ou
De la liberté, de la détermination et de l'indéterminable.
Abstract: Il y a une assymétrie dans la pensée: les sciences ont tout à perdre à se laisser influencer par la théologie tandis que la théologie a tout à perdre en ignorant les leçons de la science. La théologie doit absolument rester accrochée à la rationnalité scientifique malgré les objections (aisément réfutables) des diverses formes de corrélationismes.
Supposons un événement inattendu, un signe clair de ce que je ne peux pas tout prévoir... Parfois, cet événement n'est pas facile à localiser, mais supposons qu'en notre occurrence, l'évènement se soit bien laissé prendre dans le filet d'espace et de temps qu'utilise mon intelligence.
Peu importe que j'ai ou non tissé moi-même, plus ou moins consciemment les mailles de ce filet. Peu m'importe que ce filet "existe en soi" ou qu'il ne soit qu'un artifice de mon cerveau en recherche d'un langage "clair et distinct"… Cela ne change pas grand-chose au problème qui me préoccupe ici et qui est mon libre arbitre.
Supposons donc que je localise cet événement imprévu en un lieu ‘x' au moment ‘t' entre telles et telles autres choses, tels ou tels autres événements; l'événement s'est comme "allumé" dans ma vie en ce contexte-là, en ces coordonnées-là. Cet éclair très localisé sera peut-être le seul indice mis à ma disposition pour faire exister ce quelque chose dans ma conscience, que je sois un homme de science, un spirituel bouddhiste ou un charbonnier attentif...
Je ne dois pas trop rêver: je n'ai aucune raison sérieuse de penser que cette scène, ce contexte de choses, qui a accueilli cet événement surprenant s'est lui-même laissé intégralement capturer par ma conscience. Je pense plutôt que pour chaque évènement, ma conscience ne profite que d'un minuscule dévoilement d'une intrigue compliquée de choses dont l'essentiel m'échappera toujours. Mais ce n'est là qu'une intuition difficile à argumenter dans un sens comme dans l'autre puisque j'ignore la saveur de ce que j'ignore. Avec des données partielles, je me construis une explication plus ou moins solide de ce qui s'est passé. Hélas, les suites, les enchaînements de causes, que mon modèle d'explication suggère, sont toujours affaiblis par quelque questionnement plus radical sinon à propos des suites, au moins à propos des raisons pour lesquelles cette suite-là prévaut sur une autre... La simple affirmation que tout effet a une cause est d'ailleurs éventuellement déjà hors propos. Je ne serais pas le premier à dire que, peut-être, il n'y a dans cette supposée causalité que le reflet d'une habitude, etc.
Cette non-exhaustivité du dévoilement d'un événement et du contexte qui semble lié à cet évènement peut être liée aux imperfections de mes outils cognitifs, ou à mon manque de zèle à construire/étudier un échafaudage causal... Mais cette non-exhaustivité est éventuellement aussi liée à la contingence des choses (pour certains, même les lois de la nature peuvent être considérées comme des "choses" contingentes!). L'esprit des nouvelles recherches ontologiques va dans ce sens. Je renvoie mon lecteur à quelques penseurs du "Réalisme Spéculatif" qui voudraient enraciner une explication du monde non plus sur, par exemple, la causalité et/ou le langage (principe de raison, principe de non-contradiction...) mais sur une contingence radicale, un chaos principiel.
Il est vrai, malheureusement, que ces choses, qui se donnent à penser par d'autres choses plus ou moins entravées elles aussi dans des mailles spatio-temporelles, peuvent m'illusionner de A à Z en me fabriquant des scénarii hors propos; rien ne me garantit ni la "bonne volonté" ni seulement l'existence d'un Dieu pouvant et voulant communiquer avec nous, ...ou l'absoluité d'une mathématique "éternelle et honnête". Ce thème et d'autres du même acabit était déjà abordé dans les belles chansons de Humes, Descartes, Kant...
Ce qui est le plus troublant dans cette affaire, c'est que même en faisant l'hypothèse (gratuite) que mes modèles d'intellection du monde sont exacts, absolus et exhaustifs, (qu'ils soient fondés sur un Dieu bienveillant, sur la logique et la causalité ou, au contraire, enracinés dans un grand Chaos principiel), même en faisant cette hypothèse donc, il reste possible qu'un événement me surprenne: une belle théorie jamais mise en défaut est une chose, la mesurabilité des variables qui sont mises en relations par cette théorie en est une autre. Donc, même en supposant une parfaite connaissance des lois de la nature, la nécessité de faire des nouvelles mesures, des nouvelles expériences, continuerait à s'imposer dès que nous voudrions mieux prévoir le futur.
Ce dernier point mérite d'être approfondi car il renvoie directement à ce que le scientifique appelle la gestion des référentiels.
Les invariants (des nombres, des rapports entre choses, des algorithmes...), établis par les comparaisons de référentiels (invariants qui auraient des qualités plus ou moins clairement "absolues" puisqu'ils ne dépendraient plus de la position des observateurs), nous aideraient à prévoir l'avenir avec des lois... Cela ne suffit pourtant pas puisque, pour connaître l'univers et prévoir les évènements, en plus de ces éventuels invariants et des lois naturelles, il faut encore la connaissances des contextes d'applications de ces lois. Que la trajectoire d'une fusée réponde parfaitement à des lois connues est une chose, mais en pratique, tant que j'ignore la présence d'une planète, d'une météorite, ou d'un quelconque nuage de poussière la trajectoire supposée parfaitement légiférée pourra me surprendre. Le problème est plus profond qu'il n'y paraît car la présence d'une planète, d'une météorite, ou d'un quelconque nuage de poussière peut, au moins en droits, surgir de "nulle part". Je veux dire ici que l'existence de ces choses peut atteindre la fusée avant de m'avoir atteint! L'existence d'une chose qui vient à ma rencontre rencontrera peut-être la fusée qui s'éloigne de moi "avant" que la trajectoire de la fusée m'en informe par retour de courrier...
Une des plus belles théories déterministes, la théorie de la relativité, nous offre une superbe approche de ce surgissement toujours possible de nouvelles choses dans notre sphère. La relativité affirme que, contrairement à ce que Newton avait laissé croire, l'existence ne se distribue pas "instantanément" dans tout son environnement, elle s'y propage à une vitesse qui n'est pas infinie. Au fond, cela revient à dire que le temps qui organise les données traitées par nos expériences doit pouvoir couler pour simplement faire savoir à un observateur donné que, par exemple, une étoile existe à tel endroit. La courbure de l'espace liée à cette existence se propage comme une onde, à une certaine vitesse dans des territoires de plus en plus éloignés d'elle et de plus en plus proche de moi qui l'ignore encore, etc.
Einstein aurait dit un jour en évoquant l'unité des grands espaces que "...lorsque le hochet tombe du berceau, Sirius chancelle!..". En supposant que c'est exact, ne négligeons pas que, lorsque le hochet tombera du berceau, il faudra tout de même compter quelques années avant que Sirius chancelle... (et encore quelques années pour que j'en sois informé par retour de courrier!). Jusqu'à nouvel ordre, le hochet (qui existe déjà pour moi) n'existe pas pour Sirius tant qu'une information "minimale" concernant ce hochet n'a pas eu le temps d'aller jusque-là pour y signifier son existence.
Fort de cette remarque, je considérerai donc qu'il y a dans l'univers une chose qui éventuellement existe déjà pour d'autres, mais qui ne va exister pour moi que dans quelque temps, lorsqu'une information minimale émanant d'elle m'aura enfin rejoint.
C'est un peu plus compliqué: une chose qui possède mille manières de me faire valoir son existence, commencera à exister lorsque la plus rapide des interactions envoyée par cette chose m'aura atteint. C'est la lumière (onde électromagnétique) qui semble la plus adaptée pour accomplir cette tâche ontologique parce que, encore aujourd'hui, la lumière nous laisse penser qu'elle a quelques "supériorités" à faire valoir pour accomplir ce job: une vitesse de propagation constante et une vitesse de propagation indépassée. Au stade actuel des techniques expérimentales, la lumière semble donc être l'outil le plus "pratique" pour me signifier l'existence des choses et pour quantifier des durées entre des "surgissements" d'existences.
Pour quantifier une durée, il me suffit de concevoir un métronome de lumière et de définir à partir de lui un étalon pour arpenter le temps écoulé entre deux événements. Le mètre de temps serait, par exemple, la durée consommée par un rayon lumineux pour faire un aller-retour entre deux miroirs parallèles distants de cinquante centimètres.
N'importe quelle interaction, en droit au moins, peut remplacer la lumière pour nous annoncer l'existence de deux événements en tel ou tel lieu, pour y définir leur simultanéité ou, au contraire, un ordre de surgissement avec un avant et un après... Si l'on choisit une interaction plus lente que la lumière pour déterminer une simultanéité, il y aura moins de mètres de temps à compter que si l'on utilise le métronome lumineux... Mais alors, faute d'une vitesse de référence indépassable, il faudra prendre en considération des courses à rebours dans le temps (écoulements temporels négatifs), et, en plus, faute d'une vitesse de référence constante, toutes les formules qui utilisent des variables temporelles devront assumer une correction des durées en fonction des vitesses relatives des référentiels car, jusqu'à preuve expérimentale du contraire, toutes les interactions ne disposent pas de cette propriété étrange (contre intuitive) qui est de se rapprocher de moi à la même vitesse que je m'éloigne, me rapproche ou reste à distance fixe du "métronome".
On estime aujourd'hui que les ondes gravitationnelles ont les mêmes propriétés de propagation que les ondes électromagnétiques. Mais, de fait, s'il s'agit de penser et de localiser l'existence du hochet, l'information lumineuse (qui, par un effet "d'aile de papillon" va faire chanceler Sirius) pourrait très bien ne pas arriver au même moment que l'information gravitationnelle (qui elle aussi, par un effet "d'aile de papillon" pourrait, etc.)...et dans ce cas la formulation des lois de la gravitation devra se complexifier pour tenir compte de ce décalage. Mais puisque l'expérience nous autorise encore, au jour d'aujourd'hui, de penser que la vitesse de la gravitation, comme celle de la lumière, se donne comme indépassable et constante, la transformation de Lorenz et sa descendance dans les algorithmes des espaces courbes n'a pas à être remise en cause. On ne voit pas vraiment pourquoi, pour quantifier le temps, on s'encombrerait de l'usage d'un métronome qui serait dépourvu d'une propriété si prodigieuse.
Il fallait donc rappeler que le temps n'est pas la mesure du temps. Qu'on le veille ou non, c'est une belle et étonnante propriété de la propagation de la lumière (un "absolu" expérimental et non pas mathématique qui étrangement n'est pas mentionné par Meillassoux dans son étude où l'absolu est un concept clé) qui rend la théorie de la relativité quantifiable, "mathématisable", utilisable par nos techniciens. Que les mathématiques aient des qualités absolues, je l'accepte momentanément par hypothèse, par facilité, et parce que l'hypothèse contraire me lancerait dans une spéculation inutile ici... Mais dire que les mathématiques nous offrent une connaissance "absolue", ce n'est pas dire que l'expérience est capable de produire un absolu comparable ("non-falsifiable" par la position de l'observateur et ses nouvelles techniques d'investigations... Pire: le résultat expérimental n'acquiert la dignité scientifique que s'il est falsifiable!).
Même la théorie de la relativité est falsifiable et n'a d'absolu que ce qu'elle chipe aux mathématiques en faisant un arrêt sur cette image que l'expérience lui offre aujourd'hui: la constance de "c" (la vitesse de la lumière) qui pourrait bien être démentie demain. Une aussi belle théorie que la relativité ne préjuge en rien de la fraction du réel négligée par l'imperfection de l'expérimentation actuelle.
Sans cet étonnant résultat expérimental qu'est la constance de la vitesse de la lumière, la dignité de la relativité ne serait "que" philosophique et l'usage de ce modèle scientifique, en astronomie par exemple, serait bien compromis. Si les formules de la relativité sont plus qu'une belle et profonde méditation sur la nature de l'espace et du temps, mais sont aussi très utiles, c'est parce que Einstein, "pour simplifier les choses", a fait un pari d'absoluité sur une observation expérimentale. Toute la formulation (quantification) de la mécanique relativiste présuppose que la vitesse de la lumière ne dépend pas de la vitesse du référentiel qui la mesure. Inspiré par la pertinence et l'efficacité pratique des théories de Maxwell et de Lorentz, Einstein a fait là un pari "quasi théologique" qui nous offre la possibilité d'une mathématisation de l'univers.
Aujourd'hui, ce pari qui nous permet de construire des métronomes "absolus" n'est toujours pas contredit par l'expérience, mais il ne faut malgré tout pas être dupe de la différence catégorielle entre un mètre de temps ainsi mesuré et la texture réelle du temps. D'aucuns diront qu'Einstein a "spatialisé" le temps et qu'il en a sacrifié ainsi quelques caractéristiques pour le moment indicibles d'une manière scientifique. La relation entre ce temps "spatialisé" et le temps réel mérite donc toujours d'être ré-étudiée et rediscutée.
Les racines des intuitions fondatrices de la relativité (l'espace-temps) ne seraient pas plus fausses ou plus exactes si la vitesse de la lumière n'était manifestement pas invariable, mais, par contre, la mise en formules de ces intuitions serait à refaire et ce serait beaucoup, beaucoup, beaucoup plus compliqué. Einstein a fait là un choix qui n'était et qui n'est toujours pas une nécessité (dans le sens philosophique du mot). L'invariabilité de la vitesse de la lumière est un heureux hasard, pas le résultat d'un raisonnement et ce serait une erreur à la fois logique et historique de penser que cette constance est la base de l'intuition de l'espace temps alors qu'elle n'est qu'un "truc" pour verbaliser cette intuition. De fait, le statut donné à ce résultat expérimental, c'est le tendon d'Achille non pas des intuitions relativistes mais de leurs formulations. La quantité de temps qui sépare deux événements est mesurée ainsi non par nécessité intuitive, mais parce que cette intelligente convention permet de simplifier massivement les algorithmes de passage d'un référentiel à un autre.
Contrairement à ce que le dialogue entre Einstein et Bergson a pu laisser croire, Einstein lui-même n'était pas dupe de la fragilité de son pari puisqu'il écrit lui-même ceci: "... Pour donner au temps une signification physique, il est nécessaire de se servir de certains événements qui établissent des relations entre les lieux différents. Le choix des événements pour obtenir une telle définition du temps est en soi indifférent. Mais il est avantageux pour la théorie de donner la préférence à un phénomène dont nous savons quelque chose avec certitude. La propagation de la lumière dans le vide présente ce caractère à un degré incroyablement plus élevé que tout autre phénomène grâce aux recherches de Maxwell et de H.A. Lorentz ..." Albert Einstein 1921 (quatre conférences sur la théorie de la relativité)
On a fait trop grand cas de cette joute verbale entre Bergson (le perdant) et Einstein (le vainqueur); Bergson surtout était probablement un peu trop pressé et émotivement investi par des exigences de rhétorique (simple spectateur lors d'une conférence donnée par Einstein à Paris) pour s'expliquer clairement et bien se faire comprendre en temps réel. La profondeur de leurs visions respectives de la nature sont probablement compatible. Bergson n'était évidemment pas assez sot que pour refuser le paradoxe des jumeaux de Langevin et Einstein n'était évidement pas assez idiot pour penser qu'il pouvait intégralement dissoudre ce qu'il a appelé alors le "temps psychologique" dans les algorithmes de Lorenz (et leurs descendances géométriques pour la relativité générale)...
Cette petite digression du côté d'une théorie physique me suffit déjà amplement pour appuyer ce que je veux faire valoir dans cet article: des événements peuvent émerger "de rien" dans notre histoire, entrer soudainement dans notre sphère de choses. En conséquence, je peux afirmer que détenir la formule des lois du monde ce n'est pas encore prédire (supprimer les surprises) ni supprimer la nécessité de l'expérience. On peut parler de mystère, non pas d'énigme, mais de véritable mystère habitant la représentation du monde... Le référentiel einsteinien est une figure inaccessible par l'observateur puisque l'expérience qui va peupler le référentiel de diverses choses est incapable de déclarer l'existence de toutes ces choses à cet observateur. On n'insiste jamais assez, lorsqu'on pérore sur la portée de la relativité, sur cette différence structurelle entre l'observateur, vous et moi donc, et le référentiel.
Mon lecteur aura remarqué que j'ai bien pris soin de présupposer l'exactitude de la théorie de la relativité. Qui serai-je d'ailleurs pour en nuancer ses fondements et sa valeur scientifique. Je n'ai pas plus mis en doute l'absoluité des mathématiques à laquelle Meillassoux semble vouer un culte religieux (mais que Kant déjà avait pu fonder à partir d'une théorie transcendantale et Descartes à partir d'une thèse dogmatique: le Dieu bienveillant...). Encore une fois, qui serais-je pour me donner ce droit. N'étant que celui que je suis, j'accorde sans discuter, par hypothèse, et pour simplifier les choses, aux plus brillants physiciens et mathématiciens la validité de leurs travaux. La seule chose qui m'importe ici, c'est d'insister sur le fait que, même si elles sont exactes, les lois naturelles ne suffisent pas pour vaincre l'inconnu, la surprise, l'imprévu dans nos vies! Ce qu'il y a derrière cela c'est aussi tout simplement l'existence d'un temps qui serait bien plus "lourd" qu'un simple déploiement bien rythmé de formules mathématiques. (Si le temps relativiste ressemble à un tel "déploiement rythmé", c'est parce que, subrepticement, il laisse en amont de la théorie un pari dont on néglige trop la nature). En plus de lois supposées parfaites et exprimées dans une mathématique supposée absolue, pour prévoir et quantifier les évènements, je dois connaître la liste des "étants" qui remplissent la scène, la sphère des choses observables par moi, ...et, surtout, ne pas oublier que cette liste n'arrête pas de croître non pas par ignorance mais par ontogenèse incessante! Un référentiel de physicien n'est pas une situation existentielle puisqu'il présuppose les choses qui composent la scène déjà connue dans son intégralité, ce qui est un fantasme théoriquement inaccessible pour chacun de nous.
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Cette présence incontournable du mysthère dans la plus belle théorie déterministe d'aujourd'hui n'est pas dépourvue d'implications majeures pour la philosophie.
L'observateur lui-même est compris dans le contexte qu'il étudie. C'est dire d'une autre manière que s'il est libre, s'il a une volonté, s'il a la possibilité de changer le monde selon sa préférence, il pourra le faire sans changer les lois de la nature (supposée parfaites et intransigeantes par hypothèse de départ), mais en modifiant les contextes de leurs applications par une action bien ciblée...
Il y a une image que j'aime donner alors et que les pêcheurs au filet connaissent bien: le filet qui est tiré par la barque prend une certaine forme sous l'effet de son poids, de la vitesse de la barque, de la longueur des filins, des courants marins, etc. Si rien ne change dans la configuration actuelle du filet, au train où vont les choses, tel thon va se faire prendre... Mais arrive un énorme requin qui coince son museau dans les mailles et se débat pour s'en libérer. La forme initiale du filet en est terriblement affectée et d'ailleurs même la trajectoire de la barque est perturbée. Le thon de tout à l'heure, qui n'existait pas encore dans la sphère du filet mais semblait bien parti pour aller s'y perdre, par cet heureux concours de circonstances va peut-être finalement échapper aux mailles et continuer sa vie loin de l'assiette du pêcheur...
Une image n'est jamais qu'une image mais mon lecteur comprendra que chacun de nous peut penser qu'il a le pouvoir du requin: celui de déformer le filet et changer ainsi non pas sa science de l'espace et du temps (les mailles du filet), mais les proies de sa pensée scientifique. Il affecterait ainsi le destin des choses sans affecter les lois de sa science des choses. Certaines choses vont peut-être y apparaître, y émerger... Chacun de nous pense peut-être (et je le pense moi-même) qu'il a sa tête coincée dans un contexte (les mailles de l'espace et du temps). Mais il nous reste -peut-être- avec la force de nos décisions et de nos mouvements, la possibilité de modifier la distribution de l'ensemble de ces mailles dans un monde plus ample que ce qu'en dit la science... et modifier ainsi la course des choses pourtant imperturbablement gouvernées par la science. Bien sûr, cela présuppose que chacun de nous n'est pas fait que d'espace et de temps mais d'un corps qui ne peut être que partiellement capturé par l'espace et le temps... Notre corps aurait une part non objectivable? Bien sûr! Qui oserait mettre cela en doute sans commettre un acte de foi immense (et immensément naïf) alors que chaque porte que nous ouvre les sciences nous découvre un couloir de portes encore fermées? Des concepts comme l'émergence ou la probabilité (ou même les modalités de l'existence?) laissent bien assez de place au mystère et aux spéculations fondées sur ces mystères. Les vitalismes et autres finalismes gardent de leurs piquants même dans le monde des sciences et ils ne faudrait pas jeter le bébé avec l'eau du bain.
Une telle approche de la liberté déçoit parce qu'elle ne nous offre pas la possibilité d'une action "directe" sur les choses. C'est comme si ces choses étaient toutes reliées entre elles par des fils de marionettes. Si maintenant j'essaye de regarder sereinement mon action de tous les jours, c'est toujours comme cela que ça se passe! Notre action comme notre éventuelle liberté est toujours très balisée par les lois naturelles et par la présence des autres choses. Mon action libre ou non est toujours un compromis fait avec le monde. Bref, si liberté il y a, elle est balisée par l'existence, par les existants, par les lois qui gèrent les relations entre les existants et qui sont la force de l'altérité.
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La théorie scientifique n'a pas pu vaincre totalement un constat que peut faire n'importe quel cuisinier ou quel savant lorsqu'il est surpris. Il y a un trou dans la connaissance objective de la nature. Par dessus le marché, il semble vain de vouloir étendre la portée de notre objectivité scientifique sans faire aussitôt obédience à quelques dogmes, quelques axiomes, quelque acte de foi... Même Einstein a fait des paris théoriques. Mais la spiritualité qui n'a de sens que par l'hypothèse de la liberté ne peut pas, elle, s'émanciper des sciences! Le scientifique n'a, en droit en tout cas, qu'une petite partie de l'ensemble des choses dans sa besace. Cette partie de l'ensemble des choses, il les a pourtant bien réellement sans quoi il n'aurait ni la possibilité de nourrir la technologie ni le pouvoir de prédire quelques événements ne serait-ce qu'en termes probabilistes!
Le théologien, qui cherche avant tout à éclairer ce qui n'appartient pas à la sphère du scientifique, doit d'abord être lui aussi un scientifique! S'il ne l'est pas, s'il nie l'enseignement de l'expérience, il nie aussi le réel dans lequel il voudrait pourtant installer son Dieu! Le théologien se distingue de l'obscurantiste par ce respect du réel qui lui renverrait sinon sans cesse l'expérience et la technologie au visage pour couvrir ses thèses de ridicule.
Je plaide donc, moi aussi, pour une théologie rigoureusement balisée par la rationalité scientifique. Mais j'insiste plus que Benoît XVI ne l'avait fait sur l'asymétrie en jeu: les sciences ont tout à perdre à se laisser influencer par la théologie tandis que la théologie a tout à perdre en ignorant les leçons de la science.
Il ne faudrait pas croire que, parce que la science avance, la théologie recule. C'est l'inverse qui se passe: parce que la science avance, la théologie avance, et l'obscurantisme recule! Tout ce à quoi la théologie doit renoncer à cause des sciences (parce qu'elle voudrait continuer à spéculer sur le réel et non sur le "n'importe quoi") est aussi une forme de connaissance théologique. A l'instar d'un Meillassoux qui dans sa sphère essaye tant bien que mal de sauver la logique et la causalité par ce qui ne semble au premier regard qu'une ignorance (la contingence absolue, le grand Chaos), il faudra que le théologien se remette à travailler lui aussi en (re)fondant sa recherche d'abord sur ce que Dieu n'est certainement pas. Ce que Dieu n'est certainement pas, la science nous l'a suffisamment argumenté à force d'expériences et de techniques... Il faut donc partir de l'impuissance de Dieu! Pour le théologien chrétien, ma foi, cela ne semble pas un immense défit puisque son Dieu est un Dieu crucifié!
A mes yeux, c'est dans cet esprit que le théologien chrétien peut et doit jouer une belle fugue où le Logos et l'Agapè se croisent en des dialogues aussi émouvants que ceux qui bercent le soleil dans l'immensité de l'espace et du temps.
Non seulement ils peuvent jouer mais doivent jouer depuis que Meillassoux nous a réveillé. L'esprit critique initialisé par Hume et Kant et continué dans quasi toutes les grandes tendances philosophiques occidentales jusqu'au début du XXIe siècle voulait surtout encadrer d'une manière rationnelle l'arrogance des théologiens, des métaphysiciens et des obscurantistes... Mais en pratique, comme Meillassoux le démontre cruellement (et fort à propos en ces temps d'intolérance religieuse!), si cette descendance de Kant a bien coupé les ailes aux théologiens et aux métaphysiciens rationnels, les obscurantistes purs et durs, eux, n'en sont sortis que plus triomphants, plus rayonnants! Les obscurantistes les plus inconséquents ou les plus mal intentionnés ont gagné avec cette exacerbation de l'esprit Critique non seulement une légitimité théorique et des armes pour attaquer les théologiens et les métaphysiciens rationnels qui étaient autrefois leurs pires ennemis!
"...La pensée (les corrélationismes), marquée d'une limite irrémédiable, a légitimé d'elle-même tous les discours qui prétendent accéder à un absolu, sous la seule condition que rien dans ces discours ne ressemble à une justification rationnelle de leur validité...". (Meillassoux - Après la Finitude - p.72).
Il serait évidemment idiot d'attribuer aux ontologies et métaphysiques critiques et postcritiques les catastrophes provoquées par les Staline, Hitler, Pol Pot et autres Mao, mais elles n'ont pas simplifié les choses en coupant le sifflet aux théologiens qui utilisaient la raison pour défendre des thèses, somme toutes, moins radicalement perverses. En pratique, grâce aux avancées de l'esprit critique, les obscurantismes les plus abscons et les plus dangereux gagnaient en légitimité dans la mesure même où ils renonçaient à des arguments rationnels puisque ce sont les prétentions de la rationalité même qui sont attaquées par l'esprit critique! La raison a donc progressivement perdu sa légitimité...
Pour l'observateur plutôt extérieur aux sphères théologiques, philosophiques et scientifiques, qui désirerait, par la force de quelque instinct de conservation, que la pensée nous protège de nos fantasmes les plus dangereux et nous aide plutôt à construire une cité plus douce , le temps est (re)venu de venir au secours du théologien rationnel et de lui rendre (sans condescendance!) non pas le droit d'être arrogant comme il le fut dans le passé, mais le droit d'être écouté avec attention parce que le mystère existe. Ce truisme qui me semble être bien plus qu'un truisme de démocrate, il fallait le rappeler à la suite de Benoît XVI à l'heure où il devient évident que l'approche paternaliste des religions par des technocrates sans étoffe existentielle (le plus souvent des technocrates réductionnistes abusivement considérés comme de scientifiques dans ce genre d'affirmations non falcifiable), nous entraîne à une vitesse folle vers un mur à la fois intellectuel et politique. Pour cet observateur, pour moi aussi donc, à force de délégitimiser la raison au nom d'un certain esprit critique, ce sont les philosophies critiques elles-mêmes qui, au nom de ce même esprit critique (quel paradoxe!), ont perdu leur légitimité ...car si ce n'est pas l'esprit critique qui doit être remis en cause, alors c'est le choix des resources scientifiques, très partiel et partial, par lesquelles le philosophe critique réductionniste essaye d'imposer son autorité.
Paul yves wery - Chiangmai-Bruxelles - Octobre 2016
Version 2.0 -Chiangmai-Bruxelles - Octobre 2016
Version 1.0 - Chiangmai-Bruxelles - Août 2011