Théodicée; Job et Bernanos...
Selon l'auteur (ou les auteurs) du livre de Job, si Job pense d'abord que Dieu est cruel, c'est parce qu'il confond Dieu et un fantasme. Dieu lâche sa créature au caprice de Satan, oui, bien sûr, mais voir en ce geste de la cruauté montre surtout une vision immature de Dieu et de son pouvoir. Satan est, au même titre que l'homme une «créature» et l'abolir, c'est abolir l'homme. Job s'était laissé influencer par des «ouï-dire» (Jb42,5) car c'est le monde qui est cruel. Peut-être même ne l'est-il pas tant que cela et prouve-t-il simplement, une fois de plus, son immaturité par cette cruauté... Monde cruel parce qu'immature ...et immature parce qu'il rejette la responsabilité de sa propre cruauté sur Dieu. En un mot, Job est certainement "pur" moralement puisque Dieu le dit à Satan... Ce qui pose problème (à Satan bien plus qu'à Dieu d'ailleurs), c'est qu'il est comme un vieil enfant... D'aucuns répliqueront évidemment que si le monde vient de Dieu, pourquoi Dieu y a-t-il mis de la douleur, des microbes, des cataclysmes, la mort... Autant de raisons qui anéantiraient toute possibilité de théodicée. Mais cette manière de voir s'appuierait, elle aussi, sur une approche immature de la création et du Créateur. La mort vient de Dieu, oui. Elle vient de Dieu parce qu'elle est toujours d'une manière ou l'autre assimilable aux limites dans nos vies. C'est bien Dieu qui délimite lorsqu'il donne de l'existence (Jb38;5 etc.). La mort est inhérente à la vie. C'est l'étoffe de la durée. La mort (que Job demande parfois à Dieu Jb3,11, Jb6,9, Jb7,15, etc.) provient bien de Dieu, mais pas la douleur, pas la maladie ni les cataclysmes... Il n'y a que l'homme pour croire qu'il est le seul avec Dieu à pouvoir modeler et articuler entre elles les frontières des créatures. La mort ne peut pas être identifiée à la souffrance même si la douleur peut conduire jusqu'à la mort. La mort n'est pas nécessairement une catastrophe et, en tout cas, le Livre de Job nous le dit souvent. (3;13-14, 5;25-26…). Ce que les adversaires de toutes les théodicées s'obstinent à ne pas voir, c'est que dans ce monde où l'emprise des choses sur les choses fait souffrir, Dieu observe impuissant l'effet de mystères qui ne lui appartiennent plus. L'homme souffrant qui voit en Dieu la cause de son mal, semble négliger que les choses se torturent entre elles malgré Dieu, parce qu'elles ne sont plus le Créateur... Je ne peux pas penser une seconde que la part du monde qui reçu le statut de "création" se limite à l'ensemble des hommes. Le microbe, l'oiseau et le chat qui se déchirent l'un l'autre (lorsque l'homme n'y met pas son grain de sel) ne sont pas Dieu et possèdent comme l'homme quelque chose qui les extrait de la pure causalité, du simple déroulement d'un algorithme... Les créatures déçoivent parce qu'elles refusent ou retardent l'art de cohabiter dans cet univers. L'univers est un vaste ensemble de créatures qui, chacune à son niveau, prouvent l'impuissance de Dieu. Voilà la charpente du Livre de Job ...n'en déplaise à ses plus fameux interprètes. Satan, c'est le nom donné à la puissance de la Création susceptible d'aller contre celle de son Créateur. Dieu ne peut plus lui refuser quoi que ce soit sans détruire ce qu'Il a créé. Les plus grands interprètes du Livre de Job ont lu aux derniers chapitres, lorsque Dieu en Personne répond à son serviteur souffrant (Jb38...), un hymne à la puissance de Dieu plutôt qu'une déclaration d'impuissance. C'est une lecture non pas fausse mais incomplète... La réponse que Dieu donne à Job est chargée d'une délicieuse ambivalence. Il y a dans ce passage un très subtil jeu de sens et de contresens qui agasse parfois certains lecteurs au point de leur faire nier l'évidence. Il faut y aller le cœur ouvert, sans préjugé. Dans cette longue description que Dieu donne à Job, il faut remarquer que si une partie des choses du monde est totalement passive, quelques créatures ont néanmoins un statut très différent. Entre l'herbe et le Léviathan, la créature n'est plus totalement la marionnette d'un Créateur. Dieu dit explicitement que les fils de ces marionnettes-là ont été coupés. C'est peut-être bien Dieu qui a donné une mesure aux choses et donc la mort, mais de toute évidence, c'est la lionne et pas Dieu qui choisit sa proie... Dieu n'a même pas pu éviter que les mauvais s'accrochent sur la toile que les jours essayent de secouer (Jb38,13)! (Voir l'étude dédiée à cette réponse de Dieu à Job) La créature n'est plus le reflet de la volonté du Créateur... Ou plutôt, elle n'est plus uniquement le reflet de la volonté du créateur. En faisant naître une création, le Créateur qui a fait preuve de puissance, s'en est simultanément dépourvu, au moins partiellement. Du coup, pour rester en accord avec nos conventions langagières, on peut dire que Dieu n'est plus seul! Tous les caprices de Dieu seront désormais à négocier. La puissance a bel et bien été partagée et chaque seconde d'existence devient le symptôme d'un mystère qui n'arrête pas de faire des petits. Le monde n'est pas ou n'est plus une formule qui se déploie tel un théorème mathématique... L'imprévisible nouveauté est l'indice de l'altérité. La durée existe; quelques créatures gèrent, en partie au moins, leur propre durée. Le monde est le lieu du multiple et non le lieu d'une loi unique. Il n'y aurait qu'une seule loi, une seule volonté «toute puissante» qu'elle serait le monde en même temps qu'elle-même. Dès qu'il y a deux puissances, il y a deux impuissances. L'univers n'est pas «un» sans quoi il serait Dieu aussi et Dieu serait seul... Je ne peux pas me permettre ici de n'y voir qu'un problème de définition de mots qui me conduirait à choisir entre panthéisme et monothéisme. D'évidence l'ensemble des choses dans lesquelles nous vivons nous montre à l'envi que Dieu n'est plus seul dans l'univers à en ordonner l'Histoire.
Le Live de Job nous dit la difficulté de ce monde pluriel. On retrouve non seulement dans l'intention de(s) l'auteur(s) mais aussi dans les caractéristiques des maltraitances que l'Histoire fit à ce livre, la mise à nu d'une maladie religieuse endémique dans les monothéismes: le désir d'un Dieu puissant. Pourtant, il ne faut pas être savant pour se rendre compte que cette fièvre-là est la cause de beaucoup d'échecs dans les quêtes spirituelles de l'humanité. Je crains que deux mille ans de christianisme n'aient pas suffi pour nous guérir... Il y a encore des contemporains assez idiots pour mettre au bûcher celui qui mettrait en doute cette toute-puissance et d'autres, plus courageux mais tout aussi idiots, qui accepteraient d'affronter le martyr pour affirmer clairement au monde cette toute-puissance... Pauvre Dieu dont l'homme méprise l'ampleur du don... Il me semble aujourd'hui que toute l'Histoire Sainte, pour un chrétien en tout cas, est l'histoire de la dénonciation de ce préjugé fantasmatique. S'il y a une «transcendance» susceptible de nous interpeller, alors elle n'est pas toute puissante. L'auteur du Livre de Job fondait sa théodicée sur l'impuissance de Dieu quelques siècles avant que le Christ ne fût crucifié. Mais en fait, cette intuition du Dieu faible se retrouve en beaucoup d'endroits différents dans le récit biblique; la première occurrence flagrante de cette impuissance, est dans la Genèse, lorsque Dieu en vient aux mains avec Jacob; Il perd la bagarre... (Gen32,24-30)
Dans sa volonté de rédiger une espèce de théodicée, Bernanos lie, lui aussi, le mal à la liberté. En cela, il n'est évidemment pas révolutionnaire. On connaît tous cette stratégie de plaidoirie et pour s'y opposer, on répond encore et toujours qu'il y a aussi un mal qui ne vient pas de la liberté de l'homme, mais de la nature des choses (la douleur physique, la maladie...). En réponse, Bernanos nous esquisse alors un Créateur qui demande pardon à une partie de la création pour avoir donné l'existence à une autre partie de la création, celle qui fait mal... C'est tout simplement sublime... Ce Dieu-là a mal du mal, et s'Il nous demande d'accepter et d'aimer la Création (sans pouvoir, sans vouloir, nous l'imposer), c'est à cause d'un enjeu final, d'une espérance. Dans l'occurrence créée par Bernanos, cette «acceptation» du grand défi cosmique vient sous le nom du «pardon». Moins d'un siècle après la rédaction de ce texte, le mot «pardon» sonne déjà relativement mal pour des raisons culturelles que je ne vais pas développer ici, mais qu'importe... Ce qui prime ici, c'est de comprendre que Dieu est Lui-même englué dans le mystère qu'il a donné à beaucoup de «choses créées», humaines et non-humaines, pour qu'elles ne soient pas Lui. Ce mystère sert de sang à la liberté qui peut aussi devenir à son tour le sang de la souffrance. Mais ce mystère est surtout et avant tout l'abolition de l'unité cosmique. Les morceaux du monde ne sont plus les pièces d'un puzzle dont l'image aurait été arrêtée une fois pour toutes par une force transcendante. L'image du futur est encore à négocier et si, aux cours des négociations, les créatures libres peuvent faire usage de ce genre de pardon, ce pardon devient synonyme d'un engagement à travailler pour favoriser un monde aimable pour tous. L'homme y accepterait un rôle prépondérant pour dompter fauves et microbes...
Je le veux et j'y crois. Avec mes faiblesses et mes bassesses, je voudrais malgré moi travailler à ce projet grandiose. Là où le monde va, il n'y aura même plus de place pour la grâce. Tout y sera déjà une grâce par les vertus d'Agapê.
paul yves wery - Chiangmai - Juin 2012 Version 1.2 Juillet 2012 Version 1.3 Octobre 2017
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