La troisième tentation de Jésus au désert
"...Je te donnerai tout cela si..." Le diable ne propose évidemment pas de donner à Jésus ce qu'il posséderait déjà: la proposition est donc passablement impertinente puisqu'elle signifie quelque chose comme:
Ici le diable ne prend même pas la peine de mettre en question la divinité de Jésus comme il l'a fait pour les deux autres tentations. Pas besoin d'un "...si tu es Fils de Dieu..." car il n'importe plus ici que Jésus soit ou non le Fils de Dieu. Ce que Satan veut, c'est la prosternation et il est prêt à payer très cher. Jésus n'est pas plus dupe que le diable du véritable enjeu. Ils savent tous les deux ce que vaut cette prosternation contre laquelle le diable est prêt à donner toute sa puissance. Disons-le tout de suite avant même de le déduire; c'est de la joie dont il est question ici! Il n'est pas sot le diable. Il ne va pas contre la force du réel dont il souffre lui aussi l'existence. Il sait ce qu'il possède déjà et c'est, pense-t-il, la seule monnaie d'échange qu'il puisse proposer pour posséder ce qu'il n'a pas. Jésus ne relativise pas ce que le diable croit avoir; Il préfère lui dire en d'autres mots que le projet de Satan est chimérique et qu'il devrait le savoir: la prosternation réclamée ne se vend pas! Le décret du réel le lui interdit (n'est-ce pas d'ailleurs cela le coeur de l'impuissance de Jésus dont le diable se gausse?). J'y reviendrais à cette chimère du diable parce qu'elle ne se laisse pas décrypter en trois phrases. Mais j'affronte d'abord le risque d'un autre malentendu: cette prosternation qui vaudrait plus que la puissance. À notre époque, en Occident en tout cas, la prosternation est d'abord comprise comme un de ces comportements archaïques à bannir parce qu'on a pu y repérer un excès de respect voire de la soumission, de l'allégeance. Si l'on se prosterne encore aujourd'hui dans le monde devant quelques monarques ou quelques prélats, on ne l'accepte plus qu'au nom d'une vieille tradition qui met du temps à disparaître. Dans la modernité, il est convenu que la prosternation doit être abolie au même titre que l'esclavage dont elle serait comme l'ombre. Pourtant, n'en déplaise à la modernité, il y a une autre dimension de la prosternation qui n'a pas totalement perdu son sens. J'allais trop vite en parlant d'abolition. Si parfois on sourit du dévot qui s'écrase en bas de son prie-dieu dans la pénombre silencieuse d'une église, ou qui salit ses genoux aux pieds d'un Bouddha, on n'ose pas vraiment parler d'esclavage. L'âme bien née sent bien qu'il y a ici quelque chose d'autre. Cette âme a d'ailleurs probablement elle-même déjà ressenti, ne serait-ce qu'une minute dans sa propre vie, ce besoin de se faire toute petite, toute passive, tout éprise devant un objet d'amour. Et si durant cette minute, elle voulait n'être plus que l'ombre, la chose, l'esclave de cet amour, elle savait aussi clairement qu'elle agissait en toute liberté, par abandon à la trivialité d'un sourd désir au coeur de son coeur, lorsqu'elle ne trouvait plus rien d'assez fort pour entrer dans la sphère de l'ineffable. C'est cela l'adoration! Du baiser romantique sur le pied de la bien-aimée jusqu'à la poussière au front de l'adepte de Mohamed, encore et toujours l'adoration... Même dans les rigueurs de notre modernité, celui qui sourit de ces dévotions-là n'a pas le beau rôle! Jésus et Satan n'en ont que pour cette prosternation-là. Le texte le dit d'emblée puisqu'il la dissocie du jeu de la puissance. L'adoration et rien qu'elle! La puissance du diable peut bien lui procurer de ces esclaves qui se prosternent, qui rampent même dans la poussière, mais c'est un signe d'adoration que le diable attend! L'adoration qu'il cherche et pour laquelle il accepterait l'impuissance ne peut pas venir du pouvoir. Il le sait. Je reviens maintenant à la chimère. Ce que le diable feint d'ignorer, c'est qu'adorer, ce n'est pas tant donner que rendre et recevoir. On n'adore vraiment qu'écrasé par une jouissance qui déborde de tout mérite et même de l'espérance. Que ce soit la beauté d'une bien-aimée ou la Grâce Providentielle, peut importe, pourvu que la joie surabonde tellement qu'elle en remonte jusqu'à sa source! Voilà l'adoration! On peut refuser d'adorer; c'est l'ingratitude ou l'impolitesse. On peut négliger d'adorer; c'est l'insouciance ou l'immaturité. Mais on ne peut s'imposer d'adorer; l'adoration est une réaction. Je peux me prosterner pour obéir ou pour demander, mais ce n'est pas adorer que demander ou obéir. Je peux aimer être adoré, bien sûr, et tous les enfants qui furent aimés l'ont apprécié. Mais le vouloir, n'est-ce pas demander ce qui ne peut qu'être rendu? Il y a contradiction parce que dans l'adoration, il y a nécessairement un aller-retour qui d'ailleurs, s'il se pérennise quelques minutes, file droit à l'extase. Qu'importe l'extase ici puisque la joie suffit et, dans ce texte, la réponse de Jésus invite simplement Satan à relever encore son altitude de vol. Il a perçu la valeur de l'adoration, il lui reste à comprendre sa nature. Il doit rejoindre la stratosphère contemplative où il devient idiot de demander l'adoration. "...Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et lui seul tu serviras... " ne doit pas se lire comme un impératif mais comme une science, comme une loi de la nature, comme une loi de la chimie. Toute adoration, celle de la bien-aimée, de l'enfant, de la nature, de la beauté, de la puissance même, n'est-elle pas in fine une réaction à la jouissance d'un don de Dieu? Il ne reste jamais que Dieu comme source lorsque la joie naît de la lucidité. Je rentre du coup dans une confusion béate où je ne sais plus bien qui adore et qui est adoré. Rien d'acheté, rien de mérité, rien de calculé. Rien de voulu sinon l'abandon à un flux et un reflux exogène qui étonne et démunit la raison et la volonté.
***
Qui est Satan? Il faut bien maintenant affronter la question. Après avoir analysé la première tentation, on pouvait comprendre que Satan est cet instinct conservateur qui en notre for intérieur refuse le risque de l'inconnu, l'émergence du miracle. Après avoir analysé la deuxième tentation, nous comprenions que Satan est aussi cet instinct qui fait du chantage devant Dieu, qui au nom de son Amour pour sa création cherche à l'enfermer tout entier au-dedans d'elle. Il nous restait à comprendre que Satan, c'est encore cet instinct chimérique, qui nous fait croire que l'adoration s'achète ou se vend. Dans les trois figures, Satan est dans l'immaturité de l'homme. Pas la peine de lui inventer une essence particulière avec ou sans cornes, avec ou sans langue fourchue, avec ou sans chair. Être pleinement un homme c'est retrouver en nous le diable par ces tentations qui nous habitent et s'efforcer de les purifier au feu de notre lucidité. Jésus devait lui aussi s'y confronter pour nous en prévenir. Lorsque le diable dit que la puissance lui '...a été livrée(Lc4,6)...', il a raison. Le diable est né de ce don de Dieu à sa création. Il n'est pas ce don mais la création de ce don lui-même. Il est l'impuissance de Dieu. Il est né de l'Amour.
paul yves wery - Chiangmai, novembre 2016 Version 1.01 - janvier 2009 Version 1.02 - février 2011
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