La loi
1- Le problème À propos des lois et de la morale, une lecture rapide des Évangiles pourrait laisser croire que Jésus n'est pas cohérent: D'un côté il semble très légaliste, voire carrément traditionaliste:
Et de l'autre côté, il se montre extrêmement distant, voire rebelle, par rapport aux lois et autres institutions établies. En témoignent à l'envi ses nombreuses disputes avec les pharisiens. Il ose non seulement parler mais agir en faisant fi de lois parfois très importantes pour sa société. Si l'on veut bien faire abstraction de considérations théologiques, la condamnation à mort de Jésus est due à cette dissidence qui exaspérait l'élite plus pointilleuse sur ces questions de légalité et de conformisme. (mt 12,14 Mc3;6 etc.)
En première lecture donc, Jésus n'est pas très cohérent avec lui-même. Comment résoudre cette difficulté pour en faire un guide crédible dans nos questionnements éthiques ou politiques contemporains? La solution n'est pas compliquée, mais passe par une observation anthropologique qui n'a pas échappé à Jésus. Il deviendra alors évident que l'épopée de Jésus ne fut sur le plan moral ni une lutte conservatrice, ni une quête révolutionnaire, mais un appel à la complexification de notre approche de la réalité humaine.
2- SOLUTION
Loi et maturité individuelle L'homme n'est pas une bête qui naît achevée à la naissance. Si tout se passe bien, son fonctionnement moral (sa manière de "calculer" le bien et le mal) passe par quatre étapes successives et il faut en tenir compte lorsque l'on veut analyser ses jugements. Peu importe la première étape puisqu'elle ignore la loi. Par contre, dans la deuxième étape de sa maturation morale, ce que l'on appelle un "code" (un ensemble de lois, qu'elles soient civiles, morales ou religieuses importe peu ici, ce pourrait même être le Code de la route!) est au coeur de "l'algorithme" qui permet de décréter ce qui est mal... À ce stade de maturité, pour faire simple, tout ce qui est illicite est aussi immoral. C'est l'âge des tabous, du pur et de l'impur... Les contextes qui ne sont pas explicités dans l'énoncé des lois sont peu utilisés pour qualifier moralement un acte. La troisième phase de sa maturation morale introduit dans l'algorithme, ce qu'en général on appelle la "conscience". La loi acquiert alors une fonction différente dans le discernement du bien et du mal et les contextes deviennent importants. Pour établir un jugement moral, la lecture "littérale" de la loi est maintenant placée sous le contrôle de la conscience.
En étudiant la différence entre un jugement moral d'un homme qui a atteint le deuxième stade de la maturité morale avec celui qui en est déjà au troisième, on remarquera aussi que le "calcul" moral du deuxième stade est comparable à un système logique à deux valeurs de vérité: soit un acte est "mal", soit il n'est "pas-mal". Le "bien" est le "pas-mal". Le binôme "pur/impur" convient donc parfaitement pour verbaliser cette alternative.
Au troisième étage de la maturation un certain "devoir-bien-faire" apparaît qui ne s'identifie pas au "devoir-éviter-le-mal". Pour le dire autrement, le binôme "pur/impur" commence à ne plus suffire, car ce n'est plus être pur que de ne pas être impur. La conscience peut, par exemple, faire valoir l'immoralité d'une forme de passivité que ne dénonce pas la loi.
Entre le deuxième et le troisième étage de la maturité morale une subdivision catégorielle s'est donc opérée: le "légal" s'est décroché du "moral".La grande nouveauté au troisième étage de la morale, c'est qu'un acte licite peut, lui aussi, devenir immoral et qu'un acte illicite peut très bien, quand à lui, devenir moral! Tout acte, qu'il soit licite ou non, peut être "bon", "mauvais" ou "ni-bon-ni-mauvais".On est passé dans ce qui pourrait être comparé à une logique à trois valeurs de vérité.
Ce territoire du "ni-bien-ni-mal" ne correspond évidemment à rien dans une morale du deuxième degré où il est assimilable au "pur": on est "pur" si l'on n'est pas "impur", point à la ligne.
La maturation morale évolue d'une manière discontinue, par paliers. Il n'y a pas d'intensité plus ou moins grande pour la maturité dont on parle ici. (C'est comme le ventre d'une femme qui est soit impubère, soit fertile, soit ménopausée, soit morte, sans qu'il ne puisse se trouver dans deux catégories simultanément). Une lecture de Piaget laisserait penser que le petit enfant (moins de douze ans?) est encore incapable de faire usage d'une conscience pour juger moralement; pour juger du bien et du mal il s'accroche exclusivement à la conformité aux lois. Il en va de même pour certains handicapés mentaux, ...peut-être aussi pour les psychotiques? (c'est une question pas qu'une affirmation). Ces personnes-là qui stagnent au deuxième stade de la maturité morale sont finalement assez nombreuses (et ne sont pas nécessairement dépourvues de pouvoir politique ou religieux dans nos sociétés). C'est que la "conscience" qui est au coeur du jugement du troisième niveau de maturité exige de la personne qui l'utilise des performances mentales complexes, elles-mêmes dépendantes de performances neurologiques complexes. Pour y parvenir, pour que le déclic se fasse, l'âge et la conjonction de facteurs génétiques ou alimentaires ne suffisent pas; il faut aussi des stimulations exogènes comme l'éducation ou l'amour ou l'éducation à l'Amour...
En pratique, sur le terrain, la classe dirigeante d'une quelconque société (religion, état, armée...) privilégie souvent le conformisme légal et feint ignorer la distinction entre le champ du légal et le champ moral. Un certain pragmatisme, parfois, l'impose. C'est particulièrement flagrant dans une société en état de guerre conventionnelle par exemple, où, très souvent, la centralisation du pouvoir est manifestement essentielle. L'usage de la conscience, in fine, favorise l'inconforme, la marginalité, une cohésion sociale construite dans et par la diversité plutôt que dans et par l'uniformité. La maturation morale favorise donc ipso facto une complexification de la société. Une société qui favorise la cohabitation de jugements différents nuancés par des contextes individuels est aussi une société qui se donne un avantage sélectif (dans le sens darwinien du mot) à moyen et à long terme en devenant ainsi capable d'assumer des situations nouvelles comme le simple code n'était pas en mesure de le faire. Une société qui fait un usage massif de la conscience est une société suffisamment protéiforme et malléable pour avoir réponse à (presque) tout ce qui l'agresse. J'ai subrepticement glissé du personnel au social... C'est que pour pouvoir survivre à moyen et à long terme, la cité dans son ensemble, à l'instar des citoyens qui l'habitent, doit aussi faire ses mues structurelles; une décision politique mûre prend en compte la distinction entre le champ du légal et le champ du moral afin de privilégier la complexification de la société qu'elle est suposée servir. D'Aucun pourra détecter dans l'évolution des sociétés très complexifiées des étapes de maturation comparables à celle que peuvent vivre chaque homme individuellement: société tribale avec ses tabous, ses définitions de l'impureté, la confusion entre le religieux, le judiciaire et le moral... et puis la société agraire qui commence à verbaliser ses règles et les rassemble en codes... et puis, finalement, les sociétés industrielles et postindustrielles qui institutionnalisent de plus en plus clairement (dans leur système judiciaire par exemple) une distinction entre le moral et le légal pour en arriver à traiter différemment ses délinquants immatures et ses délinquants matures. Son délinquant "mûr" sera isolé dans un "pénitencier" alors que et son délinquant immatures (enfant, handicapé mental...) sera plutôt isolés dans une institution que l'on appellera non pas un "pénitencier" mais un "asile", un "centre de rééducation", un "hôpital psychiatrique"... Ces codes que le pouvoir (au nom d'une religion, de la démocratie, des droits de l'homme, ou d'une quelconque utopie sociale) a d'abord tendance à faire respecter comme s'ils s'identifiaient à des obligations morales ne peuvent pas agir exactement comme une morale mûre. La morale, même si elle influence la vie en société, n'est pas une affaire de société. Le territoire de la morale, stricto sensu, est du côté des individus, pas de la communauté. D'un acte inconforme au code, chaque habitant de la cité fera ou ne fera pas une affaire morale en fonction de sa perception du problème posé et, surtout, de sa maturité. Or ce n'est pas la société qui décide de la maturité, ...et donc, in fine, du fonctionnement moral, de chacun de ses membres. Le seul critère indubitable d'une activité véritablement morale (mature ou non), c'est l'émergence du sentiment de culpabilité, de remords, de la componction, du péché, du regret... Le distinguo entre le moral et le licite est surtout et avant tout le fruit d'une histoire biologique et relationnelle personnelle. Le fonctionnement moral peut aussi bien croupir indéfiniment dans la sphère du pur et de l'impur que s'en distancier très nettement quelque soit le degré de complexification de la société. Stricto sensu, la société n'est donc pas en mesure de prononcer un jugement moral, pas plus qu'elle n'est en mesure de garantir la maturation morale de ses concitoyens. Le juge ou le citoyen lambda, alors qu'il juge un délinquant, se croit erronément en mesure de prononcer une sentence morale. S'il veut bien pousser l'introspection plus en avant, il devra bien admettre qu'il n'est en mesure que de se juger lui-même moralement. Dès qu'un observateur mûrit et devient capable de faire la différence entre l'inconnu et l'inconnaissable (un des requisits neuropsychologique du fonctionnement de la conscience), il saura, au moins intuitivement, que nul n'est capable d'entrer parfaitement dans l'âme d'un criminel, dans sa manière d'analyser les contextes, dans sa capacité de comprendre ou d'ignorer les codes, dans sa manière d'interpréter ses devoirs religieux... L'observateur mûr n'est jamais certain de pouvoir dire que le délinquant ment ou qu'il se trompe plutôt par l'effet d'un trou de mémoire... L'observateur mûr ne peut que supposer ce qui s'est passé dans la tête de l'inculpé lorsqu'il a commit son crime. Il n'est pas capable de dénoncer avec certitude plus qu'une illicité, une impudicité, une dangerosité ou n'importe quelle autre inconformité dérangeante. Les sages sont attentifs à cette nuance et réticents lorsqu'on leur demande de se prononcer:"...Ne jugez pas..."(mt7,1), "...Qui m'a établi pour juger... (Lc12,14)", "...je ne suis pas venu afin de juger le monde, mais afin de sauver le monde. (Jn12,47...), etc.
Le criminel, que l'observateur croyait d'abord (erronément) pouvoir juger moralement peut penser la question du bien et du mal très différemment. Dans toutes les prisons du monde, on trouve des inculpés qui ont commis des délits épouvantables et qui pourtant ne ressentent aucun remord, aucune culpabilité, et donc se sentent moralement en règle, malgré les atrocités commises. Si j'observe cette présumée crapule dépourvue de remords à partir du troisième étage de la morale, je ne peux jamais affirmer avec force qu'il fut authentiquement immoral. Je peux toujours supposer qu'il fut, à l'heure du délit, encore "immature" moralement (ce qui n'est pas un jugement moral mais une information technique sur les compétences et incompétences de l'inculpé). En fonction de la maturité de celui qui juge, la signification de la peine infligée prendra des sens très divers (punition?, thérapie?, protection de la société?, pédagogie?,...). Inversement, dans toutes les sociétés, on rencontre des personnes tourmentées par des remords, des regrets, des repentirs et autres signes d'une culpabilité morale qui laissent leur environnement perplexe parce que aucune loi n'a été enfreinte. Cette inflation du champ de la morale jusqu'en des territoires manifestement licites est une tendance très nette des structures psychologiques dites "obsessionnelles" dont tous les clergés du monde sont pleins à craquer.
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La conscience Le conformisme du deuxième stade de la maturation morale qui fait très peu cas des circonstances non décrites explicitement par la loi est la charpente des religions-morales archaïques qui énoncent des tabous et se délectent dans le distinguo entre pur et impur: dans ces sphères-là, le sens du mot "mal" est très proche de celui du mot "impur" ou du mot "tabou". On n'est pas 'un peu' ou 'beaucoup' impur; on l'est ou on ne l'est pas et ce sont des codes qui en décident. Il y a au moins deux grandes personnalités religieuses qui, sans franchement chercher à modifier les codes en cours, ont essayé d'encourager explicitement une "montée" au troisième stade de la maturité morale: Bouddha dans l'Hindouisme et Jésus dans le judaïsme (il y en a beaucoup d'autres bien sur!). Pour le dire très simplement, avec Bouddha, il ne suffit plus de se plonger dans le Gange pour être "pur"... et avec Jésus, c'est encore plus clair puisqu'il affirme simultanément que la loi ne doit pas être changée alors qu'il l'enfreint régulièrement ...au nom de la morale, de sa morale! Ce qui fait la différence entre la morale bouddhiste et la morale chrétienne, il ne faut pas tant le chercher du côté de la maturité (compétences neuropsychologiques) ni même du côté des différences de codes (interdits) que du côté d'un principe premier qui gouverne la conscience et qui n'est pas identique chez les Chrétiens et chez les Bouddhistes. Un Bouddhiste "mûr" qui sait donc faire la distinction entre l'illicite et l'immoral, ne juge pas nécessairement comme un Chrétien "mûr" un acte qui serait pourtant illicite dans les deux camps. La conscience obéit à un impératif indépendamment des matières qui sont jugées et cet impératif qui gouverne nos consciences, ce "principe premier", cette "méta-loi", pour le dire sommairement, signe une appartenance culturelle. C'est par ce chemin-là que la sphère sociale influence la sphère morale et vice-versa; le social crée (entre autre par l'élaboration de ses codes) une atmosphère, une ambiance, un climat relationnel qui privilégie l'émergence de tel ou tel principe de conscience, ...et, réciproquement, l'élaboration des nouvelles lois est influencée par les consciences morales des législateurs. Ce grand principe qui organise le travail de la conscience, chez les Chrétiens, c'est évidemment "Agapé", l'Amour inconditionnel qui est aussi l'idéal absolu, le bien à l'état pur... En morale chrétienne, une loi ne peut être enfreinte qu'au nom de l'Amour avec un grand A. Et même si la loi n'est pas enfreinte, un acte reste condamnable s'il va contre l'esprit de l'Amour. Des penseurs comme Conte Sponville ou, bien avant lui, Nigren, ont très bien verbalisé sous le nom "d'Agapè" - en référence, évidemment, à l'usage de ce mot par St Jean et non en référence à des considérations philologiques - ce qui est en fait l'impératif de la conscience des chrétiens "mûrs". En un mot, Agapè, c'est l'amour inconditionnel, l'amour que le Dieu judéo-chrétien éprouverait pour chaque homme. Ce principe premier est plus un idéal, une direction, qu'une loi... Il est un conseil contingent, péremptoire, injustifiable et, à la limite, parfois il peut paraître "illogique" et prendre de revers les tentatives les plus sophistiquées de justifier telle ou telle loi par la morale. (Chez les Chrétiens, ce côté péremptoire du principe qui gouverne la conscience explique "l'absurdité" de la Rédemption, "l'étrangeté" de la parabole dite de "l'enfant prodigue" voire de la parabole de "l'ouvrier de la dernière heure"...). L'esprit "d'Agapè", une fois reçu, perçu, et assumé comme principe de conscience (sans autre raison que "par la Grâce" diront les Chrétiens), permet au Chrétien qui a atteint le troisième étage de la pratique morale de comprendre toutes les attitudes dissidentes de Jésus.
Dans le coeur de la conscience d'un Bouddhiste, il me semble pouvoir dire que le principe qui organise le travail de conscience n'est pas "Agapé" mais le détachement... (Je parle ici sous la réserve de mon incompétence, car je ne suis évidemment pas un spécialiste mais un observateur de la praxis du bouddhisme - et en particulier du théravada). Les Bouddhistes mûrs et les Chrétiens "mûrs" utiliseraient donc deux principes différents pour faire fonctionner leurs consciences respectives. Cela pourrait laisser croire en une incompatibilité radicale entre ces deux sphères morales. En pratique pourtant, les morales de ces deux religions ne rentrent quasi jamais en contradiction. Des problèmes ne se posent que dans des cas d'école auxquels les médecins sont plus souvent exposés évidemment: euthanasie, neuroleptiques majeurs... Pour les non-médecins, citons quand même le "taam boun" - littéralement "faire son mérite" - qui sidère par ses priorités les touristes chrétiens attentifs qui se baladent en Thaïlande... ou les ruptures unilatérales du code conjugal pour le "bouat" (prendre l'habit de moine). Il va sans dire que l'alcool aussi doit être traité différement dans les deux culture; Bouddha n'a pas transformé de l'eau en vin!!!). Il va de soi que le "détachement" prôné par le Bouddhisme n'est possible que dans un environnement bienveillant qui ressemble finalement beaucoup à l'environnement promu par le christianisme et si la compassion Bouddhiste n'est pas exactement la Charité chrétienne, elle y est très favorable... De même il n'y a pas de véritable pratique de la Charité sans la prise en compte de la liberté individuelle et du désintérêt (détachement). Ce qu'il faut bien comprendre ici, c'est que même si le principe qui permet à la conscience chrétienne de désigner le 'bien', le 'mal' et le 'ni-bien-ni-mal' ne s'identifie pas au principe bouddhiste, dans les deux religions, on fait valoir la primauté de la conscience sur la loi dès que l'on a les compétences neuropsychologiques requises. Ce qui émerge dans ces figures d'école où il y a incompatibilité entre le devoir d'un Bouddhiste et le devoir d'un Chrétien, c'est la nécessité de complexifier le calcul moral, ce qui, in fine, stimule le passage à un quatrième stade de maturation morale qui transforme ce qui aurait pu être conflit en ce que les spirituels appellent plaisamment des "disputations". Entre personnes mûres, on ne s'étripe pas, on s'interpelle pour mûrir plus encore! (Je ne développe pas ici les implications d'un quatrième étage dans la maturation morale parce qu'elles ne sont peut-être pas utiles dans le propos de cet article. Je renvoie mon lecteur à l'article plus précisément dédié à ces quatre étages...) Une loi classique comme l'interdit de voler ou l'interdit de tuer désigne toujours très clairement un acte concret, mesurable, identifiable... alors qu'un principe de conscience n'a jamais cette lisibilité pratique. Ce que j'appelle ici un "principe de conscience", sort des catégories habituelles des lois. Dire qu'il faut aimer, c'est entrer dans un état d'esprit qui peut orienter les actes dans des directions opposées. Le même acte, la pratique d'une euthanasie par exemple, peut être un geste d'amour sincère, une simple routine en réponse aux requisits d'un formulaire ad hoc (accord de la famille, demande du patient, maladie irréversible, souffrances...), un crime haineux, un abus d'autorité, une manifestation de l'empathie mal distinguée de la sympathie... Il en va de même du détachement: l'abstinence sexuelle par exemple peut être un véritable détachement comme il peut être un enchaînement obsessionnel à la puissance du désir. Mais encore et surtout, le principe de conscience n'est jamais comme la plupart des autres lois un "tout ou rien", il intègre de l'intensif dans de le qualitatif. Je peux aimer une personne plus ou moins intensément ou me détacher d'un désir plus ou moins nettement... Pour les autres lois, c'est plus franchement discontinu, ("digital" dira-t-on aujourd'hui): soit je mens, soit je ne mens pas, soit je vole soit je ne vole pas...
Cette distinction entre lois et principes de conscience laisse apercevoir que dans pas mal de codes (même dans le Décalogue!) on mêle parfois principes (des "aspirations à...") et lois (des interdits purs et durs qui peuvent évidemment se formuler comme des obligations plutôt que des interdits puisque dans ce régime digital, le " tu ne peux pas " est toujours assimilable à un " tu dois ne pas "). Dans la société juive et dans les sociétés judéo-chrétiennes, plus le code de conduite se "christianisait", plus il distinguait nettement principe et lois. A partir de Jésus la confusion n'était même plus possible: il y a le grand principe d'abord, la "super loi", la "méta-loi": "tu aimeras ton Dieu de tout ton coeur...et ton prochain comme toi même qui lui est semblable" (ce qui, dans un langage moins ampoulé, moins théologique, reviendrait à dire " tu aimeras l'Amour") et puis, après, viennent les lois "normales": l'interdit de tuer, de voler, de négliger ou humilier ses parents, de convoiter, etc. (Au principe général de la conscience chrétienne, Conte Sponville ajoutera peut-être une remarque, hélas très pertinente, qui est la mesure de l'accessibilité de l'acte spontanément bon: l'amour ne se commande pas, ou si peu...)
Le Christ ne va jamais contre le principe de sa conscience, donc contre l'Amour de Dieu et l'Amour du prochain qui devrait lui ressembler... Mais au nom de l'Amour de Dieu et du prochain, il ose enfreindre parfois telle ou telle loi, dû-t-elle même appartenir au Décalogue (sabbat). J'affirme donc que Jésus est moralement absolument dépourvu d'ambiguïté; il a même explicité la distinction hiérarchisée entre la loi et ce que j'appelle ici le principe de la conscience chrétienne! "...Et l'un d'eux, docteur de la loi, l'interrogea pour l'éprouver, disant, 'Maître, quel est le grand commandement dans la loi ?' Et il lui dit, 'Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, et de toute ton âme, et de toute ta pensée. C'est là le grand et premier commandement. Et le second lui est semblable, Tu aimeras ton prochain comme toi–même. De ces deux commandements dépendent la loi tout entière et les prophètes'..." (Mt 22, 35-39. Traduction "Colombe") ... J'aime citer aussi la version de Marc qui laisse mieux sentir que le Judaïsme d'avant Jésus était déjà en train de "christianiser" sa morale: "... Et l'un des scribes, qui les avait ouïs disputer, voyant qu'il leur avait bien répondu, s'approcha et lui demanda, Quel est le premier de tous les commandements ? Et Jésus lui répondit, Le premier de tous les commandements est, Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est un seul Seigneur ; et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, et de toute ton âme, et de toute ta pensée, et de toute ta force. C'est là le premier commandement. Et le second lui est semblable, Tu aimeras ton prochain comme toi–même. Il n'y a point d'autre commandement plus grand que ceux–ci. Et le scribe lui dit, Bien, maître, tu as dit selon la vérité, car il y en a un, et il n'y en a point d'autre que lui ; et que de l'aimer de tout son cœur, et de toute son intelligence, et de toute son âme, et de toute sa force, et d'aimer son prochain comme soi–même, c'est plus que tous les holocaustes et les sacrifices. Et Jésus, voyant qu'il avait répondu avec intelligence lui dit, Tu n'es pas loin du royaume de Dieu. Et personne n'osait plus l'interroger..." ( Mc12,28-34. Traduction "Colombe") La version de Luc de ce passage fondamental pour la morale judéo-chrétienne est d'autant plus intéressante qu'elle précise le propos par la parabole dite du "Bon Samaritain" qui est par excellence une approche pédagogique du culte d'Agapè, de l'amour sans condition, de l'amour qui déborde de la peur de l'altérité et des considérations politiques ou théologiques: si on commence par aimer celui qui nous aime, on finira par ressentir le devoir d'aimer n'importe qui! "... Et voici, un docteur de la loi se leva pour l'éprouver, et dit, Maître, que faut–il que j'aie fait pour hériter de la vie éternelle ? Et il lui dit, Qu'est–il écrit dans la loi ? Comment lis–tu ? Et répondant, il dit, Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, et de toute ton âme, et de toute ta force, et de toute ta pensée ; et ton prochain comme toi–même. Et il lui dit, Tu as bien répondu ; fais cela, et tu vivras. Mais lui, voulant se justifier lui–même, dit à Jésus, Et qui est mon prochain ? Et Jésus, répondant, dit, Un homme descendit de Jérusalem à Jéricho, et tomba entre les mains des voleurs, qui aussi, l'ayant dépouillé et l'ayant couvert de blessures, s'en allèrent, le laissant à demi mort. Or, par aventure, un sacrificateur descendait par ce chemin–là, et, le voyant, passa outre de l'autre côté ; et pareillement aussi un lévite, étant arrivé en cet endroit–là, s'en vint, et, le voyant, passa outre de l'autre côté, mais un Samaritain, allant son chemin, vint à lui, et, le voyant, fut ému de compassion, et s'approcha et banda ses plaies, y versant de l'huile et du vin ; et l'ayant mis sur sa propre bête, il le mena dans l'hôtellerie et eut soin de lui. Et le lendemain, s'en allant, il tira deux deniers et les donna à l'hôtelier, et lui dit, Prends soin de lui ; et ce que tu dépenseras de plus, moi, à mon retour, je te le rendrai. Lequel de ces trois te semble avoir été le prochain de celui qui était tombé entre les mains des voleurs ? Et il dit, C'est celui qui a usé de miséricorde envers lui. Et Jésus lui dit, Va, et toi fais de même..." (Lc10,25-36. Traduction "Colombe") Où la leçon de Jésus devient vraiment totale, c'est avec l'épisode dit du "Jeune homme riche". Selon la maturité supposée de celui qui l'interroge, Jésus répond par les principes ou par des lois. S'il n'est pas certain de la maturité de son interlocuteur, il examine d'abord et puis, si possible promeut l'usage de la conscience. L'épisode du "jeune homme riche" est paradigmatique: un jeune homme veut être moralement bon pour gagner la vie éternelle (une "bonté" qui est donc d'emblée suspecte d'être intéressée et en contradiction avec Agapè). Jésus qui présuppose d'abord qu'il n'est pas encore moralement mûr, lui répond donc simplement qu'il doit observer les lois. Quelles lois ? "...tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, etc. " (mais il introduit déjà subrepticement le principe de conscience qui risque d'être entendu comme une simple loi par son interlocuteur: aimer son prochain!) (Mt19,18-19). Comme le jeune homme semble les observer correctement, et que par ailleurs, ce jeune homme semble lui-même en demander plus, Jésus en déduit qu'il est mûr pour juger moralement à partir de sa conscience. Jésus lui propose donc un regard critique plus pointu sur son conformisme. Jésus lui propose dans un deuxième temps, de passer à une morale du troisième stade où l'amour du prochain n'est manifestement plus une simple affaire de simple conformité; il devrait tout donner aux pauvres! C'est cela aussi l'amour du prochain qu'il avait trop simplifié en se disant conforme! ...et le jeune homme qui est donc, de fait, déjà mûr (puisqu'il comprend alors qu'il n'est pas nécessairement bon et que cela sera compliqué de l'être), fait demi tour...
Dépasser le jugement purement légaliste au nom de la conscience, c'est exactement ce que faisait le Christ dans TOUTES ses attitudes rebelles. On a même l'impression parfois, qu'il se force à ne pas respecter la loi pour provoquer chez ses interlocuteurs le distinguo entre le licite et le moral... (Il aurait pu aussi bien faire patienter les malades chroniques un jour de plus pour mieux respecter le sabbat par exemple!)
3 Disputations, compromis, dialogues...
Pour terminer, descendons sur le terrain, là où rien n'est évident: L'alcoolL'alcool est peu compatible avec le Bouddhisme et ce n'est pas seulement à cause de l'addiction qu'il peut provoquer (attachement!). L'alcool, comme la plupart des psychotropes/neuroleptiques/somnifères, est par excellence ce qui atténue la lucidité, cette vigilance qui est l'arme principale proposée par Bouddha pour détecter et couper les puissances du désir (Cf. rôle de la méditation dans le Bouddhisme). Jésus qui change l'eau en vin semble plutôt aimer l'alcool... C'est qu'il est probablement plus sensible que Bouddha aux vertus relationnelles de l'alcool (l'Agapè est relation!). Il sait combien l'alcool peut réduire la peur de l'autre, favoriser la confidence, amplifier le bonheur d'être ensemble... Jésus sait comme chacun de nous que l'alcool peut aussi vaincre la timidité ce monstre froid qui freine la genèse de mille Amours! Bien sûr, le christianisme n'aime pas plus que le Bouddhisme les dérives de l'alcoolisme! Est-il nécessaire de développer un tel truisme? Disons simplement pour conclure que le Bouddhisme n'aime pas l'alcool pour ce qu'il est, ...tandis que c'est plutôt l'excès de sa consommation que le christianisme n'aime pas. Le traitement moral de la question est donc fondé sur des assises très différentes même si en pratique cela ne change pas grand-chose. Comme il n'est jamais question d'impureté ni dans le Bouddhisme ni dans le Christianisme, on ne se retrouve pas dans les difficultés que suscitent, par exemple, l'Islam en Occident à ce propos. On a avec l'alcool une belle illustration des rôles différenciés d'un côté, des lois et de l'autre, des étages de la maturation en morale. L'Islam n'est évidemment pas incompatible avec la maturité morale, ...mais on doit alors supposer que le principe de conscience en Islam inclut le conformisme dans son algorithme, ce qui soulève des problèmes autrement plus complexes qu'il n'y a pas lieu de développer ici (ce serait trop long). Il est temps de passer alors au quatrième niveau de la maturité... Le suicide et l'euthanasieLe suicide et l'euthanasie sont deux autres sujets que les morales bouddhistes et chrétiennes, l'air de rien, traitent sur des bases très différentes. À l'époque de Bouddha et encore aujourd'hui, en Inde, il existait au moins une religion qui autorisait explicitement le suicide: le Jaïnisme (voir ce que l'on dit sur le web de l'usage autorisé du "Sallekana" lorsque la vie devient trop difficile). Pourtant, dans l'univers du Théravada en tout cas (Bouddhisme primitif), il est a peu près impossible de commettre pire erreur que le suicide! Pourquoi? La raison est simple: le suicide en général est par excellence l'assomption irréversible de l'ennemi numéro un du Bouddha: le désir. L'euthanasie y est presque aussi fermement condamnée. Dans le Christianisme c'est tout de même beaucoup moins clair. D'aucuns feront valoir que le Christ aurait manifestement pu esquiver son procès et, surtout, qu'il avait des resources rhétoriques suffisantes pour éviter sa condamnation à mort. Son silence au Sanhédrin et avec Pilate (qui lui était plutôt favorable) a troublé plus d'un croyant attentif à la question! Par ailleurs, si l'on en croit l'esprit des Évangiles, l'aura puissante, dont le Christ a fait grand usage durant toute sa vie publique, laisse penser - peut-être à tord, j'en conviens - que Jésus ne fut pas un petit gringalet mais plutôt un solide et séduisant grand gaillard susceptible de résister aux affres d'une flagellation même sévère. Un médecin pourrait alors avancer que s'il est mort si vite sur la croix, c'est parce que lorsqu'on est suspendu par les bras, il "suffit" de renoncer à utiliser la force des jambe pour mourir en quelques minutes (crampes mortelles de la cage thoracique).... Jésus avait certainement l'intelligence et la force de caractère requise pour comprendre cela et s'offrir ce genre "d'euthanasie" lorsqu'il jugea sa mission achevée... (A moins que ce fut le centurion compatissant qui fit clouer les jambes plus fléchies sur la croix? Cf. étude du supplice de la crucifixion sur ce même site). Bon, je me laisse encore aller à conjectures et présupposés spécieux... En fait, si les peuples chrétiens d'aujourd'hui condamnent malgré tout encore (mais pas très fermement) le suicide et euthanasie, c'est surtout et avant tout parce qu'il est en général la conséquence d'un manque d'espérance et donc un manque de confiance, un manque de foi... Voilà des justifications qui pourraient sembler bien faibles dans la pensée bouddhiste! Les deux religions se rejoignent finalement "accidentellement" au niveau des recommandations légales en partant de prémices très différentes. C'est dire que même si les sphères Bouddhistes et chrétiennes semblent parfois très proches, c'est plus par accident que par essence. Et pourtant, ces deux religions se contentent de disputations...
paul yves wery - Chiangmai, Juillet 2016
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