Adultes responssables? Pauvre Europe...
Je crois que la santé mentale des Européens se dégrade. Quelque chose «ne va pas» qui est partout et qui est une souffrance. Si, malgré son manque de bonheur l'Europe n'explose pas plus politiquement et socialement, n'est-ce pas seulement parce qu'elle profite encore d'un capital d'éducation à la paix offert à ses ouailles au sortir de la guerre? J'y passe un mois par an. J'y ai repéré un bon baromètre de la santé mentale des habitants de Bruxelles, sa capitale symbolique. Je peux le consulter dans chaque station de métro et comparer ce qu'il me dit année après année. C'est un grand placard publicitaire d'environ un mètre sur un mètre vingt, présent sur chaque quai, parfois plusieurs fois sur le même quais et exclusivement dédié aux associassions caritatives de la ville. Ce que l'on y annonce laisserait complètement perplexe ou ferait même rire n'importe quel miséreux de Calcutta ou de Jakarta qui serait en mesure de lire et d'analyser. Il ferait frémir d'inquiétude voire pâlir de honte les intellectuels occidentaux qui voudraient y porter plus d'attention.
Le panneau bruxellois est d'autant plus intéressant que les associations qui ont le droit d'y afficher en quelques lignes ce qu'elles offrent aux citoyens, doivent avoir une caution officielle. Par cette liste de services d'entraide -donnés gratuitement et dans le respect de l'anonymat- on a l'écho des principales faiblesses structurelles de la culture bruxelloise, et par extension de la Belgique voire de toute l'Europe de l'ouest dont cette ville et ce pays sont certainement de bons représentants. Les grandes campagnes de solidarités n'y figurent pas et les récoltes de fonds à vocation plus internationale non plus: sur ce panneau, ni tombola pour la «Recherche contre le Cancer», ni pub pour «Médecin sans frontière», ni «Solidarité Tsunami». Les seules associations qui y affichent leur carte de visite sont aussi des associations suffisamment médiatisées pour avoir pu capter l'intérêt du pouvoir politique qui, s'il ne les soutient pas toujours financièrement, en reconnaît au moins le caractère d'utilité publique.
Dans cette coulée vive de services gratuits offerts pour la restauration du bonheur des gentilles victimes de la modernité et du bonheur des gentils volontaires en manque d'utilité sociale, s'ajoutent au cours des ans l'un ou l'autre nouveau service au gré des nouvelles modes ou des nouvelles peurs du peuple. J'ai remarqué, par exemple, que la vieillesse et Alzheimer ont commencé à y creuser leur niche. Un petit topo? Il y a "SOS solitude" bien sûr, qui permet au pauvre solitaire d'échapper à son ulcère symbolique en téléphonant anonymement là où une quelqu'un va lui rappeler qu'il n'est pas seul contrairement à ce qu'il croit. Il y a aussi les éternels "SOS suicide", "SOS drogue" et "SOS alcool". Mais il ne faudrait pas oublier le "SOS gay" pour ceux qui auraient quelques problèmes avec leur 'coming out' (l'homosexualité serait toujours l'une des principales causes du suicide chez les jeunes mâles et à Bruxelles, il semble que l'on ai même jugé utile d'offrir un service plus spécifiquement dédié aux homosexuels musulmans (ce qui, en soi, en dit plus qu'un roman et qu'une thèse de sociologie!). Citons encore le "SOS SIDA" et "SOS planning familial" (derrière quoi il faut entendre "SOS avortement" et "SOS contraception"). "SOS viol" bien sûr! C'est très à la mode! Dans le même vent dominant, notons aussi "SOS victimes d'infractions", "SOS assistance juridique", "SOS sans domicile", "SOS sectes", "SOS femmes et femmes battues". Signe des temps et cerise sur le grand gâteau que cette société se cuisine, un "SOS aux familles des prisonniers" est entré en scène! Cette année, j'ai remarqué l'apparition d'un "SOS enfants des parents séparés". Mais ici, en fait, rien de vraiment neuf; dès qu'il s'agit de la souffrance des enfants, les associations ne doivent même plus se présenter. C'est tellement agréable de consoler un enfant qui souffre que depuis bien longtemps, pour eux, tout ce que la cité contient de bon et de pieux est en ébullition permanente. Et puis, il faut aussi formater les assistés de demain aux engrenages de l'assistance! Cela fait donc bien deux-trois décennies que les associations pour les "petits cancéreux", pour les "ados en crise", et autres "petits abusés" ont pignon sur rue. Elles n'ont pas beaucoup de victimes à chérir, par contre je me suis laissé dire qu'elles ne savent que faire des afflux de volontaires en manque de jeunes chairs en détresse. (Peut-on vraiment parler générosité avec ces volontaires cannibales qui font la queue et dont aucun, je dis bien aucun, ignore que les bras manquent pour laver les vieux? Des cannibales vous dis-je! Des cannibales qui n'aiment que la chair tendre...) Quel que soit le service offert, l'assisté a toujours possibilité de préserver son anonymat et c'est d'ailleurs, en général, rappelé sur la carte de visite du placard. Parfois, il n'est même pas nécessaire de se montrer; on peut être assisté 'on line' (c'est-à-dire essentiellement par téléphone). À Bruxelles, on ne badine pas avec la protection de la vie privée! C'est promis, c'est juré, la traînée de jeunes psychologues, de dames patronnesses et autres spécialistes plus ou moins volontaires vont pleurer avec vous et vous donner un bisou virtuel sans que personne d'autre ne le sache! * * Je n'ai personnellement utilisé ce genre de service que deux fois, mais j'ai suivi deux formations en tant que candidat volontaire (ce qui n'est qu'une autre manière d'utiliser le service). Finalement, j'ai cru comprendre que par-delà les incontestables bonnes volontés et les besoins manifestes qui justifient partiellement ces associations, il y a aussi depuis quelques années à Bruxelles, en Belgique et peut-être même dans tout l'Occident, un immense, un gigantesque, un abyssal malentendu à propos de la douleur, de la pudeur, du silence, de l'identité, de l'effort, ...et du bonheur! Derrière les tréteaux de ce grand théâtre, je vois, en filigrane, la peur de l'altérité et la peur de la douleur qui empoisonnent tout. L'Occident s'embourbe dans une infernale spirale qui fait qu'ayant pourtant beaucoup, il devient incapable de s'en rendre compte, se croit en danger permanent et croit manquer de tout. Si, de fait, la déresponsabilisation me semble la règle du jeu dans ce genre d'assistances, officiellement c'est l'inverse bien sûr. Le plus minable des psychologues l'a appris à l'école et l'inculque aux candidats volontaires au cours des innombrables séances de formation que l'État impose aux membres de ces associations: il faut privilégier l'autonomie! Le paradoxe de cette 'autonomie assistée' est inquiétant. La 'victime' moderne, plutôt que de combattre son désarroi, tend à le déguiser, à le travestir derrière d'étranges rituels d'assistance (qui ne vont pas sans rappeler d'ailleurs les confessions d'autrefois, mais sans en avoir l'envergure symbolique). Le sens des responsabilités que ces organisations, de fait, mésestiment, sous-estiment ou ignorent presque systématiquement, s'efface derrière les oripeaux d'une pseudo-solidarité inutile, voire handicapante. La bébétisation est en marche!* J'étais, il y a quelques années, en retraite dans une abbaye du sud de la Belgique et je faisais déjà état de ma consternation à un autre médecin retraitant. Il me fit comprendre que l'on voyait par la candeur de mon propos que je ne travaillais plus en Europe depuis longtemps: la situation mentale de l'Occident en général et de la Belgique en particulier était, me disait-il, encore bien plus grave que ce que le placard des métros bruxellois pouvait me laisser croire! Pour illustrer la bébétisation croissante de la Belgique, il me tira de sa propre expérience professionnelle une anecdote tragi-comique que je me dois de raconter ici: Il y avait eu près de son village un accident ferroviaire. Quelques morts, quelques blessés. Il était sur place pour panser les plaies puisque tout cela se passait en plein jour à côté de chez lui. «...Tu aurais dû voir -me dit-il- la chiée, pardon, la diarrhée!, de petits psychologues qui sont arrivés alors pour prendre la main tremblante des survivants. Prévenir le "choc posttraumatique" vois-tu...» Puis il ajoutait: «...Le sommet du grotesque, ce fut lorsque cette traînée s'est divisée en deux: une partie des psychologues s'est dirigée vers la gare en amont pour soigner les pauvres malheureux qui auraient vu partir le train maudi vers son destin tragique, qui auraient vu et peut-être connu les futures victimes monter aux wagons du malheur...» Trop d'ironie ? Non; l'ironie est de mise! En lieu et place de cette sinistre liturgie, il aurait probablement été plus intéressant que les rescapés mettent la main à la pâte ou se culpabilisent le soir de n'avoir pas mis la main à la pâte parce que cette main tremblait trop. Les poltrons se jureraient alors que, la prochaine fois, quitte à en cauchemarder pendant toute l'année qui suivra, ils seraient de ceux qui dégageront les blessés et les cadavres plutôt que de vider leur sac vide à ces maudits psychologues.* L'Occidental doit cesser de souffrir! L'Occidental doit cesser de porter le poids du réel! L'Occidental ne doit plus assumer la complexité du monde! ...L'Occidental n'est plus en mesure de payer la complexité de la vie... Peut-il encore pleurer seul? Peut-il encore entendre les réponses du silence aux cris qui déchirent les espaces? Peut-il encore se penser plutôt que de se laisser penser? On se fait assister en tout et pour tout pour esquiver l'épreuve des larmes. Tout doit faire peur, même le plaisir, parce que la peur rassemble, fond, confond chacun dans un magma informe qui est la nouvelle figure de la Rédemption.On doit tous fusionner dans la grande pâte molle. Ce manque d'être du petit monsieur et de la petite madame qui se dissolvent dans l'éthique de l'assistanat, c'est comme deux doigts dans le fond de la gorge lorsque l'estomac est plein. Il n'y a plus de couille, il n'y a que la nausée... N'y a-t-il plus que le marginal, le clochard, l'artiste, le terroriste, le bagnard et l'ermite pour oser assumer le poids et la singularité d'un destin? ...Pour oser le défi de la solitude et du silence? Je ne voudrais pourtant pas que mes ronchonnements suscitent un autre malentendu; je n'aime pas la souffrance, la solidarité est une très bonne chose et la professionnalisation des techniques d'assistance est souhaitable! Ce qui manque, c'est le sens de l'à-propos et le sens des mesures. La distinction entre l'utile et le toxique est ignorée. Le seuil du supportable (voire du nécessaire) est mal évalué. Ce que je dénonce, c'est l'excès de prévention, l'excès d'anesthésie, la toute-puissance de la peur. Société de victimes, d'assistés, de grands bébés...*** Il faudrait certainement oser une approche un peu plus spirituelle de l'épreuve et de l'entraide. Même si l'on n'est pas croyant, il y a encore quelques leçons à tirer des vieilles traditions religieuses parce que ces traditions avaient, en général, une approche plus généraliste de la douleur et du désir. Le chrétien par exemple, tout obligé qu'il était de rendre service à son prochain, ne pouvait pas transformer ses assistés en cette pâte molle et indifférenciée. C'est en tout cas ce que j'ai compris, moi, de ce christianisme qui agonise et je voudrais ici étoffer ma conviction pour ne pas laisser croire qu'il n'y aurait dans ma révolte qu'une vulgaire théorie de la virilité!
*** Le Nouveau Testament montre et démontre à l'envi que Jésus poussait ses ouailles à l'entraide et à la fraternité. Jésus n'a d'ailleurs pas manqué de monter lui-même au créneau; on l'a vu mettre la main à la pâte et nous laisser ainsi quelques indices précis sur ses préférences méthodologiques. Il fut tour à tour avocat pro deo (la femme adultèrela femme adultère Jn8,3-11...) , guérisseur (belle-mère de Pierre Mt8,14-15...) pédagogue (Bethsaïda Mc8,22-26...), psychologue (Piscine de Béthesda Jn,2-15...) Etc. Mais je remarque que, quelle que fut la casquette portée, Jésus n'infantilisait JAMAIS ceux qu'il assistait. Jésus qui usa quelquefois d'un certain paternalisme dans sa vie publique (cf. les moutons de Jn! Jn10,2-4 etc.), s'en préservait strictement lorsqu'il venait à la rescousse de nécessiteux. Non seulement ses prestations techniques étaient dépourvues de paternalisme, mais une fois accomplies, ceux qui en avaient bénéficié étaient aussitôt activement écartés:
Eh oui, les guérisons du Rabbi étaient, le plus souvent, extrêmement courtes et sèches. À ce propos, en tant que médecin, je suis personnellement très impressionné par l'esprit de la guérison de l'aveugle-né (Jn9) qui est presque emblématique d'une certaine médecine décriée aujourd'hui par monsieur Toulemonde. Comme c'est Jean qui la raconte, celui qui justement se laisse aller plus souvent que les autres à ce qui ressemble à des gamineries, cela en ajoute à la valeur paradigmatique de ce texte. Il nous rappelle avec force que la spiritualité dans l'assistance peut aller contre nos tendances culturelles ou instinctives. Remarquons d'abord et avant tout la proximité physique redoutable entre le patient et le thérapeute: Jésus lui colle sa salive aux yeux. De la salive, pas des herbes ou de l'eau de rose... (Je dis «salive» et pas «crachat» et ceux qui aiment la langue française sauront sentir l'importance de la nuance). À cette intimité va suivre un abandon total du patient; le gars est compétemment laissé à lui-même pour la deuxième partie de son traitement. Le patient n'aura donc même pas eu l'occasion de voir son médecin puisqu'il était aveugle et que la guérison ne s'opérera que lorsqu'il aura lavé la boue (Jésus ne l'accompagne pas). Aujourd'hui, on entendrait bien des minous et des mégères ronchonner en sortant du cabinet d'un tel médecin avec qui ne s'instaure, semble-t-il, aucune relation affective, aucune conversation, aucune explication même... On irait bon train avec des commentaires du style: «Ce docteur soigne des organes, pas des malades!»
Le message de Jésus aux associations caritatives, aux psychologues et à la modernité en général, est clair, important, impérieux même! Pas question de donner à qui que soit l'occasion d'utiliser sa propre douleur dans une mécanique affective! Monsieur Machin et madame Chose aiment utiliser leurs douleurs pour établir un lien, une relation sinon de compassion, au moins d'intérêt personnalisé. C'est très naturel comme attitude, mais Jésus ne marche pas dans ce jeu-là. Dans l'assistance aux nécessiteux, l'infantilisation et, plus généralement, le sentimentalisme, avec Jésus, cela ne passe JAMAIS! Vérifiez en relisant les Évangiles et vous serez étonnés! Les associations charitables feraient bien de l'imiter plus strictement sur ce point. Il me semble que cela suffirait même pour prévenir l'essentiel de leurs toxicités publiques. Si Amour il y a dans la solidarité promue par Jésus, il est de l'ordre de cette gentillesse que l'on donne indifféremment à un commerçant, un mendiant, un flic même... Un amour inconditionnel qui sous un certain regard peut paraître parfaitement dépersonnalisé, presque une simple politesse, un art de vivre... 'Agapê' et non 'Philea' comme diraient les philosophes d'aujourd'hui. Pas question ici d'un «...parce que c'était lui, parce que c'était moi...»Un amour froid? Oui! Et pour cause! L'aveugle-né n'était certes pas n'importe qui. On a l'occasion de s'en rendre compte par la fin du récit. Jésus cherchera activement à le revoir plus tard, mais ne nous y trompons pas: si Jésus veut le revoir, c'est à cause de son attitude forte, honnête et sympathique lorsqu'il a été malmené par les autorités juives et non à cause de la guérison. Laissons-nous donc plutôt interpeller par le fait que ce malade est le seul que Jésus cherchera à revoir. (Jésus a même explicitement refusé d'être suivi par l'un de ses miraculés qui semblait vouloir se mettre dans la file des disciples! Cf. Le fou Gadarénien Mc5,1-20). Avec ses assistés, aucune tentative d'endoctrinement. Pas même une leçon de morale là où une leçon est attendue. Ainsi après avoir tiré du pétrin femme adultère (Jn8,3-11) (alors que la plaidoirie pouvait le compromettre lui-même tant les mauvaises rumeurs aiment ce genre de terreau), Jésus ne commence pas à réexposer ses théories sur la vie conjugale qu'il aimait tant développer dans d'autres contextes. Un simple «Ne pêche plus» suffira. Pas de promesse, pas de résolution solennelle. Jésus ne veut pas profiter -c'est moi qui interprète ici- de l'affaiblissement de son interlocuteur pour l'orienter dans un sens ou dans un autre. «Ne pêche plus», c'est vraiment court comme leçon pour cette fille au sortir d'une affaire de moeurs qui faillit lui coûter la vie! Remarquons aussi que les assistances de Jésus sont peu ou prou exemptes d'anamnèses dignes de ce nom. Ce «détail» n'est pas sans importance. Par-delà le changement d'époque et la technicisation nécessaire des prestations d'assistance, il est manifeste que pour Jésus (et contre la modernité) le passé doit perdre de son importance voire s'oublier. Pour caricaturer, je dirais que Jésus fait un peu dans le genre :
En cela, il ne serait pas difficile de montrer combien Jésus s'oppose à descendance de Freud par exemple.
Fusion, symbiose, parasitage et ...'Corps Mystique' ou Babel contre Bruxelles (La lecture de la première partie de cet article est souhaitable)
À propos de l'assistanat et de l'action charitable en général, dans la théologie chrétienne, un malentendu pourrait naître d'une lecture trop superficielle de la théologie du Corps Mystique inspirée essentiellement par Jean et Paul. (Eph., Jn. , 1Co, etc.) Si on lit trop vite ces textes, le fameux 'Corps Mystique' pourrait apparaître comme un ensemble de parties mises en symbiose. Pourtant, à mieux y regarder, ce 'Corps Mystique' ne peut pas se comparer à, par exemple, l'ensemble organisé des cellules spécialisées du tube digestif qui se partageraient les tâches de sécrétion de suc, malaxage, propulsion, absorption, (...). Il y a entre la structure organique qui lie les cellules du tube digestif et l'organicité des Membres du Corps Mystique une rupture qualitative fondamentale que la modernité néglige trop. Qu'il faille fuir toute forme d'amour fusionnel, au XXIe siècle, tout intellectuel vous le concédera (en dépit des quelques ambiguïtés suscitées par la lecture de St-Jean et que l'on peut très facilement expliquer par son jeune âge lorsqu'il a connu Jésus). Freud a su mettre l'Occident sur ces gardes (complexe d'Oedipe, et tutti quanti)! Mais faut-il pour autant privilégier la symbiose comme certains exégètes l'ont trop vite laissé croire? Non plus! L'union conflictuelle, c'est encore plus riche que la symbiose!Qu'il faille des compromis symbiotiques dans la gestion sociale de l'humanité, cela va de soi et personne ne voudrait s'y opposer par principe. C'est d'ailleurs par des effets de symbiose que l'humanité s'est donné la science, la technologie et cette force qui lui permet aujourd'hui de contrer (encore très timidement) le diktat de la sélection naturelle. Mais attention! Ces relations symbiotiques font juste l'inverse lorsqu'elles étendent leur sphère là justement où les Évangiles mettent le holà! Le 'Corps Mystique' est le fruit d'unions non nécessaires! Cette caractéristique donne aux diverses parties qui le composent un "plus-d'être" qui, lorsqu'elles se touchent, fait la différence, par exemple, entre un frottement et une caresse. Le mystère en est la substantifique moelle et la joie en est l'enjeu.
Assez étrangement, pour rester dans le jargon biologique, la relation entre le parasite et son hôte est bien plus compatible avec l'idéal chrétien que la relation entre deux corps en symbiose. On pourrait comprendre le travail social de Jésus (cf première partie de cet article) comme un effort d'autonomisation des parasites bien plus que comme un engrènement des parasites dans une dépendance symbiotique. Les subtilités qui distinguent l'entraide et la symbiose sont comme des forceps qui permettent l'accouchement de l'autonomie et de la responsabilité. Sans l'assistance de ces "fers", l'enfant risque de ne pas pouvoir quitter la matrice symbolique. Ce serait une catastrophe. Il y a fort à parier que l'amour sans autonomie ne vaut pas plus aux yeux de Dieu qu'aux nôtres.*** Soyons concrets et parlons d'enfant puisqu'ils sont devenus depuis des décennies les premières victimes du système. Selon moi la gestion saine de la mort, de la douleur, de la peur et de l'inconnu ne peut pas faire l'économie de l'autonomie même chez l'enfant. Pour le dire d'une manière lapidaire, il faut accepter parfois qu'un enfant souffre. Il doit apprendre soit à lutter, soit à faire un deuil, soit à battre en retraite intelligemment. L'autonomie a un prix. À force d'élever nos petits dans l'ouate, on en fait des sous-hommes, condamnés à devenir malheureux parce que condamnés à ne pas pouvoir se payer le bonheur. Pour le moment, l'Occident va droit dans le mur. On voit déjà les prémices de la catastrophe à venir aux Amériques: la peur de l'altérité, le conformisme surveillé et ...la prison. Le nombre de prisonniers ne cesse de croire en Occident. Le taux d'emprisonnement atteint déjà un record mondial aux États-Unis. La prison est une exécrable manière de transformer une relation conflictuelle en une relation symbiotique (l'Occident a autant besoin de ses nombreuses prisons que les prisons ont besoin de l'Occident). Pour un chrétien, cette manière de gérer la paix est inacceptable (en dehors de quelques vrais périls plutôt rares). La complexification des structures de cohabitation, aussi coûteuse puisse-t-elle être, est la seule solution valable et exige que chaque habitant devienne capable d'assumer des risques.
paul yves wery - Bruxelles, juillet 2009 Version 1.02 - Chiangmai - Décembre 2009 Version 1.03 - Chiangmai - Janvier 2011 Version 1.04 - Chiangmai - Juillet 2016
NB Les Évangiles soulèvent une autre délicate question par rapport à l'assistanat. Elle ne concerne peut-être pas tant le placard des métros bruxellois que les médecins ou les juristes : faut-il «assister» celui qui ne demande aucune assistance ? La réponse des Évangiles à cette question est pour le moins nuancée, mais je ne voudrais pas laisser croire que la solution évangélique ne pose pas elle-même question. Il n'est pas impossible qu'au nom du christianisme, le chrétien lui-même doive parfois prendre distance par rapport aux choix de Jésus (on n'en est plus à un paradoxe près!). Jésus ne limitait pas ses interventions à ceux qui y faisaient appel. Observons par exemple la Guérison de Bethesda Jn,2-15 où Jésus prend en charge l'initiative de toute la démarche pour un «patient» adulte et vacciné. Le malade n'est pas demandeur. C'est un malade qui ne se fait d'ailleurs, semble-t-il, plus la moindre illusion sur la solidarité humaine et qui probablement s'étonne même de ce que Jésus s'intéresse à lui. L'esprit du texte montre que Jésus intervient ici pour ce malade et non pour provoquer les intégristes Juifs comme c'est parfois le cas.
Est-on en droit de penser que la vague mélancolie du malade de Bethesda fut la principale cause de l'interventionnisme de Jésus?... Prudence malgré tout! Restons alerte! Malgré quelques ambiguïtés, après lecture des Évangiles, on reste autorisé à penser que Jésus ne soignerait pas un malade qui ne serait pas intéressé par une guérison. À cet égard, la vérification de Jésus par son «...Veux-tu guérir?...» (Jn5,5) est emblématique puisque, ce malade vaguement mélancolique pourrait bien répondre «...fous-moi la paix...». Cette réserve fondamentale est parfois absente du travail des associations caritatives là où il y a risque d'entendre un «...non!...». En gros, dans le travail caritatif, c'est quasi toujours avec les enfants ou, surtout, les adolescents, et les prostituées que ce risque existe. Pour ces «victimes-là», pas mal d'intervenants sociaux croient trop vite connaître mieux que les intéressés ce qu'ils ou elles désirent ou devraient désirer...
Il n'en reste pas moins que dans certaines guérisons évangéliques, on ne sait pas trop sur quel pied danser. Le terrain est vaseux: parfois, je viens d'y faire allusion, le malade est purement et simplement instrumentalisé pour faire passer un message. (Femme courbée...) D'autres malades non-demandeurs furent guéris sans même que Jésus ne s'informe d'eux, ni ne demande à les voir. Jésus considérait-il alors que celui qui souffrait c'était plus manifestement l'intercesseur que le malade visé? (Je ne serais pas étonné d'apprendre par exemple que le centurion souffrait plus que le malade pour lequel il intercédait et d'ailleurs c'est de lui que Jésus fait éloge!) Cet interventionnisme-là est alors à rapprocher du rôle, certes non-déclaré mais manifestement réel, que peuvent opérer les associations charitables modernes non sur les assistés, mais sur les volontaires! Pour un chrétien, la justification de l'existence d'une association charitable peut se situer aussi bien chez les victimes assistées que chez les volontaires qui prétendent assister ces victimes (éventuellement imaginaires).
* Autre remarque: Avec Jésus, la sélection des bénéficiaires de ses soins ne relevait jamais d'une logique raciale, sexuelle, générationnelle, économique ou politique. Il soignera aussi bien des enfants et des vieillards, des femmes et des hommes, des Juifs et des non juifs. La seule assistance «corporatiste» que j'ai repérée aux Évangiles fut la guérison de la belle-mère de Pierre ce qui confirme simplement que Jésus travaillait indifféremment 'dans' et 'hors' corporation. Je concède volontiers que l'esprit de l'assistance moderne en général a conservé cet idéal. Si les associations charitables se sont spécialisées dans certaines catégories de victimes, j'admets que c'est plus accidentel qu'essentiel; la spécialisation est inhérente aux exigences techniques de plus en plus pointues des prestations à offrir.
paul yves wery - Bruxelles - Juillet 2009
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