LA PREMIERE TENTATION DE JESUS
Mt 4,1-4&11 1 Alors Jésus fut emmené par l’Esprit au désert, pour être mis à l’épreuve par le diable. 2 Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim. 3 Le tentateur vint lui dire: Si tu es Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains. 4 Il répondit: Il est écrit: L’être humain ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. (...) 11 Alors le diable le laissa, et des anges vinrent le servir. Mt4,1-11 - Trad. "Nouvelle Bible de Ségond 2002" Autres traductions TOB - Semeur - Jérusalem - Colombe - Segond - Chouraki - Osty - Deiss - yyy - zzz
Marc1 12-13 12 Aussitôt l’Esprit le chasse au désert. 13 Il passa quarante jours dans le désert, mis à l’épreuve par le Satan. Il était avec les bêtes sauvages, et les anges le servaient. Mc1,12-13 - Trad. "Nouvelle Bible de Ségond 2002" Autres traductions TOB - Semeur - Jérusalem - Colombe - Segond - Chouraki - Osty - Deiss - yyy - zzz
Luc 4,1-4 1 Jésus, rempli d’Esprit saint, revint du Jourdain et fut conduit par l’Esprit au désert, 2 où il fut mis à l’épreuve par le diable pendant quarante jours. Il ne mangea rien durant ces jours–là et, quand ils furent achevés, il eut faim. 3 Alors le diable lui dit : Si tu es Fils de Dieu, dis à cette pierre de devenir du pain. 4 Jésus lui répondit : Il est écrit : L’être humain ne vivra pas de pain seulement. Lc4,1-4 - Trad. "Nouvelle Bible de Ségond 2002" Autres traductions TOB - Semeur - Jérusalem - Colombe - Segond - Chouraki - Osty - Deiss - yyy - zzz *** La privation dont Jésus souffre dans le désert n'est pas une fatalité. C'est par un jeûne que Jésus a créé en lui-même cette faim que le tentateur va essayer d'utiliser. Jésus n'est pas présenté dans ce texte comme la victime de son humanité. Il n'est pas en train de payer le prix de son incarnation auquel le tentateur voudrait qu'il renonce. La tentation contre laquelle Jésus doit résister n'est ni de se remplir l'estomac ni de produire un repas d'une manière plus ou moins miraculeuse. La faim est ici le prix d'un choix délibéré et c'est ce choix délibéré, non sa conséquence (la faim), qui est au coeur de la tentation. La tentation c'est de reconnaître l'absurdité de ce geste par lequel un homme qui de surcroît se dit Fils de Dieu se met lui-même en état de souffrance! Le tentateur ne se propose donc pas de nourrir Jésus lui-même, il ne vient pas glisser des mets délicieux sous son nez, car alors ce serait faire de la satisfaction de la faim la matière de la tentation. Le tentateur qui n'est pas un sot a très bien vu en quoi Jésus est son véritable ennemi! Le tentateur ironise plutôt. Que pourrait-il faire d'autre qu'ironiser d'ailleurs? L'origine de cette faim étant un choix contre-nature de Jésus lui-même, le tentateur ne peut rien faire sinon remuer le couteau dans la plaie en rappelant à Jésus qu'il a en lui-même les ressources nécessaires pour apaiser cette situation absurde dans laquelle il s'est placé. La matière de la première tentation, c'est donc d'abandonner cette posture ridicule qui consiste à se mettre soi-même en situation de manque, en situation de désir. Voilà pourquoi le tentateur ne propose pas de faire quelque chose pour Jésus, à la place de Jésus, sous une condition particulière. Il se contente d'essayer de le ramener à ce bon sens qui pourrait se traduire par:
Ce bon sens du tentateur plonge le texte dans une pertinence troublante: l'homme moderne «normal» est le tentateur! La question n'est donc pas ici d'utiliser ou non un pouvoir de thaumaturge. Je le répète parce que pour nous, simples mortels, cette interprétation, in fine , serait déjà une concession faite au tentateur! Nous voudrions tous que cette tentation que subit Jésus ne soit qu'une tentation pour dieux, une tentation peu susceptible de nous concerner. Cessons d'esquiver la vraie question pour échapper au désir de Jésus. Il me semble plus adéquat ici de considérer que la tentation dont il est question, c'est de refuser le miracle, refuser d'être servi par des anges. Ce que le tentateur propose, c'est que ce soit Jésus qui nourrisse Jésus. Qu'il mange le fruit de sa propre existence, de ses propres ressources! Plus généralement, qu'il reste à l'intérieur de ses frontières, qu'il accepte sa nature! Pour forcer le trait, au risque de quitter le contenu réel de l'Evangile, la suggestion de transformer les pierres en pains pourrait se comprendre comme une injonction banale et vaguement éthique: «Travaille!» ou, plus exactement, avec toute l'ironie qu'il sied à la bouche du diable: «Si tu es réellement ce 'Fils de Dieu' comme tu crois l'être, assume ton rang et '...fais que...' (ou '...ordonne que...',selon la traduction)».
Quand Jésus touche les dividendes de sa fermeté vis-à-vis du tentateur, il se laisse miraculeusement servir par des anges -on y est donc finalement arrivé au miracle! Se nourrir de la parole de Dieu, c'est croire au miracle, croire en la possibilité d'un «gain d'être». (Je suis du coup plus intrigué par ce service des anges: en quoi consiste-t-il? Un bon repas? Peut-être mais certainement pas un repas tel que je peux l'imaginer, moi à qui il manque encore ce surplus d'être qui ne vient pas du pain.) En fait, les anges servent Jésus parce qu'il a refusé de se nourrir exclusivement de ce pain qu'il peut faire (ou faire faire) lui-même. Il ne s'est pas laissé piéger par une définition close de sa propre nature: il ne se nourrit pas que de sa nature divine, il se LAISSE NOURRIR par la divinité de sa nature! Cette passivité, cette réceptivité à l'autre, à l'inconnu, peut effectivement mettre à mal le tentateur parce qu'elle est effectivement l'ouverture au changement radical du désir naturel! C'est donc bel et bien un message anthropologique qui pointe son nez derrière ce texte: Jésus, l'homme Jésus, celui qui a accepté le poids de l'incarnation, est autre chose que ce qu'il peut en savoir. Il doit puiser dans l'Autre une partie de sa nourriture, une partie sinon de ce qu'il n'est pas encore (et qui l'oblige à se nourrir), au moins de ce qu'il ne sait pas être et qu'il peut encore apprendre. Mais que ce soit de l'être ou du savoir, puisque l'un appartient à l'autre, c'est de toute façon, in fine toujours de l'être en devenir, de l'être encore susceptible d'être nourrit, de changer, de grandir, dont il est question. Le tentateur, c'est celui qui fuit la perfectibilité de notre nature. Le tentateur, c'est celui qui au nom d'une science arrêtée de l'homme (et donc du Dieu pensé par l'homme), au nom du pragmatisme peut-être, et au nom de sa haine de la douleur, trouve purement et simplement insensé non seulement d'accepter mais en plus de créer en soi-même un manque. On ne peut comprendre l'ampleur de l'engagement de ce texte que dans la mesure où nous comprenons à quel point la réponse de Jésus est «décalée» (pour ne pas dire ridicule) aux yeux des valeurs de la modernité par rapport au travail et au désir. Plutôt que d'accepter de travailler pour servir le désir -ce qui est, grossièrement dit, le programme de la modernité- Jésus choisit de "se travailler" pour changer son propre désir, ce qui n'est qu'accidentellement un projet de la modernité. Jésus choisit de travailler pour changer le désir. Pour être plus exact et rendre justice au texte, Jésus ne refuse pas de se mettre au service de son désir, il ne prend pas la peine de dire au tentateur qu'il se trompe; il se contente de lui dire qu'il y a quelque chose de plus à prendre en considération: l'homme ne se nourrit pas seulement de pain. Ce que ce texte dit aussi par la résistance de Jésus (et qui est désagréable à entendre), c'est qu'il est nécessaire d'avoir faim pour nourrir totalement notre personne. À ce travail incontournable de changer les pierres en pains il faut ajouter le jeûne. Ceux qui ont déjà jeûné volontairement le savent, le jeûne, encore plus que la fabrication du pain, est une forme de travail (entendons ici par «travail» une dépense d'énergie pas nécessairement agréable et même souvent désagréable). C'est ici que l'homme moderne «normal» décroche et se met dans le rang du tentateur. Que l'on utilise l'ascèse pour des raisons pédagogiques (renforcer la volonté, améliorer des performances sportives ou intellectuelles, favoriser la créativité etc.), une personne normale et éduquée l'admettra sans difficulté. Mais ce même homme normal et éduqué sent bien que la motivation de Jésus est d'un autre ordre: il se fait mal pour laisser cette douleur le nourrir du désir d'un autre (du tout Autre dans cette occurrence puisqu'il s'agit de Dieu qui presque par définition ne peut se définir!). Il n'est pas question ici d'un ennuyeux exercice de volonté ni bien-sûr d'une sombre logique expiatoire. Il y a abandon à l'inconnu, invitation au risque. À la peur des désagréments purement physiques ou psychologiques des macérations s'ajoute donc une autre angoisse: l'inconnu. Le projet de la modernité, c'est justement de baliser nos désirs dans une sphère «réaliste», de conformer l'humanité dans une sphère sécurisée. Or, se nourrir de toute parole qui sort de la bouche de Dieu, qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire? Du vent peut être. Une utopie de plus pour nourrir guerres et oppressions? De l'opium pour calmer les maladroits et les malchanceux? C'est la suite du texte, ce que les chrétiens appellent le Nouveau Testament, qui tente de répondre à cette question. Le récit des tentations est une mise en perspective des enjeux. La faim de pain peut susciter un autre désir que celui du pain. Il y a là la matière d'une méditation, d'un discernement qui pourra nous conduire à mieux lire le Nouveau Testament, à y chercher une nourriture plus utile à notre croissance et à pratiquer nous aussi l'ascèse.
paul yves wery - Chiangmai - Avril 2008 Version 1.02 - mai 2010 Version 1.03 - février 2011
Voir aussi la BD inspirée par cette exégèse
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