Volontaires

(...) Le manque de bras est tel en salle (environ le dixième de ce qu'on aurait en Europe) qu'il y a des actes qu'on a tacitement décidé de ne jamais faire : pas de sonde gastrique, pas de prévention de la stase veineuse, pas de mise en quarantaine, pas de stérilisation de la vaisselle, etc.

Non, à cette époque vraiment personne sur place ne se serait donné le droit de refuser l'accès du mouroir aux volontaires qui, de toutes les paroisses d'Occident, cherchent à se croire utiles aux plus malheureux. Donc ils viennent, ils viennent de partout… surtout de l'Europe et surtout à la bonne saison (celle où l'on transpire moins). Certains poussent les portes du mouroir pour résoudre leurs propres problèmes narcissiques ou religieux, pour une ligne dans leur curriculum vitae, par curiosité, etc. Le "tourisme humanitaire" sévit ici aussi. Cette forme de distraction est devenue, pour les gens de chez nous, une mode et un besoin, comme le tourisme sexuel l'était devenu quelques années plus tôt.
Ce n'est pas tant nous que notre société qui est détraquée.

Les organisations non gouvernementales, les humanitaires professionnelles sont moins naïves. " Ce n'est pas assez clair du côté de la gestion de l'argent ni de la répartition du pouvoir ", disent-ils, comme pour s'excuser de ne pas prendre soin de ceux qui sont déjà en train de mourir.

La majorité des candidats volontaires ne connaissent pas la langue. Apprendre sur le tas ? Difficile. Ceux qui restent deux mois partent en ne connaissant qu'une quinzaine de mots, qu'ils prononcent incorrectement…
Presque tous nous surestimions nos forces et notre utilité potentielle. Quasi tous nous situions mal les difficultés du travail. Certains, nettement moins nombreux, sous-estimaient le côté repoussant du travail à fournir (odeurs, impuissance devant les douleurs, aspect particulièrement écœurant de certaines maladies de la peau, risques professionnels, énorme background symbolique du spectacle de la mort).
En conséquence, beaucoup ne se donnent pas le temps d'être fonctionnels, trouvent vite quelques bonnes raisons pour expliquer pourquoi ce mouroir ne mérite pas nos services, reprennent appareils photos, sac à dos, missels et illusions, puis rentrent chez papa-maman. D'autres, qui ne craquent qu'à moitié, ne sont présents en salle que quelques heures par jour et certain refusent d'y faire le travail vraiment utile (entendez nettoyer les cacas et les vomis).

Comme la mort continue son œuvre sans tenir compte de ces états d'âme, tout s'organise au mouroir indépendamment de la présence ou de l'absence de ces bénévoles. Ce sont les esclaves qui prennent sur leurs épaules tant que ces derniers ne viennent pas spontanément les décharger.

Mais, osons le dire, il y a aussi quelques volontaires qui restent et se font précieux.
En général ils arrivent seuls et ils ne sont pas tout à fait normaux (homosexuels, artistes, richissimes, ratés, débauchés…). Je pense que pour s'installer sans salaire en pareil endroit il faut être un peu ou franchement fou!

Ils sont souvent d'un niveau d'autonomie élevé. C'est que notre mouroir, contrairement à celui de Calcutta par exemple, n'est ni chrétien ni connu des paroisses catholiques de chez nous (ces intarissables pourvoyeuses de volontaires). Ils ne viennent ni pour Dieu ni pour impressionner leur paroisse et sont prêts à être confrontés à la gratuité totale de leurs actes.

En gros, le travail est de même nature qu'à Calcutta. Je peux le dire puisque j'ai fréquenté les deux endroits.. Ils aident les travailleurs à laver les corps, masser, consoler, nourrir… Les meilleurs changent les couches, font les mises en bière … Quelques-uns lavent les cacas qui coulent tout seuls très loin des couches, effacent les vomis, nettoient le sol, les vitres, les lits, les pannes…(...)

***

(...)Seul avec l'infirmière, parce que le contexte l'autorisait, je lui demande si ces passages des occidentaux lui plaisaient. Après avoir un peu réfléchi, elle me répond positivement. Elle voudrait même qu'il y en ait beaucoup plus.

- Pourquoi? On ne parle même pas le thaï!
- Parce que vous n'avez pas peur!

Et je découvre soudain que les Occidentaux de passage craignent beaucoup de choses peut-être, mais ne craignent pas d'attraper le sida. Ils approchent les malades d'une manière qui autorise un type de proximité différent dont ces malades ont soif aussi. Chaque semaine, des centaines de visiteurs nationaux passent; ils apportent de l'argent, parfois s'approchent des malades pour donner des fruits, dire quelques mots gentils… mais ils sont terrorisés et cela se voit.
Face au sida, la nation entière a été mise en état de terreur par une politique inadéquate de prévention. Le peuple qui vient faire des donations au mouroir est aussi celui qui vient y jeter ses malades dès que les symptômes apparaissent.(...)

***

(...)Donc, s'il est vrai qu'il n'y a parfois pas beaucoup à attendre des volontaires occidentaux, ce pas grand chose peut être irremplaçable.

Je prends acte de la leçon de l'infirmière et m'essaie donc à des utilités imprévues : je touche les malades, je les touche, je les retouche encore… Je les touche le plus souvent possible et à mains nues si possible depuis qu'une d'entre eux m'a dit :

- Vous osez me toucher vous, vous osez me toucher… Oh…Docteur…

Puis elle a commencé à pleurer. D'autres ont pleuré pour la même raison, d'autres encore…
Il y en a eu un qui n'était qu'une épouvante, un paquet de plaies laissant l'os à nu en trois parties de son corps. Il attendait mon passage et me dit :

- Permettez-moi docteur… permettez-moi de vous toucher…

Il caressait alors mon avant-bras de sa paume droite encore intacte et ses yeux étaient humides, sa gorge serrée… Il n'osait jamais plus que quelques secondes…

Les travailleurs qui sont plongés dans ces réalités jusqu'au cou depuis des années n'osent pas ce que nous, les blancs, osons dès le premier jour.
Je sais, moi, que le psoriasis ou l'eczéma ne sont pas contagieux, je sais que la gale n'est pas très dangereuse, que l'herpès, même quand il prend une telle ampleur sur ces corps, n'est jamais pour nous que "bouton de fièvre". Je sais que je n'ai rien à craindre des Kaposi's, de ces spectaculaires décollements de peaux dans certaines allergies généralisées (" Steven Johnson ", " Lyell " …) ou autres inquiétantes nécroses...
Pour ma part, la seule chose que je craignais c'était la tuberculose. J'évitais donc au maximum de travailler sans masque. Puis, finalement, j'ai retiré le masque pour la même raison que les gants. Et puis j'ai attrapé la tuberculose, bien sûr… Tout, sauf le sida, se soigne de toute façon. Et le sida? C'est le risque accepté. Mais nous savons que ce risque est très petit…(...)

***

(...) Un Occidental de passage me demande de m'intéresser à un malade dépressif qui avait pleuré devant lui. Je fais parler le mourant et il pleure une deuxième fois, pour des raisons, somme toute, très valables. Comme j'ai le cœur dur maintenant, je me lasse vite de l'entretien et prétexte des besoins urgents d'un autre malade pour le quitter.
Un autre Occidental vient prendre le relais et le malade pleure une troisième fois.
Enfin, une travailleuse qui avait observé tout cela de loin vient à son tour et essaye de le faire rire…ce qu'elle réussit à faire en quelques secondes d'ailleurs. Elle était peut-être légère, mais les Occidentaux sont fous.
Nous, les Occidentaux, nous nous complaisons dans l'immaturité. Il y a comme une odeur de sadomasochisme mal conscientisé, mal assumé. Nous venons au mouroir comme nous irions voir un film triste, en quête de sensations fortes.

- Ne m'arrachez pas à mes mourants ! Qu'ils souffrent beaucoup, surtout pour m'offrir le prétexte de beaux miracles ! Leur souffrance fait ma grandeur ! Que je suis beau lorsque je nage dans les larmes des autres ! Regardez-moi ! Regardez-nous ! Des larmes transfigurées par ma compassion !

Je regarde un nouveau volontaire travailler. Je me regarde. Mon miroir ! Moi avant d'être devenu de la glace. Moi aussi, je laissais mon âme mijoter dans cette soupe de larmes, de confidences tragiques et de miracles coulant de mes mains. Moi aussi, ne brillant ni dans les sciences, ni dans l'art, ni dans le business, ni par une splendide progéniture, j'ai cru trouver là le moyen de m'aimer et de mériter mon existence.
Moi aussi en quête d'une sainteté factice qui m'épuisait…
Oui, j'ai sombré moi aussi dans ce sentimentalisme obséquieux qui abaisse le malade plutôt que de le grandir et qui nous ridiculise dès que nous nous regardons de plus haut.

Je me lamentais auprès d'un intime parce que, depuis que je suis devenu un dur, je ne suis plus capable d'éprouver une vraie compassion vis-à-vis d'un souffrant.
L'intime m'a demandé pour qui je me prenais.
Il a ajouté que, probablement, ces souffrants n'avaient rien à foutre de mes sentiments.

- Des médicaments, pas des sentiments ! De la compétence et de l'efficacité, pas des larmes ! De la douceur aussi, si tu le peux. Beaucoup de douceur… Mais une douceur mécanique, impersonnelle, comme le galbe d'un violoncelle ou la texture d'un cuir bien travaillé. Pour jouer indûment à la maman, il n'y a que trop de mal baisées sur la terre ! On ne va quand même pas bébétiser tout ce qui souffre après avoir bébétisé tout ce qui a moins de quatorze ou seize ans !

J'avais été choqué par la pertinence du propos… J'étais étonné surtout au sujet de la douceur dont je suis un fan impénitent et que je détachais soudainement de toute cette mélasse affectueuse à laquelle je l'avais cru liée. J'osais m'apercevoir, enfin, que mes plus belles expériences de la douceur furent anonymes et sans lendemain.

Quelques experts, parfois froids comme le marbre, lui donnent tant de force qu'on en vibre encore un an après, sans pouvoir l'associer à un prénom. C'est par ces douceurs extrêmes que, dans le champ du sexuel, j'avais pu parfois ne plus craindre rien de l'altérité, m'abandonner aux exigences des plaisirs les plus subtils. Les sentiments aussi autorisent ces performances, dit-on, et je veux bien le croire, mais ils sélectionnent leurs proies à notre place et nous mangent un peu.

Un Néerlandais glacial est arrivé.
Il nous parle peu. Il observe quelques jours le fonctionnement de la salle des agonies, les travailleuses lasses de tout, qui choient leurs chiens quand les malades ont soif, les Occidentaux qui s'essayent avec plus ou moins de bonheur au jeu des miracles…
Puis il a mis des gants et un masque pour se protéger de la tuberculose tant bien que mal et, sans faire un seul reproche à qui que ce soit, sans un sentiment, sans chercher même à connaître un prénom, il s'est mis à nettoyer le pipi, le caca, le vomi d'un malade. Sans un mot, il est passé au suivant. Puis au suivant encore. Puis le suivant encore…
S'il avait de bonnes raisons de croire que je l'ignorais, il prenait trente secondes ou moins pour me dire que, sur tel lit, un malade avait mal. Il n'ajoutait aucun commentaire et ne venait pas me le répéter si j'oubliais d'en tenir compte ou si la douleur était plus forte que mes médicaments.

Au début, le voyant tellement zélé, les malades l'appellent pour chaque pipi, chaque caca, chaque vomi… Ils n'en reviennent pas de son rendement. Il fait, à lui seul, le travail de cinq travailleuses. Ces dernières s'en émeuvent d'ailleurs. Elles m'en parlent parce qu'il est tellement discret qu'elles pensent que je ne sais pas. Elles veulent que je lui signifie en anglais leur admiration et leur reconnaissance, dont il n'a que faire.
Les malades maintenant parlent du Néerlandais entre eux à voix basse. Ils le respectent tant qu'ils n'osent l'appeler que rarement. Ils attendent leur tour simplement. Ils l'admirent. Ils n'ont jamais envie de pleurer avec lui: lorsqu'il est tout près, ils préfèrent le regarder plutôt que de se regarder.

Puis le Néerlandais est retourné dans son pays. Les survivants, dont il ne connaissait toujours pas les prénoms, sont restés, un peu effarés, et sa douceur ensuite nous a manqué.

C'est cela probablement la sainteté.(...)

On vous attend

 

 

 

 

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