L'auberge d'Emmaüs...
Aussi invraisemblable que cela puisse paraître pour un profane, je vis moi aussi avec cette certitude, comme la plupart des chrétiens, qu'il y a des moments durant lesquels, avec mon consentement, Dieu m'utilise comme un serviteur (voire un esclave!) pour que quelque chose se concrétise que je ne peux ni prédire, ni programmer, ni organiser. Cette impression est difficile à expliquer car je ne voudrais pas laisser entendre à l'esprit mal tourné que je me joue des mots et qu'en fait je fais passer mes caprices pour ceux de Dieu... Je dois d'ailleurs tout de suite faire remarquer que le seul profit relationnel que je puisse tirer de cette pression que je pense être surnaturelle, c'est de paraître en fin de course plus désintéressé que je ne pouvais le sembler au départ. La gentillesse est par excellence dans ce territoire de l'action où Dieu pourrait s'aider de ma chair pour agir... J'ai déjà longuement étudié cette bizarrerie qui veut que ma seule volonté d'être gentil ne me rend pas gentil mais seulement obéissant. Pour accomplir la gentillesse plutôt qu'un 'devoir du coeur' (dont les effets peuvent être désastreux en amour par exemple, ou en pédagogie), quelque chose qui vient d'ailleurs doit m'être donné. Dans le jargon chrétien, on appelle cela une ‘grâce'.
Si je veux convertir un agnostique, il en va comme de la gentillesse; l'absence de la grâce peut être calamiteuse. (Je n'évoque pas ici ces spéculations théologiques que je pourrais avoir avec des agnostiques et qui ne sont jamais que des joutes qui m'aident à me comprendre moi-même; je pense plutôt au zèle prosélyte qui, par bonheur ou par malheur, m'habite tellement peu...)
Ce genre de prodige est, à mon avis, l'intuition centrale de l'épisode d'Emmaüs (Lc 24).
Deux gaillards discutent de l'actualité régionale. La grâce tombe sur le couple lorsque l'un des deux, Cléopas, à l'impression que l'autre n'a pas accordé à l'exécution d'un condamné à mort la lecture que lui-même en donne et qu'il croit être la lecture de tous, la «bonne» lecture. Du coup, ils sont tous les deux engagés dans un processus de maturation parce qu'un troisième intervenant, un «non-moi» encore sans visage mais présent au coeur de chacun d'eux a créé un vide, un «manque» qui anime de fait la discussion et lui donne une direction. Nos deux interlocuteurs découvrent progressivement que ce «manque» –une forme de curiosité plus que de tristesse... la tristesse semble même les quitter– qui agit en chacun d'eux est en fait ni de voir sa propre conviction partagée par l'autre interlocuteur ni même de partager la conviction de cet interlocuteur. C'est ce manque lui-même qui brûle leurs coeurs. C'est ce manque qui est la grâce ici et qu'ils invitent à leur table alors qu'elle feignait de vouloir les quitter. Ce manque ne leur est pas consubstantiel et il pourrait effectivement continuer sa route sans eux... Il fallait donc l'inviter et «...Il entra, pour rester avec eux». «...Il entra, pour rester avec eux». Rigoureusement parlant, lorsque cette grâce est donnée et acceptée, le Christ n'est pas mis en présence par des mots. Il l'est uniquement lorsque ces mots sont transfigurés par la réaction, l'échauffement et la répartie (elle aussi «graciée») de l'interlocuteur qui au départ semblait seulement interroger ou entendre. Les deux participent ensemble à l'organicité du Christ incarné; cette fièvre brûlante est le sang du Corps Mystique. Il est tentant de confondre ce Christ que nous disons vivant avec une simple idéologie comme le marxisme ou l'existentialisme ou l'épicurisme... le thomisme, le catholicisme, le luthérianisme... Toutes les idéologies du monde nous laissent ici et là devant des questions à résoudre qui parfois font brûler nos coeurs dans des discutions passionnées. Mais une idéologie est souvent rigide et seul son auteur, s'il vit encore en chair et en os, pourrait rivaliser avec ce Christ ressuscité pour nous aider à avancer sans créer de schisme. Une idéologie sans son créateur n'a, en général, que des énigmes ou des apories à offrir lorsqu'un vide, un manque, se fait sentir. Elle conduit alors à des divisions sectaires. Confronté à ce vide-là, Celui que les chrétiens appellent le Christ ressuscité, offre plutôt qu'un texte imparfait une personne vivante riche de mystères et d'Amour. C'est dire autrement que les divisions sectaires chrétiennes ne sont, au départ en tout cas, pas le fruit de la grâce, mais l'effet de textes lus comme des manifestes. L'interactivité d'une présence personnelle proposée en lieu et place d'un texte permet d'infiltrer jusqu'au coeur des apories pour les métamorphoser en nécessités. Jamais une idéologie seule n'a ce genre de présence qui me répond comme seule une autre personne pourrait le faire et en particulier une personne aimée. On peut penser devenir chrétien par des lectures, mais, en fait, on le devient par des rencontres dont les textes ne sont que d'éventuels prétextes... Il s'agit donc ici d'éviter une lecture "scientifique", rationnelle, sociologique, politique, des évangiles pour en arriver à une conversion. Je ne sais pas si, entre Cléopas et son interlocuteur, il y avait un troisième corps en chair et en os dont le visage aurait possédé la propriété étrange de se transformer en quelques heures... Mais ce qui est certain pour moi, c'est qu'il y avait une personne plutôt qu'un texte ou une idéologie ou une conviction. Les textes sacrés dont ils vont parler ensemble (Moïse, les Prophètes...) n'étaient que le préambule pour découper le magma du réel en symboles de telle sorte qu'un langage puisse s'établir par lequel Celui que nous appelons «Dieu» pourra s'articuler dans notre activité mentale.
Nous autres chrétiens, nous sommes évidemment au coeur d'une spiritualité qui, comme pas mal d'autres d'ailleurs, ne place pas le noyau dur de l'identité de l'identité d'une personne dans le corps biologique, pas même dans le visage, n'en déplaise aux adulateurs des puissances de l'image. L'espace et le temps avec toute la configuration objectivable du corps ne sont ici que des accidents de la personne... Saint Thomas avait certainement raison sur ce point. La rencontre d'Emmaüs essaye de nous le rappeler. Mais il nous fallait aussi entendre que ce n'est pas tant ce que disent Moïse et les Prophètes qui importe que la manière qu'a la Bible, par le truchement de Moïse et des Prophètes, de découper le cosmos en symboles adéquats. Alors seulement, un Logos nous est offert à partir duquel tout commence à s'éclairer.
paul yves wery - Chiangmai – Septembre 2010 Version 1.02 - Janvier 2011 Version 1.03 - Novembre 2016
A propos de la Résurrection, lire aussi "Resurrection et résurrection "
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