Version 2.0 - Aout 2016
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Les sentiments et la sainteté

Abstract: La vraie compassion, la sainteté chrétienne se méfie des sentiments...

Tout ce que je raconte ici s'est réellement passé dans un mouroir pour sidéens, en Thaïlande, où je travaillais comme médecin depuis quelques années...

*

Un volontaire occidental de passage me demande de m'intéresser à un malade très dépressif qui avait pleuré devant lui. Je fais parler le mourant et il pleure une deuxième fois, pour des raisons, somme toute, très valables. Je me lasse vite de l'entretiens et prétexte des besoins urgents d'un autre malade pour le quitter. Un autre Occidental vient prendre le relais et le malade pleure une troisième fois… Enfin, une laveuse thaïlandaise, qui avait observé tout cela de loin, vient à son tour, de sa propre initiative, et essaye de le faire rire, …ce qu'elle réussit à faire en quelques secondes d'ailleurs.

Elle était peut-être légère, mais les Occidentaux sont fous. Les Occidentaux aiment le pathétique. Ils viennent au mouroir comme ils iraient voir un film triste, en quête de sensations fortes. Dans leur recherche d'un sens pour leur vie, au coeur de ces bénévoles occidentaux, il y a quelque chose qui murmure:

"Ne m'arrachez pas à mes mourants! Qu'ils souffrent beaucoup surtout, pour m'offrir le prétexte d'une solidarité miraculeuse! Leur souffrance fait ma grandeur! Que je suis beau lorsque je nage dans les larmes des autres! Regardez-moi! Regardez-moi! Des larmes transfigurées par ma compassion!"

Je regarde l'un d'eux attentivement sans qu'il le sache. Mon miroir!... Moi aussi je laissais mon âme mijoter dans cette soupe de larmes, de confidences tragiques et de miracles coulant de mes mains. Moi aussi, ne brillant ni dans les sciences, ni dans l'art, ni dans le business, ni par une splendide progéniture, j'ai cru trouver dans ce genre d'activité le moyen de m'aimer et de mériter mon existence. Moi aussi en quête d'une sainteté factice qui m'épuisait… Oui, j'ai sombré moi aussi dans ce sentimentalisme obséquieux qui abaisse le souffrant plutôt que de le grandir et qui nous ridiculise aux yeux de ceux qui peuvent voler plus haut.

***

Ce mouroir, une dépendance d'un monastère bouddhiste, était un endroit terrible et sale. Les malades y vivaient et mouraient dans une promiscuité ahurissante. Moi, devenu un peu malgré moi le médecin de cette salle, j'y perdais mon équilibre...

Je me lamentais auprès d'un ami parce que je n'étais plus capable d'éprouver une vraie affection vis à vis d'un agonisant. L'ami m'a demandé pour qui je me prenais. Il a ajouté que probablement ces souffrants n'avaient rien a faire de mes sentiments. L'ami m'a dit alors quelque chose qui sonne comme:

"...Des médocs, pas des sentiments! De la compétence et de l'efficacité, pas des larmes! De la douceur aussi, si tu le peux. Beaucoup de douceur… Mais une douceur mécanique, impersonnelle, comme le galbe d'un violoncelle ou la texture d'un cuir bien travaillé. Pour jouer indûment à la maman, il y a que trop de mal baisées sur la terre! On ne va quand même pas bébétiser tout ce qui souffre après avoir bébétisé tout ce qui a moins de dix-huit ans!"

J'avais été choqué par la pertinence de son propos… J'étais étonné surtout au sujet de la douceur dont je suis un fan impénitent et que je détachais soudainement de toute cette mélasse affectueuse à laquelle je l'avais cru inévitablement liée. J'osais m'apercevoir, enfin, que mes plus belles expériences de la douceur furent anonymes et sans lendemain… Quelques experts, parfois froid comme le marbre, lui donnent tant de force qu'on en vibre encore un an après, sans pouvoir l'associer à un prénom. C'est par ces douceurs extrêmes que dans le champ du sexuel j'avais pu, parfois, ne plus rien craindre de l'altérité et m'abandonner aux exigences des plaisirs les plus subtils.

Les sentiments aussi autorisent ces performances, dit-on, et je veux bien le croire, mais eux sélectionnent leurs proies et nous mangent un peu.

***

 

Un Hollandais glacial est arrive. Il nous parle peu. Il observe quelques jours le fonctionnement de la salle, les aides soignantes lasses de laver des corps pourris, les autres occidentaux qui s'essayent avec plus ou moins de bonheur au jeu des miracles de la compassion…

Puis il a mis des gants et un masque pour se protéger tant bien que mal des staphylocoques et de la tuberculose. Sans faire un seul reproche à qui que ce soit, sans un sentiment visible, sans chercher même à connaître un prénom, il s'est mis à nettoyer le pipi, le caca, le vomit d'un malade. Sans un mot il est passé au suivant. Puis au suivant encore. Puis le suivant encore… S'il avait de bonnes raisons de croire que je l'ignorais, il prenait trente secondes pour me dire que sur tel lit un malade avait mal. Il n'ajoutait aucun commentaire et ne venait pas me le répéter si j'oubliais d'en tenir compte ou si la douleur était plus forte que mes médicaments (à l'époque, il n'y avait pas de morphine dans la pharmacopée mise a ma disposition).

Au début, le voyant tellement zélé, les malades l'appellent pour chaque pipi, chaque caca, chaque vomi… Ils n'en reviennent pas de son rendement. Il fait à lui seul le travail de cinq aides infirmières. Ces dernières s'en émeuvent d'ailleurs. Elles m'en parlent parce qu'il est tellement discret qu'elles pensent que je ne sais pas. Elles veulent que je lui traduise dans sa langue leur admiration et leur reconnaissance dont il n'a que faire.

Les malades maintenant parlent du Hollandais entre eux à voix basse. Ils le respectent tant qu'ils n'osent plus l'appeler que parfois… Ils attendent leur tour simplement... Ils l'admirent. Ils n'ont jamais envie de pleurer avec lui: lorsqu'il est tout près ils préfèrent le regarder que se regarder.

Puis le Hollandais est retourné à son pays. Les survivants dont il ne connaissait toujours pas les prénoms sont restés un peu effarés et sa douceur ensuite nous a manqué.

C'est cela probablement la sainteté.

***

 

Je suis le témoin et l'acteur d'une décadence des mœurs. Moi aussi j'ai contribué à défigurer ce qui fit la grandeur et la cohérence de notre morale chrétienne. De la vraie Charité, il ne reste que quelques murs branlants. Le reste s’est effondré déjà sous les coups de butoir d'un romantisme mal compris. Des médias se sont pris au jeu et enclenchent un cercle vicieux… C'est tout l'Occident qui est malade aujourd'hui, et le reste du monde est en péril.

Un sentiment peut être beau comme une jeune pucelle. Je le sais. Je l'ai moi aussi caressé, du bout des doigts seulement, tant j'avais peur de le salir. Je me suis moi aussi laissé saisir par sa beauté. J'ai ri et pleuré sous ses ordres... Le sentiment est beau comme un garçon nu qui sort en pleur d'un charnier de cent vieux cadavres. Comme un sot, j'ai redressé mon front à son appel et suis sorti des tranchées de nos basses banalités… Sous son influence, j'ai dépensé de l'or et du temps; je voulais participer à l'essor d'un mythe, à la naissance de lendemains grandioses... J'ai faillit même lui vendre mon âme lorsqu'il a pu me faire croire qu'il pouvait m'arracher de ma solitude.

Je t'aime sentiment, mais j'ai appris désormais à me méfier de toi. Tu te joues de toute valeur, tu te joues de moi. Tu es passé maître dans l'art de faire passer le vice pour de la vertu. En relisant l'histoire des guerres, chaque fois que je voyais un charnier à dénoncer, j'y voyais ton ombre présente encore qui avait encouragé les bourreaux et les tyrans… Mais, plus versatile que le vent, c'est encore toi qui me proposais tes services pour dénoncer ce que j'avais vu…

Je t'aime sentiment, mais je te hais parce que tu as déguisé parfois indûment des angoisses malsaines par des mots hors propos: "Religion", "race", "Patrie", "Famille"… Ainsi magnifiée par ton éloquence la peur de l'autre pouvait organiser impunément d'autres exclusions, d'autres massacres. En politique j'ai cru ton heure venue lorsque enfin la démocratie et les syndicats ont levé leurs drapeaux. Hélas, furtif épisode de l'Histoire; l'odeur de la poudre n'a pas eu le temps de vraiment quitter les champs de bataille que déjà tu réarmais des opportunistes. Maintenant, lorsque les peuples élisent, le sentiment précède l'idée et la photo vaut plus que l'argument… Les syndicats sont corporatistes… Tu as rendu le pouvoir aux charmeurs et aux démagogues… Il y aura encore beaucoup de morts.

Je t'aime sentiment, mais je hais ta couardise. Je sais que l'Amour avec un grand "A" te fait peur car il n'hésitera pas, lui, à organiser ta crucifixion si sa main moissonneuse réclame ton trépas. Le génie de ta parade n'a d'égale que sa bassesse: sachant ce que l'Amour doit à son origine, à cet instinct qui aide les mères à bien soigner leurs nouveau-nés, tu as organisé la confusion entre cet instinct et l'Amour qu'il devrait faire naître. On sait depuis la nuit des temps que cet instinct-là est dangereux comme toutes les pestes dès qu'il s'éloigne des berceaux, mais par tes œuvres le voilà qui envahis de vastes territoires… Instinct de mort…

- Le malade, l'enfant, l'enfant malade surtout, et le fade sont ma chose! Materner ces poupées de chair, c'est ça l'amour! Et s'il existe en elles encore quelque sexe et quelque raison qui puisse leur faire aimer un autre que moi, je les castre et je le neuroleptise!

- Tais-toi sentiment! Tu mens encore! Reviens à tes vieux maîtres! Cette fois, c'est tout l'Univers que tu vas détruire!

Plaisir pervers que de bébétiser un enfant, un souffrant, ou un peureux simplement, pour mieux l'abuser ensuite. C'est des armes qu'il leur faut, pas des étreintes qui les broient plus encore… Qu'on ne s'étonne plus alors, "…après avoir tant fait pour eux! … ", d'observer parfois les bébés qui se rebellent, dès qu'ils trouvent ou retrouvent la force nécessaire. Les crises d'adolescence deviennent terribles et bientôt c'est en primaire qu'il faudra désarmer les élèves avant la leçon du maître! A force d'avoir été niés sexuellement au nom de leur immaturité mentale et corporelle, d'autres deviennent des génies de déviances dangereuses et de militances idiotes.

Les faibles et les peureux ne se rebellent pas, mais pour eux c'est pire encore: ils se prennent au jeu des poupées. Ils deviennent grincheux, exigeants, capricieux, égocentriques et se perdent dans des valeurs détestables. Pour l'un se sera la drogue. Pour l'autre le déni de l'altérité et la lâcheté d'un conformisme de facade. Pour le troisième, le psychiatrisme parce qu'il y trouvera sans effort une justification à toutes ses failles (il suffit d'y croire!).

Même dans les hautes sphères des Églises chrétiennes on a finit par mêler les pinceaux. Autrefois, haut et fort on condamnait l'amour au nom de l'Amour. Pas de sentiment, surtout dans le couple! Pas de sentiment… mais quelque chose de plus impitoyable et de révolutionnaire qui vous écartera des risques de la fusion.

Que reste-t-il de ce discours? Plus rien ou peu s'en faut. Plutôt que de s'attaquer à 'l'amour cannibale', les Églises le bénissent. Le mythe d'Aristophane devient le mythe fondateur de la moitié d'un nouveau Christianisme dégénéré… Il y a encore parfois une croix a porter, mais c'est celle des pervers et des masochistes:

" Pleure mon grand bébé, que je te couvre sous mon aile maternelle! ".

Le Corps Mystique gémit par manque de père. Alors que ma raison en arrive à dénoncer l'immaturité voire la régression de tout un monde, je discernais enfin, sous de vains masques, les sentiments en train d'exalter la grâce de l'immaturité et de la régression.

Prions dans le silence. Que Dieu nous épargne de l'informe.

 

paul yves wery

Version 2.0 - Chiangmai - Aout 2016