- Accueil - Menu - AA - AA - Lecture sur tablette - Nouvelle page -

Version 1.02 - Janvier 2011

Jésus et le luxe...

"De la pauvreté évangélique à la liturgie "

ou "Des perles rares et de l'onction de Béthanie"

Abstract: L'herméneutique révèle qu'il y a un certain usage du luxe que Jésus aimait. C'est à partir de cette intuition forte que certaines Églises arriveraient certainement à justifier des liturgies et des temples somptueux, (...sans pour autant pouvoir condamner la sobriété extrême promue par certains protestants).

 

Le luxe, avec la splendeur de son inutilité, non seulement n'est pas condamné en soi par Jésus mais il est même accepté comme un idéal (un engagement que les liturgistes de certaine Église exploiteront jusqu'en leurs plus sublimes excès).

Dans le Texte proprement dit, je n'ai repéré que deux passages où la question du luxe est explicitement soulevée :

•  Jésus était très bien vêtu (Jn19,23)

•  Malgré la demande expresse de certains de ses disciples, Jésus n'a finalement pas condamné la dépense folle de Marie de Béthanie. (Onction de Béthanie)

La philologie ici ne nous permet pas de tergiverser sur le sens des mots. Ces deux passages ne sont évidement que peu de chose au regard des nombreuses condamnations de la misère. On pourrait donc être tenté de ne pas y accorder d'importance puisque le luxe, par son inutilité, semble incompatible avec l'existence d'indigents. On pourrait imaginer, par exemple, que la belle tunique venait d'être offerte à Jésus, un peu malgré lui, par une riche dévote et qu'à Béthanie, c'est par pitié pour la pauvre Marie (que tout le monde accablait) que Jésus n'a pas condamné sa folle dépense...

La question devient plus embarrassante lorsque l'herméneutique fait valoir que si Jésus n'avait pas aimé le luxe pour lui-même, sa manière de parler aurait été différente. Les évangiles sont truffés de métaphores qui présupposent des vertus indiscutables au luxe. (Indiscutables et d'ailleurs indiscutées en dehors de l'épisode de l'onction de Béthanie!) Même lorsqu'Il veut nous faire valoir la beauté d'une simple fleur des champs, Jésus en réfère au luxe dont le Roi Salomon, le roi béni entre tous, semblait être un amateur impénitent ("Providence").

Je mentionne volontiers ce passage parce qu'il préfigure déjà à lui seul la subtilité de la théologie du luxe: il s'agit finalement autant de retrouver les caractéristiques du luxe dans n'importe quelle parcelle de la création –ici la fleur des champs– que de remarquer la parcelle luxueuse du lot commun...

La perle précieuse est la métaphore la plus manifestement luxueuse utilisée par Jésus pour décrire le Royaume (Mt13,45-46). L'ambiguïté de cette métaphore est portée à son comble si l'on veut bien se rappeler que Jésus, un tout petit peu plus tôt, nous disait: «...ne jetez pas vos perles devant les cochons, de peur qu'ils ne les piétinent et ne se retournent contre vous pour vous lacérer...» (Mt7,6 traduction "Nouvelle Bible de Ségond"). Voilà une mise en garde somme toute très aristocratique! Le Royaume et la perle précieuse auraient donc en commun cette valeur prestigieuse qui oblige, qui exige, la dignité de celui qui l'aborde? Or nous savons que si la perle a effectivement quelques mérites qui nous obligent, c'est parce qu'elle est belle, inutile, rare et coûteuse: quatre caractéristiques typiques du luxe.

Il faut revenir sur chacune de ces quatre caractéristiques parce qu'il faut empêcher le profane de confondre le luxe et ce que le snob ou l'imbécile en fait. Le luxe n'est pas inhérent à tel ou tel objet, il est une qualité accidentelle qui naît dans et par le regard d'une personne appartenant à une culture qui en convient. Mettre une perle au cou d'une dame peut avoir la dignité d'une liturgie luxueuse alors qu'incruster la même perle dans la poignée du frigidaire a très peu de chance de sortir du mauvais goût ou de la vulgarité... Si cette nuance n'est pas parfaitement assumée, il est impossible de comprendre pourquoi certaines Églises chrétiennes, qui se veulent pourtant aussi charitables que les autres, ont une pratique systématisée du luxe: encens, cathédrales, patènes d'or fin...

 

*Inutilité.*

L'inutilité de la perle enrichit considérablement le sens de la métaphore évangélique. Cette inutilité déclare l'indépendance du Royaume par rapport aux nécessités qui nous asservissent et nous accablent depuis notre naissance.

Le luxe n'est luxe que s'il submerge l'utile et si l'on peut à tout instant s'en passer... Dans la prise en compte de la préciosité de la perle, il y a donc l'exploitation d'une forme de liberté.

Pour un roi, la couronne chargée d'histoire dont il se couvre aux grandes cérémonies n'est pas un objet luxueux mais un langage, un outil symbolique attaché à sa profession de roi. Pour un collectionneur par contre, la possession de cette même couronne chargée d'histoire et dont il garnirait son salon devient un luxe parce que ce collectionneur assume une passion facultative, choisie, et c'est bien ce type-là de relation que Jésus voudrait nous voir entretenir avec le Royaume d'Agapè.

 

*Rareté.*

Une perle est d'autant plus luxueuse qu'elle est rare... La rareté poussée à son comble, c'est la singularité. Avec la perle évangélique, on touche à ce respect infini que Jésus éprouve pour la singularité. Son Royaume est singulier de bout en bout non seulement par l'unicité de son Dieu mais aussi par la singularité absolue et reconnue de chacun de ses sujets.

Ce culte de la singularité a quelque chose à voir avec l'importance accordée à la contemplation. Lorsqu'un maître spirituel –qu'il soit chrétien ou non d'ailleurs– contemple par exemple une fleur, il la singularise, il cherche en elles non plus le genre et l'espèce mais le cœur de cette fleur-là, sujet unique et irremplaçable qui partage son présent... Cette lucidité, Jésus en fait vraiment l'atmosphère de son Royaume. Dans cet univers, il n'y a plus de "choses" mais autant de sujets uniques. Il n'y a plus des hommes mais des personnes. La raison en est simple: le culte de la singularité a aussi quelque chose à voir avec la reconnaissance de l'altérité. Qui donc pourra reconnaître l'ampleur du mystère de l'autre s'il n'est préalablement en mesure d'identifier la rareté et puis carrément la singularité d'un objet quelconque? Il y a dans la reconnaissance et le respect de la rareté le germe de la théologie de l'altérité; on est de nouveau aux racines de l'amour agapique, le Graal du Christianisme.

 

*Le prix.*

Tout ce qui est inutile et rare ne peut pas être considéré comme luxueux. Il ne faudrait pas faire de n'importe quelle assiette décorative un objet de luxe. Le luxe demande une valorisation culturelle particulière. Il faudra que l'assiette soit une authentique porcelaine de Delft par exemple. Le luxe est toujours redevable d'une désignation culturelle. Et si cette valorisation culturelle d'un objet est absente, pour que cet objet entre dans la sphère du luxe, il faudra modifier non seulement le sujet qui s'y intéresse mais la culture à laquelle le sujet appartient. Or, dès qu'il est question d'appartenance culturelle et d'un travail sur une culture, il est aussi question d'initiation (voire d'un rude écolage) et d'engagement dans l'action.

En dépit du risque de se voir taxé d'aristocratisme, on comprend pourquoi Jésus nous rappelait que la perle n'a pas à être donnée aux porcs. Ce n'est pas que le porc soit méprisable, mais le porc ne voit encore que du verre teinté dans la perle et pourrais donc faire mal sans mal y voir. Il y a donc encore et toujours cet encouragement à affiner nos discriminations symboliques.

C'est ici que le profane trouvera le moyen de distinguer l'homme assumé, le snob et l'imbécile. C'est ici que la perle dans la poignée du frigidaire peut devenir ridicule; une culture, d'où qu'elle soit d'ailleurs, lorsqu'elle s'affine, n'autorise plus tous les mariages symboliques. Le luxe réclame un certain type de concentration mentale qui s'accommode mal de cet état d'esprit qui nous conduit au frigidaire.

Ce travail à la fois personnel et culturel est quasi toujours long et coûteux. Mais l'avènement du Royaume est impossible sans cet affinement des diverses cultures qui l'habitent, sans l'élaborations de nouveaux contrats de cohabitation, ...en un mot, sans la prise en charge de la dimension horizontale de la spiritualité. Il n'y a pas d'aristocratisme qui tienne ici parce qu'aucune naissance ni aucune nature ne garantit absolument l'essentiel qui est affaire de maturité.

Le luxe est au bout de la course. Qu'on le veuille ou non, pour un chrétien, le luxe est aussi un idéal régulateur, qu'on soit de gauche ou de droite, pauvre ou riche, intelligent ou simple... Jésus a toujours fait valoir que l'homme des nécessités n'est qu'un tremplin vers l'homme ressuscité; l'accès à cette béatitude passera nécessairement par la valorisation culturelle de l'inutile et du rare.

Pas de nivellement par le bas! C'est faire œuvre satanique que de refuser de lever les yeux. Dieu est au faîte du Temple et il ne faut pas qu'il en descende. Il y a effectivement moyen d'abolir toute misère en mécanisant l'humanité entière sous les règles de la causalité; mais les évangiles nous mettent en garde dès ses premières page car quel sens donner à la description de la deuxième tentation de Jésus au désert sinon cette mise en garde-là! Si Jésus avait condamné la pauvreté avant d'avoir promu le bon goût et la liberté –en d'autres mots, s'Il avait donné raison à Judas contre Marie de Béthanie– insidieusement, Il aurait aussi condamné le monde à croupir dans sa nature première... Il aurait condamné le genre humain à se complaire et à déplaire dans ses propres odeurs comme le font les cochons. Dans l'industrie coûteuse du nard, il faut lire ici le souci de sublimer la nature comme on distille une liqueur ou comme on soigne une maladie.

 

*Le beau.*

Toutes choses étant égales par ailleurs, le bel objet est plus luxueux que celui qui ne l'est pas. Cette beauté axiologiquement neutre est aussi à prendre en considération. La beauté possède une caractéristique qui intéresse énormément le Royaume: elle transcende toutes les cultures tout en s'incarnant dans et par une seule culture.

C'est même vrai pour la beauté dite «naturelle»; que l'on songe pour s'en convaincre à ce que fit le romantisme pour la valorisation des montagnes en Occident! Les montagnes ne furent d'abord considérées que comme des sources de pierres, de gibier et de fatigues. Ce ne sont que quelques cultures qui surent voir en elles, à l'instar du firmament, une source d'inspiration pour d'abyssales rêveries sur la vastitude.

La Mosquée Bleue d'Ispahan est incroyablement belle même pour celui qui n'entend rien à l'Islam, pourvu qu'il ait au moins acquis dans sa propre culture un minimum de maturité. La Mosquée Bleue peut même devenir pour le profane l'indiscutable preuve que cette religion est capable de susciter une culture sublime. Pour l'homme culturellement mûr, cette religion possède donc en elle les germes d'une somptuosité universelle.

Les Islamiste de l'Iran Khomeynistes l'ont d'ailleurs bien compris qui jamais n'ont interdit aux visiteurs, toutes religions confondues, d'entrer dans cette splendeur à l'état brut!

On peut comprendre alors pourquoi certaines Églises chrétiennes ont refusé d'entrer dans un jeu trop rigoureux, trop froid, auquel un certain protestantisme les invitait (pour des raisons par ailleurs aussi très valables). C'est une question de style dans la manière de tendre à l'universel. C'est aussi une question de crédibilité. Mais c'est surtout une manière de susciter un intérêt pour un nouveau Royaume en ce bas monde des nécessités. Temples splendides, étoffes onctueuses, parfums profonds, sublimes chorales... toujours la même arme: cette beauté qui affole nos sens sans nous briser! Jésus a vu qu'il y avait en elle quelque chose à protéger. Eros n'est pas incompatible avec Agapê!

On comprend donc pourquoi il n'a pas condamné la bourde de Marie à Béthanie lorsqu'elle dépensait en parfum l'équivalent d'un an de salaire au nez et à la barbe des pauvres qui croupissaient en face du balcon. Certes, Jésus était mal à l'aise; l'initiative de Marie était pour le moins maladroite. Tout qui sait lire entre les lignes ressent ce malaise du Christ qui essaye tant bien que mal à la fois de ne pas blesser Marie, de ne pas ravaler par une sentence malheureuse le luxe à un simple caprice insensé et de ne pas contredire les arguments tout à fait pertinents des disciples scandalisés (Judas n'était pas le seul à s'indigner si l'on en croit Mt26,8). Tout qui rentre dans ce malaise de Jésus à cet instant-là comprend aussitôt la somptueuse subtilité et la somptueuse complexité du Royaume proposé.

On sait combien cette histoire va mal se terminer puisqu'elle va décider Judas à arrêter «l'affaire Jésus». Il était possible pour Jésus de s'engager autrement en acceptant de blesser Marie modérément (tout comme il avait blessé sa sœur auparavant qui n'avait pourtant pas été maladroite– Lc10,38-42). À cause de Judas, Jésus a été forcé de s'engager dans une alternative qui était purement et simplement grossière. Nonobstant l'omniprésence des indigents à cette époque, il était impossible pour Jésus de nous laisser croire qu'il condamnait en soi l'usage d'un parfum précieux. Un tel parfum, c'est comme la Mosquée Bleue d'Ispahan, ou les temples d'Angor ou même les pyramides du Caire: un pont qui réconcilie par-delà les diversités culturelles. Le beau rassemble en suscitant le respect, l'admiration et d'autre attitudes vertueuses qui sont toujours des tremplins vers l'amour agapique.

Il faut toujours, toujours, toujours, trouver des moyens pour "déborder" des cultures sans les abolir. C'est par excellence ce que réussit la beauté en général et le luxe en particulier. De tels outils, il n'y en a pas assez pour qu'on puisse les négliger sans d'abord calculer le prix de cette négligence. Le prix à payer pour une promotion du Royaume sans le recours au luxe est parfois tout aussi exorbitant que le luxe lui-même. Je ne pense pas que les initiateurs de la construction des cathédrales de France se soient trompés alors que la misère était terrible et omniprésente au moyen-âge. Mais je ne pense pas non plus que la voie choisie par ces tendances ecclésiales sobres qui méprisent le luxe soient moins chrétiennes.

Ce ne sont d'ailleurs pas tant les cathédrales qui firent bouillir Luther et sa descendance spirituelle qu'un clergé imbécile et snob voire concupiscent.

La subtilité à reconnaître et assumer est celle-ci: l'onction de Béthanie ne donne des droits au luxe que si l'on veut bien aussi se rappeler à quel point elle mit Jésus mal à l'aise!

Pour donner plus d'étoffe historique à cette analyse remarquons qu'elle rend bien compte de la diversité des rédactions qui retracent cet épisode. Les trois premiers évangélistes ne cite pas nommément Marie. L'onction fut tellement lourde en conséquences (trahison de Judas), qu'il fut bien normal que Luc ait même jugé préférable d'en donner une version plus symbolique encore pour la décoller mieux du prénom d'une croyante bien identifiée qui animait probablement encore les communautés primitives. Marie avait été maladroite mais manifestement bien intentionnée et Marie vivait peut-être encore au moment des premières rédactions de ces récits. Mais elle ne vivait certainement plus lorsque le vieux Jean fit la deuxième rédaction de son évangile! (Cf étude historique sur Jn)... Jn est donc le seul à avoir pu la citer nommément sans la blesser ...ce qui n'était pas inutiles pour d'autres raisons spirituelles: les contemplatifs occidentaux savent tous que Marie de Béthanie offre au christianisme de solides ouvertures vers les spiritualités plus "orientale".

Chiangmai - Octobre 2010

Version 1.02 - Janvier 2011