La deuxième tentation de Jésus au désert
Abstract: La tentation du nivellement par le bas... L'alcôve des amours mystiques au raz des pâquerettes... Le pied de nez au mythe de Babel...
Mt 4,5-7
5. Alors le diable l'emmène dans la Ville Sainte, le place sur le faîte du Temple 6. et lui dit: " Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est écrit: Il donnera pour toi des ordres à ses anges et ils te porteront sur leurs mains pour t'éviter de heurter du pied quelque pierre. " 7. Jésus lui dit: " Il est aussi écrit: Tu ne mettras pas à l'épreuve le Seigneur ton Dieu. "
- Traduction "TOB"
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Luc 4,9-12
9 Le diable le conduisit encore à Jérusalem, le plaça sur le haut du temple et lui dit: Si tu es Fils de Dieu, jette-toi d’ici en bas;
10 car il est écrit: Il donnera à ses anges des ordres à ton sujet, afin qu’ils te gardent;
11 et: Ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre.
12 Jésus lui répondit: Il est dit: Tu ne provoqueras pas le Seigneur, ton Dieu. Lc4,9-12 - Trad. "Nouvelle Bible de Ségond 2002"
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Jésus est placé au faîte du temple. Le faîte du temple... J'y vois la limite extrême de l'effort de l'homme pour s'extraire de sa condition, pour surplomber ce qu'il était. Avant, en dessous de lui, il n'y avait que de la terre. Mais petit à petit, se sont posé des briques, des vaccins, des fibres optiques, ...des cantates, des sculptures et peut-être quelqu'autre idéal tinté de métaphysique.
Dans l'imagerie cosmologique judéo-chrétienne le faîte du temple, ce serait la frontière entre l'humanité et le Créateur. Mais dans cette cosmologie, manifestement, l'homme créé, c'est aussi un homme créateur! Entre lui et le sol du départ (la terre brute, la terre de la brute), il y a maintenant une ville dominée, tirée vers le haut par son temple. L'homme monterait vers son Dieu. La ligne de séparation entre Dieu et ce qui n'est pas Dieu se déplace vers Dieu... Pourquoi pas juste l'inverse? Pourquoi pas l'homme dans la fange pour toujours et Dieu qui descend et qui s'y installe avec les privilèges de son rang? (Pour les chrétiens, il est descendu me direz-vous... Oui, mais sans les privilèges de son rang et c'est alors un autre sujet...)
Hors de la cosmologie judéo-chrétienne, le faîte du temple nommé dans ce texte, ce serait plutôt quelque chose comme l'a frontière entre "l'en soi" et le "pour nous" ou alors la frontière entre la transcendance et l'immanence, la limite des limites... Ici, pas vraiment besoin d'un Dieu vivant ineffable, mais quand même la conscience d'une finitude, d'un "au-delà" (auquel l'imagerie judéo-chrétienne attribue quelques qualités divines indémontrables).
Qu'importe l'imagerie utilisée; le texte reste brûlant lorsqu'il nous met en garde contre un monde qui abaisserait, voire effacerait, cette ligne de faîte. C'est-à-dire un monde qui sous-estime voire nie notre finitude avant même de chercher à savoir s'il y a ou non, au delà de cette ligne, de l'ineffables, une attention et une intention incalculable... C'est la tentation de n'accorder à l'homme que la force mobilisatrice des dieux de terre ou d'un matérialisme d'horloger... La neutralisation ou la négation du ciel...
C'est là, peut-être, que ce texte fait écho au mythe de Babel? À Babel, le projet n'était pas de faire baisser l'interface entre Dieu et l'homme. C'était l'homme qui voulait monter jusqu'au ciel sans l'interface d'un temple, sans l'adoration donc, sans ce culte qui recrée, artificiellement s'il le faut, une différence d'altitude lorsqu'elle pourrait sembler fantasmatique, ridicule ou inexistante. (ref. religion/rel-citationsbible/rel-ref-bi-babel-tab.htm)
Dans l'imagerie judéo-chrétienne, à Babel, il n'y avait pas de temple et encore moins le faîte d'un temple... Si Dieu avait laissé faire, la réduction de finitude conquise par le travail des hommes effaçait progressivement ou dédaignait cette distance protocolaire qu'est la hauteur du temple... Dieu s'est fâché parce qu'il fallait absolument préserver la visibilité d'une distance pour maintenir la prudence, la passion, la pudeur qu'éprouve l'aimant vis-à-vis de l'aimé... Il fallait la mise en valeur d'un mystère pour sauver un certain type de relation entre l'homme et son environnement ...et aussi, pourquoi pas, entre les hommes! Dans le jargon religieux, on dira qu'il fallait préserver la possibilité de l'adoration (ce qui est le thème explicite de la troisième tentation). Avec le déni du mystère, tout devient possible... sauf l'adoration qui rend mille choses impossibles!
Ce que le Diable propose au désert est finalement encore plus vicieux que le projet humain de Babel: il voudrait que ce soit Dieu qui renonce à l'altitude. Un Dieu qui renoncerait à l'interface du temple...
Le texte de la deuxième tentation au désert nous exhorte à rester attentif à la différence entre le mystère et énigmes. Par le travail de dissolution des énigmes, le faîte du temple monte, mais par l'abolition ou la négligence du mystère, l'altitude manque pour pouvoir monter. Cela vaut pour les agnostiques aussi bien que pour les croyants, car qu'importe, finalement, le nom que je donne à cette finitude assumée... Que serait, par exemple, l'art sans cette finitude assumée? L'Histoire ne serait que le déroulement de formules mathématiques ou Dieu ne serait qu'un horloger que le désastre serait le même. Le monde serait juste calibré pour loger des anges et des brutes ...et malheur alors pour les hommes!
Je pourrais peut-être me satisfaire de ma sphère, faire un projet de vie dans un monde clos qui n'attend rien de l'extérieur, un Grand Soir ou n'importe quelle utopie qui puiserait sa sève uniquement de la manipulation intelligente des causes et des effets de la fange... En termes judéo-chrétiens, je dirai que je pourrais faire de Dieu l'une ou l'autre de ces idoles inanimées, comme une loi de la nature et qui se satisferait alors d'une liturgie technologique, d'une morale utilitariste ou d'une théologie même qui ignorerait alors la différence entre l'énigme et le mystère... Ce que le chrétien pense, ce que le chrétien croit, c'est que Dieu, lui resterait encore à nous attendre dehors, dans son alcôve pour une plus grande fête.
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Reprenons une lecture non plus agnostique ni judéo-chrétienne mais chrétienne, évangélique donc, de ce texte, avec son Dieu et son diable et son idéal relationnel tout farci du mystère de l'adoration insensée (agapè). Pour le chrétien le propos du diable cible et l'homme et le Dieu qui prétendent pouvoir s'unir dans une fête mystique.
"Si tu es Dieu et veux quelque chose à embrasser, alors pourquoi ne pas simplifier les choses? Viens baiser l'homme sur sa terre! Ose descendre jusqu'à son sol; abaisse l'En-Haut! Que risques-tu? Rien! Saute donc sans attendre que l'homme se décide à lever les yeux vers le mystère, vers l'ineffable. Donne-toi à l'homme comme une pluie de friandises à ramasser sur l'herbe. Donne à toute chair -y compris celle dont, par un étrange caprice, tu as voulu te vêtir- de ne plus devoir grimper pour être heureux!"
Le nivellement par le bas donc. Laisser les hommes là où ils sont, c'est-à-dire là où seraient leurs désirs et leurs plaisirs s'ils n'avaient pas l'intuition d'un au-delà qui surplombe le faîte du temple. .
"Les porcs ne sont-ils pas heureux dans la porcherie? Pourquoi leur proposer alors des velours et des palais de marbre? Pourquoi leur donner de savoir qu'ils ne savent pas et des idéaux sublimes? Pour les faire souffrir d'une incomplétude? Est-ce cela l'amour que tu proposes? Serais-tu sadique?..."
C'est véritablement une provocation, car si Dieu aime les hommes, Il est certainement tenté par ce compromis. N'est-Il pas comme une mère qui voit bien que son enfant n'a pas envie d'aller l'école, qui voudrait bien qu'il cesse de pleurer. Par amour, elle voudrait dire à son petit: «OK, reste ici, ne va plus à cette école qui te fait souffrir!». Mais, par la force d'un amour plus grand encore, elle oblige finalement son enfant à y aller, elle l'oblige à aller vers ce qu'il ne sait pas ne pas savoir.
Voilà pourquoi Jésus répond au diable qu'il ne veut pas être tenté encore. Jésus avoue ainsi au diable ce que le diable savait: Dieu, quelque part, au fond de sa réalité amoureuse, a envie de céder, a envie de sauter vers sa chère création. Le diable n'invente pas un désir neuf en Dieu; il réveille bien une tentation.
(Le mot «tenter» (Jérusalem, Colombe, Osty...) a aussi été traduit par «mettre à l'épreuve»(tob), «provoquer» (Ségond 2002), «éprouver» (chouraki). Toutes ces traductions françaises disent indirectement peu ou prou le désir à peine caché de Dieu. Mais certaines traductions disent seulement «forcer la main» (Semeur, etc.) ce qui laisse trop de côté cette envie d'Amoureux que le contexte laisse entendre.)
Il n'est pas tout à fait sot celui qui voyait dans le Christianisme un opium pour le peuple. Mais il avait mal lu cet Évangile, car sinon il aurait compris que cette religion n'invite pas à accepter l'épreuve des jours pour retrouver la béatitude plus tard, dans l'Au-Delà. Cette religion invite plutôt au travail qui change la nature de la Béatitude escomptée initialement. Qu'on veuille bien remarquer que c'est un tout autre programme!
paul yves wery - Chiangmai - Novembre 2016