Je ne veux pas faire dire à
monsieur Piaget ce qu'il n'a pas dit. Je constate simplement
que les résultats de ses recherches qu'il fit pour étudier la
généalogie de la morale à partir de l'observation du jeu de
billes sont du plus haut intérêt pour nos propres thèses. Par
honnêteté intellectuelle je recadre cependant ses observations
dans ses propres analyses pour que mon lecteur puisse s'il le
désire voir comment Piaget lui-même utilisait les résultats de
ses recherches sur le terrain.
Que mon lecteur soit
attentif au fait que je ne définis pas les stades de la
maturité comme Piaget le fait.
J'ai puisé ces ressourses
dans une édition des PUF de 1957, aux pages 60-80. Mais je
suis certain que de nouvelles éditions sont encore disponibles
sur le marché.
§ 8. CONCLUSIONS : I. LA RÈGLE MOTRICE ET LES DEUX
RESPECTS.
(Pour les observations de terrain des jeunes
enfants cliquez ici)
(Pour les observations de terrain des grands
enfants cliquez ici)
Il est nécessaire, pour que nous puissions
poursuivre
utilement notre analyse, que nous cherchions à tirer des
faits
précédemment exposés quelques conclusions qui nous serviront
d'hypothèses directrices au cours des prochains chapitres.
Autre-
ment dit, essayons de dégager, de la succession des stades
étudiés,
quelques processus d'évolution susceptibles de se retrouver
dans
la suite.
Deux questions préjudicielles se posent à
nous. La première a trait aux différences de structure et
aux différences de degré. La règle évolue avec l'âge : ni la
pratique ni la conscience de la règle ne sont identiques à
six ans et à douze. Est-ce la un changement de nature ou un
changement de degré ? Après avoir tout fait pour présenter
la pensée de l'enfant comme différent de celle de l'adulte
en nature et pas seulement en degré, nous avouons ne plus
savoir au juste ce que ces mots signifient. Au point de vue
méthodologique, ils ont, il est vrai, un sens bien clair :
se méfier des analogies trop rapides et chercher les
différences, qui sont peu visibles, avant de trouver les
ressemblances qui s'imposeront d'elles-mêmes. Mais au point
de vue théorique ? Dans le domaine psychologique, toute
différence de degré est une différence de qualité, comme l'a
bien montré M. Bergson. Inversement, on ne conçoit pas une
différence de nature sans une continuité au moins
fonctionnelle, ce qui permet de retrouver entre deux
structures dont l'une succède à l'autre une gamme de degrés
successifs. Après avoir cherché à décrire une mentalité
enfantine distincte de celle de l'adulte, nous avons, par
exemple, été obligés de la retrouver chez l'adulte dans la
mesure où l'adulte reste enfant. C'est le cas en particulier
en psychologie morale, puisque certains traits de la morale
enfantine nous apparaissent d'ores et déjà comme liés à une
situation qui prédomine chez l'enfant (l'égocentrisme
résultant de l'inégalité entre l'enfant et l'entourage
adulte faisant pression sur lui), mais qui peut se retrouver
chez l'adulte, en particulier dans les sociétés conformistes
et gérontocratiques dites primitives. Inversement, en
certaines circonstances au cours desquelles il expérimente
de nouvelles conduites en coopérant avec ses semblables,
l'enfant est déjà adulte. Tout l'adulte est déjà dans
l'enfant, tout l'enfant est encore dans l'adulte. La
différence de nature revient donc à ceci : il y a chez
l'enfant des attitudes et des croyances que le développement
intellectuel éliminera dans la mesure du possible ; il y en
a d'autres qui prendront toujours plus d'importance ; et,
des premières aux secondes il n'y a pas filiation simple,
mais antagonisme partiel. Les deux groupes de phénomènes se
rencontrent chez l'enfant et chez l'adulte, mais les uns
prédominent chez l'un, les autres chez l'autre : c'est
affaire de dosage, étant entendu que toute différence de
dosage est en même temps une différence de qualité globale,
car l'esprit est un.
Entre les différents types de règles que nous
allons distinguer il y aura donc à la fois continuité et
différence qualitative : continuité fonctionnelle et
différence de structure. Tout découpage de la réalité
psychologique en stades est donc arbitraire. Il s'ajoute à
cela une complication due à la loi de prise de conscience et
aux décalages qui en résultent : l'apparition d'un nouveau
type de règles sur le plan de la pratique n'entraîne pas
sans plus l'apparition d'une nouvelle conscience de la
règle, chaque opération psychologique devant être réapprise
sur les différents plans de l'action et de la pensée. Il
n'existe donc pas de stades globaux définissant l'ensemble
de la vie psychologique d'un sujet à un moment déterminé de
son évolution : les stades sont à concevoir comme les phases
successives de processus réguliers, lesquels se reproduisent
comme des rythmes, sur les plans superposés du comportement
et de la conscience. Tel individu en sera par exemple au
stade de l'autonomie en ce qui concerne la pratique de tel
groupe de règles, la conscience de ces règles restant encore
entachée d'hétéronomie de même que la pratique d'autres
règles plus raffinées : on ne saurait donc parler de stades
globaux caractérisés par l'autonomie ou l'hétéronomie, mais
seulement de phases d'hétéronomie et d'autonomie définissant
un processus qui se répète à propos de chaque nouvel
ensemble de règles ou de chaque nouveau plan de conscience
ou de réflexion.
Une deuxième question préjudicielle se pose à
nous : celle du social et de l'individuel. Nous avons
cherché à opposer l'enfant à l'adulte civilisé au nom de
leurs attitudes sociales respectives : le bébé (au stade de
l'intelligence motrice) est asocial, l'enfant égocentrique
est objet de contraintes mais peu apte à la coopération,
l'adulte civilisé contemporain présente ce caractère
essentiel d'une coopération entre personnalités
différenciées se considérant comme égales entre elles. Il y
a donc là trois types de conduites, conduites motrices,
conduites égocentriques (avec contrainte extérieure) et
coopération, et à ces trois types de comportement social
correspondent trois types de règles : la règle motrice, la
règle due au respect unilatéral et la règle due au respect
mutuel. Mais là encore il convient de ne pas être absolu
tout est moteur, individuel et social à la fois. Nous
verrons qu'à certains égards la règle de coopération dérive
de la règle coercitive et de la règle motrice. Il y a
d'autre part de la coercition dès les premiers jours de la
vie et les premiers rapports sociaux contiennent les germes
de la coopération. Ici de nouveau, il est donc question de
dosage autant que de qualités successives, et le jeu des
prises de conscience et des décalages empêche de sérier les
phénomènes comme s'ils apparaissaient sur une scène unique
pour disparaître ensuite une fois pour toutes.
Ces précautions prises, essayons de dégager
les processus d'ensemble qui commandent l'évolution de la
notion de règle. Et si le langage et la pensée discursive,
forcément cinématographiques selon une métaphore célèbre,
nous poussent à des discontinuités trop accentuées, qu'il
soit entendu une fois pour toutes qu'il s'agit d'artifices
d'analyse et non de résultats objectifs.
Cela dit, notre enquête sur le jeu semble
révéler l'existence de trois types de règles dont le
problème consistera à déterminer les relations exactes : la
règle motrice due à l'intelligence motrice préverbale et
relativement indépendante de tout rapport social, la règle
coercitive due au respect unilatéral et la règle rationnelle
due au respect mutuel. Examinons ces trois règles
successivement.
La règle motrice. A ses origines la règle
motrice se confond avec l'habitude. La manière de prendre le
sein, de poser sa tête sur l'oreiller, etc., se cristallise
dès les premiers mois en habitudes impératives. C'est
pourquoi l'éducation doit commencer dès le berceau :
habituer l'enfant à se débrouiller seul ou le calmer en le
balançant constitue le point de départ d'un bon ou d'un
mauvais caractère. Mais toute habitude ne donne pas
naissance à une conscience de la règle. Il faut d'abord que
l'habitude soit contre- carrée et que le conflit surgissant
à cette occasion donne naissance à une recherche active de
l'habituel. Il faut surtout que la suc- cession soit aperçue
régulière, c'est-à-dire qu'il y ait jugement ou conscience
de la régularité (« Regelbewusstsein »). La règle motrice
résulte donc d'une sorte de sentiment de la répétition,
naissant à l'occasion de la ritualisation des schèmes
d'adaptation motrice. Les règles primitives du jeu de billes
(lancer de haut, mettre les billes en tas, sous terre,
etc.), que nous avons observées vers 2-3 ans, ne sont pas
autre chose. Au point de départ de ces conduites est un
besoin d'exercice tenant compte de la nature particulière de
l'objet manipulé. L'enfant commence par faire entrer les
billes qu'on lui soumet dans tel ou tel schème
d'assimilation déjà connu : faire un nid, cacher sous terre,
etc. Puis il accommode ses schèmes à la nature de l'objet :
les empêcher de rouler en les mettant dans un trou, les
lancer de haut, etc. Ce mélange d'assimilation aux schèmes
antérieurs et d'accommodation aux conditions actuelles
définit l'intelligence motrice. Mais, et c'est ici que
prennent naissance les règles, sitôt un équilibre atteint
entre l'accommodation et l'assimilation, les conduites
adoptées se cristallisent et se ritualisent. De nouveaux
schèmes s'établissent même, que l'enfant recherche et
conserve avec soin, comme s'ils étaient obligatoires ou
chargés d'efficacité.
Mais y a-t-il, au cours de ces premiers
comportements, conscience de l'obligation ou sentiment du
caractère nécessaire de la règle ? Nous ne le pensons pas.
Sans doute, sans le sentiment de la régularité qui apparaît
comme constitutif de toute intelligence et qui caractérise
déjà si nettement l'intelligence motrice, la conscience de
l'obligation n'apparaîtrait-elle jamais. Mais il y a plus,
dans cette dernière, que la simple conscience de la
régularité : il y a un sentiment de respect et d'autorité
lequel ne peut provenir de l'individu seul, comme l'ont bien
montré Durkheim et Bovet. On pourrait même être tenté de ne
faire débuter la règle qu'avec cette conscience de
l'obligation, donc avec le social. Mais il ressort des faits
que nous avons pu rassembler que le caractère obligatoire et
sacré n'est qu'un épisode dans l'évolution de la notion de
règle. Après le respect unilatéral apparaît le respect
mutuel ; la règle devient ainsi rationnelle, c'est-à-dire
qu'elle se présente comme le produit d'un mutuel engagement
: or qu'est-ce que cette règle rationnelle, sinon la règle
motrice primitive mais soustraite au caprice individuel et
soumise au contrôle de la réciprocité ?
Venons-en donc à l'influence des rapports
interindividuels sur la constitution de la règle. Tout
d'abord, répétons que le social est partout. Dès la
naissance, certaines régularités sont imposées par l'adulte,
et, comme nous l'avons montré ailleurs, toute régularité
observée dans la nature, toute s loin apparaît longtemps à
l'enfant comme physique et morale à la fois. Même en ce qui
concerne la période préverbale, caractérisée par la règle
motrice pure, on a pu parler d'une « sociologie »
de l'enfant. C'est ainsi que Mme Ch. Bülher, dans ses
intéressantes études sur la première année, a noté avec
précision Combien le bébé s'intéressait plus aux personne
qu'aux choses. Seulement, deux circonstances nous empêchent,
de croire que ces faits aient une grande importance en ce
qui concerne l'élaboration des règles motrices. En premier
lieu le bébé, ainsi que Mme Bülher l'a finement noté,
s'intéresse bien plus à l'adulte qu'à ses semblables : c'est
bien là l'indice ou que l'intérêt pour ce qui est grand,
puissant, mystérieux (sans compter les intérêts alimentaires
et le confort physique liés à la personne des parents) prime
encore sur le social pur, ou - ce qui revient peut-être au
même ? - que les relations interindividuelles à base de
respect unilatéral et d'admiration l'emportent sur les
relations de coopération. Dans les deux cas, un bébé de
10-12 mois qui élabore toutes sortes de rituels à l'occasion
des objets qu'il manipule peut être influencé indirectement
par ses sentiments envers l'adulte, mais ni lui ni
l'observateur ne sauraient différencier ces influences de
l'ensemble de son univers. Au contraire, le même enfant,
vers deux ans, sachant parler ou comprendre le langage,
prendra une conscience très aiguë des règles imposées (se
mettre à table ou au lit lorsqu'il désire jouer, etc.) et
les différenciera parfaitement des règles motrices ou
rituels établis par lui-même au cours de ses jeux. C'est
cette contrainte progressive de l'entourage sur l'enfant
que nous considérons comme l'intervention du social.
Dans le cas des règles du jeu, la
discontinuité relative de ce processus et des processus
simplement moteurs est patente. A un moment donné, l'enfant
rencontre des aînés qui jouent aux billes conformément à un
code. D'emblée il a le sentiment qu'il doit lui-même jouer
ainsi. D'emblée il assimile les règles adoptées de la sorte
à l'ensemble des consignes qui disciplinent sa vie,
c'est-à-dire que d'emblée il situe l'exemple de ses aînés
sur le même plan que les mille usages et obligations imposés
par l'adulte. Il n'y a pas là raisonnement explicite. Vers
trois ou quatre ans l'enfant est saturé de règles adultes.
Son univers est dominé par l'idée que les choses sont telles
qu'il le faut, que les actes de chacun sont conformes à des
lois à la fois morales et physiques, bref qu'il y a un Ordre
universel. La révélation des règles du jeu, du « vrai jeu »
joué par les aînés, est d'emblée incorporée à cet univers.
La règle ainsi imitée est aussitôt sentie comme obligatoire
et sacrée.
Seulement, le résultat essentiel de notre
enquête, et un résultat que la suite de cet ouvrage
confirmera sans cesse, est que le social n'est pas un. S'il
existe une discontinuité relative entre l'activité motrice
et l'intervention de l'adulte, il existe une discontinuité
non moins notable entre le respect unilatéral qui va de pair
avec cette intervention et le respect mutuel qui s'établit
peu à peu dans la suite. Entendons-nous une fois de plus :
il y a là une question de dosage autant que de qualité.
Entre le respect unilatéral du petit qui reçoit un ordre
sans réplique possible et le respect mutuel de deux
adolescents qui échangent leurs points de vue, il y a tous
les intermédiaires. Il n'y a jamais de contrainte pure, donc
de respect purement unilatéral : l'enfant le plus soumis a
l'impression qu'il peut ou pourrait discuter, qu'une
sympathie mutuelle enveloppe les rapports les plus
autoritaires. Inversement il n'y a jamais de coopération
absolument pure dans toute discussion entre égaux, l'un des
interlocuteurs peut faire pression sur l'autre par des
appels cachés ou explicites à l'usage et à l'autorité. Bien
plus, la coopération apparaît comme le terme limite, comme
l'équilibre idéal auquel tend tout rapport de contrainte : à
mesure que l'enfant grandit, ses relations avec l'adulte se
rapprochent de l'égalité, et, à mesure que les sociétés
évoluent, les représentations collectives laissent plus de
marge à la libre discussion entre individus. Néanmoins, à
chaque dosage nouveau de la coopération et de la contrainte,
correspond une qualité nouvelle des états de conscience et
des conduites, et si artificielle que soit l'analyse, il
importe de distinguer ces deux processus, en tant que
conduisant à des résultats différents.
Examinons d'abord le respect unilatéral et la
règle coercitive à laquelle il conduit. Le fait qui nous
paraît dominer la discussion et différencier le mieux ce
type de respect du type suivant, c'est l'union si étroite
que nous avons constatée entre le respect dû à la contrainte
des aînés ou des adultes et la conduite égocentrique de
l'enfant de 3 à 7 ans. Revenons donc sur cette question pour
en dégager la signification générale.
Les faits sont, on s'en souvient, les suivants
: d'une part l'enfant est persuadé qu'il existe des
règles, les « vraies règles », et qu'il faut s'y conformer
parce qu'elles sont sacrées et obligatoires ; mais,
d'autre part, si l'enfant observe vaguement le schème
général de ces règles (faire un carré, viser le carré,
etc.), il n'en joue pas moins à peu près comme il faisait
au cours du stade moteur, c'est-à-dire qu'il joue pour
lui, sans se soucier des partenaires, et prend plaisir à
ses propres mouvements bien plus qu'aux règles
elles-mêmes, confondant sa fantaisie avec l'universalité.
L'interprétation de ces faits demande à être
serrée de près, tant sont faciles les équivoques dès que
l'on aborde le problème de la socialisation de l'enfant;
rappelons tout d'abord que le comportement de l'enfant de 3
à 7 ans en ce qui concerne le jeu de billes est entièrement
comparable au comportement des enfants de même âge dans
leurs conversations, ou, en général, dans leur vie sociale
et intellectuelle. Seulement, l'égocentrisme commun a toutes
ces conduites peut s'interpréter de deux manières au moins.
Pour les uns - parmi lesquels nous avons cru pouvoir nous
ranger au cours de nos travaux antérieurs-, l'égocentrisme
est présocial, en ce sens qu'il marque une transition entre
l'individuel et le social, entre le stade moteur et
quasi-solipsiste du bébé et le stade de la coopération
proprement dit : si étroitement combiné avec le respect
unilatéral que soit l'égocentrisme, ce mélange de contrainte
et de subjectivité qui caractérise le stade de 2 à 7 ans
nous paraît, en effet, moins social que la coopération
(celle-ci étant seule à même de constituer les réalités
rationnelles en morale et en logique). Pour d'autres, au
contraire, les conduites égocentriques ne constituent
nullement des conduites préso- ciales, - le social restant
identique à lui-même au cours de tous les stades, - mais des
comportements en quelque sorte parasociaux, analogues à ce
qui se produit chez l'adulte lorsque le sentiment
particulier obscurcit l'objectivité ou que l'incompétence
d'un individu le laisse en marge d'une discussion à laquelle
il ne peut participer. Pour les auteurs de ce second groupe,
il n'y a pas de différence essentielle entre la coopération
et la contrainte, d'où la permanence du social tout au cours
de l'évolution psychologique.
Les faits sur lesquels porte la présente
discussion sont de nature, semble-t-il, à dissiper ces
équivoques : l'égocentrisme est tout à la fois présocial par
rapport à la coopération ultérieure, et parasocial, ou
social tout court par rapport à la contrainte, dont il
constitue même l'effet le plus direct.
Il suffit, pour comprendre cela, d'analyser
les rapports des grands et des petits. Tous les observateurs
ont noté que, plus l'enfant est jeune, moins il a le
sentiment de son moi. Au point de vue intellectuel, il ne
distingue pas l'externe de l'interne, le subjectif de
l'objectif. Au point de vue de l'action, il cède à toutes
les suggestions, et, s'il oppose à la volonté d'autrui un
certain négativisme, qu'on a appelé son « esprit de
contradiction », c'est précisément l'indice de son manque
effectif de défense contre l'entourage (les forts n'ont, pas
besoin de cette arme pour maintenir leur personnalité). Dès
lors, l'adulte ou l'aîné ont tout pouvoir sur lui. Ils
imposent leurs opinions et leurs volontés. L'enfant les
accepte sans même s'en rendre compte Seulement, et là est la
contre-partie, ne dissociant pas son moi d'avec le monde
ambiant - physique ou social, peu importe -, l'enfant mêle à
tout ce qu'il pense et à tout ce qu'il fait des notions ou
des pratiques dues à l'intervention de son moi, mais qu'il
ne connaît précisément pas comme subjectives, et qui
tiennent en échec la socialisation complète. Au point de vue
intellectuel, il mêle sa fantaisie aux opinions reçues, d'où
le pseudo-mensonge (ou mensonge sincère), le syncrétisme et
tous les traits de la pensée infantile. Au point de vue de
l'action, il interprète à sa façon les exemples adoptés,
d'où par exemple le jeu égocentrique que nous venons
d'étudier. Le seul moyen d'éviter ces réfractions
individuelles consisterait en une coopération véritable,
telle que l'enfant et son aîné fassent chacun la part de son
individualité et celle des réalités communes. Mais
précisément, pour en arriver là il faut des esprits qui se
possèdent et se situent les uns par rapport aux autres, il
faut donc l'égalité intellectuelle et la réciprocité, autant
de réalités que n'engendre pas le respect unilatéral comme
tel.
L'égocentrisme en tant que confusion du moi
avec le monde extérieur et l'égocentrisme en tant que défaut
de coopération ne constituent ainsi qu'un seul et même
phénomène. Tant que l'enfant ne dissocie pas son moi d'avec
les suggestions du monde physique et du monde social, il ne
peut coopérer, car pour coopérer il faut être conscient de
son moi et le situer par rapport à la pensée commune. Or,
pour devenir conscient de son moi il faut précisément se
libérer de la pensée et de la volonté d'autrui. La
contrainte exercée par l'adulte ou l'aîné et l'égocentrisme
inconscient du petit sont ainsi inséparables.
Si nous revenons maintenant aux sociétés
d'enfants antérieures à 8 ans, nous observons sans cesse de
tels phénomène.. Nul milieu n'est plus propice à la
contagion, à la contrainte des aînés : chaque geste des
petits est pour ainsi dire commandé ou suggéré. Il n'y a
donc pas là d'individualités autonomes, de consciences qui
s'imposent parce qu'elles obéissent elles-mêmes à une loi
intérieure. Et cependant il y a infiniment moins d'unité, de
coopération réelle que dans une société d'enfants de 12 ans.
Égocentrisme et imitation ne font qu'un, comme dans la suite
autonomie et coopération. Ce n'est donc pas par hasard que
les petits ont presque tous assimilé les règles apprises
dans un tel milieu aux règles morales imposées par les
adultes et les parents eux-mêmes.
Nous pouvons peut-être aller plus loin encore,
et mettre l'égocentrisme en relation avec les croyances en
l'origine divine des institutions. L'égocentrisme
enfantin est donc en son essence une indifférenciation
entre le moi et le milieu social. Or cette
indifférenciation a pour résultat que les tendances
propres dominent l'esprit à son insu, dans la mesure où
elles ne sont pas réduites ou rendues conscientes par la
coopération. Mais, du même coup, toutes les opinions,
toutes les consignes adoptées apparaissent à la conscience
comme étant d'origine transcendante. Nous avons
noté ( § 5) cette difficulté si significative qu'éprouvent
les tout-petits de savoir ce qu'ils inventent eux-mêmes et
ce qui leur a été imposé du dehors. Le contenu de la
conscience est senti à la fois comme très familier et comme
suprapersonnel, permanent et en quelque sorte révélé. Rien
n'est plus propre aux souvenirs d'enfance que cette
impression complexe d'atteindre ce que l'on possède de plus
intime et en même temps d'être dominé par quelque chose de
supérieur qui apparaît comme une source d'inspiration. Il
n'y a guère de mysticisme sans transcendance. Inversement,
il n'y a pas de transcendance sans un certain égocentrisme.
Peut-être faut-il chercher la genèse de ces faits dans la
situation unique du petit enfant par rapport aux adultes qui
l'entourent. La doctrine de l'origine filiale du sentiment
religieux nous paraît, sur un tel point, singulièrement
forte.
Pour en rester à l'analyse du jeu de
billes, il est extrêmement symptomatique de constater que
ce sont précisément les petits, et non les grands, qui
croient à l'origine adulte des règles, quoiqu'ils ne
sachent pas les pratiquer réellement. C'est une croyance
analogue à celle des sociétés conformistes, qui font
toutes remonter leurs lois et leurs coutumes à une volonté
transcendante. Et l'explication est toujours la
même : tant qu'une pratique n'est pas élaborée par la
conscience autonome, et qu'elle reste pour ainsi dire
extérieure aux individus, cette extériorité se symbolise
sous forme de transcendance. Or, chez l'enfant,
l'extériorité et l'égocentrisme ne font qu'un dans la mesure
où l'égocentrisme est entretenu par la contrainte ambiante.
Ce n'est donc pas en vertu de rapprochements
fortuits que ce soient les enfants des stades inférieurs
qui aient présenté le maximum de respect pour les règles
et en même temps les croyances les plus nettes en une
origine transcendante de ces règles. C'est en
vertu d'une logique interne qui est celle du respect
unilatéral.
Venons-en maintenant, au respect mutuel et aux
règles rationnelles. Il existe, nous semble-t-il, le même
rapport entre le respect, mutuel et l'autonomie de la
conscience qu'entre le respect unilatéral et l'égocentrisme.
Il s'y ajoute seulement cette circonstance essentielle que
le respect mutuel, bien plus que le respect unilatéral,
retrouve l'élément de rationalité annoncé dès l'intelligence
motrice initiale et dépasse ainsi l'épisode marqué par
l'intervention de la contrainte et de l'égocentrisme.
Nous avons noté, à propos des faits
eux-mêmes, la corrélation évidente qui relie la
coopération à la conscience de l'autonomie . Au
moment où les enfants commencent à se soumettre vraiment aux
règles et à les pratiquer ainsi selon une coopération
réelle, ils se font de la règle une conception nouvelle : on
peut changer les règles à condition de s'entendre, car la
vérité de la règle n'est pas dans la tradition mais dans
l'accord mutuel et la réciprocité. Comment interpréter de
tels faits? Il suffit, pour les comprendre, de partir de
l'équation fonctionnelle qui unit la contrainte à
l'égocentrisme et de faire passer le premier membre de
l'équation par les valeurs successives reliant la contrainte
à la coopération. Au point de départ de cette
progression génétique, l'enfant n'a donc pas la notion de
son moi : il subit les contraintes de l'entourage et les
déforme en fonction de sa subjectivité, mais sans
distinguer ce qui ressortit à cette dernière et ce qui
ressortit aux pressions ambiantes. La règle lui paraît
ainsi extérieure et d'origine transcendante, bien qu'en
fait il s'y soumette mal. Dans la mesure, maintenant, où
la coopération remplace la contrainte, l'enfant dissocie
son moi d'avec la pensée d'autrui. En effet, plus l'enfant
grandit, moins il subit le prestige de l'aîné, plus il
discute en égal et plus il a l'occasion d'opposer
librement, par delà l'obéissance, la suggestion ou le
négativisme, son point de vue à lui au point de vue de
chacun : dès lors, non seulement il découvre la frontière
entre le moi et l'autre, mais il apprend à comprendre
autrui et à se faire comprendre de lui. La
coopération est donc facteur de personnalité, si l'on entend
par personnalité non pas le moi inconscient de
l'égocentrisme enfantin, ni le moi anarchique de l'égoïsme
en général, mais le moi qui se situe et se soumet, pour se
faire respecter, aux normes de la réciprocité et de la
discussion objective. La personnalité est ainsi le contraire
du moi, ce qui explique pourquoi le respect mutuel de deux
personnalités l'une pour l'autre est, un véritable respect,
au lieu de se confondre avec le mutuel consentement de deux
« moi » individuels, susceptibles de lier partie dans le mal
comme dans le bien. La coopération étant source de
personnalité, du même coup les règles cessent d'être
extérieures. Elles deviennent tout à la fois facteurs et
produits de la personnalité, selon un processus circulaire
si fréquent au cours du développement mental. L'autonomie
succède ainsi à l'hétéronomie.
On voit, par cette analyse, combien le respect
mutuel aboutit à des résultats qualitativement nouveaux par
rapport à ceux du respect unilatéral. Et cependant celui-là
procède de celui-ci. Le respect mutuel est en quelque sorte
la forme d'équilibre vers laquelle tend le respect
unilatéral, lorsque les différences s'effacent entre
l'enfant et l'adulte, le cadet et l'aîné, comme la
coopération constitue la forme d'équilibre vers laquelle
tend la contrainte dans les mêmes circonstances. Malgré
cette continuité de fait, il faut donc distinguer les deux
respects, car leurs produits sont aussi différents que
l'autonomie diffère de l'égocentrisme.
Bien plus, on peut dire que le
respect mutuel ou la coopération ne sont jamais réalisés
complètement. Ce sont des formes d'équilibre non seulement
limitées mais idéales. Toujours et partout, le contingent
des règles et des opinions ambiantes pèse sur l'esprit
individuel, en vertu d'une contrainte même minime, et ce
n'est qu'en droit que l'enfant de 12-14 ans peut soumettre
toutes les règles à son examen critique. Chez l'adulte
lui-même, l'homme le plus rationnel ne soumet
véritablement à son « expérience morale » qu'une partie
infime des règles qui l'enserrent si désireux qu'il ait
été de sortir de sa « morale provisoire », Descartes lui
est cependant resté fidèle toute sa vie.
Mais, que la coopération soit
entièrement réalisée en fait ou qu'elle demeure en partie
un idéal de droit, là n'est pas la question.
Psychologiquement, la même règle constitue une tout autre
réalité chez l'enfant de 7 ans, qui la considère comme
sacrée et intangible, et chez l'enfant de 12 ans, lequel,
sans y toucher davantage, ne la considère comme valable
qu'ensuite du mutuel consentement. La grande différence
entre la contrainte et la coopération, ou entre le respect
unilatéral et le respect mutuel, est que la première
impose des croyances ou des règles toutes faites, à
adopter en bloc, et que la seconde ne propose qu'une
méthode, méthode de contrôle réciproque et de vérification
dans le domaine intellectuel, de discussion et de
justification dans le domaine moral. Que cette
méthode s'applique d'emblée à l'ensemble des règles
ambiantes ou à tel aspect seulement de la conduite, peu
importe : une fois constituée, elle s'applique en droit à
tout.
Cette différence essentielle entre la
contrainte et la coopération, l'une imposant des règles
toutes faites et l'autre une méthode d'élaboration des
règles elles-mêmes, nous permet de répondre dès maintenant à
une objection qui ne manquera pas de surgir au cours de
notre analyse des produits du respect mutuel. A supposer que
le respect mutuel constitue le facteur essentiel de la
conduite des enfants de 12-13 ans et plus, comment lui
attribuer un effet proprement moral ? On conçoit bien
comment le mutuel consentement suffit à expliquer la
constitution des règles du jeu, puisque l'intérêt et le
plaisir de l'enfant le poussent à jouer. Mais en ce qui
concerne les règles morales elles-mêmes (ne pas mentir, ne
pas voler, etc.), pourquoi le respect mutuel ne pousse-t-il
pas les enfants à se mettre d'accord dans ce que les adultes
considèrent comme le mal ? Le mutuel consentement d'une
bande de chenapans, dont l'activité collective consiste à
marauder ou à jouer des tours aux honnêtes gens, n'est-il
pas assimilable psychologiquement au respect mutuel des
joueurs de bille ? Mais, sans rappeler que, même dans une
société de brigands, il peut exister un certain altruisme et
un certain honneur entre les individus du groupe, on peut
résoudre facilement une telle difficulté. Tout d'abord, il
faut distinguer, comme on l'a vu à l'instant, le mutuel
consentement en général et le respect mutuel. Il peut y
avoir mutuel consentement dans le vice, parce que rien
n'empêche les tendances anarchiques d'un individu de
converger avec celles d'un autre individu. Au contraire, qui
dit « respect » (cela est vrai au moins pour le respect
mutuel) dit admiration pour une personnalité en tant
précisément que cette personnalité se soumet à des règles.
Il ne saurait donc y avoir de respect mutuel que dans ce que
les individus considèrent eux-mêmes comme la moralité.
Ensuite, dès qu'il y a coopération (et cela
dans tous les domaines aussi bien moraux qu'intellectuels),
il faut donc distinguer la méthode et ses résultats,
autrement dit, selon l'ex- pression si profonde d'un
logicien contemporain, la « raison (pratique ou théorique)
constituante » et la « raison constituée ». Il existe ainsi
deux sortes de règles, les règles de constitution rendant
possible l'exercice de la coopération, et les règles
constituées qui résultent de cet exercice même. Nous avons
déjà été conduits à cette distinction en ce qui concerne les
règles du jeu. Les règles du carré, de la coche, etc.,
qu'observent les enfants de 11-13 ans sont des règles «
constituées », dues au mutuel consentement, et que l'opinion
pourrait transformer. Au contraire le primat de la justice
sur la chance, ou de l'effort sur le gain facile, rentre
dans les règles « constituantes », car sans cet « esprit du
jeu » aucune coopération ne serait possible. De même, en
général, les règles dites morales peuvent se répartir en
règles constituées ou coutumes dépendant du consentement
mutuel et en règles constituantes ou principes fonctionnels
rendant la coopération et la réciprocité possibles. Ces
règles constituantes peuvent-elles être considérées
elles-mêmes comme le produit du respect mutuel, puisqu'elles
sont nécessaires à sa constitution ? Il n'y a là qu'une
difficulté formelle : entre le respect mutuel et les règles
le rendant possible, il existe un cercle analogue à celui de
l'organe et de la fonction. La coopération étant une
méthode, on ne voit pas comment elle se constituerait
autrement que par son exercice même. Aucune contrainte ne
saurait en déterminer l'apparition : si le respect mutuel
dérive du respect unilatéral, c'est, en effet, en s'opposant
à lui.
Nous voici donc en présence de trois types de
règles : la règle motrice, la règle coercitive dérivant du
respect unilatéral et la règle rationnelle (constituée ou
constituante) due au respect mutuel. Nous venons de voir
quelles sont les relations des deux derniers types entre
eux. Nous savons, d'autre part, comment les deux premiers
types se succèdent. Il nous reste à dégager les rapports de
la règle rationnelle avec la règle motrice.
D'une manière générale, on peut dire que
l'intelligence motrice annonce toute la raison. Mais elle
annonce plus que la seule raison. L'enfant ne naît ni bon ni
mauvais, au point de vue intellectuel comme au point de vue
moral, mais maître de sa destinée. Or, s'il y a de
l'intelligence dans les schèmes d'adaptation motrice, il y a
aussi du jeu. L'intentionnalité propre à l'activité motrice
n'est pas la recherche d'une vérité, mais la poursuite d'un
résultat objectif ou subjectif. Or réussir n'est pas
atteindre une vérité.
La règle motrice est donc à la fois une sorte
de légalité expérimentale ou de régularité rationnelle, et
un rituel ludique. Elle se dirigera dans l'une ou l'autre de
ces deux directions suivant les circonstances. Or, au moment
où le langage et l'imagination se surajoutent au mouvement,
l'égocentrisme oriente l'activité de l'enfant vers la
satisfaction subjective, cependant que la pression adulte
impose à la conscience un ensemble de réalités d'abord
opaques et restant extérieures. Contrainte et égocentrisme
interposent ainsi entre l'intelligence motrice et la raison
un complexe de réalités qui paraissent interrompre la
continuité de l'évolution. C'est alors qu'à la règle motrice
succède la règle coercitive, produit social cristallisé (qui
tranche au premier abord du tout au tout sur les produits
fragiles et hésitants de l'intelligence motrice initiale -
bien que, nous l'avons vu, le jeu égocentrique prolonge en
un sens les tâtonnements moteurs antérieurs.
Mais, au fur et à mesure que la contrainte est
éliminée par la coopération et le moi dominé par la
personnalité, la règle rationnelle qui se constitue ainsi
retrouve le bénéfice de la règle motrice. Le jeu des enfants
de onze ans est, à certains égards, plus près de
l'accommodation motrice de l'enfant de un an, dans tout ce
qu'elle a de fécond et de réellement expérimental, que le
jeu des enfants de sept ans. Le garçon de onze ans combine
ses coups en géomètre et en artiste du mouvement, comme le
bébé fait de la mécanique avec les objets qu'il manipule et
invente ses règles en expérimentateur. A six ou sept ans, au
contraire, il lui arrive de négliger cet élément d'invention
pour se borner à imiter et à conserver des rites. Mais
l'immense supériorité du joueur de onze ans sur le joueur
d'un an - et peut-être fallait-il passer par la période
intermédiaire pour en arriver là -, c'est que ses créations
motrices sont désormais à l'abri de la fantaisie
individuelle. Le joueur de onze ans a retrouvé le schème de
légalité expérimentale et de régularité rationnelle que
pratique le bébé. Mais chez celui-ci, la règle motrice
dégénère sans cesse en rituel ludique. Celui-là, au
contraire, n'invente plus rien sans la collaboration de ses
semblables. Il est libre de créer, mais à la condition de se
soumettre aux normes de la réciprocité. L'être moteur ne
fait plus qu'un avec l'être social. L'harmonie est trouvée
par l'union du rationnel et de la nature, alors que la
contrainte morale et le respect unilatéral opposent une
surnature à la nature et une mystique à l'expérience
raisonnée.
Tout cela est peut-être un peu gros à
l'occasion du seul jeu de billes. Mais l'histoire du jeu de
billes vaut bien, aux yeux de l'enfant, l'histoire des
religions et des formes de gouvernement. Bien plus, c'est
une histoire admirable de spontanéité. Il n'était donc pas
inutile d'éclairer le jugement de valeur moral, chez
l'enfant, par une étude préliminaire de la conduite sociale
des enfants entre eux.
§ 9. CONCLUSIONS : II. RESPECT POUR LE GROUPE OU RESPECT
POUR LES PERSONNES.
Recherche d'une hypothèse directrice.
Avant de poursuivre notre analyse, il convient
de confronter les résultats obtenus jusqu'à maintenant avec
les deux hypothèses principales que l'on a présentées
concernant la nature psychologique du respect et des règles
morales. Si l'on se refuse à considérer avec Kant le respect
comme inexplicable du point, de vue de l'expérience, il ne
reste que deux solutions : le respect s'adresse au groupe et
résulte de la pression du groupe sur l'individu, ou bien le
respect s'adresse aux personnes et résulte des relations des
individus entre eux. L'une de ces thèses a été soutenue par
Durkheim, l'autre par M. Bovet. Le moment n'est pas encore
venu que nous discutions de telles doctrines pour
elles-mêmes, mais, sans anticiper sur notre examen critique
ultérieur, il nous faut bien, pour nous diriger dans le
dédale des faits, élaborer une hypothèse de travail qui
tienne compte de tous les points de vue possibles. Cela est
d'autant plus indispensable que comme nous le verrons, la
divergence entre les résultats de ces auteurs tient avant
tout à des différences de méthodes : or c'est précisément
une méthode que nous cherchons maintenant, pour passer de
l'étude des règles de jeu à l'analyse des réalités morales
imposées par l'adulte à l'enfant. C'est donc du seul point
de vue de la méthode à suivre que nous abordons en quelques
mots ici la question irritante de l'individu et du social.
On peut, en premier lieu, analyser et
expliquer les règles en termes objectifs, en tant qu'elles
sont liées à des groupements sociaux définis par leur
morphologie. Durkheim a, par cette méthode, projeté sur la
nature et l'évolution des réalités morales une lumière que
nul ne songe à contester. Il suffit que les individus vivent
en groupe, pour que, du groupement même, surgissent des
caractères nouveaux, d'obligation et de régularité. La
pression du groupe sur l'individu expliquerait ainsi
l'apparition de ce sentiment sui generis qu'est le respect,
source de toute religion et de toute moralité. Le groupe ne
saurait, en effet, s'imposer à l'individu sans revêtir
l'auréole du sacré et sans provoquer le sentiment de
l'obligation morale. La règle n'est donc pas autre chose que
la condition d'existence du groupe social, et, si la règle
apparaît comme obligatoire à la conscience, c'est que la vie
commune transforme cette conscience en sa structure même en
lui inculquant le sentiment du respect.
Il est frappant, à cet égard, de constater que
même des groupements aussi flottants que les sociétés
d'enfants, et des groupements dont l'activité essentielle
est le jeu, constituent leurs règles et des règles imposant
le respect aux consciences individuelles. Il est, frappant,
en outre, de constater combien ces règles, demeurent
stables, dans les grandes lignes ou dans leur esprit, au
cours des générations successives et à quel degré de finesse
et, de stylisation elles sont parvenues.
Mais, comme nous venons de le voir, les
règles, au fur et à mesure du développement de la vie
sociale enfantine, ne demeurent pas identiques à elles-mêmes
au point de vue de la nature du respect, et cela quoique
leur contenu matériel puisse rester constant : pour les
petits, la règle est une réalité sacrée parce que
traditionnelle, pour les grands la règle dépend de l'accord
mutuel. Hétéronomie et autonomie, tels sont les deux pôles
de cette évolution. La méthode durkheimienne permet-elle
l'explication de tels faits ?
Nul n'a plus profondément senti et analysé que
Durkheim l'évolution et la disparition du conformisme
obligatoire. Dans les sociétés de type segmentaire, nous dit
Durkheim, le conformisme est au maximum : chaque unité
sociale est fermée sur elle-même, tous les individus sont
identiques, sauf les différences dues à l'âge, et la
tradition pèse ainsi de tout son poids sur la conscience de
chacun. Au fur et à mesure, au contraire, que les sociétés
augmentent de volume et de densité, les barrières entre
clans sont rompues, les conformismes locaux s'effacent
ensuite de cette fusion, les individus échappent à la
surveillance des leurs ; et surtout, la division du travail
social, qui résulte nécessairement de cette augmentation de
densité, différencie psychologiquement les individus, d'où
la formation de personnalités proprement dites et de
l'individualisme. L'hétéronomie et l'autonomie des
consciences sont ainsi en corrélation avec la morphologie et
le fonctionnement de l'ensemble du groupe.
Cette analyse s'applique-t-elle à nos sociétés
d'enfants ? A bien des égards sans doute. Il existe une
parenté entre la solidarité segmentaire ou mécanique et les
sociétés d'enfants de 5 à 8 ans. Dans ces groupements
temporaires et isolés les uns par rapport aux autres, comme
dans les clans organisés, l'individu n'est pas différencié.
La vie sociale et la vie individuelle ne font qu'un. La
suggestion et l'imitation sont toutes puissantes. Les
individus demeurent semblables entre eux, sauf les
différences de prestige dues à l'âge. La règle
traditionnelle est coercitive, le conformisme obligatoire.
Quant à la disparition progressive du
conformisme avec l'âge, on peut également invoquer, pour
l'expliquer, certains des facteurs définis par Durkheim. On
peut comparer à l'augmentation de volume et de densité des
groupes sociaux, et à la libération des individus qui
résulte de ce phénomène, le fait que nos enfants, en
grandissant, participent, à un nombre toujours plus étendu
de traditions locales. Le joueur de billes de dix ou douze
ans découvre, en effet, qu'il existe d'autres usages que
ceux auxquels il s'est habitué, il fait connaissance
d'enfants d'autres écoles qui le libèrent de son conformisme
étroit, et ainsi s'établit ' une fusion entre clans
jusque-là plus ou moins isolés. D'autre part, en
grandissant, l'enfant échappe progressivement à son cercle
de famille, et, comme il assimile au début les règles du jeu
avec les devoirs prescrits par les adultes, plus il
échappera au conformisme familial, plus sa conscience de la
règle en sera transformée.
Seulement, si l'on peut comparer tous ces
faits à l'augmentation de densité et de volume des sociétés,
c'est uniquement au point de vue de la diminution graduelle
de la surveillance dont les individus sont l'objet.
Autrement dit, le fait capital, dans l'évolution des règles
du jeu, c'est que l'enfant est de moins en moins dominé par
les aînés et la société des « anciens ». Il n'y a pas ou
presque pas, entre enfants, division progressive du travail
social : les différenciations qui peuvent surgir ne sont que
psychologiques et non économiques ou politiques. S'il y a
donc, en un sens, évolution des sociétés d'enfants du type
segmentaire au type organisé, et évolution corrélative du
conformisme à la coopération individualiste ou de
l'hétéronomie à l'autonomie, un tel processus, tout en
pouvant se décrire en termes objectifs et sociologiques,
doit être avant tout attribué à la morphologie et à
l'activité des classes d'âge de la population.
En d'autres termes, le facteur principal de
conformisme obligatoire chez les petits n'est autre que le
respect de l'âge : respect des aînés et surtout respect des
adultes. Et si, à un moment donné, la coopération succède à
la contrainte ou l'autonomie au conformisme, c'est que, en
grandissant, l'enfant échappe progressivement à la
surveillance des aînés. En ce qui concerne le jeu de billes,
nous avons pu noter ce fait clairement : les enfants de 11 à
13 ans n'ont plus d'aînés au jeu, puisque ce jeu cesse à la
sortie de l'école primaire. Mais, indépendamment même de ce
fait particulier, l'enfant de cet âge se sent de plus en
plus l'égal des adolescents et se libère intérieurement de
la contrainte adulte, d'où les transformations de sa
conscience morale. Que ce phénomène soit propre à nos
civilisations, et par conséquent conforme au schéma
durkheimien, cela ne fait aucun doute : dans nos sociétés,
l'enfant de treize ans échappe au cercle familial et prend
contact avec un nombre toujours plus grand de cercles
sociaux qui élargissent sa conscience, tandis que, dans les
sociétés dites primitives, l'adolescence est l'âge de
l'initiation, donc de la contrainte morale la plus
puissante, et, en vieillissant, l'individu sera de plus en
plus dépendant. Seulement, à ne considérer que nos sociétés
d'enfants, on s'aperçoit que la coopération constitue en
définitive le phénomène social le plus profond, le mieux
fondé psychologiquement : dès que l'individu échappe à la
contrainte de l'âge, il tend à la coopération comme à la
forme normale de l'équilibre social.
En bref, et sans chercher autre chose, pour le
moment, qu'une hypothèse de travail, la difficulté
méthodologique du durkheimisme nous paraît être la suivante
en ce qui concerne la question des variétés de respect :
Durkheim raisonne comme si les différences d'âge ou de
générations n'avaient pas d'importance. Il pose des
individus homogènes et cherche la répercussion sur leur
conscience des différents modes possibles de groupement.
Tout ce qu'il découvre ainsi est profondément juste, mais
reste incomplet : il suffit de concevoir une société où, par
impossible, tous les individus auraient le même âge, une
société formée d'une seule génération indéfiniment prolongée
pour entrevoir l'immense signification des rapports d'âge et
en particulier des relations d'adultes à enfants. Une telle
société aurait-elle jamais connu le conformisme obligatoire
? Connaîtrait-elle la religion ou du moins les religions à
croyance en la transcendance ? Observerait-on dans de tels
groupes un respect unilatéral et ses répercussions sur la
conscience morale ? Nous nous bornons à poser ces questions.
Qu'on les résolve dans un sens ou dans l'autre, il n'y a pas
de doute qu'il faille opposer plus qu'on ne le fait
généralement, la coopération à la contrainte sociale,
celle-ci résultant peut-être sans plus de la pression des
générations les unes sur les autres, tandis que celle-là
constitue le rapport social le plus profond et le plus
important pour l'élaboration des normes rationnelles.
Cette influence de l'âge nous conduit à un
deuxième point de vue possible sur la psychologie des
règles, celui de M. Bovet. Par principe et par méthode, M.
Bovet ne connaît que des individus. Seulement, au lieu de
s'engager comme d'autres dans une stérile discussion sur les
limites du social et de l'individuel, M. Bovet reconnaît que
le respect, la conscience de l'obligation et la constitution
des règles supposent l'interaction de deux individus au
moins. C'est en cela, croyons-nous, que la méthode de M.
Bovet est parallèle et nullement opposée à celle de Durkheim
le vrai conflit est à situer, en effet, entre ceux qui
veulent expliquer la conscience morale par les processus
purement, individuels (habitude, adaptation biologique,
etc.) et ceux qui admettent la nécessité de
l'interindividuel. Une fois admis que deux individus au
moins sont, à considérer pour qu'une réalité morale se
développe peu importe que l'on décrive les faits en termes
objectifs, avec le durkheimisme (tel du moins qu'il a voulu
être), ou qu'on les décrive en termes de conscience. Comment
donc, se demande M. Bovet, apparaît la conscience du devoir
? Deux conditions sont nécessaires, et leur union
suffisante.
1° Il faut qu'un individu reçoive des
consignes d'un autre individu ; la règle obligatoire est
donc psychologiquement différente de l'habitude individuelle
ou de ce que nous avons appelé la règle motrice.
2° I1 faut que l'individu recevant la consigne
accepte celle-ci, c'est-à-dire respecte celui dont la
consigne émane. Sur ce point, M. Bovet s'oppose à la
doctrine kantienne, en considérant le respect comme un
sentiment s'adressant à des personnes et non à la règle
comme telle : ce n'est pas le caractère obligatoire de la
règle prescrite par un individu qui nous incite à respecter
cet individu, c'est le respect que nous avons pour cet
individu qui nous fait considérer comme obligatoire la règle
prescrite par lui. En ce qui concerne l'enfant, l'apparition
du sentiment de devoir s'explique ainsi de la manière la
plus simple par le fait que les aînés (dans le jeu) ou les
adultes (dans la vie) imposent des consignes et que l'enfant
respecte aînés et parents.
Il est clair que nos résultats confirment
absolument cette manière de voir. Avant l'intervention des
adultes ou des aînés, il existe bien, chez l'enfant,
certaines règles que nous avons appelées règles motrices,
mais elles ne sont pas impératives : elles ne constituent
pas des devoirs, mais seulement des régularités spontanées.
A partir du moment, au contraire, où l'enfant a reçu de ses
parents un système de consignes, les règles et, en général,
l'ordre du monde lui-même lui apparaissent comme moralement
nécessaires. Aussi, dès qu'il subit l'exemple des aînés
jouant aux billes, le petit adopte ces suggestions et
considère les règles nouvelles ainsi découvertes comme
sacrées et obligatoires.
Mais le problème qui se pose, et que M. Bovet
a lui-même clairement énoncé et discuté, est de savoir
comment cette morale du devoir permettra l'apparition de la
morale du bien.
Le problème est double. En premier lieu, la
conscience primitive du devoir est essentiellement,
hétéronome, puisque le devoir n'est que l'acceptation des
consignes reçues de l'extérieur. Comment donc, se demande M.
Bovet, l'enfant en viendra-t-il à discerner un « bon » et un
« mauvais » respect, et, après avoir admis sans distinction
tous les préceptes dus à l'entourage, à faire un choix et à
constituer une hiérarchie des valeurs ? En un langage
exactement parallèle à celui de Durkheim lorsque celui-ci
décrit l'effet des augmentations de densité sociale sur la
conscience des individus, M. Bovet invoque ici les
entrecroisements d'influences et même les contradictions des
consignes imposées : l'enfant, partagé entre plusieurs
courants divergents, fait nécessairement appel à sa raison
pour unifier la matière morale. Il y a là déjà de
l'autonomie, mais comme la raison ne crée pas de devoirs
nouveaux et se borne à choisir parmi les consignes reçues,
cette autonomie reste relative. - En second lieu, à côté de
la conscience du devoir, il faut distinguer, selon M. Bovet,
une conscience du bien, conscience de l'attirant et non plus
de l'obligatoire et conscience pleinement autonome. Au
rebours de Durkheim, qui, tout en reconnaissant le même
dualisme entre le bien et le devoir, s'est efforcé cependant
de les ramener tous deux à la même cause efficiente (la
pression du groupe sur la conscience individuelle), M. Bovet
laisse la question ouverte, et intentionnellement ouverte.
C'est ici que doit intervenir, nous
semble-t-il, le rôle du respect mutuel. Sans sortir de
l'hypothèse si féconde de M. Bovet, suivant laquelle les
sentiments moraux sont tous liés au respect qu'éprouvent les
individus les uns pour les autres, il est permis de
distinguer différents types de respect. Il nous paraît
incontestable que, au cours du développement mental de
l'enfant, le respect unilatéral ou respect du petit pour le
grand, joue un rôle essentiel : c'est lui qui fait accepter
à l'enfant toutes les consignes transmises par les parents
et qui est ainsi le grand facteur de continuité entre les
générations. Mais il nous semble aussi évident, de par les
résultats obtenus jusqu'ici et de par les faits que nous
analyserons dans la suite de ce volume, qu'avec l'âge le
respect change de nature. Dans la mesure où les individus
décident à égalité - objectivement ou subjectivement, peu
importe -, les pressions qu'ils exercent les uns sur les
autres deviennent collatérales. Et les interventions de la
raison, qu'a si justement notées M. Bovet pour expliquer
l'autonomie acquise par la morale, tiennent précisément à
cette coopération progressive. Nos études antérieures nous
ont, en effet, conduits à admettre que les normes
rationnelles, et, en particulier cette norme si importante
qu'est la réciprocité, source de la logique des relations,
ne peuvent se développer que dans et par la coopération. Que
la coopération soit un produit ou une cause de la raison, ou
les deux à la fois, la raison a besoin de la coopération
dans la mesure où être rationnel consiste à « se situer »
pour soumettre l'individuel à l'universel. Le respect mutuel
nous apparaît donc comme la condition nécessaire de
l'autonomie, sous son double aspect intellectuel et moral.
Au point de vue intellectuel, il libère l'enfant des
opinions imposées, au profit de la cohérence interne et du
contrôle réciproque. Au point de vue moral, il remplace les
normes d'autorité par cette norme immanente à l'action et à
la conscience elles-mêmes qu'est la réciprocité dans la
sympathie.
Bref, que l'on se place à l'un ou à l'autre des deux points de
vue de Durkheim et de M. Bovet, il faut distinguer, pour
rendre compte des faits, deux groupes de réalités sociales et
morales : contrainte et respect unilatéral, d'une part,
coopération et respect mutuel, d'autre part. Telle est
l'hypothèse directrice dont nous nous servirons dans la suite
et qui nous conduira à dissocier, dans les jugements moraux de
l'enfant, deux systèmes d'origine différente. Que l'on décrive
les faits en langage de morphologie sociale ou du point de vue
de la conscience - ce qui constitue, répétons-le, deux
langages parallèles et non contradictoires -, on ne peut sans
plus réduire les effets de la coopération à ceux de la
contrainte ou du respect unilatéral.