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Françoise Dolto et la Samaritaine (Jn 4)...

Gérard Séverin

- Ce qui me frappe en traduisant ce texte, c'est que je découvre:

  • Deux baptémes: celui de Jean le Baptiste et des disciples de Jésus et... celui de Jésus.
  • Deux mots différents pour désigner un méme point d'eau; tantôt c'est une source, tantôt c'est un puits.
  • Deux sortes d'eau: l'eau de la Samaritaine, eau matérielle et stagnante et celle du Christ qui est une eau vive.
  • Deux manieres d'adorer: en Samarie et a Jérusalem et celle du Christ, -en esprit et en vérité,
  • Deux sortes de nourriture: celle des apôtres et celle du Christ qui est de faire la volonté du Père.

Françoise Dolto

- Bien sûr... On part d'un plan pour en rejoindre un autre. Jésus entraine sur un autre plan ceux qui le rencontrent. Il transforme le puits de la Samaritaine en source d'eau bouillonnante pour toute la vie.., sans fin.

Mais le lieu où il fait cette rencontre, l'heure à laquelle il a ce rendez-vous imprévu, sont significatifs.

C'est la terre de Jacob, l'endroit où le patriarche a trouvé une source, y a bu, lui, sa famille et ses troupeaux. Puis l'a donnée aux habitants qui l'ont nommé «puits de Jacob». Jean l'appelle «source de Jacob» car c'est un lieu où le peuple juif a reçu vie par Jacob. C'est un lieu «historique» qui relie les personnages de cette scène à toute l'histoire du peuple juif.

Jean note aussi que c'est l'heure de midi, c'est-à-dire que le soleil est à son zénith. Il n'y a pas d'ombre. Jésus est donc dans un axe: les pieds sur la terre historique des ancêtres et la tête avec le soleil à son zénith. Image à la fois de la vie charnelle et de la vie spirituelle. Le soleil de Dieu donne verticalement sur la source de Jacob. C'est la rencontre entre le ciel et la terre sans ombre.

C'est le lieu ombilical de la naissance du peuple juif. Aujourd'hui, ce n'est plus Jacob mais Jésus. Avec les patriarches et Jacob, c'était la naissance; avec Jésus, c'est la renaissance.

N'oubliez-vous pas que cet événement se déroule en Samarie? Vous savez que les Samaritains s'étaient séparés des Juifs parce que ceux-ci étaient trop rigoristes, trop intransigeants. Devenus schismatiques, les Samaritains nourrissaient une oppôstion implacable à l'égard des Juifs que le leur rendaient bien! Pas de contacts, pas de mariages...

Justement, si Jésus vient sur ce lieu historique et géographique, c'est bien pour montrer que si le salut vient de ce peuple à l'ombilic duquel il se trouve au point de vue cosmique, il n'y a plus maintenant de référence géographique.

Loin des rites de Samarie ou de Jérusalem, loin de la terre des ancêtres, le Père nous cherche. Le désir de ce Père est que nous le rencontrions en «esprit et en vérité» et pas seulement avec nos corps dans l'espace d'un pays ou d'une terre... On part d'un plan pour en rejoindre un autre.

Vous voulez dire qu'en ce lieu, autour de cette source, il y a croisement entre les plans espace et temps? On pense être en Samarie et voilà qu'il nous emmène ailleurs. On pense que le soleil est au zénith et c'est d'un «autre soleil» qu'il s'agit?

Mais certainement. Regardez encore, dans cet épisode, Jean nous montre deux façons de boire.

Jésus dit à la Samaritaine: « Donne-moi à boire... de l'eau matérielle.» Comme elle fait des discours au lieu de lui donner à boire, il lui dit: «Si tu avais une idée de ce que, moi, je pourrais t'apporter à boire, en même temps que, toi, tu me donnerais à boire!»

Il n'a rien à donner, c'est-à-dire aucune boisson matérielle à offrir! Mais il lui demande de lui donner cette eau matérielle à boire pour qu'il puisse lui apporterdans un même mouvement cette eau de vérité et d'esprit.

Comme vous dites, Jésus nous instruit à tout entendre sur deux plans différents: le plan de l'espace-temps, tel que nous le connaissons par nos sens et par la biologie et les sciences, et le plan d'un «ailleurs-espace» et d'un «ailleurs- temps». Oui, il y a une vie du désir inconnue de la vie des besoins.

Ceci est votre interprétation de ce passage d'évangile. Il n'est dit nulle part: "Si tu me donnes de l'eau, dans le même mouve­ment, je te donne une autre eau."

Mais si, au contraire. Saint Jean nous situe, tout au long de ce passage, dans un va-et-vient incessant entre notre monde et un ailleurs. Mieux, ce monde et cet «ailleurs», il les montre simultanés.

Ainsi, quand les apôtres lui apportent à manger, Jésus leur dit à peu près ceci: «Ce sont les autres qui se sont donnés la peine de cultiver cette nourriture, de la transformer et vous, vous n'avez qu'à la consommer. Vous consommez les choses élaborées par d'autres qui se sont éreintés de fatigue et vous, vous avez profité de leur fatigue. Quant à moi, ma nourriture, c'est que je fasse la volonté de celui qui m'a envoyé... Je suis en train de consommer une nourriture qui est future, d'un autre temps. Je suis déjà dans un autre temps. »

C'est ainsi que vous expliquez la phrase: "Encore quatre mois et arrive la moisson... Je vous dis, levez les yeux, les champs sont blonds pour la moisson...."

Oui. S'il y a encore quatre mois, ce n'est pas encore la moisson! Jésus télescope le temps de la terre et son temps à lui. Il montre que ces deux temps sont coexistants. «Je suis comme le blé qui n'est pas encore moissonnable puisqu'il est ou encore en-dessous de la terre ou encore de l'herbe et qu'on ne voit pas. Et pourtant, je suis déjà nourri par la récolte de toute cette moisson.»

Il est comme ravi ailleurs. Quand les apôtres sont partis en ville, Jésus harassé de fatigue avait soif et faim. Mais cette femme d'avoir compris sa mission lui a donné tant de joie, et elle a si bien désaltéré son désir de faire connaître le Père que Jésus est comblé.

Il se réjouit du rayonnement de la vérité et de l'esprit contenu dans la «nouvelle» qu'il apporte et qui se répand par cette Samaritaine et qui va éveiller des gens à une vérité inconnue mais déjà présente dans le judaïsme. La «vérité» des rites ne les avait pas contaminés.

Il montre ainsi dans sa personne que coïncident et la terre et le ciel, et la source et le soleil à son zénith. Il est Jacob re-présenté et le Messie qui arrive. En lui, semeur et moissonneur se réjouissent ensemble. Le temps et l'«ailleurs» sont conjoints dans sa présence.

Ce qui m'étonne aussi, c'est la continuité et en même temps le clivage, la séparation, la rupture qu'instaure Jésus entre ces plans dont vous parlez.

Ici, par exemple, Jean montre que Jésus se sépare d'un baptême, quitte une région, quitte tout un monde et apporte maintenant tout autre chose, à savoir une eau vive qui étanchera la soif et deviendra une source bondissante en chacun. Cette «eau» va remplacer l'eau stagnante du puits, et va succéder aux rites de Samarie et de Jérusalem.

Au lieu de plonger les gens dans l'eau, dans les «eaux», Jésus propose une autre attitude qui est le contraire des rites d'involution, de retour aux eaux primitives.

Au lieu d'eaux amniotiques dont le baptême des disciples et de Jean Baptiste est une image, (tout comme l'«eau» du baptême de la «mère-église» qui fait «naître» les chrétiens), avec Jésus, l'eau de la «source» de Jacob est bondissante. C'est un élan spermatique, je veux dire fécondateur de ce qui est en nous stagnant, comme l'ovule au fond des voies génitales, en attente, d'être fécondé. Le peuple juif attendait depuis des siècles d'être fécondé.

Avec son baptême donc, ce n'est pas une invagination, un retour symbolique dans l'utérus et ses eaux mais une sortie, un torrent. Baptiser quelqu'un, est-ce pour vous le mettre dans une dynamique?

«Allez, baptisez au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit» ne veut pas dire qu'il faut se «plonger» dans l'eau pour être de la «famille»: ceci est encore de l'ancien rite, comme à Jérusalem ou en Samarie ou comme faisait Jean-Baptiste.

En jn 3, 4 à 6. Nicodème dit à Jésus : «Comment un homme pourrait-il naître s'il est vieux ? Pourrait-il entrer dans le ventre de sa mère une seconde fois?» Jésus répond : «Vraiment, je te le dis, personne s'il ne naît d'eau et d'esprit, ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Ce qui est né chair est chair. Ce qui est né de l'esprit est esprit». Jésus oppose les paroles de Nicodème, qui sont «chair», qui sont humaines et les siennes qui sont «esprit». Dans le balancement de cette opposition, le mot «eau» est de trop. A-t-il été rajouté? Il manque dans de nombreux manuscrits.

«Baptiser» veut dire que nous avons à vivre «en esprit et en vérité», dans un élan de vitalité, d'entrain, de communication, dans un flux d'amour tel celui qui circule entre les trois personnes de la Trinité.

La Samaritaine a bien compris de quelle «eau» il s'agissait et quand elle en demande, Jésus la renvoie à son mari! Elle répond: «Je n'ai pas de mari», je suis libre!

Alors Jésus, chaste, lui fait découvrir, comme je viens de le dire, la métaphore de cette eau qu'il propose à partir de sa vie sexuelle à elle.

Mais ici, qu'est-ce qu'être chaste pour jésus?

Cette Samaritaine fait un «transfert» sur jésus... Elle est séduite par cet homme. Jésus lui répond: «Non, pas avec moi. Va chercher ton mari:.. » Car Jésus ne veut pas initier cette femme à une vie spirituelle si elle confond vie sexuelle et vie spirituelle.

En effet, une femme qui ressent un désir génital ne sait pas si en amour elle aventure son désir génital ou son désir spirituel. C'est ainsi. C'est pourquoi Jésus lui dit: «Pour le corps, pour l'affectif de ta vie quotidienne, il te faut un homme qui ne sera pas moi. Même si d'une manière fulgurante tu es amoureuse de moi, je ne peux te satisfaire sur ce plan. C'est ton mari qui le pourra. Moi, c'est la vie spirituelle que j'apporte.»

Être chaste, pour Jésus, consiste à ne pas répondre au désir génital charnel de cette femme amoureuse de lui, et ainsi la faire accéder à une vie autre.

Elle découvre que jamais cette vie sexuelle ne l'a comblée car au creux de celle-ci, il y a un manque, mais de ce manque, elle ne veut rien savoir.

Et pourtant, c'est de ce manque, qui la rend différente de l'homme, que sourd son désir qui lui fait chercher d'homme en homme plaisir et sécurité. Jésus lui révèle qu'au­delà du plaisir, toujours confondu avec un besoin, son désir reste insatisfait, parce qu'elle ne mise pas. sur l'amour.

Par ailleurs ce qui me frappe encore, c'est le ton sur lequel parle cette femme de Samarie. Elle apparaît comme une aguicheuse qui glisse sa coquetterie dans la raillerie traditionnelle: «Quoi, toi, un Juif, tu demandes à boire, à moi, une femme, Samaritaine!»

Si elle est provocante, c'est parce qu'elle n'a rencontré les hommes que sur le terrain de la séduction et de la complicité. Ces hommes de rencontre lui ont offert leurs attraits, ou , sous prétexte de lui demander un service, espéraient autre chose. Jésus lui demande à boire, elle croit à une autre demande... Captive de ses propres pièges, elle cherche tout de suite à lui proposer autre chose. Elle se propose tout entière.

Jésus ne la blâme pas. Par phases successives, il va l'aider à découvrir la vérité de son désir. Il va la suivre dans ses échappatoires: «Tu n'as pas d'eau — Donne-moi de cette eau que je n'aie plus à venir ici — Où faut-il adorer Dieu»?

Pourquoi ces échappatoires?

Parce que, comme nous tous, elle cherche à ne rien savoir de la déformation ou de l'ankylose de son désir.

Tous, quand nous cherchons ce qui nous manque, nous cherchons en même temps la sécurité, c'est-à-dire une répé­tition de ce que nous connaissons.

Une répétition du plaisir...

Une répétition du plaisir connu, et nous le cherchons d'objet en objet, comme cette femme, de rencontre en rencontre.

Nous ne savons pas nous risquer dans notre désir à nous donner complètement. C'est cela que Jésus tente de nous enseigner: ne plus avoir peur. «Ne craignez rien de votre désir. N'ayez pas peur de risquer tout, même la mort.» Lui, ne l'a pas crainte.

Pour vous, est-ce qu'il y a des désirs qui ne sont pas tournés vers Dieu?

Je crois qu'ils sont tous tournés vers Dieu si nous ne nous arr^tons pas. Souvent, quand nous disons"désir", nous pensons "désir partiel"

Justement, toute cette histoire commence par l'expression d'un désir partiel, ou plus exactement d'un besoin: Jésus demande à boire.

A cette femme qui est venue si souvent étancher sa soif à ce puits, Jésus fait une demande. Il lui parle, en effet, de son besoin. Mais parce qu'il est chaste, Jésus peut l'attirer plus loin que son propre corps, plus loin que le bouillonnement de son corps. Il est source, origine d'une eau bondissante pour une vie sans fin. Elle s'est arrêtée aux besoins physiques de son corps, jésus veut l'entraîner plus loin.

Mais le besoin chez l'homme n'est jamais pur besoin. Il véhicule autre chose. Par exemple, si nous avons besoin de manger, avec ce besoin de nourriture, nous attendons autre chose aussi, un peu de gastronomie ou un sourire ou une conversation, une rencontre. Nous désirons plus que satisfaire simplement un besoin.

Cette femme, avec ses besoins physiques comme vous dites, attendait sans doute autre chose.

Jésus montre que si nous pensons nous arrêter à notre corps et à son plaisir, jamais nous ne parviendrons à être ravis à la dimension à laquelle notre être est appelé.

Jésus n'a pas comblée cette femme selon sa demande, il l'a questionnée dans un lieu inconnu d'elle. Si Jésus l'avait comblée, elle serait là, passive. Questionnée, elle est transportée ailleurs.

C'est en cherchant avec notre corps et en compagnie des autres que nous allons découvrir que nous sommes habités, non seulement par des besoins, mais aussi par le désir qui nous attire bien au-delà de ce que peut atteindre le corps, un désir qui, au-delà des sens, en appelle encore à une autre communication.

Cette femme va découvrir que le désir est sans cesse jaillissant de rebondissements en rebondissements. Le désir qui nous point est souvent surprenant.

Jésus amène cette femme a découvrir qu'au-delà de tous les hommes avec qui elle cherchait à apaiser sa soif, au-delà de ses besoins de sécurité, de ses désirs charnels, elle cherchait autre chose. Davantage qu'en ses amants, elle trouve en Jésus quelqu'un qui la comble.

Ses amants la complétaient sur le plan physique. Elle les «consommait». Jésus l'enchante par une autre communication: un échange inter-psychique. Il l'amènera à découvrir le vide qui est dans sa vie: jamais sa vie ne sera comblée par la consommation d'hommes ou de travail ou d'affairisme, etc..., en un mot, par la satisfaction de ses besoins et par le ressenti du plaisir.

Ce qui manque encore quand le besoin est comblé, c'est le désir. Ce qui manque encore quand le désir est comblé, c'est la joie. L'amour, parce qu'il est liberté, apporte à la joie ce qui ne doit jamais lui manquer.

Mais la nouvelle relation qu'institue Jésus n'est pas seulement inter-psychique. C'est surtout spirituel : K Si tu avais une idée du don de Dieu... Dieu cherche des adorateurs en esprit et en vérité, etc.

C'est vrai, le psychique ne recouvre pas tout le spirituel. Mais voyez comment agit Jésus. Il part de la vie quotidienne, charnelle, matérielle, imaginative aussi, de cette Samaritaine. Il lui fait des confidences: il dit ce qu'il peut lui donner, il lui révèle qui il est. Il lui parle aussi de ses amours à elle. Il ne craint pas de braver le qu'en-dira-t-on de ses disciples pour s'entretenir avec elle. Ce faisant, il lui révèle qu'il n'est semblable à aucun de ceux qu'elle a rencontrés. Elle ne sait pas encore qui il est, elle suppose qu'il doit être le Christ pour parler de cette sorte.

Cette femme trouve ainsi dans la parole de Jésus ce qu'elle avait sans doute cherché en vain avec persévérance et espoir dans le corps à corps avec des hommes.

Par sa parole, Jésus lui fait découvrir la joie au-delà de la jouissance, sa valeur au-delà de sa beauté, sa dignité au-delà de sa séduction.

Jean note qu'elle laisse son «vase» et s'en va à la ville. Pourquoi ne parle-t-il plus de cruche? Pourquoi note-t-il ce détail? Serait-ce pour faire vrai?

Peut-être que Jean veut attirer notre attention sur un aspect de la féminité de cette femme, symbolisé par ce vase. Elle laisse son vase pour aller dire en ville: «Venez voir un homme qui m'a dit tout ce que j'ai fait. » En fait, le Christ ne lui a pas dit tout ce qu'elle a fait mais il lui a parlé de ses amours étroites et volages qui faisaient toute sa vie. Elle lâche cette forme restreinte de son existence. Son désir de femme, maintenant conjoint à elle, cette Samaritaine se sent, non plus objet sexuel, «vase» collecteur mais personne humaine capable de parler, d'être joyeuse et de faire partager sa joie aux autres.

Ce qui est quand même curieux, et j'y réviens, c'est la façon dont elle parle quand elle dit: «Il m'a dit tout ce que j'ai fait. » Elle emploie le verbe «faire»; or, le verbe faire exprime ce que nous exécutons avec nos mains. Elle a «eu» cinq maris comme nous avons cinq doigts: elle «prenait» les hommes, comme avec la main on prend des objets.

C'est pourquoi elle s'en va, criant: «Il m'a dit tout ce que j'ai fait». Cette phrase dit comment Jésus l'a suffoquée en lui révélant sa «consommation» d'hommes. Elle rayonne alors de sa trouvaille et veut amener tout le village à Jésus.

Dans les évangiles, l'objet retrouvé, la direction de la vie révélée prennent sens spirituel par la jubilation de l'espérance victorieuse, et l'allégresse contagieuse.

Cette joie habite la femme qui a retrouvé la drachme, le berger qui ramène son mouton perdu, le père du fils prodigue comme ici, la Samaritaine. Cette joie leur fait communiquer leur bonheur à tout le monde, leur bonheur d'être.

Peut-être avait-elle jusque-là confondu besoins sensuels et désirs?

Peut-être aussi avait-elle confondu son plaisir avec la joie, un homme dans son lit avec le bonheur?

Jésus, encore une fois, ne la blâme pas. Elle en était à ce stade: préférer son pouvoir de conquête plutôt que sa recherche d'amour, son «faire» habile plutôt que son «donner», sa fuite négociée d'homme en homme, sans foyer construire, ni descendance assumer, plutôt que son être responsable en mouvement vers son devenir.

Le «faire» devrait donc n'être qu'un moyen pour exprimer notre être, notre désir, et non un but en lui-même, même s'il est accompagné de plaisir.

Que s'est-il donc passé dans sa vie pour qu'elle en soit restée là?

Je ne sais pas. Mais Saint Jean, qui nous relate ce récit, nous décrit la rencontre d'une femme à la vie dispersée et de Jésus, source de vie.

- A partir de cette donnée, je peux dire que nous, psychanalystes, rencontrons cette femme ou ce qu'elle symbolise tous les jours, en nous et autour de nous: elle veut fuir sa solitude, la réalité dramatique de la solitude que chacun vit depuis sa conception et, après la naissance, jusqu'à la mort.

Mais, au fait, d'où vient ce fantasme de paradis perdu, d'unité un moment vécu et puis détruite à jamais et... toujours espérée?

D'abord perdu, c'est le ventre maternel et son illusoire volupté.

Quand nous naissons, nous ne savons pas de quel sexe nous sommes. Nous sommes prénommés. On nous déclare fille ou garçon mais ce n'est qu'à trois ans que nous décou vrons le sens de ce prénom et de ce mot, fille ou garçon; nous découvrons notre sexe différencié, le possible et l'impossible avenir auquel nous sommes assujettis par lui. Jamais nous ne pourrons nous identifier dans notre être charnel à la fois à nos deux parents également aimés et aimants, également responsables de notre vie et sécurisants, également images de puissance désirable.

C'est l'enfant d'avant trois ans qui s'identifie à un adulte bicéphale, à un «papa-maman» ou à un «maman-papa». A partir de l'âge de trois ans, ce qu'en psychanalyse on appelle la castration primaire, c'est la découverte que nous ne pour­rons jamais devenir à la fois homme et femme, père et mère. La réalité physiologique sexuée barre la liberté de l'imaginaire androgyne.

Nous voilà alors clairement différenciés, castrés d'un sexe. A cette réalité, nous ne pouvons échapper. C'est une découverte douloureuse... «Qu'il était donc bon le temps où nous ne savions rien de notre sexe tandis que nous étions dans l'utérus!»

Puis c'est le fol espoir d'égaler en séduction notre géni­teur dont nous partageons le même aspect sexué et, comme ce modèle, enfanter avec l'autre une réplique de nous- mêmes...

Cet espoir est barré: l'interdit de l'inceste sépare ceux qui s'aimaient. Par le langage, par la parole, par ses lois, la société barre la liberté du désir sexuel.

Après le sevrage s'ajoute, à l'épreuve de ce manque, l'épreuve de la solitude. Oui, après la perte à jamais de l'espoir d'inceste, c'est l'amère solitude.

De cette expérience et de la découverte de notre sexe différencié, il demeure le rêve d'un paradis perdu antérieur à notre naissance. Illusoire totalité! Mirage d'un plaisir béat d'avant notre solitude...

La réalité de notre vie et de notre corps nous fait perdre l'illusion de cette imaginaire totalité.

Pour fuir cette solitude, nous essayons toujours de recoller les morceaux et «ça ne colle jamais». C'est le sein maternel et son lait, la protection maternelle, les bras des parents, leurs conseils et la recherche d'un conjoint puis c'est l'aménagement douillet de notre demeure... etc. Enfin, nous espérons toujours retrouver cet état de bonheur et d'unité que nous croyons avoir perdu. Le désir prenant l'image de ce qui nous manque dans l'autre, nous espérons y retrouver ce que nous croyons avoir perdu. Mais c'est un leurre, jamais nous ne l'avons connu, dès l'instant même de notre conception.

Mais quel rapport avec cette Samaritaine?

Vous savez bien que nous sommes de la même humanité que cette femme. Toute notre vie est faite de leurres, lesquels soutiennent vivante la palpitaton de notre désir. Si nous courons de leurre en leurre, d'autre chose en autre chose, nous vivons. Ceci peut paraître paradoxal, et pourtant...

Quand l'épreuve est difficile, quand la dépression nous guette, nous posons alors ce leurre, cet espoir, ce but dans le passé, le passif, nous ressassons les occasions manquées. Dans nos moments de vitalité, nous les projetons en avant, dans le futur et nous repartons à leurs conquêtes.

Ce leurre, vous le voyez, dépasse les limites du temps et de l'espace de notre corps. Il nous attracte indéfiniment plus loin. C'est ce que le Christ dit à cette femme.

Sans doute, n'a-t-elle pas encore fait le deuil de l'autre sexe, deuil qu'elle aurait pu être amenée à faire lors de ses trois ans. Dans l'autre sexe donc, elle ne cherche qu'un complément au manque de son propre corps. Les hommes lui servent ainsi de «bouche-trou», oserais-je dire, de sécurité momentanée pseudo parentale, et non de compagnons de route. D'homme en homme, c'est toujours le même leurre et' la même répétition d'une même recherche et l'illusion de l'avoir trouvée tout en refusant de lier son destin au destin d'un autre.

Jésus, en parlant, éveille cette femme à une communication, à un échange désaltérant qui ne sont pas fondés uniquement sur le besoin du corps comme la soif mais sur le désir qui s'aventure au-delà du corps.

L'amour, en effet, fait découvrir que, si l'autre ne peut jamais être un objet possédé, toute rencontre peut être ouverture à une communion de coeur dans la vérité qui se donne et de parole que l'esprit vivifie.

Il me semble aussi que cette nouvelle manière de prier qui ne serait plus à Jérusalem mais partout, ou que cette nouvelle nourriture qui serait la volonté du Père, veulent dire la même chose: nul ne possède Dieu.

On ne peut posséder Dieu, ni à Jérusalem ni en Samarie. Dieu n'est pas contenu par une basilique ni enfermé dans un monastère ni concentré dans un pèlerinage. Aucune ville n'est sainte. Aucune terre n'est sainte, sauf peut-être celle ainsi appelée parce que justement Jésus n'y est plus et que l'on y rencontre une absence, un absent qui a dit de le trouver dans l'autre (1Jn4,20 Mt25,31&suite). On ne «coffre » pas Dieu!

Même des «exercices» spirituels, des études théologiques, des critiques d'exégèse ne peuvent donner «l'eau vive». Seule l'expérience d'un manque dans une rencontre peut nous ouvrir à Dieu et nous mette en recherche continuelle (1Jn4,8) de lui.

N'est-ce pas en contradiction avec ce que dit Jésus: «Celui qui aura bu de l'eau que je lui donnerai, n'aura plus soif (...) l'eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d'eau bondissante vers une vie sans fin.»

Il n'y a pas de contradiction. Jésus dit: «Si toi, Samaritaine, tu t'attaches à ne combler que tes besoins en hommes, en victuailles, en boissons... autrement dit, si tu t'en tiens uniquement aux besoins de ton corps, aux plaisirs de ton coeur, au jouir de tes sens, à l'acquisition du paraître envia ble, jamais tu ne seras rassasiée.

A accaparer, à consommer tu t'arrêteras, ne sachant pas que tu quêtes autre chose. L'eau que je donne est une source, un jaillissement permanent vers l'autre, une recherche à travers l'autre d'un Autre que tu ne connais pas.»

C'est cela le désir vivant.

Avec cette «eau», qui n'est pas l'objet du besoin mais du désir, on ne pense plus d'abord à sa satisfaction quotidienne d'amour-propre, de narcissisme, d'intérêts mais on vise autre chose: l'eau vive du désir coupe la soif de l'eau du besoin. L'espoir et la certitude de la moisson de vérité apaisent la faim. (...)

 

Françoise Dolto - "L'Evangile au risque de la psychanalyse' - Tôme II, "Jésus et le désir" - Jean-Pierre Delarge 1978 -Page 41 et suite