Volontaires (...) Le manque de bras est tel en salle (environ le dixième de ce qu'on aurait en Europe) qu'il y a des actes qu'on a tacitement décidé de ne jamais faire : pas de sonde gastrique, pas de prévention de la stase veineuse, pas de mise en quarantaine, pas de stérilisation de la vaisselle, etc. Non, à cette époque vraiment personne sur place ne se serait donné le droit de refuser l'accès du mouroir aux volontaires qui, de toutes les paroisses d'Occident, cherchent à se croire utiles aux plus malheureux. Donc ils viennent, ils viennent de partout
surtout de l'Europe et surtout à la bonne saison (celle où l'on transpire moins). Certains poussent les portes du mouroir pour résoudre leurs propres problèmes narcissiques ou religieux, pour une ligne dans leur curriculum vitae, par curiosité, etc. Le "tourisme humanitaire" sévit ici aussi. Cette forme de distraction est devenue, pour les gens de chez nous, une mode et un besoin, comme le tourisme sexuel l'était devenu quelques années plus tôt. Les organisations non gouvernementales, les humanitaires professionnelles sont moins naïves. " Ce n'est pas assez clair du côté de la gestion de l'argent ni de la répartition du pouvoir ", disent-ils, comme pour s'excuser de ne pas prendre soin de ceux qui sont déjà en train de mourir. La majorité des candidats volontaires ne connaissent pas la langue. Apprendre sur le tas ? Difficile. Ceux qui restent deux mois partent en ne connaissant qu'une quinzaine de mots, qu'ils prononcent incorrectement
Comme la mort continue son uvre sans tenir compte de ces états d'âme, tout s'organise au mouroir indépendamment de la présence ou de l'absence de ces bénévoles. Ce sont les esclaves qui prennent sur leurs épaules tant que ces derniers ne viennent pas spontanément les décharger. Mais, osons le dire, il y a aussi quelques volontaires qui restent et se font précieux. Ils sont souvent d'un niveau d'autonomie élevé. C'est que notre mouroir, contrairement à celui de Calcutta par exemple, n'est ni chrétien ni connu des paroisses catholiques de chez nous (ces intarissables pourvoyeuses de volontaires). Ils ne viennent ni pour Dieu ni pour impressionner leur paroisse et sont prêts à être confrontés à la gratuité totale de leurs actes. En gros, le travail est de même nature qu'à Calcutta. Je peux le dire puisque j'ai fréquenté les deux endroits.. Ils aident les travailleurs à laver les corps, masser, consoler, nourrir Les meilleurs changent les couches, font les mises en bière Quelques-uns lavent les cacas qui coulent tout seuls très loin des couches, effacent les vomis, nettoient le sol, les vitres, les lits, les pannes (...) *** (...)Seul avec l'infirmière, parce que le contexte l'autorisait, je lui demande si ces passages des occidentaux lui plaisaient. Après avoir un peu réfléchi, elle me répond positivement. Elle voudrait même qu'il y en ait beaucoup plus.
Et je découvre soudain que les Occidentaux de passage craignent beaucoup de choses peut-être, mais ne craignent pas d'attraper le sida. Ils approchent les malades d'une manière qui autorise un type de proximité différent dont ces malades ont soif aussi. Chaque semaine, des centaines de visiteurs nationaux passent; ils apportent de l'argent, parfois s'approchent des malades pour donner des fruits, dire quelques mots gentils
mais ils sont terrorisés et cela se voit. *** (...)Donc, s'il est vrai qu'il n'y a parfois pas beaucoup à attendre des volontaires occidentaux, ce pas grand chose peut être irremplaçable. Je prends acte de la leçon de l'infirmière et m'essaie donc à des utilités imprévues : je touche les malades, je les touche, je les retouche encore Je les touche le plus souvent possible et à mains nues si possible depuis qu'une d'entre eux m'a dit :
Puis elle a commencé à pleurer. D'autres ont pleuré pour la même raison, d'autres encore
Il caressait alors mon avant-bras de sa paume droite encore intacte et ses yeux étaient humides, sa gorge serrée Il n'osait jamais plus que quelques secondes Les travailleurs qui sont plongés dans ces réalités jusqu'au cou depuis des années n'osent pas ce que nous, les blancs, osons dès le premier jour. *** (...) Un Occidental de passage me demande de m'intéresser à un malade dépressif qui avait pleuré devant lui. Je fais parler le mourant et il pleure une deuxième fois, pour des raisons, somme toute, très valables. Comme j'ai le cur dur maintenant, je me lasse vite de l'entretien et prétexte des besoins urgents d'un autre malade pour le quitter.
Je regarde un nouveau volontaire travailler. Je me regarde. Mon miroir ! Moi avant d'être devenu de la glace. Moi aussi, je laissais mon âme mijoter dans cette soupe de larmes, de confidences tragiques et de miracles coulant de mes mains. Moi aussi, ne brillant ni dans les sciences, ni dans l'art, ni dans le business, ni par une splendide progéniture, j'ai cru trouver là le moyen de m'aimer et de mériter mon existence. Je me lamentais auprès d'un intime parce que, depuis que je suis devenu un dur, je ne suis plus capable d'éprouver une vraie compassion vis-à-vis d'un souffrant.
J'avais été choqué par la pertinence du propos J'étais étonné surtout au sujet de la douceur dont je suis un fan impénitent et que je détachais soudainement de toute cette mélasse affectueuse à laquelle je l'avais cru liée. J'osais m'apercevoir, enfin, que mes plus belles expériences de la douceur furent anonymes et sans lendemain. Quelques experts, parfois froids comme le marbre, lui donnent tant de force qu'on en vibre encore un an après, sans pouvoir l'associer à un prénom. C'est par ces douceurs extrêmes que, dans le champ du sexuel, j'avais pu parfois ne plus craindre rien de l'altérité, m'abandonner aux exigences des plaisirs les plus subtils. Les sentiments aussi autorisent ces performances, dit-on, et je veux bien le croire, mais ils sélectionnent leurs proies à notre place et nous mangent un peu. Un Néerlandais glacial est arrivé. Au début, le voyant tellement zélé, les malades l'appellent pour chaque pipi, chaque caca, chaque vomi
Ils n'en reviennent pas de son rendement. Il fait, à lui seul, le travail de cinq travailleuses. Ces dernières s'en émeuvent d'ailleurs. Elles m'en parlent parce qu'il est tellement discret qu'elles pensent que je ne sais pas. Elles veulent que je lui signifie en anglais leur admiration et leur reconnaissance, dont il n'a que faire. Puis le Néerlandais est retourné dans son pays. Les survivants, dont il ne connaissait toujours pas les prénoms, sont restés, un peu effarés, et sa douceur ensuite nous a manqué. C'est cela probablement la sainteté.(...) On vous attend
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