de cette question? Hésitent-ils donc encore, alors qu'ils sont à côté de lui? Ils " n'osent pas " l'interroger?... Avec cette peur, en fait, la délicatesse du rédacteur nous renvoie peut-être à un sentiment plus subtil présent au coeur des disciples: la crainte de blesser Jésus en lui laissant comprendre qu'ils ne sont pas encore certains que c'est bien Lui. Leur foi a exactement le niveau requis pour faire regretter qu'elle ne soit pas plus grande. La présence de Thomas n'est certainement pas fortuite lorsque l'on veut bien se rappeler ce qu'on lisait à propos de Thomas au chapitre précédant du même Evangile! La différence entre le premier Thomas septique du chapitre XX et et le Thomas hésitant du chapitre XXI (qui, selon le texte, comme Jean et Pierre, voudrait mais n'ose pas poser la question clé) est grosse d'une anxiété spirituelle inhérente à la foi chrétienne. Cette différence contient tout le mystère de la différence entre Jésus et le Christ que Thomas pensait pourtant avoir liquidé en plongeant ses doigts dans les plaies. Tous les passagers de la barque voudraient recevoir une certitude. Et chacun d'eux possède une part suffisante de cette certitude pour craindre de blesser la personne concernée en l'interrogeant trop crûment. Cette délicatesse mêlée de tendresse, elle est de l'ordre de la délicatesse qui nous imposait d'assumer un doute lorsque nous revoyions tel camarade cancéreux que nous avions perdu de vue et qui avait recroisé notre route après un an d'absence: il était tellement maigre que nous avions hésité à le reconnaître. À ce camarade malade, lorsqu'une certaine qualité de coeur nous habite, nous ne pouvions pas demander "C'est bien toi, mon camarade, que je retrouve enfn?" parce que la possibilité même d'un doute à propos de son identité aurait été une manière de lui dire: " Mon pauvre vieux, tu n'es plus que l'ombre de celui que tu as été! Ce maudit cancer, il te bouffe tout! Mon pauvre vieux! Le combat est-il donc perdu? " C'est dans l'espace de cette délicatesse que peut se poser la question de la Résurrection de Jésus. Si l'auteur met en jeu de tels trésors de sensibilités, voire de sensibleries, c'est par nécessité: il faut que son lecteur aborde dans le meilleur état d'esprit une vérité religieuse terrible. Cette vérité, tout chrétien voudrait pouvoir la cacher, mais il n'y arrivera jamais: le Christ Ressuscité ne ressemble PAS à ce Jésus qui a marché en Palestine aux côtés des apôtres!Aux positivistes qui voudraient sourire de la Résurrection, ce chapitre répond par la subtile dénonciation des simplismes en matière d'identité, en matière de représentation, en matière de vie et de mort... L'évangéliste devait répondre aux catéchumènes qui l'interrogeaient. L'évangéliste voulait certainement simplifier les choses, mais il n'y arrivait pas parce que la Résurrection, même pour un témoin privilégié, c'est loin d'être une affaire triviale. Qu'y a-t-il en commun entre Jésus mort torturé et Jésus-Christ Ressuscité? Il ne faut pas mentir: il y a quelques traits, quelques indices ...mais il reste pas mal de différences! Peu importe, tant mieux même, pourvu que nous discernions mieux ce qui fait Jésus de ce qui l'éclaire, l'incarne, le représente. ...Pourvu que nous relevions enfin, dans tout homme, ce qui n'est pas de la sphère géométrique. La présence d'un homme n'est pas son existence (on peut exister, travailler, embrasser même, sans être présent) ni sa position dans l'espace et le temps (on peut être proche physiquement et totalement absent)! (Voir article dédié à ce sujet sur ce même site web) Dans ce labyrinthe de concepts, le chrétien admet simplement que dans le Christ ressuscité il y a assez de ce Jésus temporel pour que l'on puisse le reconnaître, l'entendre parler, l'entendre demander, être troublé, l'aimer bien et aimer mieux, le nourrir et être nourri par Lui. À propos de nourriture justement, aux poissons que les disciples venaient de pêcher en surabondance devaient s'ajoutaient ceux que le Christ avait déjà préparés.
Le narrateur évoque un repas partagé avec le Christ pour bien dire qu'Il n'était pas un fantôme (les fantômes ne mangent jamais pensait-on à cette époque qui y croyait volontiers). Mais si le rédacteur ajoute que ce repas avait déjà été partiellement préparé par le Christ, c'est surtout pour dire que la nourriture qui se partageait là n'était pas uniquement celle que nous mangeons tous les jours pour ne pas mourir de faim. Le Christ offre une nourriture qui sera en nous comme la proposition d'un surplus d'être qui, contre l'existence conditionnée, pourra se déployer dans cet espace de foi. D'aucun y retrouvera un repas eucharistique. Je me contenterai pour ma part de faire remarquer que cette nourriture vitaminée par un 'je-ne-sais-quoi' qui vient d'ailleurs est un des leitmotive du quatrième Évangile et est aussi le thème principal dela première tentation au désert. *** Jean et l'auteur du chapitre XXI À la fin d'un tel épisode, épuisé par l'investigation sur une foi d'un disciple qu'il a bien fallu reconnaître insuffisante, le rédacteur trahit sa propre identité et sort purement et simplement de cette distance narrative qu'il avait jusque-là essayé de préserver. Lorsque le rédacteur touche de si près la question de la Résurrection, il est évidemment tenté d'y projeter la question de sa propre mort. L'anxiété alors surgit et le narrateur cède sa place à Jean lui-même, le dernier apôtre vivant au moment de la rédaction principale de ce texte (cf. composition du quatrième Evangile); il évoque une rumeur qui ne concerne que lui et à laquelle il a encore la faiblesse de vouloir croire! Cette rumeur dit qu'il ne mourra pas. Le rédacteur n'arrive pas à admettre tout simplement que cette rumeur est ridicule. En en parlant et en feignant la déconstruire, jouant du sens des mots de Jésus, il laisse le doute intact; il fait tant et si bien que selon son texte, la rumeur, in fine, reste possible. Cette discrète et probablement involontaire mise à nu de l'ambiguïté du rédacteur par rapport à cette rumeur qui dit que le ' disciple que Jésus aimait ' fera l'économie de sa propre mort est à mes yeux le plus bel argument pour identifier ce rédacteur à l'apôtre Jean lui-même. Aucun autre narrateur n'aurait osé prendre le risque de parler ainsi.
*** 'Philea' et 'Agapê' au chapitre XXI... Ce serait sacrifier l'essentiel que de ne chercher dans le chapitre XXI qu'une méditation sur la pudeur, la foi, la présence du Ressuscité et la nourriture. «Par-delà» et «avec» le recentrage de ce qu'est la Résurrection, l'auteur nous dit que le Christ désire ajouter quelque chose à cette tendresse qui le liait à ses disciples. À nous de saisir ce «quelque chose» qui fera la différence. L'enjeu, c'est de faire passer notre relation avec le Christ du registre psychologique au registre spirituel; c'est bel et bien une distinction de catégories qui est proposée à notre discernement. Il semble d'ailleurs que le Christ voudrait, mais n'exige pas que son disciple monte jusqu'à cette altitude relationnelle ...et c'est là, à mes yeux, la pointe du texte! C'est Pierre qui est utilisé, une fois encore, par le Christ pour nous faire comprendre son désir à notre endroit. Le Christ, en trois questions dont deux sont identiques, lui demande, de grimper jusqu'à l'altitude suprême de l'amour. Par sa troisième question, le Christ montre qu'Il acceptera malgré tout, faute de mieux, que son disciple s'arrête en cours de maturation, ...mais c'est alors Pierre lui-même qui aura à payer le prix de cette immaturité. Pour pénétrer dans ce désir de Jésus, cette invitation spirituelle, chaque mot prend une importance considérable et les traductions ne se valent pas. «Après le repas, Jésus dit à Simon-Pierre: 'Simon, fils de Jean, m'aimes-tu plus que ceux-ci?' Il répondit: 'Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime', et Jésus lui dit alors: 'Pais mes agneaux.' Une seconde fois, Jésus lui dit: 'Simon, fils de Jean, m'aimes-tu?' Il répondit: 'Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime.' Jésus dit: 'Sois le berger de mes brebis.' Une troisième fois, il dit: 'Simon, fils de Jean, m'aimes-tu?' Pierre fut attristé de ce que Jésus lui avait dit une troisième fois: 'M'aimes-tu?', et il reprit: 'Seigneur, toi qui connais toutes choses, tu sais bien que je t'aime.' Et Jésus lui dit: 'Pais mes brebis'.» (Traduction "TOB" 1988... Mais ce pourrait être aussi la traduction "Ségond" 1910, la "Darby" 1991, la "Pléiade" 1971, la "Colombe" 2005, la "Bible en Français Courant1997", la Jérusalem" 1998, etc.) Comparons attentivement cette traduction avec celle de Deiss 1963 par exemple (mais ce pourrait être avec celles d'Osty 1964, de Chouraki, du Semeur 2000,...)
C'est bien Jésus ressuscité, le Christ, qui est présent à travers toute l'ambiguïté de ce personnage qui interpelle Pierre. La première partie du chapitre nous invitait à le savoir en dépit des apparences. Le Christ n'est que 'présenté' par un corps. Il est donc, en quelque sorte, 'dans' mais simultanément 'au-delà' de ce corps. Celui que Pierre devrait suivre, ce n'est pas tant ce corps que Celui qui l'habite et qui pourrait être 'dans' et 'au-delà' de n'importe quel autre corps. Le Christ est sur ce point sans ambiguïté. Il va remuer le couteau dans cette 'déception' de Pierre qui limite encore sa joie. Oui, il y a bien une déception dans la joie incomplète de Pierre. Nous voudrions d'ailleurs nous aussi, comme Pierre, reconnaître le Christ hors d'un acte de foi, le reconnaître plus simplement dans sa chair d'autrefois (celle de Jésus avant qu'il ne fut assassiné)... Au fil des lignes du chapitre, on a été subrepticement conduit à la moelle de tous les Évangiles: une qualité de l'amour qui conduit à une béatitude. Le Christ essaye une dernière fois d'émanciper totalement la joie du bon vieux Pierre, mais lui, il continue d'aimer dans la sphère des sens. Pierre sue de bonne volonté... mais il ne sait pas mentir. Il aime le Christ dans la stricte mesure où ce Christ le renvoie à Jésus. Il aime le Christ dans la stricte mesure d'une foi qui prétend identifier le Christ au corps charnel de Jésus. Il l'avoue. Mais ici il faut voir aussi qu'indépendamment de la limite de sa foi, son amour lui-même plafonne. Son amour a toute l'épaisseur de l'amitié (ce qui n'est pas rien!), mais rien de plus. Le plus haut est encore inaccessible pour Pierre... Il veut bien aimer par-delà les contraintes du temps; c'est la fidélité et c'est déjà pas mal. Mais il ne peut aimer hors des limites charnelles. Il est triste de l'avouer, mais c'est encore la limite de son coeur. Et le Christ, coeur contrit, qui voit l'effort impossible de son bon compagnon de route, plie d'amour et dit qu'il peut continuer à ne l'aimer qu'en surface et en volume («avec tendresse» traduira Deiss, ou Osty, ou...) puisqu'il n'arrive à monter plus haut. J'entends donc, moi, que lorsque le Christ demande finalement à Pierre s'il l'aime «avec tendresse», le Christ est triste lui aussi. Il est triste comme une mère peut être triste de constater que son enfant n'est pas bon à l'école, mais qui ne l'aime que plus en conséquence... * Pour comprendre mieux cet amour proposé par Jésus-Christ, il faut voir qu'ici la langue française peut nous trahir: quoiqu'en disent certains nos traducteurs français, Il n'a pas posé trois fois la même question. Les deux premières fois, lorsque le Christ a demandé dans sa langue: «...m'aimes-tu?...», Jean, le sensible Jean, a utilisé le mot grec 'Agapê'. Ce à quoi Pierre répondit deux fois par le mot grec 'Philia'. Les mots 'Agapê' et 'Philia' sont souvent traduits en français par le seul et même mot, 'aimer', parce que des philologues ont montré que pour les grécophones de l'époque de Jésus, il n'y avait plus de nuance de sens... une synonymie donc. Mais le grec n'était pas la langue maternelle de Jean (et il n'avait d'ailleurs pas une maîtrise de cette langue comparable à celle de Luc par exemple, ce qui en soi suffit parfois pour rendre obsolète l'une ou l'autre remarque savante de tel ou tel philologue). Ce que Jean veut faire valoir, c'est que le Christ, contrairement à Pierre, n'a pas utilisé trois fois le même mot. Que les mots grecs soient judicieusement choisis ou non n'est pas tellement important; l'essentiel est ailleurs! Par-delà la vague synonymie grecque, la structure du récit est telle qu'il est impossible d'imaginer que le choix de la séquence "Agapê/Philia - Agapê/Philia - Philia/Philia" soit due au hasard. Jean agit ici comme l'aurait fait n'importe quelle personne obligée de s'exprimer dans une langue qui n'est pas sa langue native et qui voudrait rendre compte d'une nuance qui n'est pas parfaitement traduisible. (Tout qui a vécu dans deux cultures très différentes sait de quoi je veux parler ici). L'essentiel ici, c'est de remarquer et de dépasser le flou suscité à la fois par une pseudo synonymie grecque et une vraie homonymie française. L'auteur du chapitre XXI nous dit par ces subtilités sémantique que lorsque le Christ demandait pour la troisième fois à Pierre s'il l'aimait, le Christ s'est replié sur le sens restreint du mot "aimer" (Philia) mobilisé dès le départ par Pierre pour répondre aux deux premières questions.
Dans le choix méticuleusement ordonné des mots 'Philia' et 'Agape' il y a à la fois l'épaisseur du mystère de la résurrection et une subtile déconstruction catégorielle de l'Amour. Ce n'est pas la philologie mais l'herméneutique qui peut rendre compte de l'étoffe spirituelle du texte. Laissons momentanément fermés les dictionnaires bilingues. Retrouvons le sens de ces mots, non pas par l'usage qu'en faisaient les Grecs de cette époque, mais par la structure contextuelle. Il faudra même relire tout le quatrième Évangile pour entrer en empathie avec l'effort didactique de Jean. Heureusement, la nuance exprimée ici n'est finalement pas trop compliquée à percevoir. Derrière ce choix particulier des mots, il y a l'émancipation (qui n'est pas une abnégation) du corps, de la "présentation", dont Jésus voudrait faire bénéficier Pierre (cela nous ramène d'ailleurs indirectement à la question de sa nudité déjà évoquée plus haut). Mais Pierre n'est pas à la hauteur de l'enjeu et il le sait. Il se cantonne donc dans l'unique mot ('Philia') pour répondre à Jésus-Christ. Puisque l'enjeu était l'incomplétude de la joie de Pierre, il est inévitable que la question de la souffrance émerge finalement d'une manière beaucoup plus explicite. Il n'y a donc plus lieu de s'étonner de ce que le chapitre XXI se termine par la question de la mort qui semblait hors propos à la première lecture. Dans la faiblesse de Pierre, il y aura non seulement la cause de la limitation de sa joie actuelle mais aussi la cause de sa souffrance à venir. L'amour qui ne monte pas plus haut que Philia peut faire souffrir inutilement. Pierre ne pourra plus longtemps se baigner d'illusions: à force de stagner dans la sphère géométrique, Pierre passera à côté de l'Agapè, la seule valeur susceptible de le faire sourire de son propre supplice. Le problème, c'est que dans la sphère géométrique, dans la sphère des représentations donc, il y a toujours la possibilité d'un jeu de dupes: cacher et faire semblant (le masque, le vêtement de tout à l'heure!). Agapè fait fi de ces subterfuges. Sans Agapè, Pierre se condamne à souffrir...
"Tu étendras tes mains"... C'est la beauté tragique d'un certain Christianisme encore incapable d'aimer autre chose que des représentations. Le disciple de Jésus, tel Jean probablement, n'a plus à souffrir du monde s'il a l'Agapè pour s'en protéger. Le bourreau cessera de travailler lorsqu'il ne pourra plus faire souffrir? Voilà la sphère où, Jésus d'abord, le Christ ensuite, veulent nous entraîner. * Aujourd'hui, en poussant probablement les nuances sémantiques jusqu'en un territoire dont la subtilité déborde même le pouvoir de discernement du vocabulaire de Platon, quelques philosophes et théologiens ont joué, parfois sans le savoir, le jeu de Jean l'évangéliste. Ils ont repris ce travail de dissection de l'amour que Jean avait déjà dépecé avant eux. 'Agape' c'est cet amour qui reconnaît le mystère de l'autre, mais qui est donné et reçu sans condition aucune, contrairement à 'Philia'. Philia est certes splendide, mais un cran en dessous -même dans l'échelle éthique- parce qu'il ne s'échange que sous des conditions établies par des caractéristiques charnelles bien identifiées, bien cloisonnées qui font que tel ami est mon ami, telle épouse est mon épouse, tel homme est mon frère, mon prochain, un enfant, un compatriote... 'Agape', c'est la gentillesse totalement émancipée et qui se donne pour le plaisir de se donner sans jamais filtrer le destinataire: peu importe l'âge, la laideur, le passé criminel, la souffrance, le lien familial, le sexe, l'état mental, la méchanceté, l'irresponsabilité et tous ces autres attributs qui nous inclinent à aimer plus ou à aimer moins. 'Philia' conditionne: « parce que c'était lui, parce que c'était moi »! Si -et seulement "si"!- cette condition est respectée, je dépasserai son ingratitude, sa puanteur, sa méchanceté, son inconséquence, son alcoolisme, son Alzheimer... (Note plus pointue à propos des traductions du verset Jn21,17)
*
N.B.Longtemps avant Jésus, Bouddha demandait à ses méditants de bien distinguer dans leur activité mentale ce qui relève de la sympathie spontanée ("Vedana") et de ce qui n'en relève pas. C'est bien le "Vedana" de Bouddha que le Christ veut désamorcer lorsqu'Il suggère à Pierre de passer de "Philia" à "d'Agapê"). (Cf. deuxième méditation dans le Maha-Satipatthana-Suttha) Les neurosciences ont relevé depuis quelques décennies déjà le même type de distinction symbolique (dès qu'elles ont commencé à s'intéresser à la fonction du système limbique dans le cerveau)...
paul yves wery - Chiangmai (Thailand) - February 2008 Version 1.02 - décembre 2008 Version 2.01 - janvier 2010 Version 2.02 -janvier 2011 Version 2.O3- janvier 2014 |