"BANGKOK POST"

Vie au portes de la mort - Texte original en français

(Décembre 2001 - L'article a été traduit, adapté et publié en novembre 2002)

Il y a en Thaïlande un endroit terrible. Les Thaïlandais n'en connaissent qu'une facette. Les étrangers parfois en ont une idée vague… J'y ai suivit le trépas de plus de quinze cent Thaïlandais dont la majorité n'avaient pas même 35 ans. L'endroit vaut la peine d'être raconté ! Même les Thaïs risquent d'être étonnés de ce que tout cela se passe chez eux ! Après deux ans d'observation dans ce véritable laboratoire d'étude des mœurs je suis plus amoureux que jamais de la culture thaïlandaise et je préfèrerais mille fois être thaïlandais que farang. Mais soyons clair cela n'empêchera pas ma mauvaise langue de formuler aussi des critiques.Peut être refuserez-vous de me croire et peut-être que d'autres essayeront de minimiser la réalité que je décris… Allez visiter le site www.aids-hospice.com et vous n'oserez plus dire qu'il s'agit de fantaisies ! Mais n'allez à ce site que si vous avez le cœur bien accroché et pas peur du sang. Dites-vous ensuite que ces photos ont été rassemblées en quelques mois seulement ! N'importe quel médecin pourra vous confirmer qu'il n'y pas que le sida dans ces photos, mais aussi un état " d'abandon médical " qui lui seul explique l'existence de cet endroit maudit ! Oui, personne n'a le droit de vouloir fermer cette institution tant que de tels patients continueront à y arriver ! Trop facile de dire simplement " Les familles doivent s'occuper de leurs malades ". Pour les séropositifs pauvres de Thaïlande tout est plus compliqué qu'on ne le voudrait! Il n'est pas question ici de mettre en cause le gouvernement ou le ministère de la santé qui font en matière de sida un travail remarquable que bien des pays feraient mieux d'imiter… Il est temps de commencer la visite. En route pour LopBuri ! Rendez-vous au " Wat Phrabatnamphu ".

Présentation succincte du Wat Phrabatnamphu

Donc l'institution est un mouroir pour séropositifs. C'est aussi un monastère. La plupart des moines (mais pas tous !) sont séropositifs. Ils ont pris l'habit après avoir contracté le sida parce qu'en Thaïlande, si l'on est malade, il semble qu'il vaille mieux être moine que d'être pauvre. Il y a eu des excès. Une nouvelle régulation est entrée en vigueur ; dorénavant, pour prendre l'habit il est de plus en plus souvent requis de prouver qu'on est encore séronégatif !En pratique l'endroit ressemble un peu à un village de vacances mais quand on est plus attentif aux nombreuses cheminées on commence à penser à autre chose. Et lorsqu'on entend les haut-parleurs de la centrale administrative dire " On demande monsieur Amnat au crématoire N° 7 ", les Européens surtout, ont des frissons dans le dos !Il y meurt environ 550 malades par an soit entre un et deux malades par jour. Il y a des semaines sans décès et il y a eu des jours terribles avec 9 morts d'un coup… L'âge des malades oscille entre 25 et 35 ans. Les moins de 20 sont plutôt rares ainsi que les plus de 45. Un peu plus de garçons que de filles et moins d'un sur dix est accompagné par de la famille.Les malades qui arrivent reçoivent gratuitement des soins de base qui suffisent parfois à les laisser vivre une année supplémentaire voire plus… (Là est toute l'ambiguïté que je dénonce !). Ceux qui suite à ces soins peuvent marcher, manger et parler sont logés dans ces petites maisonnettes qui entourent les 2 mouroirs et les crématoires ce qui donne ce petit air de vacance au village. Ces séropositifs valides n'ont pas à payer pour y loger, mais ils doivent respecter une très stricte morale inspirée par la Règle monastique… et l'on ne badine pas avec la Règle ! L'homme fort du village, le manager, un laïc, arrive à tenir d'une main de fer tout ce petit monde de désespérés que l'ivresse tente autant que la sagesse. Les héroïnomanes et les alcooliques n'ont qu'à bien se tenir… On ne fume qu'en cachette et les mœurs sont surveillées.Le wat Phrabatnamphu est aussi un haut lieu d'information sur le sida. Chaque année des étudiants, des militaires et des donateurs, par dizaines de milliers, passent dans ses auditoires et ses mouroirs pour s'édifier des ravages du fléau N°2 de la Thaïlande contemporaine (j'admets que la drogue pose un problème plus important encore !) Le mouroir vit essentiellement de donations. Il entretient avec l'état une relation compliquée. …Ah oui, je suis un farang de 45 ans et je suis médecin. Cela aussi devait être dit.


Anecdote 01

Il était très doux. Il était timide aussi. Il était déjà très faible. J'avais quand même réussi à le sortir vivant de la salle des agonisants. Mais il était déjà trop maigre pour pouvoir penser à une nouvelle vie. Il vivotait donc dans le village de la mort. Il volait de temps à autre l'argent d'un malade distrait pour s'acheter une boisson… et puis cela c'est su.Lorsque lui-même a su qu'on savait, il a deviné qu'il serait plus que probablement chassé du village. Il a préféré monter au troisième étage et plonger la tête en avant vers la dalle de béton du rez-de-chaussée. Il est mort environ deux heures plus tard. Lorsque j'empoignais sa tête, les os du crâne bougeaient dans ce sac de peau qui lui servait encore de tête.Ah non ! Ne me dites pas que le manager devrait se monter moins intransigeant ! Savez-vous ce que c'est que de gérer une communauté de condamnée à mort ? Non je suppose… Avec les femmes c'est quasi toujours facile, mais avec les hommes c'est une autre paire de manche ! Laissez entrer le moindre vice ( l'alcool, le vol, la saleté…) et en quelques mois c'est la catastrophe ! Certains " villageois " sont des anciens drogués, d'autres pire encore…. Il y a eu des raquetteurs qui rentraient discrètement en salle pour tirer de l'argent de paralysés en les menaçant de coups et nous ne nous en rendions compte qu'en soignant les ecchymoses… Il n'y a pas que les anges et les efféminés qui contractent le sida !

Les familles

On vient jeter au mouroir un fils, une fille comme d'autres iraient donner un vieux frigo au ferrailleur. La plupart de ces familles ne reviendront même pas pour les funérailles… Parfois, se sont les enfants qui viennent jeter une maman qui ne comprend pas comment tout à coup ce malheur lui tombe sur la tête…J'ai une tendresse toute particulière pour toutes ces femmes qui viennent mourir chez nous. La toute grande majorité d'entre elles n'ont commis aucune imprudence, aucune infidélité… Elles meurent d'avoir fait confiance à un mari qui ne le méritait pas !Les familles ont honte de leurs malades. Les familles ont peur de leurs malades… Mais il y a aussi parfois de la méchanceté pure. J'ai vu une maman ainsi jetée chez nous qui n'en finissait pas de ne pas mourir. Après trois semaines, la famille impatiente qu'on avait plus vu depuis le premier jour a soudain resurgit en salle. Après un quart d'heure de sourires contraints et de larmes de crocodile, la famille a sorti d'une farde une liasse de papiers à faire signer par la malade pour autoriser la vente de ses biens avant son trépas. Puis la famille est repartie pour toujours… La patiente a sombré dans une espèce de dépression qu'on voit rarement. Comme pour toutes les dépressions elle a commencé par ne plus parler, ne plus manger, ne plus sortir de son lit… Puis elle a régressé, pris des réflexes de bébé et une position fœtale… Finalement plus rien ne bougeait, les yeux étaient ailleurs et on y voyait plein de douleur à l'intérieur… Une statue souffrante… C'est la catalepsie ; pas de fièvre, pas de tumeur, pas de pus… rien que de la souffrance mentale qui finit par tuer (j'ai vu quatre malades mourir ainsi). " Les mouroirs ne devraient pas exister ! " me dit-on parfois. Fallait-il la renvoyer dans sa famille ?


Corps médical

Techniquement, le corps médical en Thaïlande est excellent, c'est bien connu. Mais le souci déontologique (voire tout simplement la gentillesse) y semble distribué d'une manière peu homogène. Parmi les médecins de Thaïlande il y a des saints qui animent des hauts lieux de la charité et il y a les cyniques qui n'aiment pas les pauvres et encore moins les pauvres sidéens. On dirait même qu'ils en ont peur ! Parfois, dans un même hôpital il y a des saints et des cyniques et les malades vont à la visite comme ils iraient au casino… C'est en pleurant qu'une maman d'un séropositif de 23 ans m'a raconté : " Ils " ont simplement demandé au fils de s'asseoir dans sa civière, ce qu'il ne pouvait pas faire à cause d'une douleur abdominale intense. Alors " ils " ont mis des comprimés de paracétamol dans un sachet qu'ils ont donné à la mère en disant. " Deux comprimés quatre fois par jour. Vous pouvez rentrer chez vous. " Au fil des jours j'apprenais ainsi pourquoi il n'était pas rare que l'un ou l'autre malade refusé aux hôpitaux et supposés mourir chez nous survive des mois voire des années au prix de quelques comprimés d'ampicilline ou d'un autre médicament à 2 baths le comprimé." Les mouroirs ne devraient pas exister ! "… Et où envoyer alors ceux que les hôpitaux rejettent et qui souffrent d'une migraine mortelle ? Et les tuberculeux qui crachent leurs derniers morceaux de poumons ? Où doivent aller ces effrayantes maladies de la peau que les dermatologues n'examinent pas ?Puisque le mouroir n'est pas un hôpital et ne dispose donc ni d'un laboratoire ni d'appareils de radiographie, puisque par ailleurs nous recevons aussi des malades qui ne devraient pas être considérés comme des mourants, puisque enfin la Thaïlande n'est pas l'Afrique, je demandais qu'on les envoie aux hôpitaux des environs l'un pour une ponction lombaire, l'autre pour une radiographie, le troisième pour la consultation d'un spécialiste… En 1996, les hôpitaux locaux n'aimaient vraiment pas la démarche. Pourquoi était-ce à eux d'assumer les légèretés des autres hôpitaux du pays ( nos patients viennent de toutes les provinces et ne peuvent pas payer bien sûr). A juste titre, ils se demandaient en plus de quoi se mêlait ce farang incongru. Il arrivait qu'ils hospitalisent un malade mais souvent ces derniers revenaient au mouroir avec le traditionnel sachet de paracétamol… On ne répondait jamais à mes lettres. Il fallait aussi que je comprenne une fois pour toutes que je demandais des choses absurdes : de fait je demandais aussi des choses absurdes n'ayant de ma vie jamais vu de tels malades même en Afrique ! (regardez les galles sur le site aids-hospice.com !)J'ai du alors tout seul réinventer une médecine sans labo, sans rayons X, sans spécialistes… Non vraiment Je ne suis pas calibré pour une telle fonction ! Je ne suis pas le bon médecin que les malades méritent, et je le sais. Mais faute de mieux, les malades dont les hôpitaux ne veulent plus devront se contenter de moi ! Les malades qui savent marcher, je refuse de les soigner pour qu'ils essayent encore de se faire examiner là où il y a des outils et des spécialistes.C'était il y a cinq ans. Depuis tout a beaucoup évolué. Les hôpitaux ont pris peu à peu l'habitude des séropositifs. On n'y écrit plus " AIDS " en grande lettre au-dessus de la porte où on les isole. Beaucoup d'hôpitaux qui envoie des malades chez nous écrivent une lettre qui nous explique clairement la situation et nous épargne ainsi le jeu des paris médicaux. On se sent moins coupable de voir un jeune homme de 22 ans mourir d'un mal de tête quand on sait que c'est une maladie opportuniste incurable… Si les hôpitaux deviennent progressivement moins cruels avec les sidéens pauvre, il n'en est pas moins vrai que le nombre de malade augmente tellement que les effectifs de mourants au Wat Phrabatnamphu ne baissent pas…


Anecdote 02

Lorsqu'on nous a apporté cet enfant, elle n'avait que cinq kilos de tendons, de peaux, d'os… Elle avait pourtant déjà un an et trois mois. On la tenait pour morte dans les quinze jours.Elle chiait du sang, n'avait même pas la force de téter. Sa peau toute ratatinée de partout nous faisait croire qu'à l'intérieur, son foie et ses reins n'étaient plus que trognons desséchés… Je la photographiais beaucoup parce que je m'étais juré d'en faire un mythe, de rendre à cet enfant une deuxième vie, virtuelle… Je la suivrais jusqu'à son bocal de formol dans "l'After Dead Room " et par quelques fichiers auto exécutables, je la ferais circuler ensuite de site en site sur Internet… La petite n'en finissait pas de ne pas vouloir mourir. Des mois que cela durait. Je m'étonnais aussi d'un détail médical: elle n'avait jamais de mycose dans la bouche alors que tous les malades du SIDA en ont dès que les CD4 tombent en dessous de 200. N'ayant aucun labo à ma disposition, je mettais cela sur le compte de l'exception qui confirme la règle…Une aide nurse me fait remarquer distraitement qu'elle aime le lait de soja. J'imagine soudain que ce bébé ne meurt peut-être pas du sida mais d'un problème de malabsorption. J'interdis le lait normal… et le miracle se produit. Elle grossit quasi à vue d'œil…Il faut qu'elle parte du mouroir. Maintenant qu'elle est forte j'ai peur que les microbes de la salle qui ne font pas toujours la différence la bouffent toute crue. On avait ainsi quelques semaines plus tôt perdu un garçonnet asymptomatique et même gros qui avait dû rester quelques heures seulement dans la salle des agonisants. Il a quitté la salle sur mes instantes requêtes. Trop tard… Il est mort quelques heures plus tard, d'une infection pulmonaire aiguë. Hors salle, personne n'a eu le temps de se rendre compte de la gravité de son état et personne ne m'a appelé.Il faut que la fillette parte du mouroir… Je sais d'avance que la lutte sera ardue ; tout le monde l'aime tant que personne ne désire la voir partir ailleurs ! Les visiteurs aussi s'y attachent. Un Chinois avait déjà offert un joli petit cercueil tout travaillé et coloré qui traîne là devant l'entrée depuis quelques semaines. Dans " l'after dead room " un bocal de verre est prêt lui aussi…On intrigue avec l'un et l'autre… et finalement avec un Allemand qui justement veut aider les enfants séropositifs. C'est gagné. La petite fille nous quitte vivante ! Elle recevra même le plus coûteux traitement qui peut être lui permettra de sortir définitivement du fossé… Le jour même, un autre bébé entre en salle… Le beau cercueil coloré ne sera ni inutile ni trop petit… A moins que…


Les cas sociaux

Les malades ne viennent pas nécessairement parce que les hôpitaux ou les familles refusent d'en prendre soin. Les " cas sociaux " sont légions… Un " cas social " c'est pas nécessairement un drogué, un pauvre ou un vieillard sans famille. Somsak est un malade qui souffre d'un psoriasis spectaculaire. Somsak est aimé par sa famille. Somsak a toujours été correctement accueilli à l'hôpital de sa province. Somsak est pourtant venu mourir au wat Phrabatnamphu parce que sa peau a laissé comprendre trop tôt à tout le village qu'il a le sida. Depuis, lors plus personne n'ose manger au restaurant tenu par sa famille…


Les donateurs

Je suis un peu las de ces ONG qui viennent et puis s'enfuient sur la pointe des pieds lorsqu'ils comprennent que rien ne sera facile, que de toute façon le supérieur restera le maître à bord, que légalement, le mouroir sera toujours " toléré " plus que " autorisé ", que l'anglais ne sera pas la langue véhiculaire ou que sais-je encore… Ils trouvent alors de bonnes excuses du style " Ils ont bien assez d'argent ", " Il faut encourager les familles à prendre leurs malades en main ", etc.Les vrais donateurs qui savent ce qu'ils veulent n'ont que faire des rumeurs. Ils savent que les malades sont déjà là et n'ont pas peur des efforts. Parmi eux j'aime dire qu'il y a même un farang ! Un ancien homme d'affaire allemand est venu trouver le supérieur pour lui proposer de prendre en charge les enfants séropositifs qui entreraient au mouroir … Il n'a demandé au supérieur que des permissions : permission de construire lui-même les maisons pour les enfants, permission de choisir ses travailleurs, permission d'organiser lui-même la distribution des médicaments, permission… et maintenant son projet tourne très bien ! Les enfants sont heureux, ne meurent presque plus, reçoivent tous les meilleurs (et coûteux) médicaments dont il assume la charge financière…Je ne sais rien des réalités financières du wat Phrabatnamphu (j'y suis pour ma part bénévole à 100%). On est dans une gestion de patrimoine " traditionnelle " par opposition à une gestion que je qualifierais de " étatique ". En pratique, cela veut simplement dire que l'institution ne produit pas le traditionnel cahier des comptes " entrées-sorties ". Il y a bien sûr aussi une " fondation " officielle, mais ce n'est pas par là que l'argent entre. C'est dire qu'il faut faire le deuil d'un contrôle étatique… Le mouroir vit du " taam boun " comme ils disent (myen de faire des mérites religieux). C'est la générosité du peuple qui donne des moyens au moine. En réponse, le moine gère cet argent en père de famille, d'une manière qui lui semble bonne. Avec les patients qui sortent des hôpitaux publics, il a certainement des arguments pour défendre sa manière de travailler.Bien sûr, je ne comprends pas toujours sa manière de dépenser. Les farang pensent l'argent d'une manière différente des Thaïs. Mais qui suis-je pour oser critiquer ? Je vois surtout que personne n'a fait plus fort que ce moine pour les mourants misérables. Je vois aussi qu'il travaille énormément ! S'il était laïc, il mériterait d'être très riche. Il ne boit pas de Champagne, ne se baigne pas dans de somptueuses piscines privées, ne roule pas dans une limousine de prestige comme certains fonctionnaires… Vous l'aurez compris, comme ces donateurs Thaïs, j'aime bien ce moine.La générosité des Thaïs mérite bien quelques commentaires.J'ai traîné mes bottes dans une bonne trentaine de pays et je reste convaincu que celui-ci est l'un des plus généreux de la terre. C'est une générosité voyante. Il n'y a pas eu dans le Bouddhisme un Jésus qui recommandait que la main gauche ignore ce que donne la main droite. Ici, les donateurs se font filmer lorsqu'ils donnent et s'ils sont connus, même la TV vient. Les farang sont choqués mais force est de reconnaître que cela stimule le mouvement de générosité… Il y a des excès ; certains donateurs ne donnent que si cela laisse des traces visibles et cela peu parfois conduire à des situations bizarres. Untel veut offrir un bâtiment dont on n'a pas besoin parce qu'il pourra y graver son nom sur l'entrée… Un bâtiment ou rien ! Les médicament, les couches, les salaires ne laissent pas de signes visibles… Souvent, la générosité des Thaïs est une générosité sans grande compassion. Les Occidentaux ne comprennent jamais ce paradoxe. Des pauvres et des riches viennent donner le quart de leur paie du mois… et puis entrent dans la salle des agonisants comme dans un zoo. Ils filment les visages que rongent les tortures comme s'il s'agissait des grimaces d'un singe.J'examine un malade et les voilà qui ouvrent la porte et surgissent en groupe. Ils s'arrêtent tout près de nous et nous entourent de cette innommable curiosité qui peut faire tellement mal. Que le malade soit déjà mort, qu'il soit nu, qu'il ait même mon index sur la prostate, ils ne décrocheront pas leurs regards. Je les toise avec les sourcils froncés… Ils ne comprennent pas. Je dois manifester de la mauvaise humeur pour qu'enfin ils admettent que celui qui meurt n'aime pas plus qu'ils ne l'aimeraient eux-mêmes cette indécente curiosité… Par crainte de commentaires plus désobligeants, ils passent aux malades suivants.De la pitié il y en a, oui, mais pas de compassion !Lorsqu'ils passent en salle, les Thaïs ne semblent pas souffrir de ces douleurs de gens qu'ils ne connaissent pas. Jamais ils ne sont pris d'une émotion forte qui les empêche soudain de marcher. S'ils ne marchent plus, c'est de dégoût.Alors qu'on conduisait au crématoire le corps de huit kilos d'un enfant de huit ans, un moine m'interpelle et ne semble pas gêné de me dire très fort devant la mère en deuil qu'il reçoit maintenant gratuitement, une bonne et coûteuse thérapie antivirale.Je me souviens d'une dame qui traversait la salle bondée d'agonisant d'un pas léger en regardant à gauche et à droite en disant tout haut à sa fille: " Na song saan, na song saan ". On m'avait glissé dans l'oreille qu'elle venait d'offrir 200,000baths cash. De toute évidence, ce soir là elle dormirait bien, heureuse et en paix après avoir expliqué à son entourage qu'elle avait " tam boun " au wat Phrabatnamphu. Les Occidentaux sont gèné d'avoir osé entrer dans la salle et ils rentrent chez eux pleins d'émotions et condamné à quelques cauchemars voire une sourde culpabilité de laisser le monde aller à cette déréliction… Certains reviendrons comme volontaires. Mais ils partent en laissant 1000 baths ou moins sur la table.Depuis plus de deux ans je travaille là continuellement. Ma compassion de farang est moins brûlante qu'elle n'a été. Je m'en inquiétais auprès d'un ami qui s'intéresse aussi très fort au mystère de la culture thaïlandaise. Il finit par me répondre : " Mais mon cher, les Thaïs se foutent de ta compassion. Qu'ont-ils besoin de tes larmes ? Des médicaments, de la compétence… voilà ce qu'ils attendent de toi ! De la douceur aussi, si tu le peux… "


Anecdote 03

Au mouroir, on fait des cadavres incroyables. Des maigrichons qui auraient effrayé les résidents d'Auschwitz, quelques maladies de la peau fort rares, des travelos squelettiques aux amples poitrines gonflées de silicone… Comme ils sont des milliers à passer par-là pour visiter, écouter des conférences sur le sida et faire des donations, quelqu'un a su faire comprendre aux autorités qu'un petit musée de la mort en plus d'une valeur didactique attirerait les visiteurs. On consacra donc deux pièces à cette fonction. Une quinzaine de cadavres tout nus est exposée là dans des bocaux de formol pour qui veut les voir. On essayait d'avoir les plus beaux et les plus rares spécimens mais sur ce point l'opération a échoué. Tous les mourants spectaculaires ne sont pas assez gâteux pour accepter d'améliorer la collection de nus, très loin de là ! En gros on reste avec le capital de cadavres du départ, ceux qui avaient accepté et signé lorsque les salles d'expositions n'existaient pas encore. Ils ne savaient pas exactement de quoi il serait question. Au capital de départ, on ajoute un enfant de temps en temps parce que ça émeut et parce que l'enfant, toujours orphelin bien sûr, n'est pas en mesure de s'opposer à la volonté du tuteur officiel qui est l'autorité du mouroir. J'ai eu un malade en salle qui avait une tête de jésuite. Vous voyez le style n'est-ce pas ? Le corps droit, très "sec ", le visage dur comme le fer mais qui laisse savoir d'emblée qu'il n'est impitoyable qu'avec lui-même, jamais avec les autres… La rigueur faite chair quoi ! Oui, la rigueur de celui qui parfois donne des cours de morale mais sans sombrer dans ces travers si fréquent chez nos ecclésiastiques d'autrefois . Donc mon bon jésuite est en train de rendre l'âme en se desséchant plus et plus sans jamais se plaindre. Il ne demande rien parce qu'il doit expier. Il est certain, lui, d'avoir commis une faute morale alors que les autres mâles agonisant à ses cotés semblent plutôt regretter une faute technique… Le manager vient coller un avis sur la couverture de son dossier : Attention ! Pour lui, pas de crémation ! Qu'on s'en souvienne en temps utile ! Eh oui, le marabout voulait donner sa dernière leçon après sa mort : que sa faute, son péché soit exposé haut et fort pour que les jeunes générations comprennent mieux le chemin de la vraie vertu !Puis il est mort. Puis on l'a quand même envoyé au four parce qu'il est mort trop tôt. Sa dépouille certes fort maigre n'était quand même pas assez spectaculaire pour mériter le prix d'un embaumement.


Les souffrances mentales.

Le désespoir, le bannissement social, la laideur physique extrême, l'humiliation des pampers… on souffre de tout au wat, et de beaucoup de choses terribles qu'on n'imagine pas tant qu'on en a pas entendu parler. A mes yeux, l'une des plus grandes douleurs mentales est dans le clan des mères de jeunes enfants : qui s'occupera d'eux ? Et le petit dernier qui est positif aussi et qu'on a du placer dans un monastère, recevra-t-il des soins adéquats lorsque les symptômes viendront ? Pensent-ils encore à moi ? …


Anecdote 04

Je vais au chevet d'un malade et lui demande s'il désire quelque chose. Il me répond : " touche-moi ". Je le touche, je le serre. Il a les yeux tout humides. Je vais au chevet d'une vieille patiente. Je l'examine les mains nues… Elle commence à pleurer d'émotion et me dit : " vous oser me toucher ! Oh docteur ! Vous osez me toucher !…Depuis lors je les touche, les touche encore, à pleine paume. Je ne mets les gants que si la prudence l'impose. C'est tellement rare… (Tous les volontaires attrapent la galle un jour ou l'autre. Je l'ai bien attrapé cinq fois. Mais c'est tellement facile de se soigner de la galle !)Que se passe-t-il dans la tête des Thaïlandais ? Ils savent pourtant tous que le sida ne se transmet pas par le toucher ! Il y a un rapport au savoir que je n'arrive pas à comprendre. C'est le même problème pour la prévention : ils savaient tous ce qu'il fallait faire pour éviter d'attraper cette maladie. Toute la Thaïlande sait, même dans les coins les plus retirés des montagnes. L'état a parfaitement rempli sa mission. Mais le peuple garde une relation incompréhensible au savoir. Je ne suis pas du tout optimiste pour les traitements antiviraux. J'ai observé trop de patient mourir chez nous de la tuberculose parce que malgré les avertissements, ils avaient arrêté de se traiter dès qu'ils se sentaient mieux. C'est de cette manière que la résistance du sida aux antiviraux risque de s'organiser…


Les ressources humaines

Les aides-nurses sont le cœur des soins dans un hospice. Le métier est particulièrement ingrat : changer les couchers, préparer les corps pour les funérailles, nettoyer les vomis, gérer les patients confus et agressifs qui souffrent de maladies du cerveau, plaies sanglantes, pus, maladies contagieuses dangereuses(tuberculose surtout, mais aussi le sida pour certaines tâches...). Rester sans rien faire dans ces pièces pleines de microbes c'est déjà se fatiguer, se battre.On a une équipe de 10 aides nurses pour s'occuper de 70 mourants ! Elles sont fatiguées La plupart travaillent sans sécurité sociale 12 heures par jour avec seulement 1 jour de congé par semaine). Elle reçoivent moins de considération et un plus petit salaire que les travailleurs du bureau parce qu'elles sont-dit-on-moins qualifiées.La productivité est faible évidement...Des jeunes filles remarquables sont en train d'y gâcher leurs santés.Si je parle de tout cela avec elles, elles me disent ne pas vouloir travailler moins parce qu'elles veulent plus d'argent à la fin du mois. L'une doit soutenir sa famille, l'autre voudrait se lancer plus tard dans des études complémentaires, la troisième pense à l'avenir de son bébé… Elles essayent toutes d'atteindre le seuil des six mille cinq cent baths fin du mois.Si je parle de tout cela au manager, il m'explique que l'hospice n'a pas vraiment le choix: le personnel est payé comme le sont les autres travailleurs du même niveau dans le pays voire d'avantage (par des dons en nature) et l'hospice ne peut offrir la sécurité sociale comme le ferait un état.En pratique cela signifie simplement qu'il n'y a pas assez de candidat pour ce genre de travail... On a absolument besoin d'un nouveau type de donateurs. Leur mission est ingrate et ne laissera pas de traces gravées dans un mur : trouver et offrir une équipe de dix aides nurses payée à sept milles baths par mois pour quarante heures de travail par semaine et un mois de congé par an (+ un petit supplément pour que les aides nurses actuelles reçoivent le même argent en ne travaillant, elles aussi, plus que quarante heures par semaine dans cet enfer) ! L'argent seul ne sert pas, il faut aussi les trouver !Je voudrais qu'il soit possible de dire un jour à une travailleuse qu'elle doit se reposer si elle a de mauvaises règles parce qu'elle n'est pas en mesure alors de se battre convenablement contre les microbes de la salle.Je voudrais qu'il soit possible de donner une semaine de congé à une jeune fille de vingt ans qui vient d'être griffée par une aiguille contaminée et qui doit se soumettre à une lourde thérapie de prévention pendant 28 jours sans que ses collègues soient obligée de travailler plus encoreDans ces conditions seulement il sera possible de demander une meilleure efficience voire de les renvoyer si elles travaillent sans cœur..


Et le médecin ?

Officiellement, pas de médecin… ce qui veut dire aussi pas de morphine par exemple !!! Imagine-t-on cela !?! 550 mort par ans et pas de morphine !?! Officieusement, il y a votre serviteur, mais comme c'est officieux, il n'y a toujours pas de morphine ! En plus, votre serviteur a montré pas mal de défaillances ces derniers mois : il a attrapé une tuberculose, puis une dépression… Oui, un farang c'est pas aussi solides qu'un Thaï..Le problème c'est que les médecins n'acceptent plus de travailler sans radio et sans labo dans ces endroits où une erreur de choix conduit presque toujours à la mort. Les paris médicaux à assumer sont terribles et journaliers (la seule consolation c'est que ne rien faire conduit aussi inévitablement à la mort !).Un malade arrive. Il étouffe. Il a été refusé dans un hôpital de province. PCP ou Pneumonie ? Une migraine atroce…Toxo ou crypto ? On n'a pas envie de se tromper lorsque l'on sait que l'on peut survivre un an d'une PCP, d'une pneumonie, d'une toxo… et les médicaments ne coûtent quasi rien ! (Ce à quoi les hôpitaux répondent que si les médicaments sont parfois bon marché, c'est moins vrai des rayons x et des scanners et des ponctions lombaires etc.)Il y a un autre inconvénient majeur pour les candidats médecins : lorsque le choix médical est bon, il reste quand même de grandes chances que le malade meure tout simplement parce qu'il est déjà " trop loin "… trop loin dans son mal actuel ou trop loin dans son sida !Celui qui traite est beaucoup plus souvent perdant que vainqueur sur ce champ de bataille. Le docteur doit accepter d'être " na teek " (" perdre la face ") plusieurs fois par jour… et continuer à croiser le regard des malades anxieux qui ne vont pas mieux mais ne sont pas encore mort et espèrent… Je peux vous le dire : C'est terrible ces yeux là, terrible ! Surtout si le malade étouffe…Heureusement, il y a une vieille aide nurse qui s'y retrouve dans tout ces symptômes compliqués. Il y a aussi une jeune aides nurse… Elles accepte de m'aider. Depuis quelques mois il y a même une nurse ! Elle est excellente. Tant mieux ! J'ai vu beaucoup de nurses passer. L'arrivée d'une nurse (qui sera ipso facto ma " patronne " puisque je ne suis qu'un volontaire) n'est plus quelque chose qui me réjouis systématiquement parce que très souvent elles ont une conception de la médecine plus " liturgique " que " interactive ". Comme nos malades sont vraiment " hors norme ", aucune " liturgie " ne marche. Il faut en inventer une nouvelle… et c'est là qu'on fait la différence entre l'une et l'autre ! (encore cette relation étrange au savoir plus facile a observer chez les infirmières que chez les aides infirmières)


Anecdote 05

Huit ans, …huit kilos! Amnat est totalement conscient, parfaitement lucide. Il le sera jusqu'à sa dernière minute. Sa maman est à son chevet. Elle n'a pour sa part plus que trente kilos. L'époux qui a apporté le virus dans le foyer est tranquille depuis cinq ans de l'autre coté de la mort. Le garçon sait que d'autres enfants passés avant lui sur son lit sont maintenant traités par des médicaments chers et efficaces. Mais il vient de comprendre qu'il n'y aura pas accès. Je l'ai décidé de sang froid. Il est trop loin déjà. Il ne sera pas séparé de sa maman.Elle, elle a reçu un bonheur étrange : la certitude que son fils mourrait avant elle.Tout est dit? Presque.L'enfant ne mourait pas. Après quelques semaines j'ai craqué. J'ai manœuvré pour obtenir que les Allemands prennent en charge et le fils et la mère si, avec une thérapie antivirale "à l'aveugle", j'arrivais à faire survivre l'enfant encore deux mois. Ils sont d'accord mais sont sûrs eux que l'enfant ne survivra pas à une thérapie lourde. Je n'ai que l'impression de faire durer le supplice du garçon… Après quelques semaines il me demande lui-même d'arrêter le traitement. Il meurt le lendemain.L'espoir peut être un poison redoutable au wat Phrabatnamphu.De son propre chef, la mère entre en salle des agonies quinze jours plus tard. Elle n'a rien, rien que de la lassitude… Je la renvoie chez elle avec des psychotoniques. Elle revient le surlendemain, ne mange plus, ne boit plus… Je l'accepte, pour la réhydrater par voie veineuse. Elle me demande le lendemain d'enlever la perfusion.C'est Amnat qui t'appelle?Oui, il m'appelle.Je retire la perfusion. Elle meurt quelques heures après.


Les volontaires

En plus du personnel médical il y a des volontaires… Ils viennent bénévolement changer les couches, masser, nourrir, laver et promener les malades. C'est étrange, il n'y a jamais de Thaïs, très peu d'Américains, quelques Coréens, pas mal de Japonais et beaucoup d'Européens. Les motivations vont de la pure charité au mauvais voyeurisme (que l'on appelle maintenant " le tourisme humanitaire "). Ils restent de quelques jours à quelques années. Ceux qui tiennent le coup plus de six mois deviennent tous un peu bizarres et reviendront par la suite. (En général, ils éprouvent pas mal de difficultés à s'intégrer ensuite dans une vie normale) Oui, ils deviennent un peu fous… et j'en suis. Ils reçoivent à manger gratuitement et certains reçoivent même un petit logement sur place lorsqu'ils ont su convaincre qu'ils ne sont pas inutile ni trop maladroit culturellement. Par contre ils ne reçoivent que rarement un visa pour séjourner plus de trois mois en Thaïlande. Les relations entre le mouroir et l'état sont trop complexe… Le mouroir est toléré mais pas officiellement accepté. Après tout, l'état a pour mission de promouvoir ce que la Thaïlande doit devenir alors que le mouroir lui est là parce que la Thaïlande n'est pas encore tout ce qu'elle devrait être : les malades continuent à arriver dans des états inacceptables ! Et à grand débit ! Puisqu'on est dans un pays de fins, on a trouvé un compromis ; l'état ne soutient pas officiellement le mouroir mais donne quand même un peu d'argent à l'hopital de la province pour le surplu de travail que le mouroir provoque..


Anecdote 06

Tandis que j'examinais un patient, je regardais d'un œil distrait un autre qui trépassait avec à ses côtés un volontaire français, une volontaire japonaise et un jeune stagiaire thaï qui venait d'arriver. Quand l'heure de mourir a sonné, la Japonaise a sortis son mouchoir pour pleurer. Le Français ravalait discrètement ses larmes par fierté mais il n'en menait pas large ! Et le Thaï racontait une blague !Un Occidental de passage me demande de m'intéresser à un malade fort dépressif qui avait pleuré devant lui… Je fais parler le mourant et il pleure une deuxième fois, pour des raisons somme toutes fort valables. Comme j'ai attrapé un cœur dur à force d'habitude, je me lasse vite de l'entretiens et prétexte des besoins urgents d'un autre malade pour le quitter. Un autre Occidental vient prendre le relais et le malade pleure une troisième fois… Enfin, une aide nurse thaï qui avait observé tout cela de loin vient à son tour et essaye de le faire rire…ce qu'elle réussit à faire. Au milieu du mouroir une radio chantait : " Happy birthday to you ! ". Un des agonisants qui connaissait quelques mots d'anglais a chanté " Happy dead day To you "… D'autres malades ont chanté avec. Et ils ont ri, ri.
…Les Thaïs me fascinent…

Mo Yves MD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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