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L'oeuvre du malin dans la Passion

(Les différents genres de la méchanceté)

Abstract: Déconstruction des diverses formes de la méchanceté qui sont mise en oeuvre durant la Passion de Jésus. Chacune a une racine très différente qui est accessible à notre volonté...

Méditer la Passion c'est essayer d'évaluer, de mesurer la souffrance de Jésus par le miracle de la compassion. Retournons à cet exercice autant que possible. Puisse ce chemin de croix nous faire comprendre enfin l'intelligence du mal. Ce jour-là seulement commencera la lente déconstruction de la méchanceté.

Lorsque Jésus laissait crier «hosanna», sur le dos de son ânon, Il ironisait sur cette gloire donnée par les petits et dont les grands se délectent. Un ânon aux jambes tremblantes (Mc11,2 etc.) pour fièr destrier, des haillons pour tapis rouge et des rameaux comme oripeaux... Je pense que dans cette affaire, Jésus ne visait aucun prince en particulier; s'il y avait effectivement dans son chef une volonté de dérision, c'était la dérision de la gloire politique, de la quête de l'honneur social. Dérision de l'entrée triomphale des Césars dans toutes les Rome de la vanité... Ce n'est pas un mais tous les dirigeants qui sont visés par la bouffonnerie de Jésus, non seulement Hérode et Pilate mais encore les grands prêtres, les docteurs de la loi, les pharisiens influents...

À en croire le ton des textes, il est possible et même probable que cette parodie ne fut pas comprise comme telle par toutes ces petites gens qui y jouaient un rôle. Il est possible et même probable que, quelques jours plus tard, certains de ces thuriféraires crieront et cracheront avec autant de candeur et de bonne foi sur le même Jésus qui passera du rôle de Roi à celui de l'imposteur. Ainsi va le coeur des foules. Cela fait deux mille ans que des dévots répètent cette ambiguïté. Deux mille ans que l'on interprète l'entrée de Jésus à Jérusalem plus comme un hommage à Jésus que comme la dénonciation par Jésus de cette forme d'hommage.

Cela fait deux mille ans aussi que parmi ces dévots qui sortent de la célébration des rameaux, quelques-uns continuent à jouir d'idolâtrer tel ou tel prince de la modernité ou de lyncher tel ou tel marginal.

Pourquoi donc éprouvons-nous tant de difficultés à comprendre que cette pompe, cette gloire, Jésus ne l'aime pas parce qu'Il sait, Lui, qu'elle participe de cet esprit qui le mènera au supplice?

Il faut bien le dire; notre imbécillité fut une cause importante de toutes ces souffrances dont Jésus eut à souffrir lors de son passage sur notre terre. L'incohérence, l'inconstance, le manque d'introspection, le manque de self-contrôle... Imbécilité plus que méchanceté (on hésiterait même à parler de méchanceté à propos de ces petites gens soumis aux jougs de leurs instincts versatiles, qui crient aussi facilement «hosanna» qu'ils hurlent à la crucifixion).

«...Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font... »

La grégarité est au coeur de nos vices. Peut importe ce que nous faisons pourvu que nous le fassions en groupe. Peur de la solitude. Peur de l'exclusion. Peur de la singularité. La grégarité s'organise toujours autour d'idoles et de boucs: Jésus sera les deux sur l'espace de quelques jours et c'est une partie de la mise en garde à laquelle sa passion nous renvoie. Il est essentiel que nos Eglises insistent sur la formation intellectuelle de leurs sbires. La théologie, la philosophie, la mathématique même, peut importe quel exercice de la raison, pourvu que l'imbécillité prenne quelques coups avant que de pouvoir accoucher de méchants projets.

Ce que l'on a appelé «l'entrée triomphale» et que l'on aurait pu aussi appeler «la dérision des triomphes» n'a pas été mal comprise par les gens plus instruits. Ceux-là étaient assez malins pour comprendre que Jésus ne prétendait pas à un quelconque trône évidemment. Mais ils détestaient cet homme qui touchait à cette sacralité, à cette vaine gloire dont ils se nourrissent depuis la nuit des temps.

L'élite qui s'est très justement sentie visée dans cette bouffonnerie veillera à éviter que les petites gens la comprennent cette dérision. Qu'ils continuent à croire, ces petits, que Jésus a des prétentions royales; ce sera tellement plus simple ensuite de les retourner contre cette pseudo-imposture.

Hérode a dû entendre parler de cette entrée triomphale dérisoire. Il n'a pas dû plus apprécier que les autres dirigeants cette dénonciation de la vanité qui nourrit sa propre bouffonerie de roi. Hérode adopte la même stratégie que le reste de l'élite vexée. Il va, lui aussi, faire passer Jésus pour un usurpateur et un imposteur plutôt que comme un donneur de leçons. Il renvoie donc Jésus à Pilate déguisé en roi :

- Rions ensemble cher confrère Pilate; regarde-le ce guignol. De toute évidence il n'est pas de notre sphère! Fais-en ce que tu veux Pilate, et surtout, fais rire les petites gens à son propos!

Les petites gens riront bien sûr! C'est peut-être le même déguisement dont Hérode affubla Jésus qu'ils vont utiliser pour s'en moquer. (Le linge est cher à cette époque. Les bourreaux prendront soin d'ailleurs de frapper Jésus au visage plutôt que d'abîmer le beau tissu écarlate ...ce détail de la cape rouge (qui n'est pas raconté que par Luc) est probablement celui (le seul?) qui crédibilise un tout petit peu l'historicité de l'intervention de Hérode dans ce procès).

En fin de compte l'élite et le petit peuple refont corps autour du bouc Jésus. Dérision par la croix de la mise en dérision des grands par la prêche de Jésus... En retournant les masses contre ce pseudo-imposteur, l'élite rappelle à l'agitateur, qu'on ne se joue pas impunément de la gloire des grands et que les masses de toute façon n'y comprennent jamais rien. Ces masses ont besoin de pompes et ne s'intéressent pas aux utopies sans prince, sans idole.

Dans cette sordide et mauvaise plaisanterie, Pilate n'est qu'une marionnette. La marionnette sent confusément que derrière ce lynchage encouragé par Caïphe, Hérode et les autres leaders juifs, quelque chose se joue aussi contre Rome. La revanche de Pilate? Ce texte qu'il dicte et impose en haut de la croix: "Jésus, roi des Juifs". Un texte court, lui aussi plein d'ironie, destiné à irriter précisément cette élite juive exactement comme Jésus les avait irité avec cette comédie des rameaux et de l'ânon. Un texte que la clique à Caïphe avalera mal, évidemment, puisque ce texte prend au mot le mensonge du réquisitoire utilisé pour faire tuer Jésus! Ce mensonge traduit en trois langues et affiché en haut de la croix pourrait être mal interprété par les petites gens! Ce «Jésus, Roi des Juifs!», c'est de l'ironie sur l'ironie de l'ironie de l'entrée triomphale de Jésus à Jérusalem.

Quelques juifs instruits ne sont dupe de rien, ni de ce que Jésus n'est pas intéressé par un trône, ni des sources de leur propre haine, ni de l'influence de cet orateur brillant. Ils sentent en Lui un homme dangereux parce qu'il écarte les foules de leur propre idéal politique. Caïphe est de ces hommes-là. C'est Caïphe et ses sbires qui ont imaginé la stratégie d'un imposteur royal. C'était la meilleure manière de forcer Pilate à prononcer une peine de mort. Avec son entrée à Jérusalem, Jésus n'avait-il pas lui-même créé le contexte idéal pour que l'on use de cette stratégie?

Les petites gens ont tout pris au mot. Ce n'est donc pas la dérision de l'entrée triomphale dont ils se gaussent mais de l'imposture (une imposture qui sous l'angle religieux est aussi le blasphème que Caïphe a dénoncé avec hystérie.

- Le roi sur l'ânon n'était pas le puissant Messie qu'on attendait et Il n'était pas capable de le devenir!

Il y a pourtant deux petites bouches injurieuses pour lesquelles nous devrions tous éprouver une grande pitié et vis-à-vis desquels Jésus a dû ressentir une grande désolation: les deux larrons (dont l'un changera de bord en cours de supplice). Comme je l'ai expliqué ailleurs, ces deux-là au moins ont une raison solide d'être agressifs; n'est-ce pas Jésus qui a fait avancer l'heure de leur supplice? N'est-ce pas Jésus qui a gâché leur chance d'être graciés pour la Pâque?

 

***

Les deux larrons injurient celui qui a pulvérisé leur dernière chance.

Le peuple punit un pseudo-imposteur.

Hérode se venge d'une humiliante parodie.

Caïphe, le grand manipulateur, élimine un adversaire politique; il crée le réquisitoire pour le prétoire et organise le lynchage...

Les bourreaux obéissent.

Et Pilate?

Pilate lui ne s'est pas laissé prendre au stratagème du réquisitoire. Pilate est un fin renard. Rome n'envoie pas des imbéciles dans cette province turbulente! Il y a pourtant chez lui aussi, me semble-t-il, une forme de méchanceté que l'on doit abhorrer. Il ne devait pas lâcher prise, il devait prendre le risque de sauver Jésus qu'il pensait être la victime ingénue d'une sombre intrigue judéo-juive.

Je ne pense pas qu'il ait abandonné Jésus au lynchage par lâcheté, auquel cas il n'aurait finalement été victime que de sa peur. Pilate est d'une autre trempe, d'une autre carrure intellectuelle. Sa méchanceté c'est d'avoir lâché Jésus par calcul professionnel (son job c'est d'éviter la rébellion contre Rome). Or, il n'y avait pas à faire ce calcul dans ce contexte particulier. Ce n'est pas une question de principe, c'est une question d'esprit à promouvoir pour le long terme. Pilate a évidemment compris qu'il y avait en Jésus une personne de calibre, un ingénu peut-être mais alors un ingénu de haut vol. Il voyait bien que Jésus n'était pas ce genre de 'sous-homme' qu'à cette époque il 'fallait' parfois abandonner à la folie populaire, comme du pain, pour obtenir un peu de calme. Pilate, en conscience, ne pouvait pas lâcher Jésus, malgré les dures réalités de son époque! Pilate devait choisir la 'grande politique' pas celle des simples intendants.

 

***

Entre la méchanceté des larrons et celle de la foule qui hurle, il y a tout un monde.

Entre cette méchanceté de la foule et celle des bourreaux, il y a tout un monde.

Entre la méchanceté des bourreaux et celle d'Hérode il y a tout un monde.

Entre la méchanceté d'Hérode et celle de Caïphe il y a tout un monde.

Entre la méchanceté de Caïphe et celle de Pilate il y a tout un monde.

Mentionnons aussi la méchanceté particulièrement gluante de celui qui gifla Jésus en Lui disant «C'est ainsi que tu réponds au Grand Prêtre?» (Jn18,22). La blessure fut telle pour Jésus, qu'Il ne put s'empêcher de replacer publiquement ce minable gardien devant sa vrai motivation: le fayot dans toute son horreur!

Et puis finalement, il y a aussi cette méchanceté d'une nature encore bien différente qui est comme une méchanceté originelle du genre humain et qui est tellement naturelle qu'elle est probablement la plus terrible cause du mal sur la terre: le sadisme, le plaisir de faire mal ...et en particulier le plaisir de faire corps avec la foule lorsqu'on lynche, l'agréable sentiment d'unité autour du bouc ...la jouissance aux pieds des échafauds! Les soldats rassemblent la cohorte autour de Jésus avant de le "foutre à poil" de lui faire mal et de l'humilier... Mais de cette méchanceté-là qui enivre la foule les gardiens et les soldats on ne peut accuser ni Pilate, ni Hérode, ni Caïphe, ni probablement mes lecteurs (les raisoneurs sont en général au moins protégés de cette méchanceté-là).

***

Saisir les nuances entre ces divers genres de la méchanceté, le voilà notre job, notre devoir, le coeur de notre méditation sur la Passion, la grande leçon de morale. Ce n'est pas la Rédemption qui est le coeur du supplice. La Rédemption réclamait peut-être la Résurrection mais pas une cruelle mise à mort! Nonobstant les nombreuses ambiguïtés des évangélistes, la Rédemption ne peut plus être considérée comme une rançon. Contrairement à ce que les apôtres ont pu croire, il n'y avait pas dans le chef de Jésus l'idée d'un Père sadique réclamant le sang du Fils pour effacer les pêchés du monde. Toute l'herméneutique le montre, le prouve... Cette thèse s'opposerait radicalement au coeur du message christique. C'est la Passion qui a fait germer l'idée d'une rédemption échangiste de bas étage et pas l'inverse.

 

***

Après cette déconstruction des stratégies du malin à l'oeuvre dans la Passion, après cette description du génie du mal qui nous fait encore aujourd'hui tuer le christ en toutes sortes d'occasions, vient le temps des plaidoiries.

La liste est longue des bonnes excuses qui laissent le mal fleurir sur la terre. La méchanceté est une pieuvre à mille pattes dont certaines ne sont laides et condamnables que sous certaines perspectives. C'est parfois le front haut et de bonne foi que certains croient servir la vertu en devenant des monstres... Il faut donc écouter les plaidoiries aussi pour déconstruire le mal aux racines.

 

Pour les larrons, la plaidoirie est facile et je l'ai déjà faite.

Pour Pilate, les bonnes excuses sont simples à comprendre. Il est le seul dans cette affaire qui ne cherche pas vraiment à préserver des intérêts personnels. La jouissance du lynchage n'a pas prise sur lui, ...et il ne voit pas en Jésus un rival potentiel. Il doit par contre se préoccuper de la "Pax Romana". C'est son job. Une émeute peu lui coûter la vie de quelques soldats. Ces juifs sont déjà bien assez agités; il doit donc accorder à la paix une priorité sur la protection des ingénus.

Pour les pharisiens, les prêtres, les docteurs? Ils savent probablement que Jésus ne désire pas usurper leur pouvoir temporel. Jésus fuit la politique, c'est évident. Mais Il distrait les juifs du vrai problème: se débarrasser des Romains. Pas question de mettre en péril l'unité juive; Jésus devait disparaître! Caïphe, c'est Machiavel en quelque sorte. Il faut sacrifier Jésus pour le bien du peuple juif. Si cela coûte un mensonge devant Pilate qu'importe, pourvu qu'il le neutralise (Pilate est d'ailleurs le seul puissant à qui profite cet agitateur qui casse l'unité des vaincus).

Et Hérode? Que pourrait-on lui reprocher? Après tout il ne s'est impliqué ni dans une stratégie de meurtre ni par une sentence inique. Que pouvait-il imaginer de ce qui se passerait après avoir renvoyé Jésus déguisé à Pilate? Au fond de son coeur, plutôt que la mort de jésus il ne souhaitait peut-être qu'une bonne correction. Jésus n'ironisait-il pas sur la gloire des rois? Alors Il avait à méditer aussi sur ce qu'il coûte d'ironiser sur les grands! Une bonne humiliation aurait suffit.

Pour les bourreaux? Eh bien, il est facile de défendre la nécessité de l'obéissance. Que serait le monde sans police, sans soldats? C'est la bonne et insupportable excuse de ceux qui choisissent cyniquement de se faire flic ou soldat. A bien y regarder, on peut même croire que le bourreau en chef eu la volonté de ne pas faire souffrir Jésus trop longtemps. Il a probablement choisi de clouer les pieds après avoir fait féchir amplement les jambes de Jésus ce qui avance considérablement la mort du torturé (Voir étude médicale de la crucifixion). Jésus est effectivement mort anormalement vite sur la croix.

Pour la foule?... L'imbécilité justement, cette imbécilité qui était le point de départ de cette réflexion. «Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font». L'immaturité peut-elle être un péché? Le plaisir de lyncher n'est finalement qu'une pulsion naturelle, une des multiples facette du sadisme, un trait très commun de la psychologie humaine, de l'instinct humain... Quelque chose d'innés et qui ne se maîtrise qu'à force d'éducation, de compensations, de sublimations laborieuses. Ces «pauvres petits» ne seront vraiment coupables que lorsqu'on leur aura offert une formation intellectuelle.

*

Lisons et relisons toutes ces plaidoiries, jusqu'à ce qu'elle nous paraissent toutes iniques. Le mal alors prend des coups et le vrai Royaume arrive!

C'est à vous d'y arriver tout seuls, amis lecteurs. La raison n'a plus cours ici. La découverte de cette iniquité est le fruit de la maturité, pas de la raison. Après l'âge de la loi vient l'âge de la raison. Après l'âge de la raison vient l'âge d'Agape.

 

 

paul yves wery - Chiangmai - Août 2008

Version 1.02 -Chiangmai - Février 2011