Première partie :
la conscience et les différences religieuses.
Le sens du mot «conscience» surfe entre la médecine
(cf. coma, etc.), la morale (cf. mauvaise conscience, etc.),
la psychologie (cf. subconscient, etc.), la philosophie (cf.
la représentation, etc.)... L'usage spirituel de ce mot
est affecté par ces tendances qui ne sont évidemment
pas exclusives les unes par rapport aux autres.
Je me contenterai ici d'une très humble définition «fonctionnelle» de
la conscience qui, même si elle laisse de côté les
questions ontologiques, a au moins le mérite d'être
très fertile dans le cadre du Dialogue Interreligieux.
Avant l'élaboration d'un langage, «quelque chose»,
que j'appellerai dorénavant la «conscience»,
découpe et puis distingue dans le cosmos des parties qui
le composent. Les relations qu'entretiendront entre elles ces
parties du cosmos seront évidemment redevables du tracé de
ces découpages.
Lorsque je fais marche arrière,
lorsque je remonte mentalement vers la nuit de l'utérus,
mon environnement se simplifie, les objets de mon entourage
se fusionnent les uns aux autres. Au tout début de ma
vie, j'ai dû sentir ma maman s'arracher de moi et ce
ne fut probablement pas facile. Elle était ' une ' puisqu'elle était
' tout moins moi '. Je n'étais plus seul et je n'étais
plus tout... C'était probablement la naissance de ma
conscience. Ce qui restait de moi après cette amputation
désirait tout. La vie qui suivra sera surtout le découpage
ce non-moi en parties pour en récupérer au moins
quelques miettes... (Extrait de l'article
sur 'Nirvana')
A priori et jusqu'à l'indication du contraire je peux
croire que ce découpage du cosmos en diverses parties
est un acte arbitraire. En tout cas, beaucoup de ces frontières
tracées par les consciences dans la chair du cosmos sont contingentes.
Lorsque je compare la conscience du cosmos qu'a une plante grimpante,
une bête, un jeune enfant, un scientifique, un philosophe
ou un fou, je suis enclin à croire que le cosmos se laisse
dépecer par ces consciences de manières très
différentes mais aussi que, dans certains cas, une telle «cartographie» du
cosmos peut évoluer dans une seule et même conscience.
Pour faire image, on pourrait comparer
le cosmos à un grand vase que chaque conscience aurait
brisé à sa manière. On appelle chaque
morceau un symbole parce que c'est un usage qu'avaient
nos ancêtres grecs de ce mot : les morceaux d'un
vase brisé (symboles) étaient distribués
entre les membres d'une communauté. Lors de la remise
d'un héritage par exemple, Pour authentifier une identité,
il suffisait de posséder l'un de ces symboles susceptibles
de se joindre parfaitement aux autres pour reconstruire le
vase.
Lorsque le vase est brisé, l'ensemble
des symboles n'est pas un ensemble de pièces indifférentes
les unes aux autres ; comme les pièces d'un puzzle,
certains symboles entretiennent des relations privilégiées
avec d'autres à cause de frontières communes...
Il en va exactement de même lorsque la conscience brise
le cosmos en ses composants (le ciel, la terre, les particules élémentaires,
les hommes, Dieu...).
Le cosmos, ce vase immense, est compris ici comme ce qui inclut
toutes les choses imaginables ou inimaginables, y compris Dieu
donc. Ce cosmos-là, cet ensemble de symboles que
chacun de nous a découpé à sa manière,
nous impose son autorité par le fait que chacune de ses
parties se définit d'une manière précise «pour» et «par» les
autres parties.
La gentillesse détermine les frontières
de la méchanceté et de l'indifférence
par exemple... Le découpage de «Dieu» dans
la conscience d'un Judéo-chrétien ne nous dit
pas précisément qui est «Dieu», mais
au moins, ce découpage le distingue «des dieux»,
des hommes, de la mer, du ciel... Lorsque je commence à avoir
une vie spirituelle, l'essentiel n'est pas encore d'élucider
clairement le contenu des symboles. Ces questions viendront
plus tard, beaucoup plus tard. Au début, il est surtout
question de frontières!
Ici, le cosmos représente donc
l'ensemble de tous les ensembles de symboles. C'est aussi
un choix sémantique arbitraire, j'en conviens. (Je
pourrais aussi bien choisir de dire par exemple que Dieu
n'appartient pas au cosmos mais qu'Il est son créateur...
Je préfère utiliser les mots «Univers» ou «Nature» pour
désigner tout ce qui n'est pas Dieu.) Dans ma convention
sémantique, cosmos=univers+Dieu.
L'intransigeance du cosmos qui acceptait d'abord d'être
démembré par ma conscience, c'est de refuser ensuite
que ces symboles puissent se réassembler n'importe comment
( comme les morceaux du vase brisé)... On peut donc vraiment
parler d'un «ordre», d'un «ordre symbolique» qui
est plus fort que moi, qui est la force du «non-moi»,
la réponse du berger à la bergère...
Si ma conscience a séparé le
ciel de la terre, le ciel et la terre s'excluent mutuellement.
De même on ne peut pas être simultanément
bleu et rouge, pur et impur... Il y a une logique inhérente à la
conscience, qui la gouverne comme un dictateur sans état
d'âme, impitoyable, tyrannique...
Il y a une conscience avec sa division personnalisée
du cosmos qui agit au coeur de la plante grimpante lorsqu'elle
choisit le nombre de ses feuilles et de ses fruits, une direction
d'ascension, une bifurcation, une vitesse de croissance... Pour
grandir, la plante fait ses choix entre de multiples opportunités.
Au cours de ce travail, la conscience de l'ombre, du mouvement
du soleil, de la présence d'autres plantes lui est utile
... Mais au cours de son travail de croissance, la plante grimpante
n'a pas nécessairement besoin de parler avec les autres
plantes grimpantes. Le langage, c'est une autre affaire.
J'entends donc ici le langage dans le sens
le plus rudimentaire du mot : cet outil qui permet une
communication contingente. Le langage entre dans le cadre d'une
tentative de modifier, d'influencer, un ensemble de symboles
déjà reconnus comme autonomes (un autre homme
par exemple). L'autonomie de deux interlocuteurs (qui est à la
base du langage et le distingue des algorithmes interactifs
de la science) requière d'ailleurs préalablement
d'eux un découpage symbolique déjà très étoffé!
D'aucun rétorquera qu'en séparant
ainsi la conscience du langage, la conscience devient bien
peu de chose, qu'elle n'est même, éventuellement,
que l'accomplissement d'un algorithme déterminé,
une vulgaire réaction chimique, le déploiement
d'une formule mathématique. C'est effectivement une
hypothèse plausible. Pourtant, lorsqu'on observe l'évolution
des sciences cette hypothèse est peu vraisemblable!
On est heureusement encore en droit de penser que la conscience
telle que je l'ai définie plus haut, c'est beaucoup,
beaucoup, beaucoup plus que le simple déroulement d'une
formule mathématique!
Sur le terrain, la science qui avance pose
toujours plus de nouvelles questions qu'elle n'en résout.
Tant que la science n'aura pas produit ces lois déterministes
qui nous laisseraient totalement prévoir le comportement
de la plante – on en est loin! – il me semble plus adéquat,
plus respectueux des observations, de considérer plutôt
que la plante a une conscience aphasique qui oriente son action
et que les algorithmes de la science ne sont que les balises
de son action. La science a d'ailleurs déjà beaucoup
trop de conflits à gérer avec le déterminisme
en amont de la biologie que pour pouvoir prétendre à réduire
la vie en une formule mathématique!
En aval du découpage des symboles, en associant des symboles
ou des groupes de symboles à des mots, le langage naît.
Mais naissent alors aussi des ambiguïtés. Entre les
mots et les symboles, rien n'est clair pour des raisons multiples.
---Un langage autorise l'élaboration d'une pensée
alors que l'ordre symbolique, plus passif, ne fait que donner
une certaine crédibilité à la pensée
formulée par le langage.
---Un langage rassemble comme bon lui semble sous divers noms
des symboles ou des groupes de symboles. Le langage a ses règles
propres faites de conventions, de contraintes logistiques,
de contraintes psychologiques peut-être... Mais lorsque
le langage met virtuellement en relation les divers symboles
dont il traite, c'est dans la mesure où il respecte
l'ordre symbolique (l'organisation des inclusions et des exclusions
au sein des ensembles de symboles) qu'il gagne sa crédibilité,
son efficacité...
---Chaque conscience se donne un ordre symbolique personnel.
Nos puzzles cosmiques ne sont jamais parfaitement identiques.
Il ne sera question d'objectivité dans le langage que
si les territoires cosmiques concernés par une discussion
sont découpées en symboles d'une manière
rigoureusement identiques par la conscience des interlocuteurs.
Cette ressemblance entre deux ensembles de symboles se conquiert
par un travail particulier et requiert le point de vue d'un
tiers observateur. Ce sera la raison d'être de l'initiation
aux sciences. On sait combien cela peut être exigeant.
---Tout se complique encore lorsqu'on constate qu'un langage
peut influencer la manière de travailler de la conscience
de ceux qui l'utilisent. Il est donc susceptible de modifier
le découpage symbolique du cosmos par ces personnes.
Il incite parfois la conscience à diviser ses symboles
en symboles plus élémentaires.
En discutant avec des théologiens
par exemple, beaucoup parmi nous finiront par séparer
la médecine, la morale et la politique de la «soupe
religieuse» primitive.
L'usage d'un langage permet donc à notre
conscience d'étoffer le découpage du cosmos
en parties distinctes. Une autre cohérence du cosmos
se met alors en place. Mais l'inverse peut aussi se produire :
un discours politique rudimentaire et brutal peut, à la
longue, effacer des distinctions symboliques dans tout un
empire. La conscience des élites travaillées
ainsi par la grossièreté ambiante pendant de
très longues périodes peut finalement recoller
des symboles autrefois distingués!
En ce qui concerne, par exemple, ce que
nous appelons globalement l'Amour, l'élite du Christianisme
naissant faisait des distinctions symboliques qu'elle désignait
dans le langage par un usage convenu des mots Eros,
Philia et Agape.
Mais en quelques siècles, ces
nuances symboliques (bien «conscientisées» par
Jean et Paul surtout), sous la pression de l'environnement
culturel dominant, disparurent. Les symboles sous jacents
aux mots convenus fusionnèrent. Beaucoup des pères
de l'Église (Denis l'aréopagite, Grégoire
de Nysse, ...et même le grand Augustin!) s'y sont cassé les
ongles semble-t-il (cf. la brillante étude de Nygren
sur ce sujet - "Eros et Agapè" traduit en
Fr par Jundt, éditions du Cerf, 2009).
Ce n'est que très récemment
que les chrétiens ne lisent plus dans la Bible les
mots «Eros», «Philia» et «Agape» comme
s'ils étaient des synonymes. Une belle illustration
de cette évolution récente de l'ordre symbolique
en exégèse chrétienne peut être
suivie par l'évolution
de la traduction du chapitre 21 de Jean.
Dans son Evangile, Jean distingue Philia
de Agape pour verbaliser sa conscience de l'amour. Au sortir
de l'antiquité, pour le dire d'une manière
simple, les spirituels traduisaient indifféremment
les mots «Philia» et «Agapè» par
le même mot «Aimer». En France, il fallut
attendre le XXe siècle et le génie de traducteurs
comme Deiss ou Osty,
pour faire marche arrière et faire remarquer qu'à la
fin de ce chapitre Jésus ne posait pas trois fois
la même question («m'aimes-tu ? m'aimes-tu ?
m'aimes-tu ?» Jn21,15...). Après plus d'un
millénaire d'errances, les exégètes
ne pouvaient donc plus voir en ce passage évangélique
une allusion au triple reniement de Pierre. Etc.
---Il n'y a pas de rapport simple univoque entre les symboles
et les mots ! Plusieurs mots peuvent couvrir un seul symbole
perçu par la conscience (synonymes...), un seul mot
peut recouvrir plusieurs symboles. (Cf. supra : «Amour» versus «Eros», «Philia» & «Agapè».)
---Le langage sous-entend, dissimule, ment. Il transmet donc à sa
manière des métaphores et des allusions. Les
symboles tels que nous les avons définis, ne mentent
jamais. Aphasiques et situés en amont du langage, comment
les symboles pourraient-ils mentir ?
---(...)
Bref c'est la mélasse! Je retiendrai surtout que le langage,
qui dépend directement du découpages cosmiques
ne lui est pas totalement asservi. Il autorise la transmission
de propositions qui ne respectent pas les régulations
symboliques. C'est ce qui fait évidemment toute la fragilité de
l'étude des symboles, de la conscience, de toute autre
forme d'introspection... et de ce que j'écris à l'instant!
*
Les 'puzzles symboliques', d'un Oriental, d'un Occidental, d'un
scientifique ou d'un enfant ne se ressemblent pas. Mais la manière
de couper des morceaux dans le cosmos ne semble PAS être
une fatalité tout à fait hors contrôle. Lorsque
je compare les diverses consciences, il est manifeste que chez
l'homme en tout cas, beaucoup de découpages sont contingents,
même s'il y a manifestement aussi des tendances communes
(probablement dictées par les avancées des sciences
positives).
Toutes choses étant supposées égales
par ailleurs il se peut que tel ou tel homme passe toute une
vie sans jamais distinguer le domaine du religieux et celui
de la morale, sans jamais faire une distinction entre du vin
de Bordeaux et du vin de Bourgogne... Je ne dis pas que cet
homme est incapable faire ces distinctions. Il est peut-être
mûr pour le faire, mais si sa culture ne l'y pousse pas,
si son environnement et son expérience personnelle ne
l'y inclinent pas il risque de ne jamais opérer ces
découpages. Cela ne l'empêchera d'ailleurs pas
de vivre et même d'avoir éventuellement une vie
spirituelle ou sensuelle intense!
Les pressions communautaires qui influencent les découpages
symboliques varient au sein d'une même culture avec le
temps.
L'ordre symbolique qui sévissait à Paris
au moyen-âge ne permettait pas à un Parisien lambda
de faire la distinction entre le genre et le sexe ou la différence
entre l'aveu extorqué par la torture et l'aveu spontané...
Par contre, le Parisien lambda contemporain semble symboliquement
moins bien armé que son ancêtre pour pouvoir juger
de l'impudeur ou de la naturalité d'un corsage ouvert,
pour distinguer le mérite de la grâce...
Ce n'est pas tant la langue qu'une certaine manière de
l'utiliser qui va avoir un effet sur la conscience.
Il n'est pas nécessaire d'apprendre
une nouvelle langue à une tribu native d'Amazonie pour
inciter cette tribu à discerner dans ce qui appartenait
globalement à sa religion les domaines distincts de
la politique, de la magie, de la science, de l'éthique...
Et, inversement, le Parisien jeté dans la jungle ne
devra pas nécessairement apprendre une langue amazonienne
pour pouvoir finalement percevoir des nuances de verts et de
bruns, des différences entre les cris des oiseaux et
des traces dans la boue qu'il ne percevait pas jusque-là,
et pouvoir ainsi mieux s'affronter au règne végétal.
Par l'usage de la langue, l'activité de la conscience
humaine est, sinon totalement maîtrisable, au moins partiellement
manipulable. Le mot-clé ici c'est la culture.
Sur notre terre, nous n'avons pas tous découpé cette
entité symbolique que les Judéo-chrétiens
appellent «Dieu» (unique, créateur, personnel...).
Pour beaucoup d'Hindouistes ou de Bouddhistes le découpage
de cette entité cosmique-là ne se posera et ne
s'imposera jamais durant toute leur vie.
Mais si tel Hindouiste ou tel Bouddhiste est scolarisé dans
un collège de Jésuite, il y a de fortes chances
que ce symbole se découpe dans sa conscience, bien malgré lui,
quitte à ne jamais attribuer d'existence à ce Dieu-là.
Il faut bien se rendre compte ici qu'on
peut comprendre le mot «exister» de deux manière
différente (homonymie) : la présence d'un
symbole dans la conscience, n'est pas strictement assimilable à une
existence telle que l'ontologie la conçoit. Par contre,
ontologiquement existant ou non, une fois qu'il est découpé,
un symbole est bel et bien systématiquement actif dans
une conscience ; par ses bordures, il est un engrenage,
une articulation, une maille jonction spécifique au
sein d'un réseau de symboles!
La licorne a une existence symbolique sans
pour autant avoir une existence ontologique.
Mais c'est Dieu qui est évidemment
le plus bel exemple : la majorité des Occidentaux
ont découpé ce symbole que les judéo-chrétiens
appellent «Dieu» mais les athées lui dénient
une existence ontologique. Les pseudos-preuves de l'existence
de Dieu pèchent souvent par manque de discernement entre
les ordres symboliques et sémantiques...
Si j'observe les communautés humaines par région
ou par époques, tout laisse à croire que l'école,
la pratique de plusieurs langues, la pratique des sciences, la
pratique de la méditation et que sais-je d'autre encore
inclinent la conscience à diviser les symboles initiaux
en plusieurs symboles plus fins.
Ce que le mot «lèpre» désignait
comme partie du cosmos pour les auteurs de la Bible s'est subdivisé en
de multiples maladies (eczéma, psoriasis, roue de sainte
Catherine, pitiriasis...). Des nouveaux symboles s'articulent
au sein d'un puzzle plus sophistiqué. Du coup certaines
liturgies thérapeutiques deviennent obsolètes,
certaines guérisons jadis considérées
comme «miraculeuses» ne sont même plus étonnantes,
etc....
Attention! Un regard introspectif même grossier nous oblige
d'admettre que c'est la conscience et elle seule qui finalement,
quel que soit l'environnement, coupe ou ne coupe pas tel symbole.
Chaque conscience a ses caprices et ses résistances qui
la distingue des autres consciences, même dans une seule
et même culture. Ces caprices et ces résistances
ne sont pas (totalement) maîtrisables par nos efforts et
notre scolarisation.
Après avoir reçu un environnement
socioculturel et formation professionnelle identiques, tel
ou tel médecin restera incapable de séparer «clairement
et distinctement» certaines de ces nouvelles maladies
jadis toutes labélisées sous le nom de lèpre.
Il y a des bons et des mauvais médecins...
Pour rester clair, je négligerai momentanément
ces différences plus subtiles qui distinguent chaque personne
dans une même culture. Mon but est d'abord de mieux comprendre
le rôle global des cultures dans l'évolution de
ces puzzles symboliques car le Dialogue Interreligieux est une
activité culturelle avant même de pouvoir être
une activité spirituelle!
Deuxième partie :
Deux genres pour le Dialogue Interreligieux
Tout ce qui vient d'être dit sur les symboles et les mots
dit d'une autre manière ce que l'on sait depuis toujours :
la traduction parfaite d'un texte spirituel venu par exemple
de Chine est impossible. Ce serait une incroyable coïncidence
que les spirituels chinois aient découpé dans la
part non «positive» (non expérimentable) du
cosmos des symboles qui recouvrent exactement des symboles découpés
par les spirituels français. Il y a encore moins de chances
que les langages qui mettraient ensuite ces symboles en musique
aient chacun de leur côté des mots recouvrant les
mêmes groupes de symboles (déjà erronément
présupposés identiques ). La traduction sera donc
toujours une gageure.
Pour un Bouddhiste rural Thaïlandais,
Bouddha a été dieu dans son avant-dernière
existence. Il a dû redevenir un homme dans sa dernière
réincarnation pour pouvoir gagner son salut... Si je
veux sonder les significations structurelles de cette simple
anecdote de la mythologie du Téravada, je plonge dans
un abysse qui ne m'autorisera plus jamais à penser que
les Thaïlandais entendent ce que nous entendons lorsqu'on évoque
la déité.
Se demander si Bouddha fut athée
ou agnostique (selon nos conventions sémantiques) est
simplement dépourvu de sens puisque Bouddha est mort
avant d'avoir découpé les symboles inhérent à cette
question. Il n'y a pas de déité au sens judéo-chrétien
du mot dans la sphère symbolique de Bouddha.
Faire de Bouddha un athée ou un
agnostique c'est comme faire dire par un paysan chinois qu'il
préfère le Bordeaux au Bourgogne alors qu'il
n'a jamais bu que de l'eau et du jus d'orange... Cette question
semble absurde. En fait, cette question n'est même pas
absurde puisqu'elle n'a pas de sens! C'est comme demander la
racine carrée du cocotier... Je ne peux pas mêler
les pièces de deux puzzles, même si tous les deux
reproduisent globalement la même image!
Pour être plus précis, le
problème ici tient de ce que j'utilise le même
mot (la «déité»), pour dénommer
des ensembles de symboles différents. Certes, le langage
autorise un degré d'approximation mais ici je déborde
du permis! Lorsque j'étudie des symboles fondateurs
d'une culture exotique, pour élaborer un langage partageable,
je dois d'abord, tant que faire se peut, faire un effort de
redécoupage de mon premier dépeçage du
cosmos. Il faut que je dispose de symboles élémentaires
suffisamment fins pour qu'il me soit enfin possible de reconstruire
chacun des symboles de l'une ou de l'autre culture à partir
de ces pièces élémentaires. Cela s'appelle
une recherche scientifique! On n'entre pas en science comme
on entre dans un temple. Sans cet effort de conscience préalable
(qui est en fait l'élaboration d'un troisième
ordre symbolique plus étoffé que les deux autres)
je reste incapable de dire quel symbole ou groupe de symboles
d'une religion est inclus ou exclu de tel symbole ou groupe
de symboles de l'autre religion. Or, l'autorité de notre
verbe tient justement au respect de ces inclusions et exclusions.
Lorsque c'est en tant que judéo-chrétien que je
spécule sur la nature de Dieu, je le fais toujours à partir
d'un ensemble de symboles qui «coince» la déité dans
un complot symbolique bien structuré : le Dieu
auquel je pense va se positionner par rapport à la création
(Dieu créateur ou non...), par rapport à la relation
affective que je peux entretenir avec lui (Dieu personnel ou
indifférent...), par rapport aux «vérités» spéculative
(existence de Dieu...), par rapport à son pouvoir d'intervention
(Dieu tout puissant ou Dieu crucifiable...), au lien qu'Il entretient
avec la morale (Dieu justicier ou Dieu Rédempteur...),
etc. Jamais le Bouddha du Théravada
n'utilisa une telle cartographie symbolique pour délimiter
les frontières de la déité!
Il y a toujours moyen de tricher évidement...
de faire «comme si» des symboles étaient
identiques. Nous faisons tous cela tout au long de notre vie
sociale, par pur pragmatisme. La langue, heureusement, semble
naturellement disposée à assumer des petites
divergences de conventions sémantique sans bloquer pour
autant toute communication. Mais dès que je veux faire
un travail plus pointu à la jonction des cultures –
et c'est le cas de tous ceux qui s'intéressent au Dialogue
interreligieux – je dois relever le niveau d'alerte!
Celui qui ne se serait pas plongé intégralement
dans un nouvel ordre symbolique mais se serait contenté par
exemple d'apprendre deux langues tout en continuant à vivre
dans le ghetto des ambassades ou des hôtels internationaux
(ou dans un monastère ?) pourrait croire trop vite
qu'il se débat dans un nouvel ordre symbolique alors
qu'en fait il userait et abuserait des laxités inhérentes à toutes
les conventions sémantiques (ordre linguistique).
Il se délierait subrepticement des
régulations symboliques qui garantissent la fiabilité de
ses analyses. Il se perdrait hors de sa sphère native
sans vraiment rejoindre la sphère qu'il espérait
atteindre. Ce que l'on a péjorativement intitulé le «tourisme
spirituel» est ainsi tout imprégné de quiproquos
autour de mots comme «réincarnation», «désir» ou «compassion»...
C'est dire combien une conversion religieuse trans-culturelle
(Religion du Livre vers Bouddhisme par exemple) risque de n'être
qu'un amalgame de malentendus.
Une conversion religieuse intra-culturelle (religion du Livre
vers une autre religion du Livre) est mieux protégée
de cet égarement et risque bien plus d'être le témoignage
d'un véritable retournement spirituel. La raison est simple :
dans une conversion intra-culturelle, les divisions symboliques
ne sont jamais vraiment mises en difficultés. Protestants,
Catholiques, Orthodoxes, Juifs et athées débattent
autour de symboles quasi identiques et les questions soulevées
par leurs conversions sont plutôt des questions de choix
et de vérité... Je veux dire ici que les questions
soulevées par les transfuges religieux intra-culturels
ne sont pas des questions de frontières symboliques mais
des questions d'engagements.
Dans une disputation entres religions du
Livre, je crois ou je ne crois pas en l'Incarnation, je crois
ou je ne crois pas en la Trinité, je crois ou je ne
crois pas en la lisibilité linguistique («logos»)
de la relation entre Dieu et ses fidèles, je crois ou
je ne crois pas en Dieu... Mais mon interlocuteur et moi nous
nous entendons plus ou moins sur les sens à donner à la
chair, à la déité, à l'unicité,
etc. Même s'il est vrai que les mots ne signifient pas
des réalités parfaitement identiques, pour l'essentiel
nous ne somme pas vraiment en terre de malentendus.
Dans le Dialogue intra culturel, même
si ce n'est pas toujours explicitement déclaré,
l'éthique de la cohabitation devient vite le sujet prioritaire
puisqu'il faut réguler la cohabitation d'engagements
exclusifs entre eux.
Par contre, les questions soulevées
par les transfuges transculturels remettent en cause la division
du cosmos en partie! Dans le transfuge transculturel, le prosélyte
est d'abord obligé de travailler en amont des engagements.
Ce n'est qu'après cet effort de synchronisation symbolique
que, éventuellement, une palette de nouvelles d'obédiences
possibles va émerger. Il s'agira seulement alors de
s'engager dans une de ces obédiences au sein d'un nouvel
ordre symbolique. Ces nouvelles obédiences se sont symboliquement
cristallisées autour de questions qui ne pouvaient même
pas être pensée par la théologie de son
ancien ordre symbolique.
Pour le dire tout de go, il y a deux genres dans le Dialogues
Interreligieux. Il y a d'un côté le Dialogue entre
les religions qui se distinguent entre elles par des différences
symboliques et de l'autre côté, au sein d'un même
ordre symbolique, le Dialogue entre les religions qui se distinguent
entre elles par des choix. Typiquement, le Dialogue Oecuménique
Protestants-Catholiques ou le Dialogue entre Christianisme et
Athéisme est du premier genre tandis que le Dialogue Bouddhisme-Christianisme
ou Athéisme-Bouddhisme est du deuxième genre. A
bien y regarder le dialogue Islam-Christianisme est plutôt
du premier genre.
Le Dialogue Interreligieux trans-culturel,
au départ en tout cas, éclaire mes choix, mes
engagements religieux d'une nouvelle lumière sans les
mettre ces choix dans une alternative exclusive avec d'autres
nouveaux choix. Ce que le dialogue Bouddhisme/Christianisme
m'apporte à moi, Chrétien, c'est plutôt
de constater enfin que mon usage du mot «Dieu» implique
pas mal de conventions et de présupposés contingents
que j'ignorais jusque-là. J'approfondis donc ma foi
mais je ne la mets pas en concurrence.
Ce n'est pas parce que Celui que j'appelle «Dieu» surgit
d'une division contingente du cosmos qu'Il en aurait moins
de consistance, moins de présence! Ce serait très
mal comprendre ce que c'est qu'un symbole. Il faut ici rappeler
ce qui était déjà dit dans la première
partie de cette étude : même si c'est ma
conscience qui a établi la position symbolique du Dieu
Judéo-chrétien, il me reste encore à me
prononcer sur son existence ou sa non-existence. L'existence
est une spéculation mentale qui tombe en aval du découpage
symbolique. Mon identité culturelle est derrière
ce symbole indélébile bien plus que derrière
les réponses que je donne aux questions que ce symbole
induit.
Par-delà le cercle vicieux inhérent à la
logique de ma proposition, je dirais ici sans ambages qu'un
symbole, dès qu'il est découpé, existe
toujours puisqu'il est inévitablement opérationnel
dans ma conscience. A cette existence-là vient éventuellement
s'ajouter un autre type d'existence (homonymie!) que ma conscience
lui accorde ou non en fonction par exemple de donnée
positive, ou d'un acte de foi, ou de règles logiques,
ou que sais-je d'autre qui dépendrait de choix arrêtés
par ma vie spéculative. En fait la première existence
n'e st pas la seconde. Il serait peut-être opportun d'utiliser
deux mots différents ?
Il va de soi que l'universalisme d'une religion qui se réclamerait
de ce Dieu est un universalisme qui n'a rien d'incompatible avec
l'éventuel universalisme né dans un tout autre
découpage symbolique du cosmos.
Le Dialogue Interreligieux transculturel tourne donc autour
de découvertes plus que de choix ou d'engagements. Il
est la mise à nu d'une altérité et de mon
identité avant d'être une recherche de la vérité.
Il est une invitation à découper plus finement
la chair du cosmos alors que, pour le dire grossièrement,
le dialogue du premier genre ne fait qu'effleurer le découpage
symbolique et s'attarde en aval, au niveau de la raison, de l'entendement
et de l'engagement...
Face à de telles difficultés de synchronisation
symbolique et langagière, on ne s'étonnera plus
d'entendre parfois de grands spirituels déconseiller les
conversions transculturelles tout en étant des brillants
missionnaires d'une obédience particulière au sein
de leur propre univers symbolique.
Les anecdotes ne manquent pas qui vont
dans ce sens. Je me suis laissé dire par exemple que
le Dalaï-Lama, excellent missionnaire du Lamaïsme,
déconseille parfois la conversion au Bouddhisme. A tel
Anglais dépressif qui venait le consulter après
une conversion au Lamaisme, le Dalaï-Lama a offert une
Bible et le conseil de retourner à sa sphère
spirituelle originelle...
*
Il y a beaucoup de Musulmans en France. Ce n'est pas dû à une
activité missionnaire mais à cause de coïncidences
historiques qui débordent largement le cadre de la spiritualité.
L'utilité du Dialogue Catholiques/Sunnites, Athées/Sunnites
(considéré ici comme intra-culturel puisque engageant
un même ordre Symbolique) est d'abord et avant tout d'organiser
la cohabitation. Il s'agit d'éviter la catastrophe que
fut la cohabitation des Protestant avec les Catholique dans le
passé.
Mais le Dialogue Interreligieux va souvent prendre une tournure
très différente (et souvent plus intéressante
au niveau purement spirituel) lorsqu'il décide s'attaquer à la
question de la conversion transculturelle (Christianisme en général
avec le Bouddhisme/Chamanismes/Hindouismes...). Par des efforts
systématisés pour décoller la strate symbolique
de la strate sémantique, il se peut que je découvre
quelque chose de purement et simplement ineffable dans les recherches écuméniques
intra-culturelle classique (Protestants/Catholiques/Orthodoxes/Sunites/Chiites/Athées...)
Si moi, chrétien (ou athée),
je fais un réel effort non seulement pour apprendre
une langue asiatique (le tibétain par exemple) mais
aussi pour vivre au sein des signes et des symboles d'une culture
qui n'a rien de commun avec la mienne (quelques années
de retraite dans un monastère lamaïste par exemple), mon
christianisme (ou mon athéisme) va se laisser voir nu!
Le «Corps Occidental» et le «Corps Oriental» vont
m'apparaître comme deux bêtes aussi différentes
l'une de l'autre que peuvent l'être la méduse
et la baleine...
Cloîtré depuis quelques années
dans mon monastère tibétain, je vais être
obligé d'admettre que selon une perspective Bouddhiste, être
chrétien ou être athée, c'est quasiment
la même chose : un Occidental est un Occidental
bien avant d'être spécifié par sa catholicité ou
son athéisme! Patiemment assis dans la position du lotus,
le jour viendra certainement où ce ne sera plus tant
l'Orient que mon Occident natif qui va m'intriguer. Je vais
pouvoir le relire et me relire à la lumière de
nouveaux symboles. Jusque-là, par manque de perspective,
je pouvais me permettre de confondre les mots et les symboles,
mais maintenant... Impossible!
Tous les grands voyageurs témoignent
de cette mutation de la conscience identitaire qu'induit le
voyage. Le beau voyage, le grand voyage, est un regard critique
sur l'ordre symbolique qui fondait notre conscience avant le
départ. Le Dialogue transculturel est un tel voyage ;
le chrétien qui prétend dialoguer doit d'abord «se
payer» les symboles des autres religions pour reconnaître
enfin des spécificités de sa propre organisation
spirituelle (qu'il ne choisit pas, qu'il découvre...).
Passer d'un régime symbolique à un autre ne veut
pas dire qu'on perd l'ancien. Il n'y a pas moyen de perdre l'ancien!
En fait, c'est comme si je divisais le grand cake cosmique une
première fois en Occident avec un grillage aux mailles
carrées et puis une deuxième fois en Orient avec
un grillage aux mailles rondes.
Mes anciens symboles que je croyais être élémentaires
vont se diviser en nouveaux sous-symboles aux formes étranges
dont les assemblages m'autorisent de reconstruire éventuellement
les symboles de chacune des deux religions... Ce qui est certain
c'est qu'en tout état de cause, par un tel travail, je
vais finalement avoir à ma disposition bien plus de symboles
pour spéculer que ce que je possédais au départ.
Mais pour utiliser les vieux mots de mon ordre symbolique dans
le cadre du Dialogue, je devrai avoir la prudence du singe et
les ruses du renard (pour bien faire valoir les inclusions et
exclusions symboliques) sans quoi je sombrerai dans ce langage
impénétrable de certains sots yingetyangisants
qui «réincarnent» et «énergisent» à tout
propos comme les requins enfantent des sirènes!
Le mot «désir» est fondamental
dans le Bouddhisme. Mais le désir des Bouddhistes n'évoque
pas le même ensemble de symboles que ce que le monde
judéo-chrétien associe à ce mot. Pour
moi, Occidental lambda, il me semblait donc qu'il y avait une
contradiction dans ce Bouddhisme qui «désirait» abolir
les désirs...
Puis j'ai commencé à pratiquer
la méditation bouddhiste. Or Bouddha, dans son sermon
dédié à la pratique de la méditation
(deuxième chapitre du «Maha Satipatthana Sutta»)
recommande explicitement la contemplation du «védana» qu'il
définit très précisément. En conséquence,
après quelques années de pratique, ma conscience
de chrétien lambda a fini par diviser ce que l'Occident
désigne par le mot «désir» en trois
entités distinctes : le «védana»,
le «désir d'un certain futur» et la «volonté».
A cause de cette sous-division du «désir» des
Occidentaux, il n'y a plus moyen pour moi aujourd'hui de dire
qu'il y a une contradiction dans le «désir d'abolir
le désir». Au moins sur ce sujet précis,
j'ai pu gagner un pouvoir spéculatif neuf dont je profite à la
fois pour analyser le Christianisme et pour analyser le Bouddhisme!
Pour le dire (trop) simplement, cela fait
déjà deux mille cinq cents ans que les Bouddhistes
ne confondent plus le «védana» (l'affinité,
l'indifférence ou la répulsion spontanée
produite en temps réel et à tout moment), le «désir» (projet
d'avenir qui prend en charge le souvenir d'un moment du «védana»)
et la «‘bonne' volonté» (projet d'avenir éclairé par
la lucidité et non par le «védana»).
Chez les Bouddhistes, la contemplation
du «védana» fait partie de la pratique méditative
de tous les jours alors que chez nous elle a commencé à devenir
un vrai sujet lorsque les neurologues ont essayé de
s'attaquer au rôle du système limbique. Le sujet
intéresse aussi les psychologues post freudien. (Freud,
lui, confondait les trois symboles. Pour le dire grossièrement,
Freud n'a jamais vu la rupture catégorielle nette entre
le désir, la ‘bonne' volonté et la sympathie
(ou antipathie ou indifférence) produite spontanément à chaque
instant par le système limbique. Pour lui la volonté et
cette forme de sympathie sont des désirs parmi d'autres
et seraient donc aussi sous l'empire du sexuel.)
L'idéal final du Bouddhisme qui
est l'abolition de tous les «désirs», n'est
pas en lui-même un «désir» dans le
sens occidental du mot, mais seulement le fruit de la lucidité («Vipassana»)
obtenue par la méditation et en ce inclus un travail
sur la distinction entre le «védana» et
le «désir»! Si j'arrive à spéculer
dans un ordre symbolique qui ne confond pas le «désir» et
ce que les bouddhistes appellent «védana»,
le paradoxe de «désirer ne pas désirer» s'estompe.
On pourrait étudier de la même
manière la question de la réincarnation, de la
mort, du péché, etc. L'Occident heureusement
n'a pas toujours à faire état d'une manifeste
infériorité de sa palette symbolique pour explorer
tous les domaines du cosmos. Lorsqu'il s'agit d'explorer l'altérité et
les questions de référentiels par exemple, il
me semble, aujourd'hui en tout cas, que l'Occident se paye
pour en parler une palette de symboles plus étoffée
que l'Orient.
Addendum : Le «cas» le
Saux
Il découle naturellement de ce qui a été dit
que si la conscience découpe suffisamment les symboles
spirituels, il est possible qu'elle se sente finalement autorisée
d'être simultanément chrétienne et bouddhiste
ou chrétienne et hindouiste ou quelque chose d'autre dans
le genre sans se mettre en contradiction avec elle-même.
Mais cette prouesse de la conscience relève du génie.
Elle se gagne par tant de passion pour l'altérité,
qu'elle est très rare. Le père le Saux ? Le
père Pannikard ? Krishnamurti ?...
L'existence d'un le Saux par exemple, qui fut à la fois
Chrétien et Hindouiste semble d'autant plus paradoxal
qu'il est impossible d'être à la fois Catholique
et Protestant sans renoncer à certains engagements spécifiques
du Catholicisme ou du Protestantisme.
Les conversions religieuses «intra-culturelles» sont
exclusives les unes des autres alors que les conversions «extra-culturelles» ne
le sont plus du tout pour celui qui a réussi à comprendre
et à observer l'ampleur des différences symboliques
par un redécoupage symbolique neuf qui assume les deux
autres.
On disait autrefois que l'ampleur des différences «métaphysiques» (polythéisme,
karma, non-dualité...) rendait les appartenance religieuses
incompatibles, mais ce discours-là ne rentrait pas suffisamment
dans l'ampleur des différences symboliques. On doit maintenant
accepter juste l'inverse! Plus ces différences sont conscientisées
et conséquentes, moins une religion d'une sphère
symbolique est capable d'exclure une religion de l'autre sphère
symbolique! Lorsqu'on a bien fait le travail de décollage
entre les mots et les symboles (différence entre la couche
linguistique et la couche symbolique), on remarque que même
l'universalisme d'une religion n'est plus en contradiction avec
l'universalisme d'une autre pourvu seulement qu'elles appartiennent
bien à des sphères symboliques distinctes!
Être à la fois musulman et chrétien ou juif
et chrétien est probablement impossible parce que les
acte de foi sont rédhibitoires entre eux. S'ils sont rédhibitoires,
c'est parce que formulés dans des ordres symboliques relativement
identiques qui imposent à nos engagements une logique
d'exclusion (règles d'inclusion et d'exclusion entre ensembles
de symboles déjà évoquée plus haut).
Lorsque l'on a une définition relativement bien partagée
de la déité et de la chair Il n'y a pas moyen par
exemple d'accepter et de refuser simultanément l'Incarnation
de Dieu... (c'est la réponse du berger à la bergère
aussi évoquée plus haut).
Par contre, nul ne pourra affirmer avec autant d'autorité que
d'être simultanément Bouddhiste et Chrétien
est impossible (alors que ces deux religions sont pourtant universalistes!).
Ces engagements-là ne sont pas rendus incompatibles par
des règles logiques puisqu'ils sont relatifs à des
ensembles symboliques différents.
Pour comprendre le «paradoxe assumé» et
non contradictoire de la bi-religiosité d'un le Saux,
je peux maintenant faire une comparaison plus facile à comprendre :
Devant le suicide d'un dépressif
la neurologie n'est pas en contradiction avec la psychologie.
Pour le dire brutalement, selon le neurologue, le suicide a été provoqué par
un manque de sérotonine ou d'endorphine ou que sais-je
d'autre encore dans le cerveau du patient... Et le neurologue
a probablement raison! Pour le psychologue, le suicide du même
patient a été provoqué par la dépression
elle-même consécutive au cumul du décès
de sa femme, de son échec professionnel et que sais-je
d'autre encore ...Et le psychologue a probablement raison!
Laissons aux chercheurs le soin de comprendre
pourquoi la mort d'une épouse peut parfois provoquer
une baisse de sérotonine, pourquoi la baisse de sérotonine
peut parfois provoquer une dépression, pourquoi la mort
d'une épouse peut parfois provoquer une dépression,
pourquoi une hormone ou un neurotransmetteur doit rester une
entité symbolique distincte d'un symptôme, etc.
Ces chercheurs-là qui veulent découper un troisième
ordre symbolique qui expliquerait les différences entre
l'approche neurologique et l'approche psychologique d'un symptôme,
sont encore au travail. Ce travail (qui est un travail autant
de perception symbolique que de mise en relation des symboles
par l'intelligence) est loin d'être achevé et
ce n'est pas demain que la neurologie sera la psychologie!
Par contre un médecin peut très
bien être simultanément neurologue et psychologue
dans la mesure où il admet qu'il y a un «no man
land», un symbole dont le contenu (mais pas les frontières)
est encore extrêmement flou, entre ces deux sphères
symboliques! Entre le Bouddhisme et le Christianisme, il est
probable que l'on soit devant le même genre de partage.
Si l'on reste dans ce genre de comparaisons,
ce qui sépare le Chrétien du Musulman ressemble
plutôt à la querelle d'école qui sépare
les Freudiens et les béhavioristes. Leurs querelles
sont fondamentalement indécidables parce que liées à des
actes de foi personnels. Le rejet de l'acte de foi musulman
s'impose si l'on s'est déjà engagé comme
chrétien dans des choix que la théologie propose
lorsqu'elle met en relation les symboles mis à sa disposition
par la sphère du Livre...
Pour le dire encore autrement, si je compare
la discussion entre un Chrétien et Musulman à une
discussion entre un peintre impressionniste et un peintre surréaliste,
alors la discussion entre un Bouddhiste et un Chrétien
doit être comparée à une discussion entre
un peintre et un architecte... Tout artiste sait qu'on ne peut
pas être à la fois un peintre impressionniste
et un peintre surréaliste sans être schizophrène.
Mais rien n'empêche d'être simultanément
peintre et architecte! Michel-Ange était à la
fois peintre et architecte tout comme le Saux était
simultanément Hindouiste et Chrétien. La Providence
nous offre parfois de tels prophètes...
Il peut arriver qu'un Bouddhiste, indépendamment de Bouddha
et du Bouddhisme, influencés par l'Occident, en soit finalement
arrivés à conscientiser ce qu'est le Dieu judéo-chrétien.
Pour lui, ce Dieu-là risque malgré tout de rester
dans une zone du puzzle qui est très éloignée
de la zone des solidarité symbolique qui organise le Bouddhisme.
Mais un nouvel ensemble de symboles va peut-être se cristalliser
autour de ce premier symbole et former une image suffisamment
sophistiquée dans la vie mentale du Bouddhiste pour qu'il
puisse finalement devenir à la fois Chrétiens (ou
Athée) et Bouddhiste.
Il n'en restera pas moins que pour unir parfaitement ces deux
sphères religieuses et révéler les algorithmes
de passage de l'une à l'autre, il y a encore pas mal de
pièces symboliques à découper et assembler
entre elles. (Cf. les difficultés encore insurmontables
que doivent affronter ceux qui veulent unir la psychologie et
la neurologie ou la physique quantique et la physique des continuums!)
Pourtant, cette unité globale de la spiritualité,
jusqu'à preuve du contraire, n'est pas impossible. Elle
n'est pour le moment que de l'ordre de l'intuition (comme l'unité cachée
entre la neurologie et la psychologie). Cette unité de
la spiritualité est un idéal régulateur
qui anime le Dialogue et plus globalement la croissance spirituelle
de chaque sphère religieuse, sans pourtant que l'on puisse
préjuger du succès final de cette quête.
Cette intuition forte d'une unité spirituelle
est renforcée par l'observation de «complicités» spirituelles
qui sinon sembleraient trop étranges. L'Occidental qui
vit en terre Bouddhiste et voit les bonzes chanter, les entend
disputailler... qui voit les génuflexions et pratiques
bondieusardes des bouddhistes lambdas... qui voit les efforts
ascétiques de leurs élites... etc. n'osera JAMAIS
dire que le Bouddhisme n'est pas une religion mais une
philosophie athée comme une certaine théologie
judéo-chrétienne pourrait le laisser croire!
Un croyant chrétien sent bien qu'on remue par des symboles
différents une seule et même matière spirituelle!
Tout le monde sent bien que le Saux n'était pas un escroc!
Si placer le Bouddhisme en concurrence avec le Christianisme
c'est comme mettre en concurrence la neurologie et la psychologie,
alors cette mise en concurrence ne trahit qu'une ignorance, qu'une
immaturité de la conscience. La prouesse, le génie
et la sainteté d'un le Saux, ce n'est pas tant de défier
et sublimer des paradoxes que de savoir qu'il n'y en a pas en
la matière!
Il n'est pas impossible que le Saux fit des engagements au sein
de l'ordre symbolique neuf qui émergeait dans sa conscience.
Qu'il fut Hindouiste plutôt que Bouddhiste relevait peut-être
d'un engagement. Mais cet engagement-là ne lui a pas semblé incompatible
avec son engagement Catholique. Qui oserait affirmer qu'il était
parjure ?
paul yves wery - Chiangmai, décembre 2011
Une version courte et plus simple de cet article a été rédigée et publiée en 2012 par le magazine bénédictin online du Dialogue Inter Religieux "Dilato Corde". Cette version courte de l'article est aussi accessible sur Stylite.net.