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Qualité d'écoute

Abstract: Par la maturité, je peux me désoler d'aborder l'autre uniquement par des catégories existant déjà en moi. Dans cette figure, la combinatoire des possibilités de «dire» devient d'une telle ampleur que l'écoute devient éreintante. Je fuis alors l'écoute plutôt que de l'affronter... Voilà par excellence un lieu de l'effort méritoire!

Je ne suis pas doué pour les langues. Les nouveaux mots entrent par une oreille et sortent aussitôt par l'autre. Les expressions entendues et comprises sont aussitôt oubliées. Un vieil ami, qui est lui particulièrement doué en la matière, m'a dit récemment sans vouloir être méchant qu'il n'y avait rien d'étonnant à ce que je ne puisse étudier une langue car j'écoute mal les gens.

Je tentais d'échapper à sa sentence en expliquant que c'était plutôt la mémoire qui défaillait, que la passion me manquait, etc. Mais il avait fait mouche; un jour plus tard je ruminais encore son verdict. Il m'avait blessé!

Cet ami, pensais-je rageusement, ne m'a plus fréquenté que de loin en loin depuis de très nombreuses années. Il devrait savoir que je ne peux ni ne veux plus m'identifier à cet adolescent qu'il avait rencontré jadis et que je ne suis plus... Je reconnais volontiers que durant ma jeunesse j'écoutais mal les autres. Je n'entrais que dans quelques dimensions de ce que j'entendais, de ce que je lisais, de ce que j'étudiais. Mais aujourd'hui, pensais-je toujours dans ma rage, je me targue d'avoir évolué!

Je m'étonne d'ailleurs tous les jours de ma surdité d'alors. En relisant des livres déjà lus autrefois, je constate que je passais alors toujours à côté de l'essentiel. J'ai avalé des dizaines de romans et d'essais en n'y découvrant que ce que je savais déjà ou que ce que je voulais y trouver. Je n'ai rien retenu de Gide qu'une projection de mes plus inavouables frustrations. Je n'ai rien compris de Nietzsche que le reflet de ma soif d'être un vainqueur et d'être enfin reconnu à ma juste valeur. Tout m'échappait chez Bernanos sinon une atmosphère, un spleen, du nord qui résonnait assez bien avec ma mélancolie et ma passion de Dieu.

De Bernanos justement, je relis pour le moment le «Journal d'un curé de campagne» et je suis bouleversé par ce que j'y découvre. Je relis certains passages plusieurs fois, haletant, pour m'enfoncer dans les profondeurs abyssales d'une âme et j'en rêve la nuit. J'y reviens mentalement d'une manière compulsive dans chaque silence du jour... Comment ai-je pu autrefois passer à côté de cela? J'avais lu ce livre pour élargir ma culture mais je n'en avais retenu que l'histoire ennuyeuse d'un curé malade. Quel gâchis, que ce temps perdu à essayer d'être un homme cultivé. Médiocrité... Médiocrité... Pourquoi m'a-t-il fallu autant de temps pour m'en rendre compte?

Voici que je découvre le génie de Bernanos, enfin! Voici que je perçois les critères du génie, enfin! Comment donc Bernanos a-t-il pu sentir et verbaliser toutes ces subtiles réalités de l'âme qu'il décrit? Comment donc a-t-il pu pénétrer aussi profondément dans la chair de la méchanceté, de la grâce ou de la joie?

Pourquoi ne suis-je resté qu'à la superficie du monde? Pourquoi n'ai-je reçu qu'à cinquante ans assez de sensibilité pour sentir qu'une part tellement importante me manque pour pouvoir vivre dignement? N'avais-je donc pas droit, moi aussi, de recevoir ne serait-ce que des effluves de cette profondeur, de cette densité de l'être?

Mon désengagement en tout, mon aveuglement à l'incandescence des autres, mon ignorance des peurs que je ne ressentais pas moi-même, ...en un mot, ma surdité aux mots des autres, a empoisonné toutes les sphères de ma vie relationnelle. J'étais totalement inapte au savoir politique et à l'action sociale! Je me souviens avoir accompagné un convoi humanitaire aux Balkans sans même avoir connaissance de la dynamique du conflit qui y sévissait. J'avais pourtant déjà trente-cinq ans!

Dieu essayait de m'éveiller en bouleversant mes tripes par quelques expériences ineffables mais mon cerveau engraisé de vanités ne voulait rien savoir des symboles; le plaisir lui suffisait. Je maintenais donc en moi la confusion entre la religion et l'expérience spirituelle; du dogme, des rites, de l'eschatologie, de l'Ecclésiologie, j'ignorais quasi tout.

Lorsqu'au sortir de mes études de médecine j'ai choisi d'enseigner la religion plutôt que de pratiquer la médecine pour gagner ma croûte, j'essayait de me convaincre que c'était par conviction religieuse, mais je pense aujourd'hui que j'essayais surtout de fuir les responsabilités inhérentes au métier de médecin, que j'essayais d'avoir beaucoup de congés, que j'essayais d'avoir une rente de fonctionnaire...

Je lisais Sartre en n'ayant pu identifier dans l'angoisse existentielle qu'une vague interprétation du vieillissement et de la mort. Je quittais «La Nausée» sans même avoir l'impression d'être passé au-dessus de quelque chose d'important qui, plus tard, ravagera ma vie...

Je ne m'intéressais qu'à la question de ma frustration sexuelle, à celle du beau, à celle que j'ai pu appeler beaucoup plus tard l'expérience spirituelle et aux racines de la physique...

Oui, mon ami avait raison. Je n'écoutais pas le monde, je n'écoutais pas les autres. Et je rajoute ce qu'il ne m'a pas dit par gentillesse: j'étais terriblement encombré par mon moi, par l'image que ce moi donnait au monde. L'égotisme n'est d'ailleurs pas indépendant de la surdité; où aurais-je pu récolter les ressources narcissiques nécessaires à ma croissance mentale et mon autonomie psychique puisque j'étais incapable d'entendre véritablement des paroles d'amour?

Et aujourd'hui? Je suis capable d'écrire ces lignes; serais-je donc aussi capable de me laisser aimer? La vrai passivité qui est inhérente à l'amour véritable, je la crains encore...

 

***

 

Lorsque cet ami m'a dit que j'écoutais mal, il ne parlait heureusement que de ce qui s'échange par la voix et l'écriture (l'apprentissage des langues était le sujet de départ). L'écoute n'est évidemment pas qu'une réception adéquate de mots bien rangés. Je m'en suis rendu compte alors que je déconstruisais son sévère diagnostic. Je m'étonnais par exemple d'avoir eu des amis dans ma jeunesse, beaucoup d'excellents amis. Je recevais aussi beaucoup de confidences considérées habituellement comme difficiles à obtenir. Il y a, derrière ce qui n'est ici qu'un apparent paradoxe, une réalité à ne pas négliger: la dimension non verbale de l'écoute. C'est qu'en plus du langage, et à côté de lui, il y a aussi la compassion par exemple. (La douleur ne tient pas du verbe même si elle peut en naître.) Or, sur ce terrain, il me semble même que j'étais moins rustre que la plupart des enfants et adolescents de mon âge. J'entendais mal ce que l'on me disait, mais je sentais de la souffrance en tout. Mes principaux amis souffraient tous d'une manière ou l'autre et ils me fréquentaient parce qu'ils ressentaient dans ma sphère une fraternelle compassion. Ils me pardonnaient ma surdité verbale pour cette seule raison qui est bien, qu'on le veuille ou non, ineffable à sa racine.

Cette compassion renforçait d'ailleurs parfois indûment ma réputation de mauvais auditeur: combien de fois ne me suis-je pas permis de couper la parole à celui qui m'expliquait quelque chose de confus, pour anticiper ce qu'il voulait me dire et accélérer d'autant la conversation. Parfois je me trompais et l'apprenais à mes dépens mais souvent mon propos, inattendu parce que anticipatif, passait purement et simplement au-dessus de la tête de mon interlocuteur et il me reprochait alors de ne pas l'écouter ...et je l'entendais ensuite essayer de dire une nouvelle fois ce que j'avais déjà senti sans qu'il s'imagine que ce fut même seulement possible! Prisonnier du langage, il avait sous-estimé ma faculté de souffrir et de retrouver cette souffrance dans l'autre sans grands échanges linguistiques. J'ai tellement vécu ce quiproquo blessant que maintenant, avec un certain type d'interlocuteurs, je laisse raconter l'intégralité de ce que j'ai déjà compris pour ne pas être accusé de l'écouter mal.

À présenter ainsi les choses, on pourrait croire que finalement, cet échange non verbal est préférable à une bonne maîtrise de l'écoute verbale. C'est faux. Sans écoute, mes ressources compassionnelles sont limitées à ce que ma propre souffrance m'a déjà fait connaître. Comme j'ai été un enfant malade et un adolescent marginal j'avais effectivement une expérience de la douleur supérieure à la moyenne. Les enfants et les adolescents en souffrances pouvaient donc profiter auprès de moi de la solidarité sainte des mal-assis. Mais au fur et à mesure qu'ils grandissaient et entendaient leur environnement, ces derniers sont entrés par l'écoute des autres dans des sphères de souffrances qui m'étaient totalement étrangères. Alors que je restais à l'écart de la politique, des projets utopiques, des luttes d'influences, des pétitions, des avant-gardes culturelle, (...), mes amis devinrent moins nombreux. La compassion de mon enfance et de mon adolescence, faute d'oreille et faute de nouvelles souffrances, a cessé de croître beaucoup trop tôt. Je ne peux pas me leurrer; ce n'est pas par compassion que j'ai travaillé au mouroir, ...et c'est parce que j'en avais peu que j'ai pu y tenir si longtemps!

 

*

 

Ainsi plus je grandissais, plus le monde s'éloignait.

Il y eut finalement une mutation intérieure. Si j'ai pu remettre la machine en marche c'est à cause d'une souffrance énorme ressentie non à l'occasion du mouroir (dans le mouroir, ce sont les autres qui souffraient, pas moi) mais à l'occasion de mon incarcération. Cette remise en marche de ma compassion rendra d'ailleurs mon travail au mouroir de plus en plus insupportable. Je suis finalement tombé dans une dépression qui fut une seconde manière de souffrir et donc d'accroître ma compassion... le cercle vicieux... Ce fut juste ce qu'il fallait pour mettre à mal ma surdité. Depuis, je pense que j'écoute mieux. J'ai en tout cas enfin pu commencer à lire vraiment, à étudier vraiment...

J'ai même depuis lors fait des progrès en thaïlandais alors que j'avais dû renoncer à l'étudier par manque de temps et d'énergie. Mais hélas, à mon âge, la mémoire manque "physiquement"; je resterai donc un très très mauvais thaïophone.

Alors que mon cerveau s'ouvre enfin à la question de l'être, alors que je distingue enfin clairement l'expérience spirituelle de la religion, alors que je m'intéresse enfin à certaines questions sociales ou politiques, alors que je commence à entendre des cris déchirants qui m'étaient jusque-là inconnus, je n'ai jamais été aussi peu démonstratif, aussi peu altruiste, aussi peu en conformité aux obédiences religieuses ou politiques, aussi peu social... Les nouveaux amis sont rares. Au village, on me regarde comme un ours...

C'est un paradoxe car je sais, moi, qu'au chevet des mourants ou en rendant visite aux détenus (bien avant d'être moi-même enfermé), j'étais bien plus égocentrique et égoïste que je ne le suis aujourd'hui en m'isolant de tous et de tout. C'est une quête narcissique et non une réponse compassionnelle qui m'avait mené au chevet des mourants. Un nouveau type d'angoisse est d'ailleurs né de cette déconstruction de mon travail pseudo-caritatif: depuis la dévalorisation morale de mon passé par mon nouveau regard introspectif, ce passé ne peut plus racheter mon égoïsme actuel.

Ce désir d'isolement qui ne cesse de grandir, je peux maintenant aussi l'expliquer autrement que par ma vocation religieuse, par mes peurs ou par mes désillusions sur le genre humain. Je n'en ai pas encore parlé mais fallait bien y arriver: dans l'écoute il y a aussi la sensibilité à l'altérité! Or, cette sensibilité particulière est bien moins une qualité morale qu'une question de maturité: une capacité neurologique de distinguer le moi du non-moi et l'énigme du mystère.

On peut compatir ou entendre tout ce que l'autre dit et classer la récolte dans nos catégories mentales ...mais par la magie de la maturité, on peut aussi s'attrister d'aborder uniquement l'altérité par nos catégories mentale préexistantes. Dans cette dernière figure, l'ampleur simplement combinatoire des possibilités du « dire » de l'autre devient telle que l'écoute devient éreintante. On fuit alors l'écoute plutôt que de l'affronter.

Si certains ont le privilège de se retrouver eux-mêmes dans le propos de l'autre et s'apaisent de ces ressemblances, d'autres au contraire entrent par chaque échange avec un autre dans la profondeur abyssale de la solitude constitutive de l'être et il leur faudrait soit être saint soit être un athlète mental pour ne pas chercher plutôt l'isolement. Pour ma part, je suis très clairement de ceux qui ne s'apaisent plus par les rencontres... et, malheureusement, je suis d'une complexion mentale plutôt rachitique qu'athlétique. Je ne suis pas assez masochiste pour être saint...

 

Sarapie - Août 2008

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