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Version 1.01 Juin 2011

LA SAMARITAINE

Abstract: Plus de lieu pour le culte. L'Adoration possible partout, pourvu que je sache réserver de la place pour l'imprévu; l'autre doit pouvoir déborder l'idée que j'ai de lui. Une rencontre futile peut alors devenir bouleversante... Le Christ se montre ici anticonformiste, antisécuritaire, amateur de la joie et peu enclin à la gratuité...

 

Pour lire et comparer diverses traductions de Jn 4, cliquez ici

 

I – Le texte évangélique:

Voilà un texte qui fascine depuis deux mille ans; une femme, probablement une belle femme si l'on en croit ce que suggère son passé, est provoquée par celui que les Chrétien désigneront comme leur Dieu...

"Donne-moi à boire..."

Dans cette affaire, c'est bien le Christ qui a l'initiative de la relation, qui induit son ambiguïté, ...et entretient cette ambiguïté. Au début de la rencontre, la Samaritaine ne pense et ne perçoit évidemment aucun jeu de séduction. Elle y est d'ailleurs peu disposée parce que, à ses yeux, s'il y a provocation, elle est d'un autre ordre: il lui parle alors qu'il est juif! Lorsque Jésus demande de l'eau, la femme ne peut s'empêcher d'ironiser. Oh, l'ironie n'est pas bien méchante, mais elle est claire et dans le contexte de l'époque, c'est de bonne guerre. Elle lui fait simplement valoir que pour une fois un Juif adresse la parole à une Samaritaine alors qu'habituellement ils refusent de les fréquenter pour de sombres raisons théologiques. Serait-ce parce qu'il a besoin d'elle qu'il oublie sa théologie ?

Pour cette femme, qui semble avoir la langue bien pendue, si ambigüité il y a, elle n'est pas sexuelle mais culturelle ...et indirectement, par la nature de sa raillerie, elle laisse comprendre ce qu'elle pense de cette stupide guéguerre de clochers!

"Comment toi, qui es juif, peux-tu me demander à boire, à moi qui suis une Samaritaine?"

Jésus feint tout simplement de ne pas entendre l'ironie. Il réoriente la conversation vers son ambiguïté à lui. Il ne lui a pas demandé à boire pour être entraîné vers cette querelle ancestrale. Il creuse l'autre ambiguïté, celle qu'elle ne perçoit pas encore. Jésus se met en valeur. Le séducteur attaque!

"Si tu savais... C'est toi qui me demanderais... Et moi je te donnerais..."

Il a une éloquence étrange... Au moins comprend-elle que ce gaillard n'est pas n'importe qui. Il a beau être du clan de ces pseudo-ennemis, sa manière d'être suscite plutôt une sympathie respectueuse. Elle y va donc avec un «seigneur», ce qui dans ce contexte reviendrait aujourd'hui à vouvoyer ou à dire un très poli et très respectueux «monsieur». Elle est encore à mille lieues de penser qu'éventuellement cet homme la courtise.

"Seigneur, lui dit la femme, tu n'as rien pour puiser, et le puits est profond; d'où aurais-tu donc cette eau vive?"

Comme s'il s'agaçait de cette politesse, Jésus renforce l'ambiguïté: il est, lui, le «surhomme» qui donne vraiment ce liquide qui jaillit, qui féconde et qui satisfait pour toujours! Quel adulte ne comprendrait pas où il veut en venir? Pas elle tout de même! Elle n'est plus une novice en la matière!...

"...l'eau que je lui donnerai deviendra en lui source d'eau jaillissant en vie éternelle..."

...eti elle finit par comprendre. Cette femme, a effectivement de l'expérience et, en plus, elle a du caractère! Qu'il me suffise de rappeler à ce propos que si elle a quelques amants à son actif, le village ne l'a pas pour autant lapidée et ne la traite ni comme une vulgaire répudiée ni comme une prostituée. Au contraire! Le village s'intéresse passionnément à elle puisqu'il lui suffira de parler de sa dernière rencontre pour éveiller l'attention de tous et obtenir que tous la suivent sans honte jusqu'au puits.

Elle n'est donc pas une "sosotte" et elle apparaît comme aussi libre dans sa tête que dans sa vie. Or l'homme qui est devant elle, n'est pas non plus n'importe qui et elle le sent bien. Elle éprouve pour ce Juif étrange une sympathie qui lui impose une certaine déférence et il suffirait de peu pour que la déférence devienne désir...

"...celui qui boira de l'eau que, moi, je lui donnerai, celui–là n'aura jamais soif..."

Les mots de Jésus ouvrent l'écluse... Le séducteur a gagné! Comme l'ont fait valoir beaucoup d'exégètes, on a bien ouvert les portes de la sphère sexuelle (cf. Dolto bien sûr, mais aussi, avec des mots plus feutrés peut-être, Ratzinger, le futur pape Benoît XVI... Cette lecture est incontournable sinon il serait difficile de comprendre pourquoi Jésus en arrive à parler de ces fameux maris!

- OK «seigneur»; donne-en-moi de ton eau vive qui donne la vie et apaise la soif! Je suis une femme libre!

- Tu es vraiment libre? Et ton mari?

- Je n'ai pas de maris... Je suis vraiment libre.

Aucun homme qui a connu les femmes ne peut se méprendre sur le sens de cette conversation. Nous avons tous vécu cela un jour ou l'autre en termes quasi semblables. On s'étonne certes de voir que Jésus, notre Dieu, semble «draguer», mais ce ne serait pas le respecter que de refuser cette lecture au nom de notre idée du sacré. (Les disciples nous montrent l'exemple qui s'en étonnent aussi et veulent l'interroger (Jn4,27...) mais qui par délicatesse ou par pudeur ne l'interrogent pas!)

C'est plutôt la suite du texte qui devrait nous étonner...

Le séducteur en effet, notre Dieu donc, semble soudainement devenir humiliant voire cruel vis-à-vis de cette femme. A la dernière seconde, alors que, sur ses provocations, elle est déjà virtuellement nue devant lui, il fait marche arrière!

"Tu as raison de dire: «Je n'ai pas de mari.» Car tu as eu cinq maris, et celui que tu as maintenant n'est pas ton mari. En cela tu as dit vrai."

Jésus n'est pas connu pour être retors ou méchant, alors à quel jeu joue-t-il? A-t-il soudain peur d'elle? Craint-il un fiasco? (L'homme qui sait les choses de la vie sait aussi qu'une angoisse peut naître précisément à ce moment-là...)

La Samaritaine est blessée évidemment. Ce maudit juif l'a piégée! Il n'a pas l'étoffe qu'elle avait cru voir en lui. C'est un aguicheur qui panique dès qu'il faut passer aux actes, un hystérique... Encore heureux que rien n'a été consommé!

Devait-elle s'étonner de ce que cet homme connaisse son passé? Non! En fait il n'y a là que miracle de guignol puisqu'il y a au moins un village qui est déjà dans ce secret-là. D'ailleurs, dans la sphère des hommes, les secrets qui concernent des belles femmes sont souvent des secrets de polichinelle! Elle râle plutôt que de s'étonner! Son interprétation du déballage de ses affaires intimes par Jésus est la plus simple et la plus logique qui soit: elle pense qu'il cherche à échapper par une leçon de morale à la vérité de sa propre peur, à la réalité de sa propre angoisse qui surgit devant une femme qui dit "oui" sans faire trop de tralalas. Les pleutres de ce genre fourmillent sur toute la terre et empestent l'air de leurs leçons...

Qu'a-t-elle de mieux à faire alors que de rentrer dans son jeu afin de sortir aussi vite que possible de ce désagréable imbroglio. Voilà pourquoi la Samaritaine revient une deuxième fois à ces ancestrales querelles de clochers et laissons les niais penser qu'elle revient à la religion parce qu'elle est en train de se repentir de ses anciens plaisirs...

Humiliée par ce demi-fiasco qui n'est même pas le sien, la femme revient donc d'une manière plus aigre à l'ironie du début, non pas à la spiritualité mais à ces stupides ergotements théologiques de juif qu'il avait feint esquiver. Cette fois, lorsqu'elle dit «seigneur», ce n'est plus un vouvoiement respectueux mais un vouvoiement qui tout au contraire casse toute possibilité d'intimité, une politesse qui remet les distances... Le contexte a changé! «Jouons à l'humble mystifiée! Va-y, fais ton prêche maudit juif, et qu'on en finisse!...» pense-t-elle.

"Seigneur, lui dit la femme, je vois que, toi, tu es prophète. Nos pères ont adoré sur cette montagne; vous, vous dites que le lieu où il faut adorer est à Jérusalem..."

L'ironie de la samaritaine est à son comble parce qu'elle sait qu'il va dire que la bonne morale c'est celle de Jérusalem, que la vraie religion c'est celle des Juifs...

Non! Non! Non! Elle s'est encore trompée et elle le comprend vite! Il n'y avait ici ni angoisse, ni fiasco, ni humiliation... La réponse de Jésus ne va pas du tout dans la direction escomptée. Jésus n'entre pas dans une leçon sur ce qui faut faire ou ne pas faire de notre corps. Il esquive de nouveau, mais d'une manière tellement inattendue, les interprétations archaïques de la religion et ces misérables querelles de clochers: puisque la Samaritaine a feint s'intéresser à des questions conformité, il la déstabilise sur son propre terrain et propose une adoration qui ne se célèbre ni en Judée ni en Samarie, ...une adoration sans lieu!

- Nos pères ont adoré sur cette montagne; vous, vous dites que le lieu où il faut adorer est à Jérusalem.
- Femme, crois–moi, l’heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. ...L’heure vient, c’est maintenant!,  où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité...

La femme est médusée: un homme qui louvoie ainsi entre l'appel sexuel et les archaïsmes spirituels ne peut être ni un niais qui prend peur, ni un méprisable redresseur de tord, ni un vulgaire gourou 'qui sait toujours tout'... Qui est-il? Qui est-il cet homme qui passe d'une soif de relation à l'adoration là où les autres pensent au coït, à la vertu, à l'angoisse, à la loi...

La Samaritaine est déjà convertie! Elle cherche qui il est. Elle a accepté de prendre la soif du Christ comme matière d'investigation...

Jusque-là, pour comprendre où Il voulait en venir, elle avait toujours lu le désir de Jésus à travers le sien. Elle confondait Jésus avec l'idée qu'elle en avait: une énigme probablement pas trop compliquée à résoudre... Mais, faisant ainsi, elle s'était trompée sur son compte par deux fois. Dans l'initiative de Jésus il y avait bien quelque chose qui débordait de sa soif physique, il y avait bien une requête relationnelle, c'est indéniable car il n'aurait pas sinon entretenu une ambiguïté! Mais cette relation à laquelle il aspire, elle va maintenant essayer de la comprendre non plus à travers ses propres désirs mais par une investigation qui quittera sa propre sphère mentale. Sa vie relationnelle vient de s'ouvrir à l'altérité... Elle renonce à construire du présent avec du passé, son adoration se dispose au "vrai" présent et à l'avenir...

- Je sais que le Messie vient, celui qu’on appelle Christ. Quand il viendra, lui, il nous annoncera tout.
- C’est moi qui te parle
.

 

*

 

Alors que la Samaritaine peaufine ainsi sa maturité relationnelle et cultuelle, les disciples arrivent. La deuxième scène va commencer.

Rebelote!

A une nuance près, cette deuxième scène va se jouer sur la même architecture narrative, comme si l'auteur avait craint que nous ne l'ayons pas bien compris...

  • Perplexité: la samaritaine s'étonnait que l'interlocuteur fut Juif, les disciples s'étonnent de ce que son interlocuteur fut une femme.
  • Induction de la relation: au «j'ai soif» correspond le «mange». (Dans la deuxième scène ce n'est plus Jésus qui induit la relation. On reviendra à cette différence importante mais illusoire).
  • Induction de l'ambiguïté de la relation: au «j'ai (déjà) de l'eau vive...» réplique le «j'ai déjà une nourriture que vous ne connaissez pas...».
  • Promotion d'un plaisir relationnel inattendu qui peut s'insérer dans les solidarités purement fonctionnelles (contractuelles).
    • Avec la Samaritaine, Jésus fait valoir qu'un l'échange fonctionnel trivial (eau, liens conjugaux...) peut devenir, devrait devenir, l'occasion d'une maturation qui submerge nos attentes par des joies inattendues et dont l'adoration enfin déliée de l'espace serait évidemment l'exemple emblématique (une perspective neuve qui exalte la Samaritaine au point de vouloir y rallier tout le village)!
    • Avec les disciples ensuite, lorsqu'il reçoit du pain, Jésus fait valoir que la solidarité des travaux (semis, moisson, et tout le reste) peut donner un pain mais aussi conduire à une «autre nourriture»: la réjouissance qui rassemblerait les travailleurs par-delà le temps et le lieu de leurs travaux respectifs. Ce qui nourrit Jésus, par-delà ce pain redevabe d'une solidarité entre les hommes, c'est la joie qu'éventuellement cette solidarité suscite et qui est selon lui le projet du Père
 

 

II - Le contenu spirituel de l'évangile:

 

    1. L'altérité: place à l'inattendu!
    2. La bidirectionnalité: pas de gratuité!
    3. La gratitude.
    4. Le dialogue interreligieux
    5. Le temps spirituel
    6. (...)

 

*-1- L'altérité *

Jésus manifeste la volonté de faire entrer cette relation dans un territoire qui déborde de la simple utilité ou de la simple nécessité. Par la relation, il voudrait donner des chances à des échanges non pressentis et peut-être même, parfois, non imaginables par les parties en présence. (La jubilation de Jésus après la première rencontre avec la Samaritaine -qui a très justement été relevée par Dolto- laisse penser qu'Il ne s'attendait pas vraiment à une telle fécondité de sa relation!) Jésus voulait plus qu'un échange «commercial»... Il était hors de question de se limiter à donner à la Samaritaine un quelconque mérite moral contre un peu d'eau par exemple. Même chose avec la nourriture que les disciples venaient d'acheter pour lui. Il était encore moins question de mendier un don à sens unique; pas de gratuité dans cet épisode... On ne parle d'eau vive qu'après avoir parlé d'eau puisée!

Dans la relation purement fonctionnelle, il faudrait donc arriver à faire de la place pour de l'imprévu.

  • Une discussion autour de la margelle d'un puits pourrait devenir (et deviendra) l'occasion d'un nouveau type de joies pour Jésus et pour la Samaritaine: des nouveaux disciples pour Jésus et la perspective d'une adoration délivrée des contraintes spatiales pour la Samaritaine. (Pour qui peut lire entre les lignes, une adoration déspatialisée, c'est un acquis monumental pour la vie, et pas seulement en matière strictement cultuelle évidemment!)
  • Plus prosaïquement, la convergence de tous les travaux en divers temps et lieux (semis, moisson, panification, cuisson, distribution...) qui aboutissent à un pain pourrait en plus être l'occasion d'une fraternelle gratitude voire d'une fête...

Dans le jargon religieux, on dira simplement qu'il faut libérer de la place pour laisser les mystérieuses ressources de la relation s'y déployer. Les penseurs contemporains évoqueront peut-être les resources de «l'altérité»?... Ou ils désigneront «l'imprévisible nouveauté»?... Quoi qu'il en soit, il est toujours question de contingence: par-delà les fonctionnalités prévues et les nécessités, Jésus propose de s'ouvrir à une jouissance inconnue qui pourrait aussi bien ne jamais surgir dans nos vies...

Ratzinger avait bien raison de lire dans ce récit une leçon de pédagogie pour les catéchistes. Cette mutation d'un 'échange' en une 'relation', cette transition du 'besoin' au 'désir', ce passage de la 'nécessité' à la 'contingence', (...), peuvent effectivement être lus comme autant de conseils méthodologiques que Jean donne aux responsables chrétiens. La «bonne conversion» passe par la prise en compte de besoins déjà bien sentis, bien compris, pour faire apparaître des soifs jusque-là cachées et pourtant bien plus prometteuses...

Faire aussi grand cas de l'altérité, c'est un choix parmi d'autres. L'humanité pourrait très bien chercher au contraire à minimiser l'impact de l'altérité et ne viser au contraire qu'à l'abolition de l'inattendu qui est la source par excellence de l'insécurité... Pas question donc de minimiser l'importance téléologique du récit! Il y a, en plus de la leçon de pédagogie, l'esquisse d'un projet cosmique lui aussi contingent: le débordement de «l'être» par «l'autre» pour le règne d'Agapê...

Ici-bas, nous devrions donc accorder plus de chance à l'inattendu pour qu'un certain type de réjouissance puisse avoir quelques occasions d'émerger dans notre sphère. Puisse cette joie imprévisible nous faire oublier nous aussi nos cruches sur les margelles (Jn4,28)... La partie n'est pas gagnée d'avance; il y a un risque d'échec qui est inhérent à l'idéal visé. En donnant de la place à l'altérité, au mystère de la personne qui se trouve en face de nous, la bonne volonté ne vise plus tant la satisfaction d'un besoin ou d'un désir que la maturation du désir, ...ce qui, à bien y regarder, n'est pas du tout la même chose et conduit nécessairement à une réévaluation de la motivation du départ! L'imprévisible porte toujours en lui le risque de nous ramener vers un désir plus archaïque!

Cette invitation spirituelle à accueillir les forces mystérieuses de l'autre, on la retrouve ailleurs chez Jean, dès le Prologue et jusqu'au chapitre XXI. Mais cette invitation est aussi présente dans les synoptiques. A cet égard il me semble que la première des tentations au désert est emblématique.

L'épisode de la Samaritaine semble d'ailleurs répondre point pour point au programme spirituel des trois tentations au désert.

La première des tentations de Jésus au désert (selon Mt) n'est évidemment pas une tentation pour démiurge comme une certaine exégèse a voulu nous le faire croire. Jésus a faim à cause d'un jeûne volontaire. Le coeur de la tentation c'est de renoncer à la folie de cette volonté plus que de manger (d'ailleurs le diable ne lui propose pas de la nourriture, les anges s'en chargent, la démiurgie n'est pas esquivée!). Le coeur de la réponse de Jésus à cette tentation, c'est ce que l'on vient de lire dans l'épisode de la Samaritaine: on peut utiliser la faim ou la soif pour atteindre un désir nouveau. C'est la maturation du désir qui pourra atténuer la rigueur infernale du cycle besoin/travail/apaisement. Le risque diabolique, c'est d'enfermer le désir dans les frontières du besoin qui l'a fait naître. (Cf. analyse plus pointue de la première tentation dans ce site)

La deuxième tentation est le deuxième écho de ce rapport ambigu entre besoin et désir d'altérité au coeur de la relation. Le diable propose à Jésus de quitter le faîte du temple, de quitter la frontière entre le physique et l'irréductible mystère de la métaphysique. Il ne lui propose pas de monter vers l'ineffable mais de descendre! Le diable voudrait que, par amour pour les hommes, Jésus cesse d'attirer leurs regards vers l'ineffable. Le diable veut que les énergies religieuses de l'humanité se concentrent enfin uniquement sur la sphère des nécessités humaines. Que l'homme puisse chercher son Dieu non plus à la frontière de l'ineffable mais uniquement sur la terre, voire sous la terre, dans ces eaux qui de sous la terre (au fond du puits), nourrissent la terre... Pas d'avenir imprévisible, seulement un passé à démystifier, une formule mathématique à dérouler; selon Satan, c'est bien suffisant! Ce que Jésus répondait alors au Diable, il le dit maintenant à la Samaritaine: Plutôt que de s'efforcer de collecter de l'eau qui stagne au fond d'un trou, chercher l'eau vive (en stricte philologie, l'eau vive désignait à l'époque l'eau courante des fontaines et des rivières)... Si Jésus a encore soif de l'eau du sous-sol, l'eau des racines, de la tradition, c'est surtout pour enclencher le désir des rivières et des fontaines (porteuses, peut-être, d'une véritable révolution dans la quête du bonheur).

La troisième tentation diabolique, c'était de détourner nos affects de cette source de mystères que les chrétiens appellent Dieu pour s'en remettre totalement, corps et coeurs, à une formule du monde qui nous donnera alors, en contrepartie, la maîtrise du monde... A nous la satisfaction érotique, ou la richesse, ou le pouvoir, ou n'importe quel autre illusoire bonheur qui ne réclame qu'une confusion du monde avec une certaine idée qu'on a de lui... C'est exactement l'impasse dans laquelle s'engageait la Samaritaine avant qu'elle ne rencontre Jésus. Il lui dit donc la même chose qu'au diable du désert: quelque chose du genre...

"Désolé, la réalité du coeur et du corps est plus complexe qu'il n'y parait. L'objet de l'Adoration ne se choisit pas; il s'impose de lui-même! Les cultes d'Éros, de l'argent, du pouvoir, de tous les Hauts-Lieux et même de Jérusalem tournent en rond... Pas la peine de chercher un huitième mâle, cela foirera comme avec les précédents! Le coeur, le corps et le monde sont pleins de mystères qu'il faut prendre en considération. Un certain pragmatisme s'impose. Qu'on le veuille ou non, le monde ne se confond jamais à l'idée qu'on en a et tant qu'on n'adore pas le coeur de son mystère qui est aussi le coeur de Dieu, on ne peut trouver la seule réjouissance pérenne..."

 

 

* 2- La bidirectionnalité... Pas de gratuité!*

Jésus ne pouvait manifestement pas donner d'emblée de son «eau vive» sans quoi il l'aurait donnée ne serait-ce que pour son propre plaisir! La raison n'est pas compliquée à comprendre. Il nous dit là ce dont nous avons tous l'intuition dans nos vies sexuelles par exemple: le plaisir sexuel stagne, comme l'eau du puits, s'il n'est pas vitaminé par le désir de notre partenaire! La jouissance en sens unique n'est qu'une esquisse de ce qu'elle peut devenir lorsqu'elle est partagée. Sans bidirectionnalité, on ne gagne que ce qu'on a investi. Sans la volonté (qui n'est pas d'emblée un désir!) d'accorder une place de choix au désir de l'autre, le plaisir stagne dans un état embryonnaire. Oui, il est bien question de maturité, ou, plutôt, de la volonté de mûrir! On devrait même parler lucidité...

Jésus ne pouvait que désirer donner de son eau vive. Pour la donner, il fallait la «bonne volonté» de la Samaritaine. La bonne volonté n'est bien sûr ici ni un «besoin» ni déjà un «désir»! Tout se passe comme s'il fallait toujours garder en arrière plan la possibilité qu'elle refuse le cadeau! En fait, Jésus assume ici des distinctions de catégories anthropologiques (et non théologiques) dont la mise en relation a des conséquences abyssales; en pointant sur cette «bonne volonté» distincte du besoin et du désir, l'évangile est bien en train de nous déconstruire l'amour lui-même! Jean essaye ici encore, c'est une de ses marottes, de nous faire entrer dans ce qu'il distinguera ailleurs (Jn 21) par l'usage différencié des mots grecs «Philia» et «Agapê»... L'amour «agapique» n'est pas l'amour «philéique» et encore moins l'amour «Erotique»... Il n'y a pas d'incompatibilité entre ces formes d'amours mais dans l'amour érotique ou philéique, la «bonne volonté» n'est pas nécessaire puisqu'il y a déjà du désir! C'est d'ailleurs une bonne chose, non? Jésus en tout cas ne semble pas vouloir fustiger la samaritaine qui en était toujours à envisager la relation sous ce régime-là lorsqu'elle demanda à boire l'eau vive. Ce qu'Il voulait c'était justement qu'elle n'en reste pas à ce régime-là! Il ne faudrait pas que ce désir trop précis la piège dans un jeu qui tourne en rond. Jésus ne sera pas le septième mari ou amant qui attendra l'arrivée du huitième... Le yoyo, c'est pour forger les réflexes des gamins et des gamines qui doivent encore grandir! Oui, la bidirectionnalité est au service de la maturation de la relation amoureuse!

NB: En utilisant les concepts johanniques de Philia et Agapê pour comprendre la spiritualité de ce passage évangélique, je ne fais pas de référence à la philologie grecque; je fais usage d'une nuance symbolique que les traducteurs et exégètes de la Bible n'ont commencé à prendre en charge que récemment, lorsqu'ils furent enfin en mesure de mettre en perspective la philologie par les ressources de l'herméneutique. (Cf. les pages dédiées à ce sujet dans le site)

La Samaritaine n'était pas dépourvue de bonne volonté. Elle n'était ni trop conformiste ni trop peureuse. Elle acceptait donc de s'affronter à l'inconnaissable de celui qui était en face d'elle. Elle a pu libérer en elle assez de place pour la fécondité de cette «eau vive». Cette fécondité n'a pas déçu Jésus puisque c'est finalement tout le village qui est venu à lui. Il y a manifestement de la jubilation dans le coeur de Jésus lorsque, voyant la foule venir vers lui, il demande à ses disciples qui sont probablement encore en train de manger de lever les yeux:

«Levez les yeux... Je vous dis que les champs sont déjà blancs pour la moisson!»

Et la Samaritaine? Je pense qu'elle non plus ne fut pas déçue; sa passion imprévue est devenue telle qu'elle en a oublié sa cruche sur la margelle! (Jn4,28)

L'exégète chrétien qui est habitué à manier le concept moral de gratuité s'étonne d'abord de cette nécessité d'une bidirectionnalité. Après tout, on pourrait bien imaginer une joie relationnelle différente: la joie d'un don absolument gratuit... Eh bien non! Pas de gratuité! Il faut un aller-retour avec pour chaque mouvement l'envie d'un débordement des attentes respectives! On est vraiment dans ce qui distingue la réjouissance masturbatoire de la réjouissance sexuelle mure! C'est d'ailleurs probablement pour insister sur ce «débordement» que dans la deuxième scène, Jésus évoque cette curieuse différence toujours possible (mais de fait rare) entre le semeur et le moissonneur.

«...Le proverbe a cela de vrai qu'autre est le semeur et autre est le moissonneur...»

Quoi qu'en dise le proverbe, on s'attend plutôt à ce que ce soient les mêmes qui sèment et qui récoltent! Ce n'est que chez les riches qu'on utilise des journaliers (éventuellement différents) pour les diverses tâches. Mais ici Jésus veut faire valoir que plus il y a des personnes différentes solidarisées dans un quelconque projet, plus les réjouissances sont possibles et s'étoffent. Le but et l'avantage de rentrer dans ces solidarités multiples, c'est d'augmenter la quantité et la qualité des relations possibles. Pour Jésus, la priorité est donnée à la préférence du Père: ce n'est pas tant le pain qui importe que ces réjouissances relationnelles dont le pain peut être l'amorçage! Le pari derrière cela c'est que si cette priorité est respectée, le pain ne manquera jamais. Jamais ? Jamais!

...qui boira de l'eau que je lui donnerai... plus jamais soif... Le moissonneur engrangera du fruit pour la vie éternelle...

L'autarcie, la joie en solitaire, ce n'est manifestement pas l'affaire de Jésus...Lanza Del Vasto et puis Dolto, pour ne citer qu'eux, l'ont bien compris qui faisaient de la bidirectionnalité un noyau dur de cet épisode Evangélique.

 

 

 

* -3- La gratitude*

«Donne moi à boire»(Jn4,7)... «Mange»(Jn4,31)...

Dans la première scène Jésus demande. Dans la deuxième, il reçoit.

C'est une vieille affaire que cette confusion cultivée entre «don» et «demande» en spiritualité. Je travaille et je récolte mais je «donne» au moins une partie de ce que je récolte parce que je sais que la fécondité de mon travail est «reçue». De là le concept archaïque d'holocauste par exemple qui va se peaufiner avec les cultures religieuses pour devenir ici la dîme, là le devoir de l'aumône... A la racine de tout cela il y a l'appel à ce qu'on nomme dans le jargon religieux «l'action de grâce» qui est à la fois réjouissance (prendre) et sacrifice (donner).

L'épisode de la Samaritaine n'échappe pas à cette règle spirituelle importante qui vise moins à distinguer le don et la demande qu'à les assujettir en une seule et même catégorie spirituelle plus universelle qui en est comme le suc: la gratitude. Cette gratitude, remarquons le bien d'emblée, est une lucidité bien avant de devenir une attitude!

Dans la deuxième scène, l'évangéliste prend bien soin de ne pas laisser entendre que le ventre de Jésus avait ou non faim. En fin de compte, on ne sait même pas s'Il a mangé ce que les disciples lui donnaient...

A mon avis, il a mangé bien sûr, mais après un court délai. S'Il n'avait pas mangé, il n'aurait pas parlé ensuite comme il l'a fait... Mais tant qu'on n'essaye pas de réaliser un film ou de réaliser une BD à partir de ce texte, ces spéculations sont inutiles, j'en conviens.

Dans la première scène, c'est la même chose. Il a bien demandé de l'eau, mais l'évangéliste ne nous laisse même pas savoir si la cruche qui sera abandonnée sur la margelle a été utilisée!

Il n'importe aucunement de savoir si Jésus a soif lorsqu'il «demande» de l'eau ou s'il a faim lorsqu'il «reçoit» à manger. L'évangéliste veut surtout faire valoir que le don ou la demande peuvent être aussi des prétextes à une autre priorité plus fondamentale qui motive Jésus avant même que les questions de la faim et de la soif ne se posent.

Donner et recevoir se rejoignent parce que dans les deux cas, l'oeil spirituel perçoit qu'une même gratitude s'impose: toute fécondité est suspendue au caprice de Dieu et des autres. Aux disciples qui se donnent du mérite en nourrissant leur rabbi bien aimé, Jésus fait valoir que ce qu'ils donnent a d'abord été reçu d'un travail auquel ils n'ont pas dû participer, que leur mérite est né d'une chaîne de solidarités (semeur et moissonneur pour faire bref, mais aussi meunier, boulanger, commerçant, laboureur, frappeur de monnaie, charretier, etc.). Et si Jésus n'a pas parlé de cette chaîne de solidarité à la Samaritaine c'est parce que cette femme savait et disait spontanément que cette eau par laquelle elle pouvait ‘recevoir' le mérite de ‘donner' était redevable de la science et du travail de l'ancêtre commun qui avait creusé et puis donné ce puits:...

«...notre ancêtre Jacob qui nous a donné ce puits...»

En toute donation, il y a la fécondité d'une réception préalable et la spiritualité aime le faire valoir. Alors qu'en termes religieux, on parle «d'action de grâce», en langage profane, on dit d'abord «gratitude» et puis finalement «lucidité»... Ici-bas, le don pur n'existe pas! Pour un spirituel, c'est indiscutable! Ce qui existe c'est la rétention ou l'avarice qui sont trop souvent des effets désagréables et inutiles d'un manque de lucidité sur ce qui a été reçu. La spiritualité bien comprise ne promeut pas tant le don qu'elle ne combat la peur du manque et la stupidité de celui qui ignore son assujettissement à la fécondité du connu, de l'inconnu et de l'inconnaissable...

 

 

 

*-4- Dialogue interreligieux*

Dans la première scène de cet épisode évangélique, Jésus a une parole lourde de sens qui pourrait être très mal interprété au XXIe siècle : Jésus a choisi le camp des Juifs et pas celui des Samaritains. A le croire, ce sont les Juifs qui sont sur la bonne voie, pas les Samaritains...

"Le salut vient des Juifs..."

De grosses erreurs et de grotesques réductions historiques ont été diffusées à propos de la religion des Samaritains. La Bible judéo-chrétienne y a sa part de responsabilités.

Je propose donc de lire une synthèse des recherches récentes sur les Samaritains rédigées par V.Morabito parce qu'elle éclaire aussi le sens de l'intervention de Jésus à Sychar.

Les Samaritains sont en fait des juifs qui, en théologie, pour diverses raisons historiques, refusent l'évolution du Judaïsme après Moïse. Ils refusent donc les Prophètes, David, Salomon, le Temple de Jérusalem... De l'avenir les Samaritains n'attendent que le Messie. Son arrivée ne réclame aucune condition qui n'ait été déjà formulée par Moïse. Pas besoin donc des nouvelles sagesses ou des nouvelles pratiques spirituelles. L'eau que l'on puise au fond du puits de Jacob, c'est donc aussi cette recherche aux racines, dans le passé, dans la "Tradition", dont certaines sectes "traditionalistes" se délectent à outrance).

La faiblesse de la religion des Samaritains que Jésus dénonce, c'est justement de s'être arrêtée sur le chemin, de ne chercher que dans le passé, que dans le fond d'un puits toujours plus profond, toujours plus éloigné la réjouissance finale. Il était donc impensable que Jésus se mette dans le camp de cette arrière garde...

"...Vous ne savez pas qui vous adorez..."

En d'autres mots:

"Vous ne savez pas qui vous adorez. Comme tous les Intégristes, vous pensez le savoir, mais vous ne le savez pas et d'ailleurs, vous ne le saurez jamais sans savoir préalablement ce qu'est un mystère..."

Oui, la portée spirituelle de ce que la Samaritaine est en train de chercher et de découvrir est abyssale: elle va savoir, pouvoir et devoir dépasser les traditionalismes et autres intégrismes religieux...

Ne nous laissons surtout pas piéger par cette perspective particulière de l'entretien qui pourrait laisser croire que Jésus est Juif plutôt que Samaritain. Il est simplement plus juif que samaritain parce qu'il accorde une certaine importance aux prophètes, aux livres historiques et sapientiaux... Jésus est plus juif que samaritain parce que les Juifs ont laissé le grain pousser plus haut que les Samaritain... Mais le grain doit encore monter!

En fait, avant même d'arriver à Sychar, Jésus n'est déjà plus Juif! Selon Jean, il avait déjà fait son grand esclandre au Temple. Jésus nous le dit clairement; l'adoration doit aller des «Hauts lieux» vers le «non-lieux» de l'Esprit en passant –en passant seulement!– par Jérusalem. L'objectif visé n'est ni dans l'archaïsme qui détiendrait toute la vérité ni dans le Temple et ses théologies raffinées, mais au-delà... Non pas aux racines du religieux, non pas dans l'actualité de nos temples, mais sur le toit de nos temples, aux faites, là où le diable invitait le Christ à redescendre dans la troisième tentation.

"...ce n'est plus sur cette montagne ni à Jérusalem que..."

Quelle délicatesse dans la pédagogie du Christ qui ne nie jamais la valeur des Samaritains et qui demande même à boire de leur eau! Il ne nie pas plus la valeur de ces pseudo-ennemis des Samaritains que sont les Juifs. Mais Il grimpe sur leurs dos des uns et des autres pour aller plus haut encore.

Quelle infinie subtilité qui ne nous invite pas non plus à aller jusqu'au soleil mais seulement à monter vers lui! C'est la volonté de promouvoir la maturation qui est le fuel de la spiritualité de Jésus... En amour comme en religion, une Histoire oui, mais une Histoire comme rail vers l'amour vrai, vers l'adoration vraie...

Être chrétien, ce n'est pas se conformer par la Tradition mais passer par la Tradition pour prendre la direction qui nous en sépare finalement... Pas de place pour les intégrismes et autres cultes compulsifs du passé. L'amour doit passer du besoin biologique à l'adoration spirituelle en passant par un désir mutant. Pas de place pour le désir amoureux purement fonctionnel qui sait ce qu'il cherche et l'amour contractuel lui-même devra céder la place à l'amour inconditionnel, à l'abandon total aux exigences du mystère d'Agapê qui fait oublier la cruche sur le bord du puits...

 

*-5-Le temps*

 

Oui, ce que Dolto a très bien vu, devient clair pour moi aussi et s'impose même: il y a une certaine référence au temps dans cet épisode qui ne devrait pas nous échapper... La hauteur du soleil... Le passé, la Tradition au fond du puits... Le présent de la moisson qui monte doucement vers le soleil de midi, à l'heure où les ombres sont les plus courtes... Le temps du semeur et celui du moissonneur ramassé dans une intemporalité gracieuse... Dolto en a tellement bien parlé que ce serait pécher que de la paraphraser... Je vous renvoie à son exégèse...

 

*-6- (...)*

Ce texte évangélique est d'une telle ampleur qu'une exégèse exhaustive demanderait tout un site... Plutôt que de continuer à spéculer et de fatiguer davantage mon lecteur qui certainement se lasse, je propose ici quelques lectures utiles que j'ai numérisées dans ma documentation exégétique...

 

paul yves wery - Chiangmai - Juin 2011

 

Vous pouvez aussi lire la BD inspirée par le texte évangélique en cliquant ici