-"Après la Finitude"
de Q. Meillassoux
Dans cette bande dessinée, le désarroi du vieux philosophe
Kantien face à l'arrivée des jeunes philosophes est donné en
écho à un livre de Quentin Meillassoux dont un extrait est
subrepticement cité. Pour ceux que cela pourrait intéresser,
je donne donc ici un plus long extrait de «Après la
Finitude» pour remettre la citation de la BD dans son
vrai contexte...
«Après la Finitude» est un livre exceptionnel qui impose un
nouveau regard sur toute l'histoire de la philosophie. Mais
c'est un livre « jargonneux » parce que dès le
premier chapitre, il
souffre d'une confusion entre la durée et le temps.
Cette confusion rend certains passages obscurs voire
inconsistants (et, par voie de conséquence, rend la tâche du
vulgarisateur compliquée). Il n'en reste pas moins vrai que
Meillassoux y défend des thèses très fortes dont la plupart
sont probablement parfaitement défendables, voire parfaitement
défendues, nonobstant cette confusion.
Ses thèses? – La contingence comme principe premier et absolu
de la nature et de ses lois (la contingence y prend la
fonction du «Dieu des philosophes») – Évolution historique en
philosophie du «corrélationisme faible» vers le
«corrélationisme fort» (mise en abîme non seulement du
principe de raison mais carrément de l'assise de toute
logique). – Présence d'un "a priori" probabiliste au cœur du
criticisme kantien (reprise d'une thèse de J.R. Vernes) dont
Meillassoux dévoile une limite de pertinence – Etc.
Une autre thèse (qui pour le coup est parfaitement lisible et
argumentée), déboulonne l'idée un peu trop facile qui voulait
que le criticisme Kantien (dont le nerf est la distinction
entre «l'en soi» et le «pour nous») avait porté un coup fatal
à l'arrogance des métaphysiciens et, en particulier, à
l'arrogance des théologiens qui en faisaient grand usage.
Meillassoux montre que l'évolution théorique du criticisme
kantien, a finalement conduit à donner juste l'inverse de ce
qu'il voulait et croyait initialement offrir... Je laisse la
parole à Meillassoux :
« (…) Le corrélationisme fort
n'est pas toujours thématisé comme tel par ceux qui le
soutiennent: sa prégnance contemporaine nous paraît pourtant
repérable à même l'immunité dont semblent désormais
bénéficier les croyances religieuses par rapport aux
contraintes du concept. Quel philosophe croirait désormais
avoir réfuté la possibilité de la Trinité chrétienne au
prétexte qu'il y aurait décelé une contradiction ? Un
philosophe qui tiendrait la pensée lévinassienne du
Tout-Autre pour absurde puisque inaccessible à la logique,
ne nous apparaîtrait-il pas comme un libre-penseur
empoussiéré, incapable de se hausser au niveau de pertinence
du discours de Lévinas? Comprenons bien le sens d'une telle
attitude: la croyance religieuse est considérée comme
inaccessible à la réfutation par de nombreux philosophes
contemporains, non pas seulement parce qu'une croyance
serait par définition indifférente à ce genre de critique,
mais parce qu'il leur paraît conceptuellement illégitime
d'entreprendre une telle réfutation. Un kantien qui aurait
cru en la Trinité aurait dû démontrer que celle-ci n'est
nullement contradictoire; un corrélationiste fort n'a qu'à
démontrer que la raison n'est pas en droit de discuter avec
ses propres moyens de la vérité ou de la fausseté de ce
dogme. Or, il faut souligner que cet «écart» des
contemporains d'avec la position kantienne — écart qui peut
être entériné par ceux-là mêmes qui entendent demeurer
fidèles à l'héritage critique — n'a rien d'anodin. Il
suppose en effet qu'un glissement majeur s'est entre-temps
produit dans la conception que nous pouvons nous faire de la
pensée. Cet écart — de l'inconnaissabilité de la chose
en-soi, à son impensabilité — suppose en effet que la pensée
en est venue à légitimer de son propre mouvement le fait que
l'être lui est devenu si opaque qu'elle le suppose capable
de transgresser jusqu'aux principes les plus élémentaires du
logos. Alors que le postulat parménidien «être et pensée
sont le même» demeurait la prescription de toute philosophie
— jusques à Kant compris — le postulat fondamental du
corrélationisme fort semble au contraire se formuler ainsi:
«Être et pensée doivent être pensés comme pouvant être tout
autres.» Non pas, encore une fois, que le corrélationiste se
croie en mesure de prononcer l'effective incommensurabilité
de l'être et de la pensée — l'existence effective, par
exemple, d'un Dieu incommensurable à toute conceptualisation
— puisque cela supposerait un savoir de l'en-soi que
précisément il s'interdit tout à fait. Mais il se veut en
mesure, du moins, de dégager une facticité si radicale de la
corrélation être-pensée, qu'il se pense dépourvu de tout
droit à interdire à l'en-soi l'éventualité d'être sans
commune mesure avec ce que la pensée peut elle-même
concevoir. Avec la radicalisation de la corrélation, est
ainsi advenue ce que l'on peut nommer la tot-altérisation
possible de l'être et de la pensée. L'impensable ne peut
plus nous conduire qu'à notre incapacité à penser autrement,
et non plus à l'impossibilité absolue qu'il en soit tout
autrement.
On comprend alors que la conclusion d'un tel mouvement soit
la disparition de la prétention à penser les absolus, mais
non la disparition des absolus: car la raison
corrélationnelle, en se découvrant marquée d'une limite
irrémédiable, a légitimé d'elle-même tous les discours qui
prétendent accéder à un absolu, sous la seule condition que
rien dans ces discours ne ressemble à une justification
rationnelle de leur validité. Loin d'abolir la valeur de
l'absolu, ce que l'on nomme volontiers, aujourd'hui, la «fin
des absolus » consiste au contraire en une licence étonnante
accordée à ceux-ci: les philosophes semblent ne plus en
exiger qu'une seule chose, c'est que rien ne demeure en eux
qui se revendique de la rationalité. La fin de la
métaphysique conçue comme «désabsolutisation de la pensée»
consiste ainsi en la légitimation par la raison de n'importe
quelle croyance religieuse (ou «poético-religieuse») en
l'absolu, dès lors que celle-ci ne se revendique que
d'elle-même. Pour le dire autrement: la fin de la
métaphysique, en chassant la raison de toutes ses
prétentions à l'absolu, a pris la forme d'un retour exacerbé
du religieux. Ou encore: la fin des idéologies a pris la
forme d'une victoire sans partage de la religiosité. Le
regain contemporain de la religiosité a certes des causes
historiques qu'il serait naïf de réduire au seul devenir de
la philosophie: mais le fait que la pensée, sous la pression
du corrélationisme, se soit ôté le droit à la critique de
l'irrationnel lorsqu'il porte sur l'absolu, ne saurait être
sous-estimé dans la portée de ce phénomène.
Or, ce «retour du religieux» demeure, encore aujourd'hui,
trop souvent incompris, en raison d'un tropisme historique
puissant, dont il nous faut nous extraire une fois pour
toutes. Ce tropisme, cet aveuglement conceptuel, est le
suivant: beaucoup semblent encore croire que toute critique
de la métaphysique irait «naturellement» de pair avec une
critique de la religion. Mais cet «appariement des
critiques» renvoie en vérité à une configuration très
déterminée du lien entre métaphysique et religion.
(...) » Quentin Meillassoux - "Après la Finitude" -
p71à73 - Seuil 2006.
«No comment», ce texte est limpide et me semble encore
imparable...
Paul yves wery - Chiangmai - Octobre 2017
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