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Une version courte et plus simple de cet article a été rédigée et publiée en Septembre 2012 par le magazine bénédictin online du Dialogue Inter Religieux "Dilato Corde". Cette version courte de l'article est aussi accessible sur Stylite.net.

La bi-religiosité (+ commentaire sur l'engagement de le Saux)

Abstract: Il y a deux types de Dialogues Interreligieux irréductibles l'un à l'autre. L'horizon d'attente qui, consciemment ou non, motive le Dialogue entre deux religions du livre (ou entre une religion du Livre et l'athéisme) est d'ordre éthique ou politique : comment rendre la cohabitation possible entre des obédiences exclusives les unes par rapport aux autres. Mais dans le Dialogue entre une religion du Livre (ou l'athéisme) et une autre religion comme le Bouddhisme ou l'hindouisme, l'idéal avoué ou inavouable est de déconstruire l'incompatibilité des obédiences voire de révéler la possibilité d'une double obédience...

Première partie : la conscience et les différences religieuses.

Le sens du mot «conscience» surfe entre la médecine (cf. coma, etc.), la morale (cf. mauvaise conscience, etc.), la psychologie (cf. subconscient, etc.), la philosophie (cf. la représentation, etc.)... L'usage spirituel de ce mot est affecté par ces tendances qui ne sont évidemment pas exclusives les unes par rapport aux autres.

Je me contenterai ici d'une très humble définition «fonctionnelle» de la conscience qui, même si elle laisse de côté les questions ontologiques, a au moins le mérite d'être très fertile dans le cadre du Dialogue Interreligieux.

Avant l'élaboration d'un langage, «quelque chose», que j'appellerai dorénavant la «conscience», découpe et puis distingue dans le cosmos des parties qui le composent. Les relations qu'entretiendront entre elles ces parties du cosmos seront évidemment redevables du tracé de ces découpages.

Lorsque je fais marche arrière, lorsque je remonte mentalement vers la nuit de l'utérus, mon environnement se simplifie, les objets de mon entourage se fusionnent les uns aux autres. Au tout début de ma vie, j'ai dû sentir ma maman s'arracher de moi et ce ne fut probablement pas facile. Elle était ' une ' puisqu'elle était ' tout moins moi '. Je n'étais plus seul et je n'étais plus tout... C'était probablement la naissance de ma conscience. Ce qui restait de moi après cette amputation désirait tout. La vie qui suivra sera surtout le découpage ce non-moi en parties pour en récupérer au moins quelques miettes... (Extrait de l'article sur 'Nirvana')

A priori et jusqu'à l'indication du contraire je peux croire que ce découpage du cosmos en diverses parties est un acte arbitraire. En tout cas, beaucoup de ces frontières tracées par les consciences dans la chair du cosmos sont contingentes. Lorsque je compare la conscience du cosmos qu'a une plante grimpante, une bête, un jeune enfant, un scientifique, un philosophe ou un fou, je suis enclin à croire que le cosmos se laisse dépecer par ces consciences de manières très différentes mais aussi que, dans certains cas, une telle «cartographie» du cosmos peut évoluer dans une seule et même conscience.

Pour faire image, on pourrait comparer le cosmos à un grand vase que chaque conscience aurait brisé à sa manière. On appelle chaque morceau un symbole parce que c'est un usage qu'avaient nos ancêtres grecs de ce mot : les morceaux d'un vase brisé (symboles) étaient distribués entre les membres d'une communauté. Lors de la remise d'un héritage par exemple, Pour authentifier une identité, il suffisait de posséder l'un de ces symboles susceptibles de se joindre parfaitement aux autres pour reconstruire le vase.

Lorsque le vase est brisé, l'ensemble des symboles n'est pas un ensemble de pièces indifférentes les unes aux autres ; comme les pièces d'un puzzle, certains symboles entretiennent des relations privilégiées avec d'autres à cause de frontières communes... Il en va exactement de même lorsque la conscience brise le cosmos en ses composants (le ciel, la terre, les particules élémentaires, les hommes, Dieu...).

Le cosmos, ce vase immense, est compris ici comme ce qui inclut toutes les choses imaginables ou inimaginables, y compris Dieu donc. Ce cosmos-là,  cet ensemble de symboles que chacun de nous a découpé à sa manière, nous impose son autorité par le fait que chacune de ses parties se définit d'une manière précise «pour» et «par» les autres parties.

La gentillesse détermine les frontières de la méchanceté et de l'indifférence par exemple... Le découpage de «Dieu» dans la conscience d'un Judéo-chrétien ne nous dit pas précisément qui est «Dieu», mais au moins, ce découpage le distingue «des dieux», des hommes, de la mer, du ciel... Lorsque je commence à avoir une vie spirituelle, l'essentiel n'est pas encore d'élucider clairement le contenu des symboles. Ces questions viendront plus tard, beaucoup plus tard. Au début, il est surtout question de frontières!

Ici, le cosmos représente donc l'ensemble de tous les ensembles de symboles. C'est aussi un choix sémantique arbitraire, j'en conviens. (Je pourrais aussi bien choisir de dire par exemple que Dieu n'appartient pas au cosmos mais qu'Il est son créateur... Je préfère utiliser les mots «Univers» ou «Nature» pour désigner tout ce qui n'est pas Dieu.) Dans ma convention sémantique, cosmos=univers+Dieu.

L'intransigeance du cosmos qui acceptait d'abord d'être démembré par ma conscience, c'est de refuser ensuite que ces symboles puissent se réassembler n'importe comment ( comme les morceaux du vase brisé)... On peut donc vraiment parler d'un «ordre», d'un «ordre symbolique» qui est plus fort que moi, qui est la force du «non-moi», la réponse du berger à la bergère...

Si ma conscience a séparé le ciel de la terre, le ciel et la terre s'excluent mutuellement. De même on ne peut pas être simultanément bleu et rouge, pur et impur... Il y a une logique inhérente à la conscience, qui la gouverne comme un dictateur sans état d'âme, impitoyable, tyrannique...

Il y a une conscience avec sa division personnalisée du cosmos qui agit au coeur de la plante grimpante lorsqu'elle choisit le nombre de ses feuilles et de ses fruits, une direction d'ascension, une bifurcation, une vitesse de croissance... Pour grandir, la plante fait ses choix entre de multiples opportunités. Au cours de ce travail, la conscience de l'ombre, du mouvement du soleil, de la présence d'autres plantes lui est utile ... Mais au cours de son travail de croissance, la plante grimpante n'a pas nécessairement besoin de parler avec les autres plantes grimpantes. Le langage, c'est une autre affaire.

J'entends donc ici le langage dans le sens le plus rudimentaire du mot : cet outil qui permet une communication contingente. Le langage entre dans le cadre d'une tentative de modifier, d'influencer, un ensemble de symboles déjà reconnus comme autonomes (un autre homme par exemple). L'autonomie de deux interlocuteurs (qui est à la base du langage et le distingue des algorithmes interactifs de la science) requière d'ailleurs préalablement d'eux un découpage symbolique déjà très étoffé!

D'aucun rétorquera qu'en séparant ainsi la conscience du langage, la conscience devient bien peu de chose, qu'elle n'est même, éventuellement, que l'accomplissement d'un algorithme déterminé, une vulgaire réaction chimique, le déploiement d'une formule mathématique. C'est effectivement une hypothèse plausible. Pourtant, lorsqu'on observe l'évolution des sciences cette hypothèse est peu vraisemblable! On est heureusement encore en droit de penser que la conscience telle que je l'ai définie plus haut, c'est beaucoup, beaucoup, beaucoup plus que le simple déroulement d'une formule mathématique!

Sur le terrain, la science qui avance pose toujours plus de nouvelles questions qu'elle n'en résout. Tant que la science n'aura pas produit ces lois déterministes qui nous laisseraient totalement prévoir le comportement de la plante – on en est loin! – il me semble plus adéquat, plus respectueux des observations, de considérer plutôt que la plante a une conscience aphasique qui oriente son action et que les algorithmes de la science ne sont que les balises de son action. La science a d'ailleurs déjà beaucoup trop de conflits à gérer avec le déterminisme en amont de la biologie que pour pouvoir prétendre à réduire la vie en une formule mathématique!

En aval du découpage des symboles, en associant des symboles ou des groupes de symboles à des mots, le langage naît. Mais naissent alors aussi des ambiguïtés. Entre les mots et les symboles, rien n'est clair pour des raisons multiples.

---Un langage autorise l'élaboration d'une pensée alors que l'ordre symbolique, plus passif, ne fait que donner une certaine crédibilité à la pensée formulée par le langage.

---Un langage rassemble comme bon lui semble sous divers noms des symboles ou des groupes de symboles. Le langage a ses règles propres faites de conventions, de contraintes logistiques, de contraintes psychologiques peut-être... Mais lorsque le langage met virtuellement en relation les divers symboles dont il traite, c'est dans la mesure où il respecte l'ordre symbolique (l'organisation des inclusions et des exclusions au sein des ensembles de symboles) qu'il gagne sa crédibilité, son efficacité...

---Chaque conscience se donne un ordre symbolique personnel. Nos puzzles cosmiques ne sont jamais parfaitement identiques. Il ne sera question d'objectivité dans le langage que si les territoires cosmiques concernés par une discussion sont découpées en symboles d'une manière rigoureusement identiques par la conscience des interlocuteurs. Cette ressemblance entre deux ensembles de symboles se conquiert par un travail particulier et requiert le point de vue d'un tiers observateur. Ce sera la raison d'être de l'initiation aux sciences. On sait combien cela peut être exigeant.

---Tout se complique encore lorsqu'on constate qu'un langage peut influencer la manière de travailler de la conscience de ceux qui l'utilisent. Il est donc susceptible de modifier le découpage symbolique du cosmos par ces personnes. Il incite parfois la conscience à diviser ses symboles en symboles plus élémentaires.

En discutant avec des théologiens par exemple, beaucoup parmi nous finiront par séparer la médecine, la morale et la politique de la «soupe religieuse» primitive.

L'usage d'un langage permet donc à notre conscience d'étoffer le découpage du cosmos en parties distinctes. Une autre cohérence du cosmos se met alors en place. Mais l'inverse peut aussi se produire : un discours politique rudimentaire et brutal peut, à la longue, effacer des distinctions symboliques dans tout un empire. La conscience des élites travaillées ainsi par la grossièreté ambiante pendant de très longues périodes peut finalement recoller des symboles autrefois distingués!

En ce qui concerne, par exemple, ce que nous appelons globalement l'Amour, l'élite du Christianisme naissant faisait des distinctions symboliques qu'elle désignait dans le langage par un usage convenu des mots Eros, Philia et Agape.

Mais en quelques siècles, ces nuances symboliques (bien «conscientisées» par Jean et Paul surtout), sous la pression de l'environnement culturel dominant, disparurent. Les symboles sous jacents aux mots convenus fusionnèrent. Beaucoup des pères de l'Église (Denis l'aréopagite, Grégoire de Nysse, ...et même le grand Augustin!) s'y sont cassé les ongles semble-t-il (cf. la brillante étude de Nygren sur ce sujet - "Eros et Agapè" traduit en Fr par Jundt, éditions du Cerf, 2009).

Ce n'est que très récemment que les chrétiens ne lisent plus dans la Bible les mots «Eros», «Philia» et «Agape» comme s'ils étaient des synonymes. Une belle illustration de cette évolution récente de l'ordre symbolique en exégèse chrétienne peut être suivie par l'évolution de la traduction du chapitre 21 de Jean.

Dans son Evangile, Jean distingue Philia de Agape pour verbaliser sa conscience de l'amour. Au sortir de l'antiquité, pour le dire d'une manière simple, les spirituels traduisaient indifféremment les mots «Philia» et «Agapè» par le même mot «Aimer». En France, il fallut attendre le XXe siècle et le génie de traducteurs comme Deiss ou Osty, pour faire marche arrière et faire remarquer qu'à la fin de ce chapitre Jésus ne posait pas trois fois la même question («m'aimes-tu ? m'aimes-tu ? m'aimes-tu ?» Jn21,15...). Après plus d'un millénaire d'errances, les exégètes ne pouvaient donc plus voir en ce passage évangélique une allusion au triple reniement de Pierre. Etc.

---Il n'y a pas de rapport simple univoque entre les symboles et les mots ! Plusieurs mots peuvent couvrir un seul symbole perçu par la conscience (synonymes...), un seul mot peut recouvrir plusieurs symboles. (Cf. supra : «Amour» versus «Eros», «Philia» & «Agapè».)

---Le langage sous-entend, dissimule, ment. Il transmet donc à sa manière des métaphores et des allusions. Les symboles tels que nous les avons définis, ne mentent jamais. Aphasiques et situés en amont du langage, comment les symboles pourraient-ils mentir ?

---(...)

Bref c'est la mélasse! Je retiendrai surtout que le langage, qui dépend directement du découpages cosmiques ne lui est pas totalement asservi. Il autorise la transmission de propositions qui ne respectent pas les régulations symboliques. C'est ce qui fait évidemment toute la fragilité de l'étude des symboles, de la conscience, de toute autre forme d'introspection... et de ce que j'écris à l'instant!

*

Les 'puzzles symboliques', d'un Oriental, d'un Occidental, d'un scientifique ou d'un enfant ne se ressemblent pas. Mais la manière de couper des morceaux dans le cosmos ne semble PAS être une fatalité tout à fait hors contrôle. Lorsque je compare les diverses consciences, il est manifeste que chez l'homme en tout cas, beaucoup de découpages sont contingents, même s'il y a manifestement aussi des tendances communes (probablement dictées par les avancées des sciences positives).

Toutes choses étant supposées égales par ailleurs il se peut que tel ou tel homme passe toute une vie sans jamais distinguer le domaine du religieux et celui de la morale, sans jamais faire une distinction entre du vin de Bordeaux et du vin de Bourgogne... Je ne dis pas que cet homme est incapable faire ces distinctions. Il est peut-être mûr pour le faire, mais si sa culture ne l'y pousse pas, si son environnement et son expérience personnelle ne l'y inclinent pas il risque de ne jamais opérer ces découpages. Cela ne l'empêchera d'ailleurs pas de vivre et même d'avoir éventuellement une vie spirituelle ou sensuelle intense!

Les pressions communautaires qui influencent les découpages symboliques varient au sein d'une même culture avec le temps.

L'ordre symbolique qui sévissait à Paris au moyen-âge ne permettait pas à un Parisien lambda de faire la distinction entre le genre et le sexe ou la différence entre l'aveu extorqué par la torture et l'aveu spontané... Par contre, le Parisien lambda contemporain semble symboliquement moins bien armé que son ancêtre pour pouvoir juger de l'impudeur ou de la naturalité d'un corsage ouvert, pour distinguer le mérite de la grâce...

Ce n'est pas tant la langue qu'une certaine manière de l'utiliser qui va avoir un effet sur la conscience.

Il n'est pas nécessaire d'apprendre une nouvelle langue à une tribu native d'Amazonie pour inciter cette tribu à discerner dans ce qui appartenait globalement à sa religion les domaines distincts de la politique, de la magie, de la science, de l'éthique... Et, inversement, le Parisien jeté dans la jungle ne devra pas nécessairement apprendre une langue amazonienne pour pouvoir finalement percevoir des nuances de verts et de bruns, des différences entre les cris des oiseaux et des traces dans la boue qu'il ne percevait pas jusque-là, et pouvoir ainsi mieux s'affronter au règne végétal.

Par l'usage de la langue, l'activité de la conscience humaine est, sinon totalement maîtrisable, au moins partiellement manipulable. Le mot-clé ici c'est la culture.

Sur notre terre, nous n'avons pas tous découpé cette entité symbolique que les Judéo-chrétiens appellent «Dieu» (unique, créateur, personnel...). Pour beaucoup d'Hindouistes ou de Bouddhistes le découpage de cette entité cosmique-là ne se posera et ne s'imposera jamais durant toute leur vie.

Mais si tel Hindouiste ou tel Bouddhiste est scolarisé dans un collège de Jésuite, il y a de fortes chances que ce symbole se découpe dans sa conscience, bien malgré lui, quitte à ne jamais attribuer d'existence à ce Dieu-là.

Il faut bien se rendre compte ici qu'on peut comprendre le mot «exister» de deux manière différente (homonymie) : la présence d'un symbole dans la conscience, n'est pas strictement assimilable à une existence telle que l'ontologie la conçoit. Par contre, ontologiquement existant ou non, une fois qu'il est découpé, un symbole est bel et bien systématiquement actif dans une conscience ; par ses bordures, il est un engrenage, une articulation, une maille jonction spécifique au sein d'un réseau de symboles!

La licorne a une existence symbolique sans pour autant avoir une existence ontologique.

Mais c'est Dieu qui est évidemment le plus bel exemple : la majorité des Occidentaux ont découpé ce symbole que les judéo-chrétiens appellent «Dieu» mais les athées lui dénient une existence ontologique. Les pseudos-preuves de l'existence de Dieu pèchent souvent par manque de discernement entre les ordres symboliques et sémantiques...

Si j'observe les communautés humaines par région ou par époques, tout laisse à croire que l'école, la pratique de plusieurs langues, la pratique des sciences, la pratique de la méditation et que sais-je d'autre encore inclinent la conscience à diviser les symboles initiaux en plusieurs symboles plus fins.

Ce que le mot «lèpre» désignait comme partie du cosmos pour les auteurs de la Bible s'est subdivisé en de multiples maladies (eczéma, psoriasis, roue de sainte Catherine, pitiriasis...). Des nouveaux symboles s'articulent au sein d'un puzzle plus sophistiqué. Du coup certaines liturgies thérapeutiques deviennent obsolètes, certaines guérisons jadis considérées comme «miraculeuses» ne sont même plus étonnantes, etc....

Attention! Un regard introspectif même grossier nous oblige d'admettre que c'est la conscience et elle seule qui finalement, quel que soit l'environnement, coupe ou ne coupe pas tel symbole. Chaque conscience a ses caprices et ses résistances qui la distingue des autres consciences, même dans une seule et même culture. Ces caprices et ces résistances ne sont pas (totalement) maîtrisables par nos efforts et notre scolarisation.

Après avoir reçu un environnement socioculturel et formation professionnelle identiques, tel ou tel médecin restera incapable de séparer «clairement et distinctement» certaines de ces nouvelles maladies jadis toutes labélisées sous le nom de lèpre. Il y a des bons et des mauvais médecins...

Pour rester clair, je négligerai momentanément ces différences plus subtiles qui distinguent chaque personne dans une même culture. Mon but est d'abord de mieux comprendre le rôle global des cultures dans l'évolution de ces puzzles symboliques car le Dialogue Interreligieux est une activité culturelle avant même de pouvoir être une activité spirituelle!

 

Deuxième partie : Deux genres pour le Dialogue Interreligieux

 

Tout ce qui vient d'être dit sur les symboles et les mots dit d'une autre manière ce que l'on sait depuis toujours : la traduction parfaite d'un texte spirituel venu par exemple de Chine est impossible. Ce serait une incroyable coïncidence que les spirituels chinois aient découpé dans la part non «positive» (non expérimentable) du cosmos des symboles qui recouvrent exactement des symboles découpés par les spirituels français. Il y a encore moins de chances que les langages qui mettraient ensuite ces symboles en musique aient chacun de leur côté des mots recouvrant les mêmes groupes de symboles (déjà erronément présupposés identiques ). La traduction sera donc toujours une gageure.

Pour un Bouddhiste rural Thaïlandais, Bouddha a été dieu dans son avant-dernière existence. Il a dû redevenir un homme dans sa dernière réincarnation pour pouvoir gagner son salut... Si je veux sonder les significations structurelles de cette simple anecdote de la mythologie du Téravada, je plonge dans un abysse qui ne m'autorisera plus jamais à penser que les Thaïlandais entendent ce que nous entendons lorsqu'on évoque la déité.

Se demander si Bouddha fut athée ou agnostique (selon nos conventions sémantiques) est simplement dépourvu de sens puisque Bouddha est mort avant d'avoir découpé les symboles inhérent à cette question. Il n'y a pas de déité au sens judéo-chrétien du mot dans la sphère symbolique de Bouddha.

Faire de Bouddha un athée ou un agnostique c'est comme faire dire par un paysan chinois qu'il préfère le Bordeaux au Bourgogne alors qu'il n'a jamais bu que de l'eau et du jus d'orange... Cette question semble absurde. En fait, cette question n'est même pas absurde puisqu'elle n'a pas de sens! C'est comme demander la racine carrée du cocotier... Je ne peux pas mêler les pièces de deux puzzles, même si tous les deux reproduisent globalement la même image!

Pour être plus précis, le problème ici tient de ce que j'utilise le même mot (la «déité»), pour dénommer des ensembles de symboles différents. Certes, le langage autorise un degré d'approximation mais ici je déborde du permis! Lorsque j'étudie des symboles fondateurs d'une culture exotique, pour élaborer un langage partageable, je dois d'abord, tant que faire se peut, faire un effort de redécoupage de mon premier dépeçage du cosmos. Il faut que je dispose de symboles élémentaires suffisamment fins pour qu'il me soit enfin possible de reconstruire chacun des symboles de l'une ou de l'autre culture à partir de ces pièces élémentaires. Cela s'appelle une recherche scientifique! On n'entre pas en science comme on entre dans un temple. Sans cet effort de conscience préalable (qui est en fait l'élaboration d'un troisième ordre symbolique plus étoffé que les deux autres) je reste incapable de dire quel symbole ou groupe de symboles d'une religion est inclus ou exclu de tel symbole ou groupe de symboles de l'autre religion. Or, l'autorité de notre verbe tient justement au respect de ces inclusions et exclusions.

Lorsque c'est en tant que judéo-chrétien que je spécule sur la nature de Dieu, je le fais toujours à partir d'un ensemble de symboles qui «coince» la déité dans un complot symbolique bien structuré : le Dieu auquel je pense va se positionner par rapport à la création (Dieu créateur ou non...), par rapport à la relation affective que je peux entretenir avec lui (Dieu personnel ou indifférent...), par rapport aux «vérités» spéculative (existence de Dieu...), par rapport à son pouvoir d'intervention (Dieu tout puissant ou Dieu crucifiable...), au lien qu'Il entretient avec la morale (Dieu justicier ou Dieu Rédempteur...), etc. Jamais le Bouddha du Théravada n'utilisa une telle cartographie symbolique pour délimiter les frontières de la déité!

Il y a toujours moyen de tricher évidement... de faire «comme si» des symboles étaient identiques. Nous faisons tous cela tout au long de notre vie sociale, par pur pragmatisme. La langue, heureusement, semble naturellement disposée à assumer des petites divergences de conventions sémantique sans bloquer pour autant toute communication. Mais dès que je veux faire un travail plus pointu à la jonction des cultures – et c'est le cas de tous ceux qui s'intéressent au Dialogue interreligieux – je dois relever le niveau d'alerte!

Celui qui ne se serait pas plongé intégralement dans un nouvel ordre symbolique mais se serait contenté par exemple d'apprendre deux langues tout en continuant à vivre dans le ghetto des ambassades ou des hôtels internationaux (ou dans un monastère ?) pourrait croire trop vite qu'il se débat dans un nouvel ordre symbolique alors qu'en fait il userait et abuserait des laxités inhérentes à toutes les conventions sémantiques (ordre linguistique).

Il se délierait subrepticement des régulations symboliques qui garantissent la fiabilité de ses analyses. Il se perdrait hors de sa sphère native sans vraiment rejoindre la sphère qu'il espérait atteindre. Ce que l'on a péjorativement intitulé le «tourisme spirituel» est ainsi tout imprégné de quiproquos autour de mots comme «réincarnation», «désir» ou «compassion»...

C'est dire combien une conversion religieuse trans-culturelle (Religion du Livre vers Bouddhisme par exemple) risque de n'être qu'un amalgame de malentendus.

Une conversion religieuse intra-culturelle (religion du Livre vers une autre religion du Livre) est mieux protégée de cet égarement et risque bien plus d'être le témoignage d'un véritable retournement spirituel. La raison est simple : dans une conversion intra-culturelle, les divisions symboliques ne sont jamais vraiment mises en difficultés. Protestants, Catholiques, Orthodoxes, Juifs et athées débattent autour de symboles quasi identiques et les questions soulevées par leurs conversions sont plutôt des questions de choix et de vérité... Je veux dire ici que les questions soulevées par les transfuges religieux intra-culturels ne sont pas des questions de frontières symboliques mais des questions d'engagements.

Dans une disputation entres religions du Livre, je crois ou je ne crois pas en l'Incarnation, je crois ou je ne crois pas en la Trinité, je crois ou je ne crois pas en la lisibilité linguistique («logos») de la relation entre Dieu et ses fidèles, je crois ou je ne crois pas en Dieu... Mais mon interlocuteur et moi nous nous entendons plus ou moins sur les sens à donner à la chair, à la déité, à l'unicité, etc. Même s'il est vrai que les mots ne signifient pas des réalités parfaitement identiques, pour l'essentiel nous ne somme pas vraiment en terre de malentendus.

Dans le Dialogue intra culturel, même si ce n'est pas toujours explicitement déclaré, l'éthique de la cohabitation devient vite le sujet prioritaire puisqu'il faut réguler la cohabitation d'engagements exclusifs entre eux.

Par contre, les questions soulevées par les transfuges transculturels remettent en cause la division du cosmos en partie! Dans le transfuge transculturel, le prosélyte est d'abord obligé de travailler en amont des engagements. Ce n'est qu'après cet effort de synchronisation symbolique que, éventuellement, une palette de nouvelles d'obédiences possibles va émerger. Il s'agira seulement alors de s'engager dans une de ces obédiences au sein d'un nouvel ordre symbolique. Ces nouvelles obédiences se sont symboliquement cristallisées autour de questions qui ne pouvaient même pas être pensée par la théologie de son ancien ordre symbolique.

Pour le dire tout de go, il y a deux genres dans le Dialogues Interreligieux. Il y a d'un côté le Dialogue entre les religions qui se distinguent entre elles par des différences symboliques et de l'autre côté, au sein d'un même ordre symbolique, le Dialogue entre les religions qui se distinguent entre elles par des choix. Typiquement, le Dialogue Oecuménique Protestants-Catholiques ou le Dialogue entre Christianisme et Athéisme est du premier genre tandis que le Dialogue Bouddhisme-Christianisme ou Athéisme-Bouddhisme est du deuxième genre. A bien y regarder le dialogue Islam-Christianisme est plutôt du premier genre.

Le Dialogue Interreligieux trans-culturel, au départ en tout cas, éclaire mes choix, mes engagements religieux d'une nouvelle lumière sans les mettre ces choix dans une alternative exclusive avec d'autres nouveaux choix. Ce que le dialogue Bouddhisme/Christianisme m'apporte à moi, Chrétien, c'est plutôt de constater enfin que mon usage du mot «Dieu» implique pas mal de conventions et de présupposés contingents que j'ignorais jusque-là. J'approfondis donc ma foi mais je ne la mets pas en concurrence.

Ce n'est pas parce que Celui que j'appelle «Dieu» surgit d'une division contingente du cosmos qu'Il en aurait moins de consistance, moins de présence! Ce serait très mal comprendre ce que c'est qu'un symbole. Il faut ici rappeler ce qui était déjà dit dans la première partie de cette étude : même si c'est ma conscience qui a établi la position symbolique du Dieu Judéo-chrétien, il me reste encore à me prononcer sur son existence ou sa non-existence. L'existence est une spéculation mentale qui tombe en aval du découpage symbolique. Mon identité culturelle est derrière ce symbole indélébile bien plus que derrière les réponses que je donne aux questions que ce symbole induit.

Par-delà le cercle vicieux inhérent à la logique de ma proposition, je dirais ici sans ambages qu'un symbole, dès qu'il est découpé, existe toujours puisqu'il est inévitablement opérationnel dans ma conscience. A cette existence-là vient éventuellement s'ajouter un autre type d'existence (homonymie!) que ma conscience lui accorde ou non en fonction par exemple de donnée positive, ou d'un acte de foi, ou de règles logiques, ou que sais-je d'autre qui dépendrait de choix arrêtés par ma vie spéculative. En fait la première existence n'e st pas la seconde. Il serait peut-être opportun d'utiliser deux mots différents ?

Il va de soi que l'universalisme d'une religion qui se réclamerait de ce Dieu est un universalisme qui n'a rien d'incompatible avec l'éventuel universalisme né dans un tout autre découpage symbolique du cosmos.

Le Dialogue Interreligieux transculturel tourne donc autour de découvertes plus que de choix ou d'engagements. Il est la mise à nu d'une altérité et de mon identité avant d'être une recherche de la vérité. Il est une invitation à découper plus finement la chair du cosmos alors que, pour le dire grossièrement, le dialogue du premier genre ne fait qu'effleurer le découpage symbolique et s'attarde en aval, au niveau de la raison, de l'entendement et de l'engagement...

Face à de telles difficultés de synchronisation symbolique et langagière, on ne s'étonnera plus d'entendre parfois de grands spirituels déconseiller les conversions transculturelles tout en étant des brillants missionnaires d'une obédience particulière au sein de leur propre univers symbolique.

Les anecdotes ne manquent pas qui vont dans ce sens. Je me suis laissé dire par exemple que le Dalaï-Lama, excellent missionnaire du Lamaïsme, déconseille parfois la conversion au Bouddhisme. A tel Anglais dépressif qui venait le consulter après une conversion au Lamaisme, le Dalaï-Lama a offert une Bible et le conseil de retourner à sa sphère spirituelle originelle...

*

Il y a beaucoup de Musulmans en France. Ce n'est pas dû à une activité missionnaire mais à cause de coïncidences historiques qui débordent largement le cadre de la spiritualité. L'utilité du Dialogue Catholiques/Sunnites, Athées/Sunnites (considéré ici comme intra-culturel puisque engageant un même ordre Symbolique) est d'abord et avant tout d'organiser la cohabitation. Il s'agit d'éviter la catastrophe que fut la cohabitation des Protestant avec les Catholique dans le passé.

Mais le Dialogue Interreligieux va souvent prendre une tournure très différente (et souvent plus intéressante au niveau purement spirituel) lorsqu'il décide s'attaquer à la question de la conversion transculturelle (Christianisme en général avec le Bouddhisme/Chamanismes/Hindouismes...). Par des efforts systématisés pour décoller la strate symbolique de la strate sémantique, il se peut que je découvre quelque chose de purement et simplement ineffable dans les recherches écuméniques intra-culturelle classique (Protestants/Catholiques/Orthodoxes/Sunites/Chiites/Athées...)

Si moi, chrétien (ou athée), je fais un réel effort non seulement pour apprendre une langue asiatique (le tibétain par exemple) mais aussi pour vivre au sein des signes et des symboles d'une culture qui n'a rien de commun avec la mienne (quelques années de retraite dans un monastère lamaïste par exemple), mon christianisme (ou mon athéisme) va se laisser voir nu! Le «Corps Occidental» et le «Corps Oriental» vont m'apparaître comme deux bêtes aussi différentes l'une de l'autre que peuvent l'être la méduse et la baleine...

Cloîtré depuis quelques années dans mon monastère tibétain, je vais être obligé d'admettre que selon une perspective Bouddhiste, être chrétien ou être athée, c'est quasiment la même chose : un Occidental est un Occidental bien avant d'être spécifié par sa catholicité ou son athéisme! Patiemment assis dans la position du lotus, le jour viendra certainement où ce ne sera plus tant l'Orient que mon Occident natif qui va m'intriguer. Je vais pouvoir le relire et me relire à la lumière de nouveaux symboles. Jusque-là, par manque de perspective, je pouvais me permettre de confondre les mots et les symboles, mais maintenant... Impossible!

Tous les grands voyageurs témoignent de cette mutation de la conscience identitaire qu'induit le voyage. Le beau voyage, le grand voyage, est un regard critique sur l'ordre symbolique qui fondait notre conscience avant le départ. Le Dialogue transculturel est un tel voyage ; le chrétien qui prétend dialoguer doit d'abord «se payer» les symboles des autres religions pour reconnaître enfin des spécificités de sa propre organisation spirituelle (qu'il ne choisit pas, qu'il découvre...).

Passer d'un régime symbolique à un autre ne veut pas dire qu'on perd l'ancien. Il n'y a pas moyen de perdre l'ancien! En fait, c'est comme si je divisais le grand cake cosmique une première fois en Occident avec un grillage aux mailles carrées et puis une deuxième fois en Orient avec un grillage aux mailles rondes.

Mes anciens symboles que je croyais être élémentaires vont se diviser en nouveaux sous-symboles aux formes étranges dont les assemblages m'autorisent de reconstruire éventuellement les symboles de chacune des deux religions... Ce qui est certain c'est qu'en tout état de cause, par un tel travail, je vais finalement avoir à ma disposition bien plus de symboles pour spéculer que ce que je possédais au départ. Mais pour utiliser les vieux mots de mon ordre symbolique dans le cadre du Dialogue, je devrai avoir la prudence du singe et les ruses du renard (pour bien faire valoir les inclusions et exclusions symboliques) sans quoi je sombrerai dans ce langage impénétrable de certains sots yingetyangisants qui «réincarnent» et «énergisent» à tout propos comme les requins enfantent des sirènes!

Le mot «désir» est fondamental dans le Bouddhisme. Mais le désir des Bouddhistes n'évoque pas le même ensemble de symboles que ce que le monde judéo-chrétien associe à ce mot. Pour moi, Occidental lambda, il me semblait donc qu'il y avait une contradiction dans ce Bouddhisme qui «désirait» abolir les désirs...

Puis j'ai commencé à pratiquer la méditation bouddhiste. Or Bouddha, dans son sermon dédié à la pratique de la méditation (deuxième chapitre du «Maha Satipatthana Sutta») recommande explicitement la contemplation du «védana» qu'il définit très précisément. En conséquence, après quelques années de pratique, ma conscience de chrétien lambda a fini par diviser ce que l'Occident désigne par le mot «désir» en trois entités distinctes : le «védana», le «désir d'un certain futur» et la «volonté».

A cause de cette sous-division du «désir» des Occidentaux, il n'y a plus moyen pour moi aujourd'hui de dire qu'il y a une contradiction dans le «désir d'abolir le désir». Au moins sur ce sujet précis, j'ai pu gagner un pouvoir spéculatif neuf dont je profite à la fois pour analyser le Christianisme et pour analyser le Bouddhisme!

Pour le dire (trop) simplement, cela fait déjà deux mille cinq cents ans que les Bouddhistes ne confondent plus le «védana» (l'affinité, l'indifférence ou la répulsion spontanée produite en temps réel et à tout moment), le «désir» (projet d'avenir qui prend en charge le souvenir d'un moment du «védana») et la «‘bonne' volonté» (projet d'avenir éclairé par la lucidité et non par le «védana»).

Chez les Bouddhistes, la contemplation du «védana» fait partie de la pratique méditative de tous les jours alors que chez nous elle a commencé à devenir un vrai sujet lorsque les neurologues ont essayé de s'attaquer au rôle du système limbique. Le sujet intéresse aussi les psychologues post freudien. (Freud, lui, confondait les trois symboles. Pour le dire grossièrement, Freud n'a jamais vu la rupture catégorielle nette entre le désir, la ‘bonne' volonté et la sympathie (ou antipathie ou indifférence) produite spontanément à chaque instant par le système limbique. Pour lui la volonté et cette forme de sympathie sont des désirs parmi d'autres et seraient donc aussi sous l'empire du sexuel.)

L'idéal final du Bouddhisme qui est l'abolition de tous les «désirs», n'est pas en lui-même un «désir» dans le sens occidental du mot, mais seulement le fruit de la lucidité («Vipassana») obtenue par la méditation et en ce inclus un travail sur la distinction entre le «védana» et le «désir»! Si j'arrive à spéculer dans un ordre symbolique qui ne confond pas le «désir» et ce que les bouddhistes appellent «védana», le paradoxe de «désirer ne pas désirer» s'estompe.

On pourrait étudier de la même manière la question de la réincarnation, de la mort, du péché, etc. L'Occident heureusement n'a pas toujours à faire état d'une manifeste infériorité de sa palette symbolique pour explorer tous les domaines du cosmos. Lorsqu'il s'agit d'explorer l'altérité et les questions de référentiels par exemple, il me semble, aujourd'hui en tout cas, que l'Occident se paye pour en parler une palette de symboles plus étoffée que l'Orient.

 

Addendum : Le «cas» le Saux

 

Il découle naturellement de ce qui a été dit que si la conscience découpe suffisamment les symboles spirituels, il est possible qu'elle se sente finalement autorisée d'être simultanément chrétienne et bouddhiste ou chrétienne et hindouiste ou quelque chose d'autre dans le genre sans se mettre en contradiction avec elle-même. Mais cette prouesse de la conscience relève du génie. Elle se gagne par tant de passion pour l'altérité, qu'elle est très rare. Le père le Saux ? Le père Pannikard ? Krishnamurti ?...

L'existence d'un le Saux par exemple, qui fut à la fois Chrétien et Hindouiste semble d'autant plus paradoxal qu'il est impossible d'être à la fois Catholique et Protestant sans renoncer à certains engagements spécifiques du Catholicisme ou du Protestantisme.

Les conversions religieuses «intra-culturelles» sont exclusives les unes des autres alors que les conversions «extra-culturelles» ne le sont plus du tout pour celui qui a réussi à comprendre et à observer l'ampleur des différences symboliques par un redécoupage symbolique neuf qui assume les deux autres.

On disait autrefois que l'ampleur des différences «métaphysiques» (polythéisme, karma, non-dualité...) rendait les appartenance religieuses incompatibles, mais ce discours-là ne rentrait pas suffisamment dans l'ampleur des différences symboliques. On doit maintenant accepter juste l'inverse! Plus ces différences sont conscientisées et conséquentes, moins une religion d'une sphère symbolique est capable d'exclure une religion de l'autre sphère symbolique! Lorsqu'on a bien fait le travail de décollage entre les mots et les symboles (différence entre la couche linguistique et la couche symbolique), on remarque que même l'universalisme d'une religion n'est plus en contradiction avec l'universalisme d'une autre pourvu seulement qu'elles appartiennent bien à des sphères symboliques distinctes!

Être à la fois musulman et chrétien ou juif et chrétien est probablement impossible parce que les acte de foi sont rédhibitoires entre eux. S'ils sont rédhibitoires, c'est parce que formulés dans des ordres symboliques relativement identiques qui imposent à nos engagements une logique d'exclusion (règles d'inclusion et d'exclusion entre ensembles de symboles déjà évoquée plus haut). Lorsque l'on a une définition relativement bien partagée de la déité et de la chair Il n'y a pas moyen par exemple d'accepter et de refuser simultanément l'Incarnation de Dieu... (c'est la réponse du berger à la bergère aussi évoquée plus haut).

Par contre, nul ne pourra affirmer avec autant d'autorité que d'être simultanément Bouddhiste et Chrétien est impossible (alors que ces deux religions sont pourtant universalistes!). Ces engagements-là ne sont pas rendus incompatibles par des règles logiques puisqu'ils sont relatifs à des ensembles symboliques différents.

Pour comprendre le «paradoxe assumé» et non contradictoire de la bi-religiosité d'un le Saux, je peux maintenant faire une comparaison plus facile à comprendre :

Devant le suicide d'un dépressif la neurologie n'est pas en contradiction avec la psychologie. Pour le dire brutalement, selon le neurologue, le suicide a été provoqué par un manque de sérotonine ou d'endorphine ou que sais-je d'autre encore dans le cerveau du patient... Et le neurologue a probablement raison! Pour le psychologue, le suicide du même patient a été provoqué par la dépression elle-même consécutive au cumul du décès de sa femme, de son échec professionnel et que sais-je d'autre encore ...Et le psychologue a probablement raison! 

Laissons aux chercheurs le soin de comprendre pourquoi la mort d'une épouse peut parfois provoquer une baisse de sérotonine, pourquoi la baisse de sérotonine peut parfois provoquer une dépression, pourquoi la mort d'une épouse peut parfois provoquer une dépression, pourquoi une hormone ou un neurotransmetteur doit rester une entité symbolique distincte d'un symptôme, etc. Ces chercheurs-là qui veulent découper un troisième ordre symbolique qui expliquerait les différences entre l'approche neurologique et l'approche psychologique d'un symptôme, sont encore au travail. Ce travail (qui est un travail autant de perception symbolique que de mise en relation des symboles par l'intelligence) est loin d'être achevé et ce n'est pas demain que la neurologie sera la psychologie!

Par contre un médecin peut très bien être simultanément neurologue et psychologue dans la mesure où il admet qu'il y a un «no man land», un symbole dont le contenu (mais pas les frontières) est encore extrêmement flou, entre ces deux sphères symboliques! Entre le Bouddhisme et le Christianisme, il est probable que l'on soit devant le même genre de partage.

Si l'on reste dans ce genre de comparaisons, ce qui sépare le Chrétien du Musulman ressemble plutôt à la querelle d'école qui sépare les Freudiens et les béhavioristes. Leurs querelles sont fondamentalement indécidables parce que liées à des actes de foi personnels. Le rejet de l'acte de foi musulman s'impose si l'on s'est déjà engagé comme chrétien dans des choix que la théologie propose lorsqu'elle met en relation les symboles mis à sa disposition par la sphère du Livre...

Pour le dire encore autrement, si je compare la discussion entre un Chrétien et Musulman à une discussion entre un peintre impressionniste et un peintre surréaliste, alors la discussion entre un Bouddhiste et un Chrétien doit être comparée à une discussion entre un peintre et un architecte... Tout artiste sait qu'on ne peut pas être à la fois un peintre impressionniste et un peintre surréaliste sans être schizophrène. Mais rien n'empêche d'être simultanément peintre et architecte! Michel-Ange était à la fois peintre et architecte tout comme le Saux était simultanément Hindouiste et Chrétien. La Providence nous offre parfois de tels prophètes...

Il peut arriver qu'un Bouddhiste, indépendamment de Bouddha et du Bouddhisme, influencés par l'Occident, en soit finalement arrivés à conscientiser ce qu'est le Dieu judéo-chrétien. Pour lui, ce Dieu-là risque malgré tout de rester dans une zone du puzzle qui est très éloignée de la zone des solidarité symbolique qui organise le Bouddhisme. Mais un nouvel ensemble de symboles va peut-être se cristalliser autour de ce premier symbole et former une image suffisamment sophistiquée dans la vie mentale du Bouddhiste pour qu'il puisse finalement devenir à la fois Chrétiens (ou Athée) et Bouddhiste.

Il n'en restera pas moins que pour unir parfaitement ces deux sphères religieuses et révéler les algorithmes de passage de l'une à l'autre, il y a encore pas mal de pièces symboliques à découper et assembler entre elles. (Cf. les difficultés encore insurmontables que doivent affronter ceux qui veulent unir la psychologie et la neurologie ou la physique quantique et la physique des continuums!)

Pourtant, cette unité globale de la spiritualité, jusqu'à preuve du contraire, n'est pas impossible. Elle n'est pour le moment que de l'ordre de l'intuition (comme l'unité cachée entre la neurologie et la psychologie). Cette unité de la spiritualité est un idéal régulateur qui anime le Dialogue et plus globalement la croissance spirituelle de chaque sphère religieuse, sans pourtant que l'on puisse préjuger du succès final de cette quête.

Cette intuition forte d'une unité spirituelle est renforcée par l'observation de «complicités» spirituelles qui sinon sembleraient trop étranges. L'Occidental qui vit en terre Bouddhiste et voit les bonzes chanter, les entend disputailler... qui voit les génuflexions et pratiques bondieusardes des bouddhistes lambdas... qui voit les efforts ascétiques de leurs élites... etc. n'osera JAMAIS dire que le Bouddhisme n'est pas une religion mais une philosophie athée comme une certaine théologie judéo-chrétienne pourrait le laisser croire! Un croyant chrétien sent bien qu'on remue par des symboles différents une seule et même matière spirituelle! Tout le monde sent bien que le Saux n'était pas un escroc!

Si placer le Bouddhisme en concurrence avec le Christianisme c'est comme mettre en concurrence la neurologie et la psychologie, alors cette mise en concurrence ne trahit qu'une ignorance, qu'une immaturité de la conscience. La prouesse, le génie et la sainteté d'un le Saux, ce n'est pas tant de défier et sublimer des paradoxes que de savoir qu'il n'y en a pas en la matière!

Il n'est pas impossible que le Saux fit des engagements au sein de l'ordre symbolique neuf qui émergeait dans sa conscience. Qu'il fut Hindouiste plutôt que Bouddhiste relevait peut-être d'un engagement. Mais cet engagement-là ne lui a pas semblé incompatible avec son engagement Catholique. Qui oserait affirmer qu'il était parjure ?

 

 

paul yves wery - Chiangmai, décembre 2011

 

Une version courte et plus simple de cet article a été rédigée et publiée en 2012 par le magazine bénédictin online du Dialogue Inter Religieux "Dilato Corde". Cette version courte de l'article est aussi accessible sur Stylite.net.

 

 

 

 

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