Les larrons
Les Evangiles racontent que deux prisonniers, les larrons, ont été exécutés en même temps que Jésus. Le récit laisse comprendre que si les larrons sont mis à mort ce jour-là c'est à cause de Jésus. La date est inconvenante pour des exécutions capitales et c'est l'acharnement de l'élite Juive qui presse les choses afin que tout retournement populaire en faveur de Jésus soit rendu improbable. Comme la procédure d'une exécution mobilise pas mal de ressources logistiques, Pilate rassemble toutes les exécutions programmées en une seule cérémonie. Ces malheureuses coïncidences agravèrent certainement les souffrances du Christ; l'homme du pardon, l'homme de l'Agapê, malgré lui, a précipité deux supplices... Puisque ces larrons auraient de toute façon été exécutés, pourrions nous penser, autant avancer les mises à mort pour réduire les souffrances liées aux délais d'attentes... Non! Le problème de conscience de Jésus fut certainement plus fin; avec l'histoire de Barrabas son procès a purement et simplement annihilé ce qui fut le seul et dernier espoir des deux larrons. Pilate n'est pas un imbécile; s'il pensait pouvoir sortir Jésus de cet imbroglio par la grâce traditionnellement accordée à Pâque en faveur d'un prisonnier, alors il a nécessairement proposé un prisonnier particulièrement détestable en seule alternative à Jésus. (Donc, sans Jésus, l'un des deux larrons aurait certainement été grâcié au dépend de Barrabas.) Il a fallu l'intrigue de l'élite pour que le peuple réclame la libération de Barrabas.
Si l'on en croit Matthieu (et sans se mettre en contradiction avec les autres évangélistes), les deux autres condamnés à mort ne peuvent comprendre qu'une seule chose dans cette affaire: à cause de Jésus, ils ont été exclus du marché de la grâce! On peut comprendre alors pourquoi ils injurient Jésus, alors même qu'ils subissent les mêmes tourments, et parce qu'ils subissent les mêmes tourments (Mt27,44, Mc15,32)... Si Jésus fut vraiment un géant de gentillesse et de sensibilité, alors il dû ressentir, à cause des larrons, quelque chose d'atroce qui venait s'ajouter au autres tourments de sa propre mise à mort. Il nous faudrait comparer cette peine à ce qu'une personne aimable ressentirait après avoir, par exemple, involontairement écrasé sur la route un enfant qui jouait au ballon ou une vieille dame qui souffrait d'un vertige... C'est le terrible poids de la 'faute' involontaire. Seuls les imbéciles pensent qu'il suffirait de se rendre compte qu'elle fut involontaire pour n'en point souffrir...
Sans vouloir minimiser le moins du monde tout ce qui vient d'être dit, ma propre expérience de la justice et de la mentalité des prisonniers me fait percevoir qu'il y a dans cette dynamique relationnelle entre ces trois condamnés une autre «logique» qui a pu induire les injures des larrons: celle du bouc-émissaire dans laquelle Jésus est déjà vaguement englué par la foule. Lorsqu'ils souffrent, les gens simples, privés d'un regard critique -ou du plus élémentaire self-contrôle- ont parfois cette faiblesse de pouvoir apaiser leur propre souffrance en faisant mal à un autre, à un bouc émisaire... Selon certaines traductions françaises (Crampon, Jérusalem, Parole Vivante...), Marc qui n'a pas plus que les autres pu voir en quoi Jésus avait involontairement fait du tord aux larrons se serait étonné plus que les autres des injures de ces deux co-suppliciés. Il y aurait senti quelque chose de paradoxal. «...'même' ceux qui étaient crucifiés avec lui l'outrageaient...» (Jérusalem). S'il avait pu décoder la logique du bouc émissaire derrière les événements, le mot 'même' aurait été superflu. Mais les évangélistes pouvaient-ils comprendre cette dynamique mentale du bouc émissaire qui n'a été véritablement déconstruite intellectuellement que récemment?
Les détails de la Passion invitent tout chrétien à être attentif à ces sourdes pulsions qui ont blessé Jésus. La dynamique du bouc émissaire n'est pas la moindre. Le devoir des intellectuels et en particulier des éducateurs chrétiens est peut-être ici simplement de déconstruire et de révéler. Le plus souvent, il suffit de prendre conscience de cet instinct pour qu'il devienne inopérant. C'est d'ailleurs dans cet esprit que l'on peut rejoindre la pointe de la dimension théologique de la Passion: la Rédemption. C'est en déclarant la victime émissaire innocente que le christianisme tente de se dégager de cet instinct social qui freine toute avancée spirituelle. Selon cette perspective, la Rédemption ce n'est plus l'effacement du péché du monde par le sacrifice de la victime expiatoire, c'est justement l'annonce de l'inutilité et de la méchanceté de cette logique expiatoire. Dieu n'a pas besoin de victime. Dieu n'a évidemment jamais aimé le meurtre de Jésus, Dieu ne conditionne pas son pardon. La dynamique relationnelle de Dieu c'est 'Agapê' et non un quelconque commerce de sang. Déconstruire l'instinct pour révéler l'immensité d'agape', voilà notre devoir d'éducateur!... Parce que les évangélistes ne furent pas à la hauteur de leur mentor, le message qu'ils nous donnent, s'il n'est pas «ruminé», est ambigu voire contradictoire. La Tradition s'est fabriqué un compromis qui arrangeait finalement un peu tout le monde: on a accepté d'arrêter les boucheries aux autels du Temple et, en lieu et place de ces animaux innocents apparaît une victime expiatoire très particulière, Jésus, l'Agneau Mystique, dont le seul sang suffirait pour expier les péchés présents et à venir. La modernité n'a évidemment plus besoin de ce langage ambigu qui nous laisserait croire que le Père céleste est un sadique.
paul yves wery - Chiangmai - Juillet 2008 Version 1.02 - décemblre 2008 Version 1.03 - Février 2011 Version 1.04 - Décembre 2016
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