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Lanza Del Vasto sur l'épisode de la Samaritaine (Jn4)

9 mai 1947.
Rue Saint-Paul.

Le texte comme de coutume a besoin d'explications. Il y a plus d'une saute de pensée, et dans le dialogue d'étranges retours, des rebondissements que l'on n'attend pas.

Jésus passe par la Samarie. La Samarie est depuis les temps anciens une terre interdite, une terre de mécréants, d'hérétiques. Les Juifs orthodoxes tiennent qu'il n'y a de sacrifice valable qu'à Jérusalem. C'est pourquoi, une fois l'an, tout ce qui s'appelle fils d'Israël, venant des quatre coins de Palestine et de toutes les terres où les fils d'Israël avaient essaimé, se rendait pour la Pâque à Jérusalem, ce qui créait un immense mouvement de pèlerinage. Dans l'institution de ce centre terrestre de toute piété réside une idée grandiose du Législateur qui veut en quelque sorte marquer et affirmer l'unité du peuple élu, du peuple qui est une famille, du seul peut-être entre tous les peuples chez qui famille et nation ne font qu'un. Il veut marquer que cette réconciliation du peuple avec lui-même doit se faire par le sacrifice solennel dans la Ville Sainte. Et tout autre sacrifice en tout autre lieu est interdit aux fils d'Israël. C'est pourquoi depuis la destruction du Temple il n'y a plus eu de sacrifice. Il n'y a pas aujourd'hui de temple pour les Israélites, les synagogues qui sont répandues partout ne sont pas des temples mais simplement des lieux de réunions et des écoles. Tant que le Temple reste détruit il n'y a pas de sacrifice valable.

Or, déjà aux temps bibliques, certaines tribus d'Israélites, certains peuples mélangés d'ailleurs aux étrangers, prétendent ériger leur propre temple ou sacrifier sans temple sur les Hauts-Lieux, c'est-à-dire sur le sommet des montagnes. Par le fait même ils se retranchent de la communauté et se vouent à la malédiction. Cette malédiction est très fortement marquée chez eux, comme hier encore chez les Hindous celle des Intouchables. Un homme de bonnes moeurs et de pure observance ne veut avoir aucun rapport avec ces étrangers, et surtout il ne doit pas manger avec eux ni boire avec eux. C'est pourquoi la femme samaritaine s'étonne de ce qu'un rabbin juif, Jésus, lui dise simplement: « Femme; donne-moi à boire ». Comment se fait-il, dit-elle, que toi qui es un Juif tu me demandes à boire, car les Juifs ne veulent avoir aucun rapport avec les Samaritains.

Mais les deux interlocuteurs ne sont pas seulement un rabbin juif et une réprouvée samaritaine. Et l'explication qui va suivre n'est pas une simple réponse mais un rebondissement du sens et un passage,à l'autre plan.

La femme samaritaine est femme et fille d'Eve, d'Eve déchue dans le péché, et deux fois déchue puisque aussi bien réprouvée parmi les hommes, et elle se trouve devant le Fils de l'Homme et le Fils de Dieu. Elle s'étonne de ce qu'il lui demande à boire, toutes les femmes (et toute l'humanité est femme) peuvent se demander pourquoi le Fils de l'Homme, le Fils de Dieu demande à boire, pourquoi il consent à être fatigué au bord d'une route, à s'asseoir au bord du puits et à demander à boire de cette eau corruptible, de cette eau humaine. Et le Seigneur répond à la femme : « Si tu connaissais le don de Dieu, tu ne t'étonnerais pas seulement de ce que je te demande à boire, mais toi-même tu me demanderais à boire. » Et la femme (bien entendu) n'entend rien à ce discours, et se penche sur le puits et dit : « Mais le puits est profond et tu n'as même pas un seau pour y puiser. Comment peux-tu me donner à boire ? »

Le Fils de Dieu se présente devant la femme et devant l'humanité dépourvu de tous les instruments du don et du sacerdoce, il se présente les mains vides comme un pèlerin fourbu, comme un pèlerin qui a besoin, comme quelqu'un qui demande alors que c'est lui qui a tout à donner. Il ne demande en vérité que pour qu'on lui demande. Il veut être à la fois celui qui demande, celui qui reçoit et celui qui donne. Ce n'est pas assez de donner, cela n'est pas assez charitable, celui qui donne seulement marque par le don sa grandeur et il écrase sans le vouloir celui qui a besoin et qui demande.

Les hommes grands donnent et ne veulent pas recevoir, mais la grandeur de Dieu est toujours plus que grande, elle est aussi humble qu'elle est généreuse, elle est aussi profonde qu'elle est sublime et c'est pourquoi Dieu ne veut pas simplement donner, c'est pourquoi Dieu demande, demande et exige, demande ce dont il n'a aucun besoin. Il n'a aucun besoin de nos dons, de nos prières, de nos louanges et de nos sacrifices. Il a tout, il est tout et nous ne sommes rien et nous n'avons rien à donner qu'un peu de désordre, d'illusion, d'erreur et d'ordure. S'il demande, s'il exige même, si même il exige notre sang c'est encore par charité, parce qu'il est bon pour nous de donner ou de croire que nous donnons. Parce que la charité complète est un rapport double. Parce que c'est un rapport vivant et actif, c'est un échange de biens et c'est une égalité dans le bien, quelque inégaux que soient les deux êtres aimants. Voilà qui vous permettra de comprendre ce qu'il est dit à la fin du récit quand on explique que celui qui recueille n'a pas semé, que celui qui sème ne recueillera pas, mais que les uns et les autres se réjouiront dans la moisson.

« Celui qui boira de cette eau corruptible aura soif de nouveau, mais celui qui boira de l'eau que je peux donner aura en lui-même une source d'eau vive qui ne s'épuise pas et qui rejaillira dans la vie éternelle. » La réponse nous parait assez claire mais elle ne l'est pas encore à la femme samaritaine et elle lui dit : « Donne-moi de cette eau afin que je n'aie plus soif et que je ne doive plus venir ici puiser. » Elle continue donc obstinément à croire qu'il s'agit d'eau potable.

« Va chercher ton mari et reviens. » Jésus sait bien qu'elle n'a pas de mari. Pourquoi donc cet ordre ? Pour provoquer une prise de conscience : va chercher ton mari, c'est-à-dire ton complément. Tu es la moitié d'un être, viens à moi avec l'autre moitié, ô femme. « je n'ai pas de mari », avoue-t-elle. « Oui, tu as eu cinq maris, lui dit le Christ, et celui que tu as maintenant n'est pas ton mari. » Oui, ô femme, ô âme, vous avez eu cinq maris, cinq compléments, par les cinq sens vous vous êtes rattachée à ce qui est. Et les cinq sens vous ont trompée et déçue, et celui que vous avez maintenant, le mari du plaisir et du péché, celui qui n'est pas un mari, l'intellect par où vous essayez de saisir la réalité totale, n'est pas un mari. Il est creux et sans substance, il n'y a pas de lien légitime entre lui et l'âme, il est un masque et vous ne pouvez pas, vous n'osez pas aller le chercher pour le présenter au Fils de l'Homme. « Tu as dit vrai en cela» : tu as vu la vérité de ton vide.

« Tu es un prophète, crie la femme.» Et la cause conventionnelle de sa réprobation lui revient, celle de la réprobation de tout son peuple. Voyant qu'il est prophète, elle veut avoir de lui l'explication de cette réprobation, et elle dit : « Nos pères ont adoré sur cette montagne et vous dites, vous, que le lieu où il faut adorer est Jérusalem. — Femme, lui dit Jésus, crois-moi, le temps va venir et il est venu où l'on n'adorera Dieu ni à Jérusalem ni sur la montagne, mais en esprit et en vérité. » Et c'est là encore où il se montre prophète au sens historique du mot. « Où l'on adorera Dieu en esprit et en vérité », et il dit même : «Où l'on adorera le Père en esprit et en vérité. Car le Père demande de tels adorateurs. » Le Père demande de tels adorateurs et il le demande d'une façon formelle, en paroles explicites et proférées, il envoie sa parole, il l'incarne en un homme pour demander de tels adorateurs, car Dieu est esprit et vérité et il demande d'être adoré en esprit et en vérité, et l'esprit et la vérité n'est ni à Jérusalem ni sur le haut d'une montagne, il est dans le coeur de l'homme, dans le puits profond où l'on ne puise pas avec un seau.

Mais c'est à ce moment même que Jésus prononce cette parole surprenante : « Vous adorez ce que vous ne connaissez pas. Nous, nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient par les Juifs.» C'est au moment même où il affirme que le lieu du culte n'est ni à Jérusalem ni ailleurs, où il se rattache à une religion d'esprit et de vérité, c'est-à-dire absolument universelle, c'est à ce moment même qu'il affirme devant une Samaritaine que le salut vient par les Juifs qui condamnent les Samaritains. Lui, le Christ, qui sera condamné, qui déjà a été condamné par les Juifs. Que signifie le mot ? Tout le débat, voyez-vous, a commencé par cette rencontre entre la Samaritaine et le Juif. C'est que la réponse du Christ n'est pas aussi étroitement consacrée à l'exaltation de Peuple Élu, qu'il paraît d'abord. Même s'il n'y avait plus un seul Juif sur la terre aujourd'hui, la réponse serait encore valable. Traduite en langage d'aujourd'hui, en langue de ce pays, elle signifie à peu près ceci : le salut ne vient pas de ceux qui fondent des petites religions sans comprendre ce qu'ils adorent, plus ni autrement que ne font les prêtres de la religion traditionnelle. Le salut vient des Juifs se peut traduire aussi bien en langue française d'aujourd'hui : le salut viendra des Catholiques. Le salut ne viendra pas des Samaritains, c'est-à-dire des profanes, des hérétiques, des fondateurs de sectes, des faux prophètes, des maîtres hétérodoxes. Il viendra de ceux qui sont orthodoxes, de ceux qui se plient à la Tradition mais qui la comprennent. Durant toute sa vie Jésus lui- même a donné l'exemple de cette soumission à la Tradition. Tous les ans à la Pâque il remontait à Jérusalem comme il était prescrit par la Loi, il se rendait au Temple comme il le faisait enfant. Et le souvenir nous en est relaté de sa mère sacrifiant deux tourtereaux pour sa purification : l'offrande des pauvres.

Si la religion chrétienne s'est dégagée de la juive, ce n'est pas par un commandement de Jésus, et ce n'est pas de la volonté délibérée des disciples de Jésus. C'est parce que les détenteurs de cette tradition les en ont expulsés. C'est pour ainsi dire malgré eux qu'ils ont fondé une autre religion, une autre religion qui cependant affirme être la même, s'en rapporte aux mêmes livres sacrés, et répète les mêmes Psaumes. Il ne sert de rien de faire des réformes religieuses, cela ne fait que multiplier les dissensions.

Là-dessus les disciples arrivent, qui étaient allés chercher des vivres. Et voyez le même étonnement chez les disciples comme chez la femme étrangère et réprouvée : « Tel n'est pas le pain dont je mange — Seigneur, donne nous de ce pain », demandent-ils sans comprendre tout comme la Samaritaine a demandé : donne-moi de cette eau. « Le pain que je mange c'est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé. » Faire la volonté de celui qui m'a envoyé est un pain et une nourriture car celui qui nous envoie faire sa volonté nous donne aussi les forces de la faire. Nous nous nourrissons de ce que nous dépensons pour lui de forces, car les forces qu'il met en nous sont une source vive et un grenier qui ne s'épuise pas. Et voyez-vous comme dans ce récit se retrouvent les symboles que nous avons déjà vus : le pain et le vin ou l'eau. Les deux symboles du Christ. « Vous dites : il faut encore quatre mois pour la moisson, mais levez les yeux, ne voyez-vous pas les champs qui blanchissent et que la moisson est prête ? Ne voyez-vous pas que je vous parle d'une moisson éternelle qui est prête en toute heure et ne savez-vous pas encore de quel pain je vous parle ? »

Avez-vous des questions à poser ?

UNE COMPAGNE : Pourquoi avez-vous dit : Dieu n'a pas besoin de nous ?

RÉPONSE : Un besoin est un manque. Le Tout-Puissant, de quoi manque-t-il ? Il veut avoir besoin de nous parce que nous avons besoin qu'Il ait besoin de nous. Voilà son infinie finesse. Il met en nous le besoin de lui donner autant que le besoin de prendre de lui afin que la charité soit à deux faces, libre et vivante.

Lanza DelVasto - Extrait de "Commentaire de l'Evangile" - Denoël 1951 -Page 267 et suite