De la transparence et du secret
Quelques monstres ont essayé de nous faire croire que le secret est à bannir, qu'il est indéfendable parce qu'il protège l'immoralité, parce qu'il rend possible la malveillance, la débauche, et toutes sortes d'autres formes de nuisances publiques. "Vous voulez cacher quelque chose? Vous devriez peut-être commencer par ne pas le faire ce 'quelque chose' que vous désirez cacher!" proclament-ils haut et fort. Pour oser affirmer une telle ineptie, il faut n'avoir vraiment aucune expérience des réalités les plus banales, les plus quotidiennes, de la vie relationnelle. Un homme qui parle ainsi n'a certainement pas beaucoup souffert dans sa vie et s'il a fait souffrir, il ne l'a probablement jamais su à cause des abysses d'insensibilités - et donc d'indifférences- qui l'isolent de ses frères, ...ou alors c'est un sot qu'il faut protéger contre lui-même et écarter de toutes les formes du pouvoir. Pauvre homme qui n'a rien à cacher. Est-il d'ailleurs possible d'être encore vraiment un homme lorsque l'on vit aussi loin des marginaux qui nous entourent, aussi loin de la complexité et de l'intensité brûlante des rapports conjugaux, de tous ces délicats compromis qui assurent la paix entre les rivaux et, surtout, des exigences parfois surprenantes de la gentillesse?... Dans les débats publics, la protection du secret est en général cataloguée sous le label de la protection de la vie privée. Lorsque ce thème vient sur la table, même si ce n'est pas explicite, c'est souvent dans le champ du sexuel et dans le champ de la sécurité que les idées circulent. Les ténors de la pub, les couillons, les ultras du puritanisme et autres magnats de l'info ont rassemblé là quelques arguments faciles qui justifient et consacrent le triomphe des bourreaux de la vie privée. Les défenseurs de la confidentialité sont assimilés à des pervers et à des terroristes. Selon ces gens-là, nous devrions tous, une fois pour toutes, nous contenter d'idées simples et d'un consensus simple autour de solutions policières simplistes: la vidéosurveillance, la géolocalisation, les spywares, les écoutes... Mon Dieu, où va-t-on? Les services d'information ont les mains libres et s'en donnent à coeur joie. Ils jettent vite en pâture quelques miettes de leurs riches moissons pour anesthésier l'esprit critique des foules et puis s'abandonnent sans vergogne à leur criminelle boulimie. Ils nous clament le danger du terroriste et du pervers parce que cela nous émeut mais, en fait, la seule chose qui les intéresse vraiment, c'est d'enraciner le pouvoir de ceux qui réclament et payent leurs services (et qui, le plus souvent, ne sont même pas des élus!). L'idéal de ces commanditaires, c'est avant tout la maîtrise des marchés ou la consolidation de la position des "biens assis", la castration des révolutionnaires, le ralentissement du progrès par la gouvernance algorithmique... Pour eux, le progrès, c'est de pouvoir tout figer dans leurs normes actuelles... Pourtant, si l'on veut bien retirer nos oeillères, on admettra sans difficulté qu'il y a mille arguments prioritaires qui exigent la protection de la vie privée, en dépit du fait que l'existence de secrets facilite les dissidences de tous poils et rend l'action policière plus compliquée. La plus grande part, de loin la plus grande, de la pratique du secret est au service de la cohabitation pacifique, de la protection des plus faibles, du respect de la singularité... C'est la plus élémentaire et la plus universelle règle du savoir-vivre qui parfois demande, exige, la discrétion et la protection de cette discrétion. Il suffit d'avoir une fois au moins reçu une confidence, d'avoir été confronté à une manifestation de la pudeur, de la timidité... d'avoir à protéger un original, un faible, un mal foutu... Avez-vous au moins une fois reçu une vraie confidence? Êtes-vous au moins une fois entré dans la complexité d'une différence culturelle? Avez-vous ne serait-ce qu'une seule fois éprouvé de l'empathie vis-à-vis d'un gentil marginal maltraité par la normalité?... Si la réponse est "oui", vous savez que le secret parfois s'impose par gentillesse et si la réponse est "non", vous devriez vous poser des questions sur les failles de votre vie relationnelle. On cache tous les jours pour ne pas blesser inutilement, pour ne pas choquer, pour ne pas susciter des malentendus, pour entretenir une joie, pour favoriser l'amour. Il y a le médecin qui renonce à dire une vérité dont la connaissance ferait souffrir un malade plus vite et plus fort que la seule impression de ne pas savoir toute la vérité. Il y a la maman qui cache à son enfant le cadeau qu'il va recevoir le jour de son anniversaire. Il y a telle paternité feinte pour pérenniser un peu d'honneur et beaucoup de bonheur dans telle famille. Il y a telle conversion religieuse au milieu d'un peuple de brutes qui, si elle était connue, pourrait entraîner une condamnation à mort. Il y a tel secret d'État qui permet à un diplomate d'esquiver une catastrophe politique, il y a, il y a... La pudeur à elle seule recèle des trésors de délicats arguments qui devraient définitivement nous convaincre qu'il faut à tout prix protéger le droit de cacher. Je ne parle pas de la honte mais simplement de la pudeur, de cet outil relationnel qui nous aide aussi bien à érotiser une relation sexuelle qu'à éviter de choquer ou esquiver la naissance d'un désir difficile à gérer, ou à prévenir une méprise, ou à se positionner dans un protocole identitaire... Et les timides... Oui, ces tendres frères qui sont partout... Le timide ne dit pas tout parce qu'il a peur de ce qu'il pourrait faire penser, par excès de considérations vis-à-vis de ceux qu'il pourrait décevoir, par excès de considérations pour ceux qui pensent autrement, par excès de considérations pour ceux qui pourraient mal le comprendre... Si vous ne voyez pas que cette dynamique relationnelle des timides émousse les rigueurs du monde, votre myopie est inquiétante et vous devriez penser à aller vous faire soigner. Toutes ces raisons très simples et beaucoup d'autres encore imposent à l'homme de coeur de se battre contre la pseudo-morale de la transparence à tout crin! Si une personne désire cacher quelque chose, elle a peut-être de très bonnes raisons de vouloir la cacher et il arrive d'ailleurs que je sois moi-même une de ces bonnes raisons. Il se peut en effet que je sois moi-même incapable de comprendre ce qui donne une valeur positive à telle ou telle chose qui m'est cachée. J'accepte de bon coeur que l'on me cache ce que je ne suis manifestement pas encore en mesure de comprendre et m'inclinerait à devenir méchant par sottise, par ignorance ou par immaturité. La discrétion peut être le seul compromis possible lorsque, pour éviter des catastrophes, une initiation, une mise en contexte ou une grande force mentale, sont des requisits pratiquement inaccessibles ...ou, plus simplement encore, lorsque la sensibilité et l'intelligence manquent. Puisqu'en Occident l'idéal éthique dominant est encore, pour beaucoup, la gentillesse évangélique, "l'Agapè", je voudrais rappeler ici un slogan lancé par Jésus il y a deux mille ans: "...ne jetez pas vos perles devant les cochons, de peur qu'ils ne les piétinent et ne se retournent contre vous pour vous lacérer... " (Mt7,6). Autres traductions TOB - Semeur - Jérusalem - Colombe - Segond - Chouraki - Osty - Deiss - yyy - zzz Si Jésus a osé dire une telle énormité, ce n'est pas par mépris de l'opposition ou par esprit sectaire; l'herméneutique des Évangiles nous interdit de telles interprétations. S'il a osé prononcer une telle recommandation, c'est bien parce qu'il savait que certaines réalités de la vie demandent des efforts conséquents pour être vues, lues et pleinement assumées, et parce qu'il savait qu'il y a des vérités qui ne sont pas accessibles, ou pas lisibles, ou pas assumables par certains... Ce n'est d'ailleurs pas nécessairement une question de mauvaise volonté; certes il y a les porcs... mais il y a aussi ceux qui se cabrent à cause d'une immaturité sensorielle ou d'une immaturité cognitive, d'une phobie mal soignée, d'une anxiété mal gérée, d'une limitation intellectuelle, d'un éloignement qui entrave l'empathie naturelle. Un calcul éthique, parfois, exige un lourd appareillage conceptuel et contextuel qui n'est pas nécessairement à la portée de tous. La protection de secrets est indispensable à la coexistence pacifique des hommes pour cette très simple raison qu'il est impossible d'affirmer que tout savoir est également accessible à tous. S'il ne s'agissait que de la distribution d'informations, cette inégalité du départ pourrait éventuellement être dépassée (à voir!). Hélas, le problème est plus subtil: l'information plus ou moins correctement distribuée doit aussi pouvoir être digérée pour être opérationnelle, ce qui, pour certains, est parfois impossible en dépit des meilleures intentions. Le secret parfois s'impose non pas à cause de la nature de ce qu'il cache, mais de la nature de celui qui voudrait l'entendre. Paul Yves Wery - Chiangmai - Juin 2014
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