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Egologie- troisième partie

Dernière correction: mars 2016

Le "je", le masque, le monde et la démocratie.

Abstract: Le travail spirituel fait de la complexification du monde un devoir éthique. L'idéal chrétien c'est non pas de changer (ou "soigner") les marginaux pour le social mais changer le social pour les marginaux.

L'image de moi qui circule dans le monde me permet d'agir sur et dans le monde. Hélas, l'image que le monde a de moi ne ressemble pas nécessairement à ce que je suis réellement, ni à ce que je pense être, ni à ce que je désire être... (Cf. première partie)

Quelque soit le coeur de mon coeur, quelque soit la mystérieuse configuration de mes sympathies spontanées (le «noyau dur» de mon identité), quelque soit la part de ce noyau que je désire garder privée (pour des raisons plus ou moins valables), quelque soit le travail personnel sur ma propre représentation dans le monde, (...), il reste qu'un «non-moi» a aussi prise sur cette mise en forme de l'image de moi qui circule dans le monde. (On peut indifféremment parler ici d'un "masque" puisqu'il n'y a pas de différence entre une "image", un "masque" et un "visage" dans cette occurrence). Dans cette mise en forme du masque qui me représente et agit dans et sur le monde, le «non-moi» peut même prendre une importance nettement plus grande que ma volonté.

Ceux qui ont fait la une de la presse de caniveau le savent! Il ne faut pas être un grand savant pour se rendre compte que ce que le monde pense de moi est éventuellement faux! Cette fausseté n'est pas que l'effet de la complexité qui m'habite; il y a aussi la qualité des informations qui parviennent au faiseur d'image (l'homme de presse par exemple, ou l'instructeur judiciaire...) et la capacité de comprendre les informations qui circulent (remise en cause non seulement l'homme de presse mais aussi son lectorat, etc.).

Les images d'hommes qui circulent et agissent dans le monde sont donc possiblement 'mensongères'. Mais ces erreurs qu'elles font circuler sont le plus souvent bien acceptées par les hommes concernés puisque les hypothèses que le monde fait sur leurs comptes sont en général inspirées par les normes en cours; la plupart des hommes préfèrent laisser croire qu'ils sont bien normés plutôt que de laisser paraître leurs marginalités! L'homme commun est grégaire et c'est parce qu'il est grégaire qu'il est commun... La connaissance des vérités singulières de chaque homme ne pourrait d'ailleurs pas souvent être utile au monde; alors pourquoi faudrait-il que ce monde consomme de l'énergie pour débusquer les 'mensonges'? Un désintérêt «a priori» de la société vis-à-vis de ces singularités individuelles semble de bon aloi et, le plus souvent, c'est bien cette indifférence qui domine. Si le monde devait connaître l'ampleur des singularités qui l'habitent, le monde se disloquerait dans une angoisse de morcellement! Le monde a intérêt à préserver dans son fonctionnement la possibilité du secret.

Mais le "je" peut-il, lui aussi, ne pas s'intéresser à ce décalage entre ce qu'il croit savoir de son «noyau dur» et ce que le monde en pense? Non! Son intérêt demande qu'il s'en préoccupe. Le décalage entre ma spécificité et ce que le monde en pense a des répercutions sur ma joie parce que ma joie dépend du monde aussi. Le plaisir de se conformer n'est jamais une pleine joie, c'est un truisme que de le dire. La joie réclame une part de création. A bien y regarder, il y même dans ce décalage, ces décalages, la source la plus radicale de toute souffrance mentale, non seulement ma souffrance mais celle de toutes les consciences susceptibles de souffrir. Même la souffrance qui est inhérente à la création, à bien y regarder, elle est à la mesure de ce décalage. C'est à cause de ces souffrances que le chrétien qui fait grand cas de "Agapê" ne pourra jamais accepter l'éternité d'un monde qui fonderait son équilibre sur des images 'mensongères' de ses habitants.

*

Il est indispensable dans un travail à prétention spirituelle de comprendre où et quand naissent les tensions entre ce que sont réellement les sympathies des habitants du monde et les images de ces habitants qui circulent et agissent dans le monde en lieu et place de ces vérités.

    • L'image que j'ai du «noyau dur» de mon identité est d'abord dessinée par mon travail critique. Ce premier travail souffre souvent de mille imperfections (manque d'intelligence, aveuglements, dénis, symptômes...).
    • Ma volonté (ou simplement mon désir plus ou moins imprégné de spiritualité) retravaille l'image du départ pour en faire un projet de vie et de présence dans le monde.
    • Cette image déjà deux fois "défigurée" est alors mise en scène dans le monde par mon action publique d'une manière plus ou moins adroite... (Ma maturité cognitive et la force dont je dispose pour vaincre mes inerties natives vont conditionner cette habileté.)
    • Le "non-moi", le monde-hors-moi, en fonction de règles qui lui sont propres à un moment donné, défigure une fois encore cette image plus ou moins adroitement mise en scène. Parfois la quantité de déformations ajoutées ici est encore bien plus importante que la déformation obtenue par mes erreurs d'évaluations, mes maquillages volontaires et mon adresse.

Comme par hasard, en distinguant nettement ces acteurs symboliques qui rendent mon masque mensonger je retrouve la justification de quelques grands piliers de l'action chrétienne: l'éducation (écoles...), l'ascèse (carême...), l'honnêteté (confession...), la santé physique et mentale (hôpitaux...), (...).

Mon «noyau dur», le coeur mystérieux de mon identité, de ma singularité, ne se laisse pas trop transformer par son image plus ou moins mensongère qui circule dans le monde (c'est la question épineuse de la transformation des sympathies spontanées, naturelles, et du suicide). Mais le monde ne peut pas en dire autant! L'être du monde, même s'il a aussi ses règles propres, se cherche et se reconstruit en permanence par ces divers «noyaux durs» qui l'habitent. Pour le dire en une formule lapidaire, "l'âme du monde" c'est celle que ses habitants lui fabriquent. En fait pour ce qui nous concerne ici, l'âme du monde c'est sa (ses) culture(s). Je suis à l'être du monde ce que mon créateur est à mon être. J'ai pouvoir de création sur le monde. Oui, j'ai ce pouvoir, parce que le monde dans sa plus noble part est encore gros d'imprévisibles nouveautés. Le monde est engrené dans un temps encore inachevé, dans de l'inconnaissable, dans du possible... Or mon outil de modelage de ce monde en devenir n'est pas mon «noyau dur» mais l'image que le monde a de moi (indépendamment des erreurs et des 'mensonges' qu'elle transbahute!).

On sent déjà ce que l'immunité offerte à l'artiste a de salutaire pour le monde. Par cette immunité, des vérités humaines peuvent s'exprimer sans mettre en péril celui qui les révèle. Ces vérités travaillent alors la culture par contraste avec les mensonges qu'elle a peut-être trop rapidement entériné dans son fonctionnement. L'art travaille le monde comme le fait l'image d'une personne ou la science.

Sous cet éclairage, le pouvoir que j'aurais de remodeler mon propre masque entre dans le champ de l'éthique. Je peux toujours accepter que mon masque soit remodelé par le monde d'une manière qui fasse peu cas de ma vérité. Mais attention; les raisons de révéler ou de laisser cachée l'une ou l'autre facette de ce que je crois être mon «noyau dur» a des conséquences parfois lourdes qu'il faudra pouvoir assumer. Or ces conséquences concernent tout le monde tant qu'il est raisonnable de penser que les hommes peuvent se ressembler par-delà ce qu'ils laissent paraître d'eux! Ce que «je» cache de ce que "je" crois savoir de mon «noyau dur» ne devrait être caché que lorsque le monde n'est manifestement pas encore capable de l'assumer, lorsqu'il n'est pas encore capable de se complexifier assez pour m'assumer sans me nier. C'est la même chose pour tout le monde... Mais gardons tous et tout le temps en tête que la différence entre le masque et la réalité du noyau dur qu'il recouvre est la source de souffrances et qu'il peut être utile pour tous de travailler le devenir du monde en serrant au plus près le réel. Il n'y a pas que le sacrifice de mon "noyau dur" pour éviter le scandale qui est moralement bon, il y a aussi cette forme de don qui attaque la conformité. (C'est toute l'ambiguïté de la vie scandaleuse de Jésus et ce que Jésus dit lui-même du scandale qui est remué ici) Il ne faut pas seulement laisser vivre le corps social, il faut aussi parfois l'aider à se complexifier de telle sorte que tous les mensonges ne soient un jour plus utile à personne. Il faut viser à ce que ce monde puisse au plus vite intégrer dans ses nécessités toutes les formes de singularités.

En d'autres mots cela veut dire que tant qu'il existe un seul marginal qui souffre de sa marginalité, l'idéal chrétien n'a pas le droit d'être conformiste! Non pas changer (ou "soigner") les marginaux pour le social mais changer le social pour les marginaux! Cette dernière formule est probablement caricaturale mais mon lecteur aura compris ce que je veux dire ici: il ne s'agirait plus de complexifier le tissu social par un système répressif (ou "thérapeutique") de plus en plus sophistiqué qui neutraliserait les singularités, mais de travailler plus et plus sur des compromis de cohabitations intelligents. Sur ce point, aujourd'hui, quelques sociétés se trompent et l'indice de leur méprise stratégique est très simple à mesurer puisque qu'il est à la fois inversement proportionnel à son degré de complexité et proportionnel aux taux d'incarcérations, d'exécutions et d'internements de ses citoyens. Les sociétés occidentales dont la balance entre ces deux valeurs fut excellente commencent maintenant manifestement à évoluer dans le mauvais sens et risquent d'être dépassées par les sociétés émergentes où la balance entre ces deux valeurs évolue dans le sens contraire. Il y a là rien de moins qu'un indice mesurable d'un niveau de démocratie. (Je pense que la démocratie ainsi mesurée est celle que la sélection naturelle privilégie au cours des millénaires... mais cela est un autre débat!)

paul yves wery - Bruxelles - Février 2007

 

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