Version 3.2 - Juillet 2017
Ce texte fait partie d'une série d'articles consacrés à la description de la méditation pratiquée dans le Bouddhisme Théravada. La lecture préalable du premier article (présentation générale du Vipassana) est nécessaire pour aborder cette étude.
Le Vipassana et 'l'état d'esprit'
(C'est Nyanaponika qui utilise la formule "État d'Esprit" dans son commentaire de ce chapitre du texte original du Maha-Satipatthana-Sutta. Il revendique cette liberté au nom du contexte, après avoir pourtant traduit «Citta» par «Esprit» dans sa traduction...)
Il s'agit ici d'un examen non tant de l'esprit que de la santé de l'esprit. Bouddha propose une 'check-list' de santé avant de partir à la conquête du Vipassana ou des Absorptions méditatives. L'esprit, tel un pilote qui va bientôt faire corps avec son avion pour monter dans les airs, vérifie s'il est mesure d'utiliser correctement les manettes de commande: est-il en mesure d'utiliser adroitement son corps, ses sympathies, sa conscience, sa concentration et tout le bataclan indispensable au voyage? (L'esprit, le corps, les sympathies et tout le bataclan, on sait déjà de quoi il est question grâce aux contemplations dédiées.) Cette check-list que Bouddha nous propose, il est fait de huit rubriques, huit binômes, à examiner attentivement pour détecter les éventuelles faiblesses du pilote.
- 'Désir/pas de désir' (ou, selon la traduction, 'passion/sans passion', ou 'agité/libre d'agitation'...). Ce binôme m'invite-t-il à éviter que l'idée de l'avenir vienne parasiter le présent?
- 'Haine/pas de haine' (ou, selon la traduction, 'aversion/sans aversion', ou 'esprit négatif/libre de négativité'...) Ce binôme m'invite-t-il à déjouer l'influence toxique du pôle négatif de la sympathie limbique?
- 'Illusions/pas d'illusion' (Je suis moins preneur de la traduction 'plein de concepts erronés/sans concepts erronés' parce qu'elle favorise une confusion entre les états d'esprit et les objets de la pensée...). Ce binôme m'invite-t-il à me méfier de l'autosuggestion? Il n'y a pas de "fluides", "d'énergies", de "yin et yang" à décrypter en Vipassana.
- 'Recroquevillé/distrait' (ou 'posé/dispersé' ou 'restreint/éparpillé' ou 'rassemblé/éparpillé'...) Où se situe le bon équilibre entre la focalisation de l'attention? Ni trop focalisé (recroquevillé), ni trop peu (distrait)... pour que la conscience ne se dissolve ni dans les absorptions ni dans le relativisme?
- 'Développé/non développé' (ou 'ouvert/limité' ou 'élargi/pas élargi' ou 'large/recroquevillé'...) ??? Je ne comprends toujours pas la distinction à faire avec le binôme précédent... ???
- 'Surpassable/insurpassable' (ou 'capable de progresser/incapable de progresser' ou 'dépassé/insurpassé'...) ??? Saper les dogmes pour permettre la progression de ma lucidité???
- 'Concentré/non concentré' (cf. différence entre attention et focalisation!) Ce binôme serait plutôt une mise en garde contre la somnolence???
- 'Libéré/non libéré' ??? ...Gare au conformisme?...???
Mon lecteur aura remarqué combien je joue avec les points d'interrogation... Je ne suis ni un grand méditant ni un grand spirituel et je dois simplement reconnaître que, pour moi, ce chapitre du Maha-Satipatthana-Sutta n'est pas toujours limpide.
Encore trois remarques avant d'entrer dans le vif du sujet:
- Il n'y a ici pas qu'un état des lieux (passif) à faire, il y a aussi des choix! Le texte et le contexte nous proposent des binômes de contraires dont un pôle serait à privilégier alors que l'autre pôle serait à esquiver. Il ne faudrait pas s'étonner de ce qu'on ne puisse se contenter ici d'observer; on est dans la contemplation d'une fonction exécutive et non d'une simple perception (passive) comme pour le corps ou la 'sympathie limbique'. Tout l'art est justement de rendre à l'esprit sa vocation exécutive par une observation attentive. L'enjeu c'est celui de la 'liberté' bien sûr (qu'il faudrait émanciper des désirs, de la fatigue, du conformisme, de la distraction, etc.)
- Bouddha ne dit pas explicitement qu'il y a pour chaque couple de contraires un choix (actif) à faire en plus de l'observation. Le contexte le suggère. Mais après avoir un peu étudié Nagarjuna (un des piliers du Bouddhisme Mahayana), je me dois de mettre mon lecteur en garde par rapport à ce "choix actif". Dire qu'il y a un choix à faire est une affirmation qui en stricte 'non-dualité' mérite pour le moins d'être nuancée... S'il y a vraiment choix à faire, il est peut-être le lieu par excellence du sentier dit de "l'Effort Juste" (sixième sentier de l'octuple sentier de la Quatrième Noble Vérité du Sermon de Bénarès).
- Notons aussi que pour le quatrième binôme, selon certaines traductions ('recroquevillé/distrait', 'restreint/éparpillé'), les deux pôles du couple, quoique contraires l'un à l'autre, semblent devoir être également évités. Cette rupture de rythme étrange pourrait décrédibiliser ces dites traductions(?)... Mais comme par ailleurs ces traductions semblent aussi les plus investies par un effort exégétique... Prudence donc!)
***
Désir/Pas de désir
Le premier binôme met le doigt sur une petite subtilité qui permet de distinguer l'obéissance au désir (subordination) et l'obéissance à la volonté (liberté). L'Occident contemporain est un peu désemparé devant cette nuance parce que la psychologie n'a pas poussé la division symbolique du réel aussi loin que Bouddha. Freud et sa clique ont tendance à penser la volonté comme un désir, soumise donc aux desiderata de l'histoire infantile, de l'inconscient, de la personnalité de la mère et tutti quanti... Le désir dont parle Bouddha exige, lui, une division symbolique du réel plus pointue: au départ il y a une affinité, une sympathie positive ou négative («Vedana») qui peut se transformer en un désir lorsque cette sympathie est insérée dans un projet d'avenir. La volonté, elle, peut être parfaitement indifférente aux productions d'affinité ou de répulsion. Elle a une autre origine (qui parfois sera elle-même consécutive à une affinité mais pas nécessairement!) La volonté peut être un pur fruit de l'intelligence discursive, ou de l'activité spirituelle, ou de la parfaite équanimité par rapport aux affinités spontanées, ou une nécessité professionnelle, ou un ordre médical, ou une exigence du pragmatisme, ou autant d'autres raisons qui ne sont (éventuellement!) pas soumises à la pression de la sympathie, du plaisir, de l'amour... C'est une volonté de ce type et non un désir qui conduit Bouddha condamner les désirs. «Désirer ne pas désirer» est une réduction infantile de la pensée de Bouddha!
Il faut dépasser la question des conventions purement linguistique pour entrer dans la question des frontières symboliques. Peu importe ici le choix des mots. Peu importe que l'on choisisse par exemple de dire "soif" plutôt que "désir" (ou "Feeling" plutôt que "Sympathie limbique", ou "Volonté" plutôt que "Sagesse", etc.) pourvu que les référant désigné aient des frontières symboliques non confondues avec les frontières symboliques des autres référents disponibles dans la vie mentale de tel ou tel locuteur. La Bible par exemple utilise le mot «lèpre» pour désigner autant la maladie consécutive au bacille de Hansen que certains cancers de la peau, que le psoriasis, etc. La lèpre dans ce cas est un mot qui désigne un référent aux frontières symboliques très larges... Par contre le médecin contemporain, lorsqu'il parle de lèpre, utilise le même mot pour désigner un référent dont les frontières symboliques sont nettement plus étroites: la lèpre est une maladie de la peau, certes, mais exclusivement celle qui est liée à l'activité pathogène du bacille de Hansen, excluant donc les maladies de la peau d'origine génétiques, psychosomatiques, virales, parasitaires, allergiques etc. (le médecin contemporain, grâce aux études scientifiques, utilise une division symbolique des maladies de la peau beaucoup plus fine que les rédacteurs de la Bible ; il dispose de beaucoup plus de référents pour penser la peau et les pathologies) De la même manière mais à contresens l'Occident utilise le mot «désir» en simplifiant la division symbolique du réel. En Occident le mot «désir» tend à désigner un référent dont les frontières symboliques incluent à la fois la sympathie limbique (présent) et sa projection imaginaire dans l'avenir. Bouddha prend bien soin d'isoler dans nos réalités mentales, ce qu'il appelle «Vedana» et qui est une sympathie première, qui n'inclut pas l'envie de sa prolongation ou de son abolition dans l'avenir... (Voir l'étude sur la 'sympathie'.)
Bouddha ne cherche pas à transformer la 'sympathie' ("cela me plaît/cela ne me plaît pas", "j'aime/je n'aime pas", "agréable/désagréable"...) qui est une des racines du désir. Il cherche plutôt à en abolir l'influence par une souveraine indifférence, ce qui revient, en pratique, à abolir le désir tout en gardant des inclinations (ce qui semble d'abord contradictoire dans l'ordre symbolique occidental). Pour Bouddha, la 'sympathie' est une 'fatalité' corporelle (cf. système limbique des neurologues) mais le désir est une forme de prise en charge (de la 'sympathie') qui, elle, n'est pas une fatalité.
Je dois donner un exemple concret parce qu'on est au coeur d'un sujet important en spiritualité:
Dans l'ascèse d'inspiration chrétienne occidentale, il est souvent question de maîtrise du désir par accentuation d'un autre désir: à une sympathie de basse qualité il faut répliquer par un amour sublime... Oui, le christianisme est fou d'amour, il le sait et il ne veut pas guérir de son addiction. Le Christianisme n'a pas pour idéal un amour qui ne serait que volonté. Tout ce qu'il accepte, c'est de travailler le champ d'action (élargir la focale) de cette affinité première pour passer du statut d'Éros/Philia à celui d'Agapè (c'est la terminologie consacrée dans les études de l'amour par les philosophes et spirituels contemporains). Mais le but reste toujours d'aimer plus et mieux – entendez: aimer 'en choisissant moins' et aimer 'plus passionnément'!
Pour le Bouddhisme, s'il faut parler d'amour, alors, le plus bel amour est une forme de compassion indifférente à la 'sympathie première' (Vedana). Le plus bel amour naît d'une volonté bien protégée des effets pernicieux des désirs eux-mêmes issus des sympathies.
Si le bouddhiste essaye d'être indifférent à l'inimitié et à l'amitié le chrétien, lui, essaye d'aimer son ennemi. L'univers chrétien a radicalement dénaturé le sens que l'univers bouddhiste accordait à la compassion. Dans le bouddhisme, l'empathie, qui est par excellence une production du vedana, ne peut pas être le moteur principal de la compassion. Sur le terrain social, la pratique de la compassion est de fait très différente dans les deux sphères spirituelles!
Entre les deux religions, il n'y a pourtant pas vraiment d'incompatibilité car, in fine, des deux côtés, l'idéal serait de pouvoir aider indifféremment le vieux, l'enfant, le laid, le beau, le méchant, le gentil, l'intelligent et l'imbécile, le handicapé et l'athlète, l'homme et la femme, le proche et l'étranger. Mais d'un côté la sympathie qui suscite désirs et plaisirs est souhaitable alors que de l'autre on s'en méfie et cherche plutôt à y être indifférent.
Pour le chrétien, lorsque l'appétence s'en va, 'l'amour' risque trop de s'affadir en 'devoir'. Pour le bouddhisme, lorsque l'appétence s'en va, il reste un autre carburant pour faire tourner le moteur de l'action... la volonté froide d'en finir avec les illusions qui seraient à l'origine de toute douleur. L'amour visé par la deux religions, est l'idéal régulateur du chrétien tandis qu'il n'est clairement qu'une étape dans l'évolution spirituelle du Bouddhiste! Dans le bouddhisme, le détachement est l'idéal régulateur.
Haine/Pas de haine
Le second binôme ('haine'/'pas de haine', 'aversion'/'sans aversion', 'esprit négatif'/'libre de négativité'...) semble au premier regard reprendre le thème de la 'sympathie limbique' («Vedana». Si Bouddha distingue ce binômes du précédent, c'est parce que la haine est un des deux pôles de la sympathie limbique (vedana) bien avant d'être un désir. Pour Bouddha, le contraire du désir c'est le non-désir (équanimité) tandis que la haine s'oppose à la sympathie, l'affinité... L'absence de désir n'implique pas à l'absence de haine.
La contemplation de la 'sympathie' nous révélait une production mentale orientée soit du côté de l'agréable, de l'attirant, soit du côté du désagréable, du répugnant. Parfois rien n'était déclaré mais en tout état de cause, la déclaration n'était jamais simultanément du côté de l'attractif et du côté du repoussant. Tout se passe comme si l'organe qui produit la 'sympathie limbique' (vedana), lorsqu'il fonctionne, fonctionne en mode exclusif: un pôle exclut l'autre. Par contre, si on examine le pseudo-couple désir/haine, Bouddha nous invite à remarquer qu'il n'y a pas une production mentale unique mais deux productions distinctes. Une production d'un désir n'est pas en contradiction avec une production d'une haine vis-à-vis du même objet. Il n'y a pas de contradiction logique entre ces deux états de l'esprit. L'agréable est bien le contraire du désagréable, mais le désir n'est pas le contraire de la haine, etc.
Tout cela paraît spécieux. Mais, lors de la méditation, cela peut avoir des conséquences abyssales. Cette distinction symbolique permet, entre autres choses, de distinguer le lieu de la 'fatalité' et celui du 'choix', ...la sphère du cerveau et celle de l'esprit...
On n'est d'ailleurs pas encore au bout du chemin! En analysant la genèse des grippages de l'esprit, on s'aperçoit aussi que les genèses du désir (premier binôme) et de la haine (deuxième binôme) sont tous les deux différemment liés au temps (et donc à l'activité de la pensée associative).
Quel Occidental n'aura pas au début de sa pratique méditative fait la confusion entre le désir et l'agréable? Ces confusions nous perdent en de vains efforts. Bouddha ne nous pousse pas à nous battre contre des fatalités qui ne relèvent pas du champ de notre volonté, mais encore fallait-il bien distinguer les territoires!
Des distinctions symboliques me manquent encore pour pouvoir aborder les autres binômes d'une manière plus fouillée. J'y viendrai plus tard si Dieu le veut.
paul yves wery Chiangmai - septembre 2009
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