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Jean Piaget - Le jugement moral chez l'enfant - PUF1957

Les règles du jeu de billes dans la grande enfance ( >10ans)

Je ne veux pas faire dire à monsieur Piaget ce qu'il n'a pas dit. Je constate simplement que les résultats de ses recherches qu'il fit pour étudier la généalogie de la morale à partir de l'observation du jeu de billes sont du plus haut intérêt pour nos propres thèses. Par honnêteté intellectuelle je recadre cependant ces observations dans ses propres analyses pour que mon lecteur puisse s'il le désire voir comment Piaget lui-même utilisait les résultats de ses recherches sur le terrain.

Que mon lecteur soit attentif au fait que je ne définis pas les stades de la maturité comme Piaget.

J'ai puisé ces ressourses dans une édition des PUF de 1957, aux pages 43-53. Mais je suis certain que de nouvelles éditions sont encore disponibles sur le marché.

§ 6. LA CONSCIENCE DE LA RÈGLE. II. LE TROISIÈME STADE.

(Pour les enfants plus jeunes, cliquez ici)

(Pour lire les conclusions générales de l'étude des règles chez l'enfant, cliquez ici)

Dès 10 ans, en moyenne, c'est-à-dire dès la seconde moitié du stade de la coopération et durant tout le stade de la codification des règles, la conscience de la règle se transforme complètement. A l'hétéronomie succède l'autonomie : la règle du jeu apparait à l'enfant, non plus comme une loi extérieure, sacrée en tant qu'imposée par les adultes, mais comme le résultat d'une libre décision, et comme digne de respect dans la mesure où elle est mutuellement consentie.

Ce changement se remarque à trois symptômes concordants. D'abord l'enfant accepte que l'on change les règles pourvu que les modifications rallient tous les suffrages. Tout peut se faire, dans la mesure où l'on s'engage à respecter les décisions nouvelles. Ainsi la démocratie succède à la théocratie et à la gérontocratie il n'y a plus de délits d'opinion, il n'y a que des délits de pro- cédés. Toutes les opinions sont permises pourvu que leurs protagonistes cherchent à les faire accepter par des voies légales. Mais, bien entendu, il y a des opinions plus ou moins raisonnables. Il y a, parmi les règles nouvelles que l'on peut proposer, des innovations dignes d'être accueillies parce que l'intérêt du jeu peut en être augmenté (plaisir du risque, de l'art pour l'art, etc.). Il y a des règles nouvelles qui ne valent rien parce qu'elles font prédominer le gain facile sur le travail ou la virtuosité. Seulement, l'enfant compte précisément sur l'accord des joueurs pour éliminer ces innovations immorales. Il ne s'en remet plus, comme les petits, à la toute-sagesse de la tradition. Il ne croit plus que tout a été arrangé pour le mieux dans le passé et que le seul moyen d'éviter les abus est de respecter pieusement les usages établis. Il croit à la valeur de l'expérience, dans la mesure où cette valeur est sanctionnée par l'opinion collective.

En second lieu, l'enfant cesse, par le fait même, de considérer les règles comme éternelles et comme s'étant transmises telles quelles au travers des générations. Enfin, en troisième lieu, il a sur les origines du jeu et des règles des idées qui ne diffèrent plus des nôtres : les premières billes ont dû être de simples cailloux arrondis que les enfants ont lancés pour s'amuser, et les règles, loin d'avoir été imposées telles quelles par les adultes, ont dû se fixer peu à peu par l'initiative des enfants eux-mêmes.

Voici des exemples

Ross (11 ans) appartient au troisième stade en ce qui concerne la pratique des règles. Il prétend inventer souvent de nouvelles règles avec ses camarades : « Des fois on en fait. On va jusqu'à 200. 0n s'amuse et puis on se tanne, et puis il me dit : « Si tu vas jusqu'à 100, je te donne un marbre » - Cette nouvelle règle est juste comme les anciennes, ou pas ? - C'est peut-être pas tout à fait juste, parce que c'est pas dur [difficile] de prendre quatre marbres comme ça ! - Si tout le monde le fait, ça deviendra une vraie règle ou pas ? - Si on le fait souvent, ça devient une vraie règle. - Ton papa jouait comme tu m'as montré, ou autrement ? - Oh ! je sais pas. C'était peut-être un jeu autrement. Ça change. Ça change encore assez souvent. - Y a-t-il longtemps qu'on joue ? - Il y a cinquante ans au moins. - Du temps des Vieux Suisses, on jouait aux marbres ? - Oh je ne crois pas. - Comment ça a com­mencé ? - C'est des garçons qui ont pris des billes d'autos [les billes de roulement] puis ils ont joué. Puis ensuite il y en a eu dans les magasins. - Pourquoi y a-t-il des règles au jeu de billes? - Pour pas toujours se chicaner, il faut prendre des règles, et puis il faut jouer comme il faut. - Comment ça a commencé ces règles ? - C'est des garçons qui se sont entendus entre eux et qui les ont faites. - Pourrais-tu inventer encore une nouvelle règle? - Peut-être... [il réfléchit]. On prend trois marbres et on fait tomber de haut un marbre sur celui du milieu. - On pourrait jouer comme çà ?- Oh ! oui. -C'est une règle juste comme les autres ?- Les gamins pourraient dire que c'est pas très juste, parce que c'est de la chance. Pour qu'une règle soit bonne, il faut que ce soit de l'adresse. - Mais si tout le monde jouait comme ça, ce serait une vraie règle ou pas ? - Oh ! oui, on jouerait aussi bien avec ça qu'avec les autres règles. »

MALS (12 ans) est du quatrième stade en ce qui concerne la pratique des règles. Tout le monde joue comme tu m'as montré ? - Oui. - Et autrefois on jouait comme ça ? - Non. - Pourquoi ? - On employait des autres mots. - Et les règles ? - Non plus, parce que mon père m'a dit qu'il jouait pas comme ça. - Mais, dans le temps, on jouait avec les mêmes règles ? - Pas taus à fait les mêmes règles. - La règle de ne pas « tanner s pour un ?- Je pense que c'est venu après. - Quand ton grand- papa était petit, est-ce qu'on jouait aux marbres ? - Oui. - Comme maintenant ? - Oh non, des autres genres de jeu. - Et au temps de la bataille de Morat ? - Non, je ne crois pas qu'ils jouaient. - Comment crois-tu que ça a commencé le jeu de marbres ? - D'abord les gosses, ils cherchaient des cailloux ronds. - Et les règles ? - Je pense qu'ils jouaient depuis la coche. Ensuite des garçons ont voulu jouer autrement et ont inventé des autres règles. - Et la coche, comment ça a commencé ?- Je pense qu'ils s'amusaient à tanner des cailloux. Alors ils ont fait une coche. - Est-ce qu'on pourrait changer les règles ? - Oh ! oui. - Et toi ? - Oui je pourrais faire un autre jeu. Chez nous, on jouait un soir, et puis on en a trouvé un autre [il nous le montre]. - Est-ce que ces nouvelles règles sont aussi justes que les autres ? - Oui. - Lequel est le plus juste, le jeu que tu m'as expliqué d'abord, ou celui que tu as inventé ? - Les deux la même chose. - Si tu montres ce nouveau jeu aux petits, qu'est-ce qu'ils feront ? - Peut-être qu'ils y joueront. - Et s'ils oublient le jeu du carré et ne jouent plus qu'à celui-là, lequel sera le plus vrai, le nouveau jeu qui sera plus connu, ou l'ancien ? - Ce sera le plus connu qui sera le plus juste. »

Gens (13 ans, quatrième stade dans la pratique des règles) nous a montré les règles comme on l'a vu plus haut. s Ton papa jouait comme ça, quand il était petit ? - Non. Eux ils avaient des autres règles. Ils jouaient pas au carré. - Et les autres gosses, du temps de ton père, ils jouaient au carré ? - Il fallait bien qu'il y en ait eu un qui le sache, puisqu'on le sait maintenant. - Et celui-là, comment il a su le carré ? - Ils ont eu une idée, pour voir si c'est plus beau que l'autre jeu. - II avait quel âge, celui qui a inventé le carré ? - Je pense... treize ans [c'est son âge à lui]. - Et les Suisses du temps de la bataille de Moral, est-ce que leurs enfants jouaient aux marbres ? - Ils jouaient peul-être au trou, puis ensuite au carré. - Et du temps de David de Purry [un monsieur à perruque dont la statue est connue de tous sur une place de Neuchâtel] ? - Je pense qu'ils rigolaient aussi ! - Est-ce que les règles ont changé depuis qu'on a trouvé le carré ? - I/ y a eu de petits changements. - Et maintenant est-ce que les règles changent encore ? - Non. On joue toujours la même chose. - Est-ce que c'est permis de changer quelque chose aux règles ? - Oh ! oui, il y en a qui le voudraient, d'autres pas. Si les gamins jouent comme ça [en changeant quelque chose], on est obligé de jouer comme eux. - Et toi, est-ce que tu pourrais inventer une nouvelle règle ? - Oh! oui... [il réfléchit] ; on pourrait jouer avec les pieds. - Ce serait juste ? - Je ne sais pas. C'est moi qui dis comme ça. - Et si tu le montrais aux autres, ça irait ? - Ça irait aussi. Un autre voudrait aussi essayer. Il y en a qui ne voudraient pas, ma fus! Ils garderaient toujours les autres règles, ils penseraient qu'ils auraient moins de chance à ce nouveau jeu. - Et si tout le monde jouait comme toi ? - Alors ça serait une règle comme les autres. - Laquelle est la plus juste, maintenant, la tienne ou l'ancienne ? - L'ancienne. - Pourquoi ? - Parce qu'ils peuvent pas tricher [à noter cette justification excellente de la règle : la règle ancienne est meilleure que l'innovation non encore sanctionnée par l'usage, parce que seule la règle ancienne a pour le moment force de loi et empêche ainsi de tricher]. - Et si presque tous jouaient avec les pieds, laquelle serait la plus juste ? - Si presque tous jouent avec les pieds, alors ça sera juste. », Nous demandons enfin à Gros : « S'il y a deux jeux, un qui est facile et où on gagne beaucoup, l'autre qui est difficile et où on gagne peu, lequel aimerais-tu le mieux ? - Le plus difficile. A la fin on arrive ainsi à gagner. »

VUA (13 ans), dont nous avons aussi vu les réponses en ce qui concerne la pratique des règles (4e stade), nous dit que son papa et son grand-papa jouaient autrement que lui. « Du temps des trois Suisses, les gosses jouaient aux marbres ? - Non. Ils devaient travailler à la maison. Ils jouaient à d'autres jeux. - Du temps de la bataille de Morat, on jouait aux billes ? - Peut-être, après la guerre. - Qui a inventé ce jeu. ? - Des gosses. Ils ont vu leurs parents jouer aux quilles. Ils se sont dit qu'ils pourraient faire la mémé chose. - Est-ce qu'on pourrait inventer d'autres règles ? - Oui [il nous en montre une qu'il a inventée et qu'il appelle « la ligne » parce que les billes sont disposées en série et non en carré]. - Lequel est le vrai jeu, celui-là ou le carré ? - Le carré, parce que c'est celui qu'on emploie toujours. - Qu'est-ce que tu aimes le mieux, un jeu facile ou difficile ? - Le plus difficile, parce que c'est le plus intéressant. Le troyat [jeu qui consiste à mettre les billes en tas], c'est

pas tout à fait le vrai jeu, c'est les gamins qui ont inventé ça : ils voulaient gagner tous les marbres. » Sur ce point, Vua paraît répondre comme les enfants du dernier stade, qui invoque le « vrai jeu s conforme à la tradition contre les innovations contemporaines. Mais Vua nous paraît plutôt opposer simplement les mesures démagogiques (le « troyat » qui donne lieu à des bénéfices illicites et immoraux, en faisant trop belle la part du hasard) aux pratiques conformes à l'esprit (lu jeu, qu'elles soient anciennes (le carré) ou tout actuelles (son jeu à lui). Preuve en soient les réponses suivantes, relatives à son jeu personnel : « Et ton jeu à toi, que tu as inventé, il est aussi juste que le carré, ou moins juste ? - II est aussi juste, parce que les marbres sont écartés [donc le jeu est difficile]. - Si tout le monde joue à ton jeu de la ligne, dans quelques années, et qu'il n'y ait plus qu'un ou deux gosses qui sachent jouer au carré, lequel sera le plus juste, la ligne ou le carré ? - Ce sera la ligne le plus juste. »

BLAS (12 ans, quatrième stade en ce qui concerne la pratique des règles) estime que le jeu de billes a dû commencer vers 1500, aux temps de la Réformation. « C'est les enfants qui ont inventé le jeu. Ils ont fait des petites boules avec de la terre et de l'eau. Ils se sont amusés à les rouler : Quand ils se sont amusés à les taper, ils ont eu l'idée d'inventer un jeu : ils se sont dit que quand l'un tapera l'autre, il aura sa boule. Après je pense qu'ils auront inventé le carré : c'est pour qu'on soit obligé de faire sortir les marbres du carré. Pour que les marbres soient toujours à la même distance, ils ont inventé la ligne. Ils l'ont inventée après seulement. Quand on a découvert le ciment, on a fait les marbres comme aujourd'hui. C'est quand les marbres en terre étaient pas assez solides, alors les enfants ont demandé aux fabriquants qu'on les fasse en ciment. » Nous prions Blas d'inventer une nouvelle règle. Il trouve ceci : celui qui arrivera le plus loin dans un concours préalable pourra commencer la partie. Mais cette règle lui paraît e mauvaise, parce qu'il faudrait courir trop loin pour chercher les marbres ». Il en trouve une autre, qui consiste à jouer dans deux carrés emboîtés. « Est-ce que tout le monde voudrait jouer comme ça ? - Ceux qui ont inventé. - Plus tard, si on joue autant avec ta nouvelle règle qu'au carré, laquelle sera la plus juste ? - Les deux la même chose. »

On voit l'intérêt psychologique et pédagogique de ces faits. On peut dire que nous sommes maintenant en présence d'une réalité sociale rationnellement et moralement organisée, et cependant d'une réalité spécifiquement enfantine. De plus, nous saisissons sur le vif l'union de la coopération et de l'autonomie, union qui succède à celle de l'égocentrisme et de la contrainte.

Jusqu'à présent, la règle était imposée par les aînés aux cadets. Comme telle, elle était assimilée par ces derniers aux consignes dictées par l'adulte. Elle apparaissait donc à l'enfant comme sacrée et intangible, le garant de sa vérité étant justement son immutabilité. En fait, ce conformisme, comme tous les conformismes, restait extérieur à l'individu. Docile en apparence, se considérant lui-même comme soumis et comme constamment inspiré par l'esprit des Anciens ou des Dieux, l'enfant ne parvenait, en fait, qu'à un simulacre de la socialité, pour ne rien dire encore de la moralité. La contrainte extérieure ne détruit pas l'égocentrisme : elle le recouvre et le dissimule lorsqu'elle ne le renforce même pas directement.

Dorénavant, la règle est conçue comme un libre décret des consciences elles-mêmes. Elle n'est plus coercitive ni extérieure elle peut être modifiée, et adaptée aux tendances du groupe. Elle ne constitue plus une vérité révélée, dont le caractère sacré tient à ses origines divines et à sa permanence historique : elle est construction progressive et autonome. Cesse-t-elle pour autant d'être une règle véritable ? Loin d'être en progrès, marque-t-elle une décadence par rapport au stade précédent ? Voilà le vrai problème. Or les faits semblent nous autoriser à conclure le contraire et même de la façon la plus décisive : c'est à partir du moment où la règle de coopération succède à la règle de contrainte qu'elle devient une loi morale effective.

En premier lieu, il est frappant de constater le synchronisme qui existe entre l'apparition de ce nouveau type de conscience de la règle et l'observation véritable des règles. C'est, en effet, à partir de 10-11 ans en moyenne qu'apparaît ce troisième stade en ce qui concerne la conscience de la règle. Or c'est à ce même âge que la coopération simple, caractérisant le troisième de nos stades relatifs à la pratique des règles, se complique peu à peu d'un besoin de codification et d'application intégrale de la loi. Les deux phénomènes sont donc en relation. Mais est-ce la conscience de l'autonomie qui conduit au respect pratique de la loi, ou est-ce le respect de la loi qui conduit au sentiment d'autonomie ? Il y a là deux aspects d'une seule et même réalité lorsque la règle cesse d'être extérieure aux enfants pour ne plus dépendre que de leur libre volonté collective, elle fait corps avec la conscience de chacun et l'obéissance individuelle n'a plus rien que de spontané. Certes la difficulté réapparaît toutes les fois que l'enfant, fidèle à une règle qui le favorise lui-même, est tenté de laisser dans l'ombre tel article de loi ou tel point de procédure qui favorise l'adversaire. Mais le propre de la coopé- ration est justement d'amener l'enfant à la pratique de la réci- procité, donc de l'universalité morale et de la générosité dans ses rapports avec les partenaires.

Ce dernier point nous conduit à un second indice de l'union de l'autonomie avec le respect véritable de la loi. En modifiant les règles, c'est-à-dire en devenant législateur et souverain dans cette démocratie qui succède vers 10-11 ans à la gérontocratie

antérieure, l'enfant prend conscience de la raison d'être des luis. La règle devient pour lui condition nécessaire de l'entente. s Pour ne pas se chicaner, dit Ross, il faut prendre des règles et puis il faut jouer comme il faut [= il faut s'y tenir]. « La règle la plus juste, soutient Gros, est celle qui rallie l'opinion des joueurs, s parce que [alors] ils peuvent pas tricher ».

En troisième lieu, et surtout, ce qui démontre combien l'autonomie acquise durant ce stade conduit mieux à un respect de la règle que l'hétéronomie du stade précédent, c'est le sens vraiment politique et démocratique avec lequel les enfants de 12-13 ans distinguent la fantaisie anarchique et l'innovation introduite par voie constitutionnelle. Tout est permis, toute proposition individuelle est, en droit, digne d'examen. Il n'y a plus de délits d'opinion, en ce sens qu'il n'est plus contraire aux lois de désirer changer les lois. Seulement, et chacun de nos sujets est parfai­tement clair sur ce point, on n'a le droit d'introduire une inno­vation que par voie légale, c'est-à-dire en convainquant préala­blement les autres joueurs et en se soumettant d'avance au verdict de la majorité. Il peut donc y avoir des délits de procédés, mais de procédés seulement : les procédés seuls sont obligatoires, les opinions restent sujettes à la discussion. Ainsi Gros nous dit que, si un changement est proposé, « il y en a qui le voudraient, d'autres pas. Si les gamins les enfants, sans nuance péjorative] jouent comme ça [= admettent le changement], on est obligé de jouer comme eux. » Comme le disait aussi Vua, à propos de la pratique des règles (§ 4), « il y a des fois qu'on joue autrement. Alors on se demande comment on veut faire... On se chamaille un moment, puis après on s'arrange. »

En bref, la loi émane dorénavant du peuple souverain et non de la tradition imposée par les Anciens. Or, en corrélation avec ce changement, il se produit, en ce qui concerne les valeurs res­pectives de la coutume et du droit rationnel, une véritable inversion de sens.

Jusqu'ici c'était, dans tous les domaines, la coutume qui primait le droit. Seulement, comme partout où un être humain est asservi à une coutume qui ne fait pas corps avec sa conscience, l'enfant considérait cette Coutume, imposée par les aînés, comme un Décalogue révélé par des dieux (les adultes, y compris le Bon Dieu lui-même, qui est, selon Fal, le plus vieux monsieur de Neuchâtel, après son propre père). De telle sorte que, pour le petit enfant, une modification dans l'usage ne peut en rien dispenser l'individu de rester fidèle à la loi éternelle : même si, nous dit Ben, on oublie la règle du carré pour en adopter une autre, ce jeu nouveau sera faux en réalité » L'enfant distingue donc une règle vraie en soi et la silmple coutume, actuelle ou future, alors qu'en fait il est précisément asservi à la coutume et nullement à une raisonou à une réalité juridico-morale distincte de cette coutume et supérieure à elle. Ainsi raisonnent d'ailleurs bien des adultes, dont le conservatisme se donne l'illusion de faire triompher la raison éternelle sur la coutume actuelle, alors qu'en fait ils sont. l'esclave de la coutume passée aux dépens des règles permanentes de la coopération rationnelle.

Dorénavant, au contraire, par le fait même que l'enfant s'astreindra à certaines règles de discussion et de collaboration, donc à coopérer avec ses proches en toute réciprocité (sans faux respect pour la tradition ni pour la volonté singulière de tel ou tel individu), il va précisément dissocier la coutume de l'idéal rationnel. Il est, en effet, de l'essence de la coopération, par Opposition à la contrainte sociale, de comporter à côté de l'état de fait des opinions reçues provisoirement, un idéal de droit fonctionnellement impliqué dans le mécanisme même de la discussion et de la réciprocité. La contrainte de la tradition impose des opinions ou des usages, et c'est fini par là. La coopération n'impose rien sinon les procédés mêmes de l'échange intellectuel ou moral (le synnomique de Baldwin opposé au syndoxique) dès lors, il faut distinguer, à côté de l'accord actuel des esprits, un accord idéal défini par une application toujours plus poussée des procédés d'échange. En ce qui concerne nos enfants, cela revient à dire que, à côté des règles communément admises à un moment déterminé et dans un groupe déterminé (la morale ou le droit constitués, dans le sens où M. Lalande parle de « raison constituée »), l'enfant envisage une sorte d'idéal ou d'esprit du jeu non formulable en termes de règles (la morale ou le droit constituants au sens de la « raison constituante »). Pour que soit possible, en effet, la réciprocité des joueurs dans l'application des règles établies ou dans l'élaboration des règles nouvelles, il faut éliminer tout ce qui compromettra cette réciprocité même (les inégalités dues à la chance, aux différences trop grandes entre les individus dans l'habileté ou le pouvoir musculaire, etc.). Ainsi les usages s'épurent peu à peu en fonction d'un idéal qui est supérieur à la coutume, parce qu'il résulte du fonctionnement même de la coopération.

C'est pourquoi l'enfant considère les innovations proposées comme plus ou moins justes dans la mesure, non seulement où elles sont susceptibles de rallier la majorité des joueurs, mais encore où elles sont conformes à l'esprit même du jeu qui n'est autre que l'esprit de réciprocité. Ross nous dit, par exemple, au sujet de sa proposition personnelle : « C'est peut-être pas très juste, parce que c'est pas dur [difficile] de prendre quatre marbres comme ça », ou encore « les gamins les enfants, sans nuance péjo­rative] pourraient dire que c'est pas très juste, parce que c'est de la chance. Pour qu'une règle soit bonne, il faut que ce soit de l'adresse. » Le troyat, nous dit Vua, est moins juste que le carré (quoique aussi répandu et aussi bien connu des générations précédentes), parce que l'on a inventé pour « gagner tous les marbres » : Vua distingue ainsi la démagogie de la saine démocratie. De même Gros et Vua préfèrent les jeux difficiles aux jeux faciles parce qu'ils sont plus « intéressants » : le mérite et l'adresse y prédominent sur le gain. L'art pour l'art est plus désintéressé que le jeu lucratif.

En bref, dès qu'il y a coopération, les notions rationnelles du juste et de l'injuste deviennent régulatives de la coutume, parce qu'elles sont impliquées dans le fonctionnement même de la vie sociale entre égaux (c'est ce que nous verrons plus à fond au cours du troisième chapitre de cet ouvrage). Durant les stades précédents, au contraire, la coutume primait le droit, dans la mesure où elle était divinisée et restait extérieure aux consciences individuelles.

Cherchons maintenant quelle philosophie de l'histoire résulte pour l'enfant de sa découverte de la démocratie. Il est très curieux, à cet égard, de constater l'existence du synchronisme suivant : au moment où l'enfant décide que l'on peut changer les règles, il cesse du même coup de croire à leur éternité passée et à leur origine adulte. Autrement dit, il considère les règles comme ayant constamment varié et comme ayant été inventées et modifiées par les enfants eux-mêmes. Assurément ici certains faits exté­rieurs peuvent intervenir de façon contingente : tôt ou tard, par exemple, l'enfant peut apprendre de son papa que pour les géné­rations précédentes le jeu était autre. Mais la corrélation paraît si nette (en moyenne, bien entendu), entre l'apparition du type nouveau de conscience de la règle et la disparition des croyances en l'origine adulte du jeu, qu'elle doit bien correspondre à un rapport réel. Est-ce donc la perte de la croyance en l'origine divine ou adulte des règles qui permet à l'enfant d'imaginer des innovations, ou est-ce la conscience de l'autonomie qui fait dis­paraître le mythe de la Révélation ?

Il faudrait ne rien comprendre à la nature des croyances enfantines pour s'imaginer qu'un changement dans les idées de l'enfant relatives à l'origine des règles puisse être de nature à influencer sa conduite sociale d'une manière aussi profonde. Bien au contraire, la croyance n'est ici, comme si souvent d'ailleurs, que le reflet de la conduite. Sans aucun doute, les enfants ne méditent que fort rarement sur l'origine des institutions du jeu de billes. En ce qui concerne les enfants que nous avons vus, il y a même de fortes présomptions pour qu'un tel problème ne les ait jamais troublés, avant qu'un psychologue ait eu cette idée saugrenue d'aller leur demander comment on jouait aux billes au temps des premiers Suisses ou de l'Ancien Testament. Même si la question de l'origine des règles a pu effleurer l'esprit de certains enfants, au cours des interrogatoires spontanés, qui portent si souvent sur les règles en général (L. P., § 5 et 10), la réponse que s'est donnée l'enfant a dû être trouvée sans grande réflexion. Pour la plupart, la question que nous leur avons posée était entièrement nouvelle, et la réponse a dû être trouvée sur le moment, dictée par les sentiments plus ou moins profonds que le jeu suscite en eux. Quand les petits nous disent que les règles ont une origine adulte et n'ont jamais varié, il faut donc se garder de voir là l'expression d'une croyance systématique : ils veulent dire simplement qu'il ne faut point toucher aux lois du jeu. Quand les grands, inversement, nous disent que les règles ont varié et ont été inventées par des enfants, la croyance est peut- être plus réfléchie, puisqu'elle émane de sujets plus développés, mais elle ne présente encore qu'une valeur d'indice : l'enfant veut dire simplement qu'il est libre de faire la loi.

On peut assurément se demander dès lors s'il est légitime d'interroger l'enfant sur des croyances aussi verbales, puisque ces croyances ne correspondent pas à une pensée proprement dite et que la vraie pensée de l'enfant est à situer plus profondément, en dessous du plan de la formulation. Mais, à notre sens, ces croyances gardent leur intérêt, car on retrouve le phénomène chez l'adulte et il existe toutes les transitions entre les réalités psychologiques et les systèmes métaphysiques eux-mêmes. Ce que Pareto a désigné du nom de s dérivations » et qu'il a étudié avec un tel luxe d'érudition pour aboutir à des conclusions relativement simples, est en germe dans les propos de nos enfants relatifs aux origines du jeu. Ces propos n'ont, en effet, aucune valeur intellectuelle, mais ils recèlent un élément affectif et social résistant : le résidu » comme dit encore Pareto. Au résidu propre à l'attitude conformiste des petits correspondent les dérivations « origine divine ou adulte s et « permanence dans l'histoire ». Au résidu propre à l'attitude démocratique des grands correspondent les dérivations « origine naturelle » (= enfantine) et « progrès ».

Il reste à discuter une question essentielle. Comment se fait-il que la pratique de la démocratie soit si avancée dans le jeu de billes des garçons de 11 à 13 ans, alors qu'elle est encore si peu familière à l'adulte, en bien des domaines ? Il est évident qu'il est plus facile de s'entendre sur certains terrains que sur d'autres et que les règles du « carré » ne sauraient exciter les passions autant qu'une discussion sur le droit de propriété ou la légitimité de la guerre. Mais, outre ces raisons (et après tout est-ce si évi­dent que les questions sociales soient plus importantes pour nous que les questions de règles de jeu pour l'enfant de 12 ans ?), il y en a d'autres, d'un plus grand intérêt psycho-sociologique. Il ne faut pas oublier, en effet, que le jeu de billes disparaît vers 14 ou 15 ans, au plus tard. Les enfants de 11-13 ans n'ont donc plus d'aînés en ce qui concerne ce jeu. Un fait n'est pas sans impor­tance : n'ayant plus à subir la pression de partenaires qui impo­sent leur manière de voir grâce à leur prestige, les enfants dont nous venons d'étudier les réactions arrivent évidemment beau­coup plus vite à prendre conscience de leur autonomie que si le jeu de billes durait jusqu'à 18 ans. De même, les phénomènes caractéristiques des sociétés adultes seraient tout autres si la durée moyenne de la vie humaine était sensiblement différente. Cette remarque a d'ailleurs trop peu frappé les sociologues, quoi­que Auguste Comte ait dit que la pression des générations les unes sur les autres était le phénomène le plus important de la vie sociale.

Nous verrons, au reste, que la conscience de l'autonomie apparaît vers 11 ans dans un grand nombre de domaines diffé­rents. Est-ce là une répercussion des jeux collectifs sur l'ensemble de la vie morale de l'enfant ? Nous en discuterons plus tard.

 

Pour lire ce que Piaget à écrit à propos des règles du jeu chez des enfants plus jeunes, cliquez ici.

Pour lire les conclusions générales de l'étude des règles chez l'enfant, cliquez ici